I
Moïra

On m’appelle Moïra. Vous croyez ne pas me connaître mais tout le monde vit plus ou moins avec moi sans le savoir et je tiendrai une place croissante dans la plupart de vos vies. Etre une Moire, c’est devenu un emploi passionnant d’ailleurs depuis que tant de gens, qui passèrent leurs vertes années à se croire éternels, perdent pied à mesure que se fane la fleur de l’âge et qu’apparaît, inexorable, le fruit de leur maturité.

C'est à ce stade qu’ils deviennent intéressants, les gens, et que mon pouvoir commence. Auparavant ils étaient si sûrs d’eux, si ignorants, si merveilleusement naïfs, que je n’arrivais pas à leur gâcher le plaisir de vivre, leur don d’insouciance et cette violence du désir et sa poignante douceur aussi, dont je ne connaîtrai jamais la saveur.

L'immortalité est une punition dont il faut bien se venger.

Or, grâce aux progrès de la science, je dispose désormais d’un immense vivier qui s’accroît sans cesse de nouveaux entrants. Ils voient bien les coups pleuvoir autour d’eux, de plus en plus drus, mais ils continuent d’avancer aveuglément, d’abord parce qu’on les pousse, mais aussi parce que c’est le propre de l’homme de mettre un pied devant l’autre.

Beaucoup sont intacts encore. D’autres feignent de l’être. Quant à ceux dont la mort avait été programmée mais qui ont pu faire appel, ils n’ont de cesse qu’ils aient reconstitué leur carapace. Et les rescapés ne sont pas les moins ardents à revivre, oubliant les retours de bâton qui viendront dans deux ans ou dans dix ou pas du tout ou autrement… de toute façon, c’est pareil : tu ne seras plus jamais invincible, petit bonhomme. Une fois que la mort a posé sa griffe sur toi, elle ne te lâchera plus. Au fond de toi, en silence, elle va s’installer comme un taret. Ta chair va entamer sa dégradation à pas imperceptibles. Des organes que tu ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam vont t’imposer leurs caprices. Ta grâce va devenir un effort, ta beauté une conquête, ta démarche un tour de force, l’insouciance une discipline, ta santé une forteresse assiégée et l’inquiétude une compagne lancinante.

Pendant encore quelque temps tu pourras prétendre qu’il ne s’est rien passé. Persuadé de bénéficier de la complicité de tes semblables, tu vas aller parmi eux répétant avec le poète : Savez-vous que, quoique très jeune, autrefois j’étais plus jeune encore ? Qu’est-ce que cela signifie ? Il y a là sûrement quelque chose d’affreux1.

Mais personne ne voudra t’écouter, encore moins compatir car vieillir est la plus solitaire des navigations. Tu n’es plus leur semblable justement. Il s’est passé quelque chose d’affreux effectivement : tu as franchi le portillon. Tu ne pourras plus que par inadvertance être considéré comme normal. Partout tu seras repéré comme nuisible, car du seul fait de ton existence, tu brises le mythe. Tu rappelles à chacun qu’il est mortel, ce qu’il importe d’éviter à tout prix. Tu t’apercevras bientôt qu’il faut te défendre de la vieillesse comme d’un péché que tu aurais commis. De toute façon, où que tu ailles désormais, tu portes une crécelle même si tu n’entends que celle des autres… Ta patrie, celle où tu es né et as vécu toute ta vie, celle où tu pensais mourir, t’a renié. Tu es devenu un étranger, en exil dans ton propre pays.

Il te reste à découvrir une des évidences de ton nouvel état : c’est que les vieux n’ont jamais été jeunes. Ça se saurait. Les poètes, eux, le savent car ils n’ont pas d’âge. C'est pourquoi ce sont les seuls humains qui émeuvent mon éternité.

Les enfants eux aussi le savent bien que les vieux viennent d’un autre monde. Ils savent bien que leur grand-mère n’a jamais été une jeune fille. Ils font semblant d’y croire pour ne pas faire de peine. Mais quand on ouvre pour eux ce livre d’images mortes qu’est un album de photos, c’est comme si on jouait du pipeau.

— Tu vois, c’est Mémé, là, qui joue au cerceau dans le jardin de la tante Jeanne, que tu n’as jamais connue.

Alors, elle est née morte, celle-là, pense l’enfant. Si je ne l’ai pas connue, c’est qu’elle n’a jamais existé.

— Et pourquoi elle le pousse pas avec sa canne, le cerceau ? demande-t-il.

— Mais Mémé n’avait pas de canne encore à dix ans, voyons!

Voire, pense l’enfant. Mémé est née Mémé, c’est évident. Même que sa propre fille l’appelle Mémé ! Et Pépé aussi qui lui dit chaque jour dès qu’il s’est assis à table : « Tiens, passe-moi donc mon Charbon de Belloc, Mémé, s’il te plaît. »

Qui se souvient ici-bas qu’elle s’appelle Germaine ou Marie-Louise ? Et qu’elle est toujours la petite fille d’autrefois qui flotte dans une peau distendue ? Et qu’est-ce d’ailleurs qu’un vieux monsieur sinon un galopin à moustaches qui voudrait toujours et encore jouer à touche-pipi ?

Moi, Moïra, moi, leur destinée, je ne me lasse pas d’admirer leur capacité d’enfance. Ce n’est pas méritoire d’être jeune quand on est jeune, on ne sait rien faire d’autre. Mais le tour de force que ça représente d’être jeune quand on ne l’est plus, ça me tire des larmes. Salut, les acrobates ! Car les enfants, malgré des fulgurances, ne sont que des enfants. Eux, les vieux, cumulent tous les âges de leur vie. Tous ceux qu’ils ont été cohabitent, sans compter ceux qu’ils auraient pu être et qui s’obstinent à venir empoisonner le présent avec leurs regrets ou leur amertume. Les vieux n’ont pas seulement soixante-dix ans, ils ont encore leurs dix ans et aussi leurs vingt ans et puis trente et puis cinquante et en prime les quatre-vingts piges qu’ils voient déjà poindre. Et tous ces personnages qui récriminent, qui vous font reproche et n’ont jamais eu la part assez belle, il faut savoir les faire taire.

C'est pour tous ceux-là qu’une Moïra existe. Quand les définitions se brouillent, que chacun peut se sentir miraculeusement jeune et désespérément vieux à la fois, quand tous les tickets sont valables à condition d’accepter qu’ils ne donnent plus droit aux programmes prévus. Quand les certitudes vacillent, que le bonheur apparaît parfois, comme un bandit au coin d’un bois et le malheur sous les pieds sans crier gare.

Un signe irréfutable leur indiquera qu’ils ont pénétré dans l’autre pays : la perte progressive de leur densité. Je ne saurais être misogyne, n’ayant pas de sexe, mais je sais que c’est encore plus vrai pour toi, femme, que pour ton compagnon. Car l’homme, né sur terre le premier comme il a pris soin de le démontrer dans Les Ecritures de toutes les religions et resté partout aux commandes grâce à ses méthodes de gangster, réussit à conserver très longtemps sa masse moléculaire. Le moindre freluquet a droit à sa place sur un trottoir mais toi, femme, à mesure que ta beauté ou ta jeunesse s’estompent, tu t’apercevras que tu deviens peu à peu transparente. Bientôt on te heurtera sans te voir. Tu dis par habitude : « pardon » mais personne ne te répondra, tu ne déranges même plus, tu n’es plus là.

Je vous ai vus arriver, vous de la génération qui n’osait plus vieillir, après tant de siècles où les rôles n’avaient jamais changé. Et j’ai tenté au début de vous raisonner : « Vous me copierez cent fois : je suis une personne âgée. » Mais mille fois n’auraient pas suffi. Devenir un vieux jeune, même délabré, vous paraissait soudain tellement plus bandant que le rôle éculé de vieille personne, même bien conservée. Vous êtes la première génération à avoir fait une découverte terrible en effet : ce que vous aviez de précieux et d’important à transmettre n’intéresse plus vos descendants. Quant à votre expérience, c’est bien simple, elle les fait chier. Ils n’en ont rien à cirer dans le monde où ils vivent, habités par la certitude qu’ils ne seront jamais pareils à vous. Parlez pas de malheur! Pour éviter tout risque, il est donc impératif qu’ils vous ignorent, qu’ils fassent de vous des extraterrestres avant l’heure, des Tutsis dans un monde de Hutus.

Vos pères encore avaient pu jouir du respect de leurs descendants, parce qu’ils se déguisaient en vieux, se cantonnaient dans l’espace qu’on leur assignait et qu’ils laissaient la place assez vite.

Les nouveaux vieillards, eux, s’aventurent en bataillons de plus en plus serrés sur un territoire bouleversé par les séismes de la science et de la médecine, où ils découvrent que c’est parfois merveilleux de survivre, à condition de subvertir les codes et de brouiller les pistes, pour tenter une reconversion.

Aujourd’hui, avoir la soixantaine consiste essentiellement à vous trouver plus fringants que les autres sexagénaires. C'est voir arriver sur vos collègues les stigmates de l’âge et ne rien repérer sur vous-même. Pour vous sentir guillerets il vous suffit de lire le matin à la rubrique nécrologique qu’Untel vient de mourir. A soixante ans, le con ! Et si vous avez la chance d’entendre au même moment la sirène du SAMU, c’est encore mieux. C'est pas moi qui suis dans l’ambulance, ksi-ksi !

L'essentiel est de se réveiller dans le silence de ses organes, R.A.S. constituant comme en 14-18 le plus beau bulletin de victoire sur la mort. Quand les organes se mettent à causer, ils n’ont jamais rien de bon à dire. Mais quand les organes des autres déconnent, alors là, y a bon ! Ce n’est pas que vous soyez devenus méchants, c’est que le malheur du voisin est un emplâtre sur la terreur qui commence à vous étreindre. Et si vous étiez devenu vieux, tout de même ? Non, quel scandale ! Pas encore. Pas vraiment. Pas tout de suite. Vous mettrez longtemps à répondre oui et beaucoup mourront jeunes à un âge avancé.

Il faut croire que l’immortalité fait des envieux. Comme ils ont tort!

C'est dans l’espoir de l’oublier justement que j’interviens parfois pour détraquer les mécanismes.

Jean-Loup sera ramassé de justesse, entre l’avant-dernier et le dernier soupir. Cinq ans de sursis ! Il croit qu’il le doit à sa femme qui l’a retrouvé au pied de son lit…

Alice, âgée de soixante-quinze belles années, ne rendra pas tout à fait l’âme sur la table d’opération où l’on réduit sa fracture du tibia qu’elle avait gaillardement cherchée, depuis cinq ans qu'elle faisait du ski pour la dernière fois! Mais l’inconséquence humaine m’attendrit… Alice se mettra au ski de fond, si ennuyeux, mais qu’elle feindra d’adorer car elle ne saurait vivre sans aimer…

Léa découvrira l’orgasme à soixante-trois ans entre les bras imprévus de son chirurgien esthétique, censé ressusciter le désir d’un époux qui n’en avait d’ailleurs jamais manifesté à son égard… Je les lui offrirai, ses cinq années de félicité charnelle, mais dans un autre lit !

Léon trébuchera sur une peau de banane, ce qui l’empêchera de prendre le car pour Saint-Jacques de Compostelle, prévu pour s’écraser dans un ravin espagnol deux jours plus tard.

Je peux en somme être une peau de banane quand je me sens lasse de passer pour une peau de vache.

Vous aimez me donner un visage. Pourtant je ne suis pas une divinité anthropomorphe, ni une Erinye ni une des redoutables Parques. Moïra, dans la mythologie grecque, signifie tout simplement destin. Et j’ai le regret de n’être ni Dieu ni Diable mais seulement une loi inconnue et incompréhensible, comme disent vos Encyclopédies. A l’origine chaque individu avait sa Moire personnelle qui était sa part de destin. La Fatalité, comme qui dirait. Morne perspective pour moi qui aime l’imprévu et les failles de l’existence par où s’infiltrent les miracles. C'est pourquoi je prends plaisir à brouiller les cartes. Allumer l’éclat d’un regard pour faire naître l’amour où on ne l’attendait pas ; susciter le petit-fils miraculeux qui va réconcilier une femme sur le point de mourir avec sa vie. Incarner cette part de divin qu’il y a en tout être, pour celui-ci la passion de la musique, pour celle-là l’esprit d’aventure ; et cette jouissance aussi qu’il y a en toute chose, le goût des jardins qui vient sur le tard, le sel de la mer sur la peau, la saveur d’Islay dans le whisky, la truffe au pied du chêne-liège et jusqu’au parfum des fleurs du datura quand la nuit tombe.

J’outrepasse mes limites sans doute, mais qui m’en voudrait ? Je suis bien placée pour savoir que Dieu n’existe pas vraiment. Il n’existe que des forces antagonistes qui se disputent l’univers au gré de lois physiques que nul esprit humain n’est à même d’embrasser.

Dans ce chaos, le pari le plus incroyable, c’est celui de vivre. C'est pourquoi j’ai mes protégés ici-bas. Comme si je ne désespérais pas de comprendre à travers eux ce qui rend l’existence humaine si désirable. Mais je dois reconnaître que les jeunes gens ne m’amusent guère. Toujours in the mood for love! N’étant ni humaine ni divine, justement, je ne peux les comprendre. Alors que les jeunes vieillards qui m’arrivent aujourd’hui, même en pièces détachées, savent si fort s’accrocher à ce miracle unique qu’est leur vie, éclose sur le miracle unique qu’est leur planète, parmi des milliers d’autres, glacées ou brûlantes, qui dérivent dans les galaxies comme des bateaux ivres.

« Que s’est-il donc passé ? La vie, et je suis vieux », a écrit l’un de mes poètes préférés2.

Certes, on peut le dire ainsi, mais il n’empêche : les humains ne sauront jamais combien je les envie, moi qui n’ai ni vie ni âge.

1 Henri Michaux.

2 Louis Aragon.