IX
Alice au pays des vermeilles
Nous n’avions jamais fait de croisière, Adrien et moi. Les couples qui se décident pour ce type de voyage sont ceux qui ont épuisé toutes les autres formules. Les safaris africains sont devenus trop fatigants, le trekking au Népal, dangereux, la descente du Nil, déjà faite à deux reprises et impraticable après une entorse ; enfin notre dernier séjour de ski s’est terminé dans le plâtre ! Quant aux vacances de Noël au Club Med, elles ne sont plus envisageables car les petits-enfants ont passé l’âge de s’amuser avec les grands-parents. Restait le bateau où chacun emporte son cocon, ses misères et ses gélules avec lui. Immergés dans un milieu que nous n’aurions jamais choisi et dans un pays qui nous était inconnu, nous faisions deux voyages d’exploration en somme pour le prix d’un !
Dépaysement dès l’embarquement : sur la passerelle du Mermoz à Saïgon, où notre troupe se traîne, épuisée par quinze heures de vol et quatre heures d’attente à Hong Kong puis à Singapour, chacun des quatre cents passagers procède à une évaluation sommaire des spécimens qui vont partager son quotidien pendant douze jours. Les regards des hommes s’allument parfois à la vue d’une fine silhouette vue de dos, et puis, de face, c’est un vieux tromblon ! Partout des fesses lourdes, des dos voûtés, des jambes de cigogne ou des traverses de chemin de fer… Il faudra qu’ils aillent au Beauty Parlour s’ils veulent badiner un peu.
Ce n’est pas plus gai de notre côté : sur ce trajet, les hommes sont presque tous des anciens d’Indochine, nuques raides, cheveux coupés très court, allure martiale, longs shorts beiges sur jambes nerveuses… Ils tiennent tous moralement une badine à la main, faute de fusil. On observe une proportion de mutilés très au-dessus de la moyenne nationale.
Côté épouses (ici on n’amène pas sa maîtresse), on repère vite celles qui réprouvent le bistouri, le silicone ou le Botox. Elles sont de loin les plus nombreuses dans ces familles austères de militaires ou d’anciens administrateurs coloniaux. Beaucoup de veuves aussi, visiblement décidées à profiter de leurs pensions de réversion, bien plus joyeuses à palper que ne l’était leur colonel.
Chez les vieux, Hélène, je m’aperçois que c’est la démarche qui trahit la première. Plus aucun ne marche selon la loi de nature. Ils se déplacent, certes, mais à l’intérieur ça couine. Plus rien ne va de soi; il faut sans cesse s’ajuster au terrain, compenser, tricher, avec l’espoir de tromper son monde. Et puis soudain une jeune femme passe, fluide, évidente, et chacun prend conscience qu’il marche comme un jouet mécanique, animé de mouvements spasmodiques.
Penser à ce qu’il faut mettre en jeu pour marcher, ce n’est plus marcher, c’est se déplacer d’un point à un autre. Et rappelle-toi qu’un jour, même ça, ça paraîtra miraculeux. En attendant, il faut réfléchir au pas suivant et coordonner ses efforts comme fait le petit enfant. Les uns, les plus gros, roulent de droite et de gauche comme si chaque jambe était successivement la plus courte ! Les maigres ont conservé une allure martiale qui n’est plus que raideur et exposent des genoux osseux et des mollets de coq entre le short et la chaussure de brousse. On découvre en la perdant que la beauté d’un geste échappe à la description. Quand la marche ne va plus de soi, c’est un peu de l’harmonie du monde qui est remise en cause. Nous devenons des échafaudages improbables où la défection d’un seul boulon suffit à compromettre tout l’édifice.
En deux heures les quatre cents passagers sont casés dans leurs cabines respectives et assignés aux différents restaurants. N’étant pas en cabine GRAND LUXE, mais seulement en LUXE, nous n’avons pas droit au Restaurant Renaissance et sommes relégués au Massilia. On nous affirme que c’est la même cuisine.
Le Mermoz, unité en bout de course, a le même âge que la moyenne de ses passagers. Il est vieillot mais non sans charme.
Hélas, les cabines LUXE sont minuscules : un hublot, des banquettes-lits de chaque côté avec équipets. Ni table ni fauteuils, faute de place, seulement un tabouret devant une étroite commode.
Pour fuir notre cellule, je m’inscris pour toutes les conférences et visites guidées… Tu reconnais là mes réflexes de bonne élève et ma nostalgie des années d’étudiante ! Et puis pour ma première croisière, je veux tout expérimenter. Adrien compte se mêler aux navigants et passer le maximum de temps sur la passerelle de pilotage. A peine ai-je versé mes frais d’inscription qu’on nous annonce qu’Alain Decaux vient de subir un pontage coronaire et ne viendra pas et que Jean Lartéguy s’est décommandé hier, une vieille blessure du genou datant de la guerre d’Indochine (quel à-propos !) s’étant rouverte ! Le général Préau et un historien inconnu les remplaceront. Tout le monde grimace mais qu’y faire ? Nous sommes devenus un public captif.
Dès le premier jour, on nous immerge dans le grouillement asiatique. Trois heures de visite en bus semi-climatisé, puis une visite obligatoire du marché Chinois de Cholon qui ne vend que des légumes chinois. Rien pour les touristes en dehors de quelques boîtes de laque et de vieilles cartes postales écornées vendues par les enfants à la descente des cars.
Il fait 32° C et la troupe, à peine remise de son voyage éprouvant, accuse ses premières défections : un « Mermozien », comme on nous appelle déjà, s’affaisse en remontant à bord. Il est tout de suite escamoté. C'est mauvais pour le moral des troupes ! Dès le lendemain, c’est un médecin militaire en retraite qui tombe raide à l’entrée d’un musée. Il respire encore mais n’ayant plus de médecin de service, notre guide l’assied sous un palmier et nous poursuivons notre visite en scrutant nos voisins avec suspicion. Chacun rappelle à l’autre qu’il est mortel, ce que nous avions prévu d’oublier pendant ce voyage !
Les autocars sont aussi vétustes que nous et plusieurs dames s’avèrent incapables de gravir les marchepieds disloqués. Il faut deux personnes pour les prendre sous les bras et les hisser.
Tout pose problème pour notre troupe délabrée et quelques passagers renoncent bientôt à descendre. Je suis à côté d’une très ancienne jeune fille confite en dévouement, qui ne quitte pas sa mère très vieille, très chauve et sans doute aveugle, et lui décrit patiemment tous les paysages sans parvenir à faire naître une lueur dans ses yeux hagards. Je ne vois pas de jeune homme avec son vieux père… manque de garçons dévoués ou manque de vieux pères ? En revanche une jolie vieille dame s’appuie sur son fils, plein d’une tendresse touchante, mais c’est un homosexuel. Les pères n’ont décidément aucune chance !
Au retour, après le thé, notre général nous parle avec émotion de ce pays où tout a un nom de défaite, Da Nang, Na Trang et bien sûr Diên Biên Phu, rappelant que le Vietnam a connu trente ans de guerre, jusqu’à la réunification de 1975 : contre le Japon, la France puis les Etats-Unis, de grosses pointures ! Résultat : trente millions de morts. L'Indochine pour lui est comme une femme qu’il aurait beaucoup aimée et qui l’a quitté. L'amour est encore là, on le sent, mêlé de rancune.
Impossible d’écrire dans notre cabine, faute de table. Je me réfugie dans une des coursives où des dames jouent au bridge en pépiant tandis que leurs époux se racontent leur Indochine, soulignant non sans satisfaction la pauvreté et le sous-développement évident du pays : «Ils l’ont voulue, leur indépendance. Eh bien, ils l’ont ! »
Je voulais t’écrire dans le car qui nous emmenait à Hué. Adrien, furieux de s’être laissé coincer dans ce voyage où tout lui déplaît, s’est arrangé pour s’enrhumer. Fièvre et antibiotiques qui justifient qu’il reste à bord. Mais j’étais au fond du car, secouée comme dans un char à bancs, au long des cent vingt kilomètres qui nous séparaient de la capitale annamite, parcourus en trois heures et demie. Moyen de propulsion : le klaxon, entre les haies de vélos, de rares vespas et de charrettes à bras surchargées et traînées par des nains squelettiques.
On traverse l’Annam profond : toutes les maisons s’ouvrent sur le bord des routes pour commercer plus facilement; pas une bicoque sans échoppe où sont disposés un ou deux objets improbables. Je suis frappée du petit nombre d’enfants. Au troisième, plus d’allocations, explique notre guide. Au quatrième, une femme qui travaille peut perdre son boulot. On voit surtout des garçons dans les rues et sur les cadres des vélos paternels, il est évident qu’ici aussi on tue les filles dans l’œuf.
Nous évoquons avec mes voisins ce « déficit » de filles ; en Inde aussi, comme en Chine, il manquerait un million de filles !
— On dit ça, mais il en reste toujours assez! remarque avec ironie un vieux mec coiffé d’un casque colonial. De ceux qui ont nié l’existence de l’excision il y a vingt ans. Pensez-vous, si c’était si horrible que ça, elles ne le feraient pas ! On sous-estime toujours l’infinie capacité de souffrance de l’être humain.
Nous traversons avant d’arriver à Hué d’immenses plantations à demi inondées. Le geste auguste du semeur devient ici le geste émouvant de la repiqueuse de riz. Comme souvent pour les travaux de la terre, il émane une intense impression d’harmonie de ces rizières où se lisent successivement tous les stades de la culture du riz : le vert si frais des champs où la plante est déjà haute, puis le gris des marécages où des centaines de femmes sous leurs chapeaux coniques, jambes dans la boue, repiquent une à une les jeunes pousses. On pense à Sylvana Mangano dans Riz amer. Derrière chacune, en tas réguliers, les brins à planter. Devant elles, l’étendue vaseuse où elles plongent vite et méticuleusement, un à un, chaque brin, qui semble s’engloutir, mais qui, miraculeusement, s’enracinera et grandira à une vitesse hallucinante dans cet air chaud et humide qui assure trois récoltes par an, empêchant quatre-vingts millions de Vietnamiens de mourir de faim. Tous ces dos courbés, ces gestes rapides et gracieux comme ceux de l’oiseau, composent aux yeux du touriste pressé un ravissant tableau où personne n’a le temps ni le goût de discerner les lumbagos chroniques, les orteils que la vase pourrit, les genoux disloqués, les mycoses et l’épuisement des gestes répétés mille fois. Pour nous, touristes occidentaux, ne se dégagent que paix et beauté au rythme lent de quelques buffles.
Visite à Hué de l’admirable forteresse de l’impératrice. Adrien a bien fait de rester dans notre triste cabine. Il n’y a pas un pousse-pousse dans l’immense cité impériale cernée par dix kilomètres de murailles. Et au retour, il a fallu franchir deux cols qui surplombent d’immenses plages de sable au bord d’une mer de jade et longer des lacs où flottent comme sur des estampes japonaises des sampans amarrés à leurs nasses, tendues sur quatre piquets, dans un calme que je qualifierais d’éternel. Pardonne mes clichés, Hélène, ce sont les paysages d’ici qui les sécrètent, irrésistiblement !
Cette côte déserte sur des dizaines de kilomètres est à damner un promoteur! Il faut être communiste (ou corse ?) pour refuser les milliers de bungalows-pieds dans l’eau qui attendent de se poser ici comme des vautours. Mais le communisme est encore solide en ces dernières années du XXe siècle. On le voit à l’endoctrinement de nos guides vietnamiens. La France, la présence française, ce que la colonisation a fait en bien ou en mal : sujets tabous. Forte de mon Guide bleu, j’ai pu cuisiner notre guide jaune de vingt ans, pour lui faire reconnaître enfin que la voie ferrée de mille deux cents kilomètres que nous longeons entre Saigon et Hanoï et qui dessert Hué, a été construite par les Français. Ainsi que la forteresse à la Vauban qui enserre la cité impériale.
— Restaurée par notre gouvernement démocratique, insiste-t-elle.
Je lui lis mon Guide précisant que c’est l’Unesco qui a pris en charge cette réhabilitation. Elle n’en croit rien. Son œil se bride un peu plus :
— C'est un mensonge de la propagande colonialiste.
On touche du doigt la méthode communiste et l’embrigadement des esprits. Sur le quai au pied du Mermoz, des commissaires du Peuple nous font perdre une heure chaque jour pour noter sur un registre les nom et adresse de chacun des trois cent cinquante passagers qui débarquent pour une excursion et les pointent tout aussi méticuleusement au retour. Des fois que l’un d’entre nous aurait envie de s’installer dans ce pays démuni de tout et où tout est interdit ! Et en même temps plein de promesses et de richesses dont la première est son «peuple industrieux », comme disaient nos manuels Gallouédec et Maurette. Tu vois à quoi sert une sœur : tu deviens peu à peu mon grenier à mémoire. Et vice versa. A qui pourrais-je parler de Gallouédec et Maurette, de Malet et Isaac ou de Carpentier-Fialip qui ont régné comme des dieux familiers sur des générations d’écoliers ?
Je ne connais pas les Gallouédec et Maurette de mon énergumène et lui non plus, bien sûr. Les dieux de cette génération-là ne se trouvent plus dans les Ecoles…
Leurs dieux sont des vedettes de rock aux noms exquis et aux gueules de raie : Dirty old Bastards, Blood thirsty Babes, Herpès ou Nique ta mère, qui sont régulièrement emportés par une overdose, le sida ou le suicide. Tout ce que nous aimions et pratiquions docilement, la dictée, les tables de multiplication, les départements (Indre, chef-lieu : Châteauroux ; sous-préfectures : Issoudun, Le Blanc, la Châtre. On les récitait comme les litanies à l’église, tu te souviens !). Tout ça c’est minable, où plutôt super-nul. Ils ne disposent plus que de 2 ou 3 adjectifs. L'orthographe, l’Histoire de France? Obsessions de vieux maniaques. Quant aux profs, ils ne sont plus que des pauv’ types qu’on peut molester, poignarder même !
En regagnant le Mermoz, j’ai découvert que le grand, gros et charmant animateur de nos soirées était un fidèle de notre groupe d’amis, Yves Robert, Danièle Delorme et Daniel Gélin ! Il nous avait repérés car « nous faisons tache dans ce milieu », paraît-il ! Chaque type de croisière a son public et le Vietnam draine presque exclusivement des anciens de la coloniale. Il me raconte que la semaine dernière à Ho Chi Minh-Ville, cinquante ans après « notre guerre », un officier demandait encore à un vieux conducteur de vélo-taxi : « Dis donc, Nhaqué, combien tu prends pour me conduire en ville ? »
Un autre, de la même eau, raconte ce soir à table ses batailles : « On avait beau en tuer, il en sortait de partout ! C'est fou ce que c’est coriace, ces bestioles-là ! » Les SS, dans les camps nazis, n’agissaient pas autrement en traitant de « Stück » (morceaux) les hommes ou les femmes, afin de pouvoir les tuer sans états d’âme.
Il y a deux ans, pendant la même croisière au Vietnam, l’animateur avait dû interrompre un soir le spectacle donné au Salon Mermoz pour annoncer la mort de Mitterrand.
— Et la salle a éclaté en applaudissements! nous dit-il. Sans commentaire.
Je comprends qu’Adrien supporte mal cette ambiance qui n’a pas changé depuis vingt ans et qui ne changera qu’avec la disparition de tous ceux qui se sont battus pour cette Indochine, et qui l’ont perdue pour des raisons politiques qui ne dépendaient pas d’eux et non faute de courage.
Il a toujours détesté les groupes, les excursions, les pique-nique, les vacances collectives, y compris le Club Med. Il n’apprécie que les navigations sur des unités trop exiguës pour contenir plus de huit personnes, équipage compris ! Le bateau-charter de Xavier lui paraît idéal. Les femmes, elles, ont forcément un faible pour la croisière tous services compris. J’apprécie chaque seconde de ma vie ici, y compris l’occasion de râler contre une nourriture que je n’ai pas eu besoin d’acheter ni de cuisiner ; de déplorer qu’Adrien boive trop mais ce n’est pas moi qui démoule les glaçons, et qu’il sème ses cendres de cigare dans tous les récipients qu’il trouve à sa portée et que d’autres nettoieront. Il faudrait éditer des brochures distinctes pour les deux sexes quand il s’agit de vacances, sans oublier de signaler la proportion de jolis minois à espérer sur telle ou telle destination. En dessous d’un certain niveau, les regards masculins s’éteignent, les dos se voûtent et les ventres s’affaissent. Et le reste ! Ils ne sont plus qu’un morne troupeau où chaque bestiau se demande pourquoi il a dépensé tant d’argent pour que son épouse se prélasse. Pour eux, peu de différence avec la vie quotidienne. A bord ou à terre ce ne sont pas eux qui essuient les verres. Quant à l’Indochine, ils la connaissent comme s’ils l’avaient faite et les soirées inspirées des jeux télévisés les attirent beaucoup plus que nos excellents conférenciers évoquant Ho Chi Minh ou le général Giap.
Je m’étonne de ne pas voir plus de rubans rouges à leur boutonnière. Pratiquement pas de Légion d’honneur, parmi ces hommes qui ont risqué leur vie pour la France, tout de même ! Mais ce sont de moyens fonctionnaires, me rappelle Adrien, de petits commerçants un peu enrichis, des provinciaux qui ont peu accès aux milieux où l’on décore. Nous fréquentons, nous, de hauts fonctionnaires, de hauts journalistes, de grandes vedettes, qui accéderont toutes un jour ou l’autre aux honneurs. Nous n’avons ni les mêmes fréquentations ni les mêmes lectures. Le Mermozien et la Mermozienne lisent avant tout des romans d’espionnage et des confidences de gens de radio ou de télé. Je me demandais qui pouvait bien lire ce genre de livres qui se vendent beaucoup mieux que ceux de Marion. J’ai trouvé : cette année, dans toutes les mains, le roman de Claire Chazal, le Pierre Bellemare, le livre d’Anne Sinclair (on la voit toutes les semaines à l’écran, donc, ça doit être bien, c’est excellent d’ailleurs!), ou les souvenirs de Maïté et Gilbert Carpentier. Pour la plupart de nos compagnons, la réussite, ce n’est pas d’avoir fait une découverte, battu un record, pris une décision qui va améliorer la vie des hommes. C'est d’être passé à la télé! Comme animateur ou comme criminel, peu importe.
Je ne peux clore mon reportage sans te dire le choc de la baie d’Ha Long : nous disions Along autrefois quand elle était à nous! Nous avons navigué, médusés, pendant des heures par petits groupes sur des sortes de bateaux-mouches à travers un paysage démentiel. Imagine sur un territoire grand comme la Guadeloupe, une sorte de Suisse folle qui émergerait de l’eau avec ses sommets déchiquetés, ses énormes menhirs couronnés de verdure, ses criques, ses abris précaires où s’entassent des centaines de sampans sur lesquels naviguent, pêchent, dorment et procréent sous une toile trouée des familles entières, qui s’activent comme des abeilles, ramant d’un aviron unique, cuisant des fruits de mer, nourrissant au sein leurs bébés, relevant leurs casiers pleins de crustacés bizarres et nous tendant des coquillages, des carapaces, des objets d’écaille ou de laque que nous ne pouvons acheter, hélas.
La mendicité est formellement interdite ici, de même qu’il nous est interdit de donner à manger aux habitants… Nous sommes informés que le gouvernement du Viet Minh est pauvre, mais qu’il parvient à nourrir sa population. Ils s’agglutinent pourtant autour du Mermoz avec des yeux qui brillent d’envie et des mains tendues et s’empressent de faire disparaître sous leurs haillons les pains au chocolat, les sandwiches au jambon et les boîtes de Coca que nous parvenons à leur lancer hors de la vue des garde-côtes. Ils n’ont pas le droit non plus de nous vendre les magnifiques crevettes qui emplissent leurs paniers tressés (pas une bassine en plastique, ici ! La pauvreté, garante de beauté ?) ni les crabes roses aux pinces immenses, les mollusques inconnus, les bulots géants et les super-moules aux coquilles plus nacrées que les nôtres. Nous mangerons tout à l’heure nos fruits de mer congelés en rêvant de tous ces trésors qui grouillent de l’autre côté de notre coque.
Nostalgie aiguë en pensant aux casiers de Marion qui dorment dans l’appentis de Kerdruc. Si seulement il m’était permis de monter à bord d’un de ces sampans et d’aller à la pêche avec ces « Nhaqués »… Mais ils ne parlent même plus le français et nous vivons sur deux planètes différentes.
Un jour, quand la démocratie remplacera le communisme, ici on trouvera des paillotes tout confort sur chaque îlot, des canots pneumatiques équipés de Yamaha derrière chaque vague, des haveneaux et des fusils sous-marins à vendre dans chaque pizzeria-bazar. Les casquettes américaines auront remplacé les beaux chapeaux coniques en osier, et sur des vedettes de plastique blanc en forme de bidet, embarqueront des milliers de touristes avides de pêches miraculeuses, qui dureront quelques dizaines d’années, le temps de ravager les fonds, comme nous savons si bien le faire.
Un jour, quand la science aura terrassé la vieillesse, des nonagénaires en bikini gambaderont sur ces plages, caressant au passage les plus beaux centenaires aux cheveux fous sur les épaules, qui les entraîneront dans leur cabine de bains pour y faire l’amour debout, comme à vingt ans. Et le soir, ils feuilletteront, incrédules, sur la terrasse des hôtels conditionnés, de vieux magazines du XXe siècle où de pauvres mecs aux crânes dégarnis et aux slips désaffectés (ou l’inverse), équipés de stimulateurs cardiaques et de contours d’oreille numériques recommandés par Robert Hossein (qui c’est celui-là, se demanderont-ils ?) se livrent laborieusement à des gesticulations incoordonnées qui rappellent vaguement la marche, dans les allées de quelque réserve ardéchoise bâtie sur le modèle du « Plan vermeil » de Régis Debray. A leur côté leur femme, ou peut-être leur mère, leur maîtresse ou leur sœur ? Tout à coup, ils ne se souviennent plus très bien… une femme, disons, avec un sein en moins mais une prothèse de hanche en plus, qui contemple avec une larme au coin de l’œil (mais peut-être ses yeux coulent-ils à cause de ce soleil ?) une jeune fille insouciante au corps rebondi qui lui rappelle quelque chose… Ses mains remodelées par dix ans d’arthrose s’agrippent à un youpa-là, en tous points semblable à celui où, jeune mère insouciante au corps rebondi, elle installait ses enfants un demi-siècle plus tôt, fermant ainsi « la ronde de la vie ». Comme tu dirais, Minnie, toi qui as un penchant coupable pour les métaphores !
Sur la photo du magazine, c’est un matin de printemps dans la baie d’Along. Le premier printemps de la Terre, comme ils le sont tous. Le stimulé cardiaque n’a pas oublié sa jeunesse et la musique des poètes qu’on apprenait par cœur à l’école, de son temps : « Mignonne... » commence-t-il tout bas, et puis non, il ne peut pas faire ça à Ronsard :
« Bobonne », allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe hm hm au soleil
A point perdu cette vesprée
Hm hm hm hm, hm hm hm hm
Et son teint au vôtre pareil…
— Arrête, hurle en silence la prothésée de la hanche qu’on dirait dessinée par Claire Brétécher, en levant sa griffe qui fut autrefois une main. Arrête, je t’en prie. Je connais la fin aussi bien que toi.
Car elle non plus n’a pas oublié sa jeunesse. Elle est intacte, hélas, au fond de son cœur.