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BAIE D’HALONG, VIETNAM
JEUDI 17 MAI
7 HEURES
Malone contemplait le paysage magnifique.
Il connaissait la légende. Jadis, un grand dragon s’était précipité en direction de la côte en balançant vigoureusement sa queue, et il avait creusé des vallées et des crevasses sur son passage. Lorsque la bête avait plongé dans la mer, l’eau avait comblé les zones basses et laissé une succession d’énormes monolithes, comme une fournée de sculptures inachevées, montant vers le ciel. Halong signifiait « où le dragon descendit vers la mer ». Admirant la baie depuis le quai, Malone trouvait la légende parfaitement crédible. Les eaux tranquilles s’étendaient sur plus de quinze cents kilomètres carrés, se déversant en fin de course dans le golfe du Tonkin. Trois mille îles parsemaient la surface turquoise, des blocs de calcaire gris inhabités pour la plupart, mais couverts de buissons verdoyants et d’arbres, dont les couleurs printanières tranchaient avec la surface terne, donnant à l’endroit un côté surnaturel.
Malone, Pau Wen, Cassiopée, Stéphanie et Ivan avaient rallié Hanoi depuis la Belgique à bord d’un EC-37 de l’aviation militaire américaine. Le Gulfstream aménagé avait mis un peu plus de dix heures pour faire le voyage, grâce à une autorisation spéciale de survol de l’espace aérien russe, obtenue par l’entremise d’Ivan. Ils avaient ensuite emprunté un hélicoptère pour effectuer le bref trajet vers l’est, jusqu’à la côte et la province du Quang Ninh. La Russie entretenait apparemment de bonnes relations avec les Vietnamiens, vu la facilité avec laquelle on leur avait accordé l’entrée sur le territoire sans la moindre réserve. Quand Malone l’avait questionné sur cette idylle, Ivan s’était contenté de sourire.
« Tu étais déjà venu ici ? » lui demanda Cassiopée.
Ils se trouvaient près d’un groupe de maisons réunies en village flottant. Des bateaux de tourisme aux ponts superposés étaient à l’ancre, tout comme de nombreuses jonques, dont les voiles en forme d’éventail étaient remisées faute de vent. Un petit bateau apparut avec un pêcheur debout, maniant deux rames en X. Malone regarda l’homme trouver son équilibre et lancer un filet dans l’eau, ses plombs faisant se déployer les mailles comme une fleur.
« Une fois, dit-il, il y a des années. Au cours d’une mission, j’y suis passé alors que je me rendais en Chine.
– Comme aujourd’hui », dit Ivan.
Le Russe étudiait le ciel, cherchant quelque chose.
« La frontière est à moins de deux cents kilomètres au nord, mais nous n’allons pas dans cette direction.
– J’ai l’impression que vous avez déjà fait ça, dit Stéphanie.
– Parfois. »
Pau Wen était resté silencieux pendant le long vol, dormant pendant la majeure partie du trajet, comme ils l’avaient tous fait, essayant de s’ajuster aux six heures de décalage. Pau contemplait la mer calme avec le sentiment d’être déjà venu ici lui aussi. Une légère brume se dégageait de la surface de la mer, nimbant le soleil levant. Des nuages couleur d’huître ponctuaient le ciel bleu.
« Tran Hung Dao, le grand général du Vietnam, affronta l’armée de Kubilai Khan ici, dit Pau d’une voix douce. En 1288. Il plaça des pieux de bambou dans les rivières de façon à ce que, quand les bateaux chinois arriveraient à marée basse, comme ils devaient le faire, leur coque soit transpercée. Ensuite, ses troupes ont fondu sur les envahisseurs et les ont massacrés. »
Malone connaissait la suite.
« Mais les Chinois sont revenus, ont vaincu et ont exercé leur domination ici pendant près de mille ans.
– Ce qui explique pourquoi le Vietnam et la Chine ne sont pas en bons termes, dit Ivan. Ça ne date pas d’hier. »
Pendant le vol, Malone avait lu ce que Stéphanie avait réuni en hâte sur Pau Wen. Ses antécédents étaient ceux d’un universitaire, spécialisé en histoire, anthropologie et archéologie, mais c’était également un politicien chevronné. Sinon, comment aurait-il pu devenir le confident aussi bien de Mao que de Deng Xiaoping, deux personnalités radicalement différentes, et s’accommoder des deux gouvernements ?
« Mon oncle était pêcheur, dit Pau. Il avait une jonque. Quand j’étais enfant, je sortais avec lui sur l’eau. »
Il y avait au moins une cinquantaine de ces embarcations dans la baie.
« La voile de coton est trempée dans un liquide provenant d’une plante ressemblant à l’igname, dit Pau. C’est ce qui lui donne sa couleur brun rouge. Elle prévient aussi la pourriture et le mildiou. On m’avait demandé, alors que j’étais tout petit, de m’occuper des voiles. »
Pau se laissait aller à sa nostalgie.
« J’adorais l’eau. Je me revois en train d’assembler les panneaux en coton rugueux, une couture à la fois.
– Quel but poursuivez-vous ? demanda Malone.
– Vous êtes toujours aussi direct ?
– Vous arrive-t-il de répondre aux questions ? »
Pau sourit.
« Seulement quand j’en ai envie. »
Cassiopée prit trois sacs sur le quai. Un peu plus tôt, elle s’était portée volontaire pour trouver à boire et à manger, et Ivan lui avait fourni plusieurs centaines de dongs vietnamiens.
« Sodas et pain, dit-elle. Je ne pouvais pas faire mieux si tôt dans la journée. D’ici une heure, il y aura un café ouvert juste au bout du quai. »
Un petit village était niché près du rivage – un groupe de maisons basses de couleur pastel, aux toits déserts et silencieux, avec quelques petites volutes de fumée sortant de plusieurs cheminées.
Malone prit un Pepsi et demanda à Ivan :
« Voyons si vous pouvez au moins répondre à une question. Qu’allons-nous faire au juste ?
– De temps en temps, nous nous faufilons en Chine. Ils ont radar côtier, mais rochers et montagnes fournissent des abris.
– Nous allons emprunter une jonque ? »
Ivan secoua la tête.
« Pas aujourd’hui. »
À sa demande, Malone avait également reçu de Stéphanie trois autres rapports. Un sur Kwai Tang, le premier vice-Premier ministre et le vice-premier secrétaire du Parti. D’origine modeste, Tang avait reçu une formation de géologue, tout en progressant régulièrement dans la hiérarchie du parti communiste, jusqu’à arriver à une marche du sommet. Avec le système alambiqué régissant la politique chinoise, le parti communiste et le gouvernement national étaient étroitement imbriqués. Chaque poste gouvernemental clé était occupé par un officiel du Parti. Ce qui expliquait pourquoi le président était également secrétaire général du Parti. Personne n’avait jamais été élu à quelque poste que ce soit sans l’accord du Parti, autrement dit, Kwai Tang était un homme extrêmement puissant. Et malgré cela, il tenait tellement à s’approprier une lampe à pétrole provenant d’une tombe ancienne qu’il avait enlevé un garçon de quatre ans !
Ni Yong paraissait être l’antithèse de Tang. Pour commencer, il y avait son patronyme qui selon la tradition plaçait le nom de famille en premier. Il avait grandi dans la province du Sichuan, dans un village où presque tout le monde s’appelait Ni. Il avait servi pendant deux décennies dans l’armée, accédant à un rang élevé. Il s’était également trouvé place Tian’anmen en juin 1989 quand les tanks avaient surgi. L’Occident le considérait comme un modéré, peut-être même un libéral, mais ils avaient déjà été échaudés par des bureaucrates chinois qui disaient une chose et en faisaient une autre. La gestion par Ni de la Commission centrale disciplinaire était généralement considérée comme exemplaire, un changement de style rafraîchissant dans le contexte habituel de Pékin. L’espoir était que Ni puisse incarner une nouvelle race de dirigeants orientaux.
Le dernier rapport concernait Viktor Tomas.
En dehors de leurs contacts directs, Malone ne savait pas grand-chose sur lui. Leur première rencontre, l’année précédente en Asie centrale, avait été brève. Viktor avait travaillé autrefois avec les forces de sécurité croates et, ne voulant pas être jugé pour crimes de guerre, il avait changé de bord et aidé les renseignements américains en free-lance. L’année précédente, quand on avait appris que Viktor avait réussi à se rapprocher de la présidence de la fédération d’Asie centrale, on avait fait pression sur lui pour qu’il accepte de coopérer. Dans l’avion, pendant que les autres dormaient, Malone avait demandé à Stéphanie :
« C’est un Bosniaque ? »
Elle avait secoué la tête.
« Son père était américain. Il a été élevé en partie en Bosnie et en partie en Californie. »
Ce qui expliquait l’absence de tout accent européen et sa maîtrise de l’argot.
« Il est utile, Cotton.
– C’est un free-lance. Autrement dit, une pute. Où est-il en ce moment ?
– De retour en Chine avec Tang.
– Alors quoi ? Il est avec les Russes ? Avec les Chinois ? En quoi consiste sa mission ? »
Elle ne répondit pas.
« Nous dépendons totalement de lui, dit-il. Et je n’aime pas ça. »
Stéphanie n’avait toujours pas fait de commentaire – ce qui en disait long.
Mais il était sérieux en parlant ainsi des free-lances. Ils n’avaient aucune loyauté et étaient généralement terriblement imprudents. Il l’avait vu non seulement avec Viktor, mais avec d’autres qu’il avait connus dans la division. Ces types-là s’intéressaient peu à leur mission. Une seule chose comptait pour eux : survivre et se faire payer.
Malone observait Ivan en train d’étudier la baie d’Halong. Le soleil et la température s’étaient rapidement élevés, en même temps que la brume matinale.
« C’est un site inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco », dit Stéphanie.
Il vit son regard malicieux.
« Quels dégâts pourrais-je bien faire à cette baie ?
– Je suis sûre que tu finirais bien par trouver quelque chose.
– Voilà, dit Ivan. Enfin. »
Malone vit ce qui avait attiré l’attention du Russe. Un avion, descendant du ciel, juste au-dessus de l’eau, et se dirigeant vers eux.