IV
Sneem ou l’édredon rouge

La perspective de ces dix jours, pour nous qui n’avions jamais passé plus de quelques heures consécutives ensemble, a déjà modifié nos comportements. La boulimie amoureuse n’est plus de mise. Nous allons vivre enfin les étapes normales de toute rencontre et sommes transformés pour commencer en fiancés timides, une étape que nous avions sautée.

Deux heures de route séparent Cork, où je viens de débarquer, de Sneem où Brian possède une vieille maison de famille, « un peu délabrée », avoue-t-il. Une phrase qui m’inquiète : pour qu’un Irlandais parle de délabrement, il ne peut s’agir que de ruines ! Je dispose de deux heures pour refaire connaissance, pour découvrir Brian dans son pays natal, donc un peu plus lui-même, pour poser ma main sur sa main tachée de roux, puis sur sa cuisse, mais poliment pour le moment, tandis que nous traversons la belle ville courbe de Cork, puis Macroom, faisons un détour par le port de Bantry, qu’il veut me faire visiter en souvenir de l’expédition de Hoche, puis rejoignons Kenmare et enfin le bourg multicolore de Sneem et les quelques kilomètres qui le séparent de Blackwater Pier, un village abandonné, presque un souvenir de village comme on en voit tant dans l’Ouest. Il n’en subsiste que quelques pans de murs troués de fenêtres béantes sous des toitures défoncées, où se dressent encore vers le ciel quelques poutres, comme des bras implorant vengeance et, tout au bout du chemin chaotique qui vient mourir parmi les chardons bleus d’une plage, « The Old Cottage » de Brian, qui était déjà old il y a cent cinquante ans, quand les habitants durent choisir entre mourir de misère sur place ou émigrer aux Amériques. En cinq ans, un million et demi d’Irlandais moururent de faim et un million durent quitter leur pays.

Le résultat fut d’ailleurs dans les deux cas un désastre pour l’Irlande : églises catholiques incendiées par les protestants anglais, manoirs et châteaux rasés, jusqu’au dernier, villages désertés, cultures abandonnées, provinces de l’Ouest condamnées à mort.

« Or hell, or Connaught1», avait dit Cromwell en 1654 en une formule célèbre, lorsqu’il confisqua les trois quarts des terres d’Irlande, repoussant vers les landes infertiles du Kerry et les côtes sauvages du Connemara les deux millions de Gaëls qu’il venait de vaincre.

Ce fut le Connaught et en prime l’enfer.

Brian m’avait pourtant préparée au spectacle qui nous attendait mais comment exprimer la déréliction qui étreint encore quatre siècles plus tard le visiteur, en découvrant ces maisons si squelettiques qu’on dirait des ruines de ruines ? Seul son « Cottage » était encore debout face à la mer, beaucoup plus misérable que la plus misérable chaumière de chez nous, à peine une chaumine, déshonorée en plus par une toiture en panneaux goudronnés et entourée d’un ancien jardin plein d’herbes folles et de fleurs des champs comme on en trouvait en France au bord des routes de terre, dans mon enfance, avant l’invention des engins hache-talus.

— Pourquoi tu n’as pas remis un toit de chaume comme avant sur ta maison ?

— A cause de la citerne, dit fièrement Brian. La pluie ne s’écoule pas sur la paille. Et puis c’est très cher. Chaque paysan se faisait son toit lui-même autrefois et il n’y a plus de paysans par ici. Le chaume aujourd’hui, c’est pour les touristes.

Il me fait les honneurs de sa propriété, l’appentis fraîchement rafistolé où trône un canot rafistolé à la hâte aussi, qu’il s’est fait prêter pour que nous puissions aller à la pêche ; et le casier à homards qu’il a récupéré apparemment dans une décharge, et où aucun crustacé breton ne serait assez naïf pour se faire prendre ! Une douche a été aménagée derrière la maison, à côté de la citerne, et dotée d’une porte à claire-voie, qui laisse passer la pluie et l’humidité. Mais après tout, dans une douche…

Vu la disposition des lieux, je n’exclus pas qu’il faille passer par l’extérieur pour y accéder… ainsi qu’à la mal nommée « fosse d’aisance », rudimentaire et surmontée d’une chaise percée.

Sur la mer qui frissonne doucement le long de l’immense plage de sable, règne une lumière qui n’ose pas dire son nom et n’évoque ni soir ni matin : celle qui devait envelopper les planètes avant la séparation des eaux et de la terre, une lumière presque liquide. Mais il ne pleuvait pas vraiment, non ; enfin, pas tout à fait. Juste assez pour justifier que nous nous réfugiions sans tarder dans la maison. Conçue comme les chaumières bretonnes, elle s’ouvrait par un couloir central sur une pièce de chaque côté : la chambre à droite et la cuisine à gauche, dotées chacune d’une cheminée de briques où étaient préparés des feux d’une belle tourbe grossière d’où dépassaient des brins de paille. Sauf dans le couloir où ont été assemblées quelques pierres plates, le sol est en terre battue. En guise de meubles, des coffres et des bancs de bois de sapin mal dégrossi ; sur les tables, d’antiques lampes à pétrole et dans un coin un réchaud à butane et un évier surmonté d’un robinet, apparition bouleversante dans ce contexte.

Nous nous regardons, un peu désemparés. Brian voit soudain sa maison par mes yeux et se demande s’il a bien fait de m’inviter. Il ne sait que dire ni que proposer. Nous nous apercevons que nous ne savons rien faire d’autre ensemble que l’amour ! Jamais n’avons eu le loisir de bavarder de choses et d’autres… en attendant… Jamais n’avons bricolé ensemble, fait des courses, cuisiné. Des questions banales, comme « Veux-tu un drink ? » ou « Et alors, quoi de neuf chez toi ? » paraissent totalement déplacées, nos «chez nous » respectifs ayant perdu toute réalité. Nous sommes ici dans un non-lieu où la seule vérité, c’est ce désir pour le corps bien vivant de l’autre et ce regard éperdu que nous échangeons où vient de surgir toute la violence de nos sentiments. Sans un mot, nous nous laissons aspirer l’un par l’autre et la réponse est en nous et le centre de l’univers est où nous sommes.

Dans un coin de la chambre, se trouve un vieux lit paysan très haut sur pieds et garni d’une paillasse qui crisse et craque à chacun de nos mouvements, recouverte d’une housse de toile toute neuve qui sent le lin brut comme autrefois chez nos grand-mères. Pour nous tenir chaud, un édredon rouge en duvet que Brian vient d’apporter de Dublin.

— Je n’ai pas eu le temps de t’installer une vraie maison, souffle-t-il, tout le temps que j’y aurais passé serait du temps en moins avec toi, tu comprends.

— Tu as bien fait, my love, il y aurait eu trop de travail de toute façon : personne n’a habité ici depuis un siècle, on dirait.

— Mais si, bien sûr ! Mes parents, il y a une trentaine d’années. C'est eux qui ont construit la citerne et posé un évier. Ils avaient une vache dans l’appentis, des moutons dans la colline derrière, et un âne aussi, je me souviens, pour aller en carriole à Sneem. Mais ils n’ont pas pu rester : c’était comme d’être les seuls vivants dans un cimetière! Ils sont partis quand j’ai eu huit ou neuf ans, pour que je puisse aller à l’école. J’étais désespéré. Moi, j’avais pas peur des morts dans ce village. Ils me parlaient… c’étaient mes amis !

J’imagine mon petit rouquin à neuf ans, son cartable sur le dos, des taches de rousseur plein la figure et la nostalgie des farfadets et des leprechauns qui hantaient les marais de son enfance ! Et qui hantent ses rêves aujourd’hui encore, j’en jurerais.

Nous aurons le temps demain de parler de nos enfances ; la conversation n’est pas notre mode de communication pour le moment. Nous ne comprenons qu’un seul langage : celui qu’on chuchote sous une couette dans l’éblouissement de se comprendre si bien.

L'amour se dit et se fait presque à notre insu sans que nous en distinguions le début et la fin. Il n’y a pas de fin d’ailleurs puisque nous avons une éternité devant nous : dix jours! Avant que je ne glisse dans le sommeil, Brian a remonté l’édredon sur mes épaules d’un geste venu du fond des âges et qui me met les larmes aux yeux. Je m’endors comme une femme du temps des cavernes sur qui son homme va veiller, disposant une peau de bête pour la protéger des animaux sauvages et des mauvais esprits.

Je ne sais plus si nous avons dormi cette nuit-là. Brian se levait de temps à autre pour remettre une bûche de tourbe dans la cheminée où crépitaient à bas bruit des flammes bleues comme des feux follets.

A l’aube, je me suis levée pour regarder par la fenêtre minuscule de quel gris était la pluie. Des rouleaux d’écume se pourchassaient sur la plage en contrebas. On aurait dit qu’un coup de vent se préparait et puis le ciel changea d’avis tout à coup et le paysage sous le soleil devint net et vif. Des courlis se promenaient à la limite de l’eau, laissant sur le sable humide la marque étoilée de leurs pattes.

Dans la cuisine, Brian avait tout préparé ! Les buns grillés sur les braises, du lait mousseux dans un pot ébréché en porcelaine anglaise où s’ébattaient des lapins dans un semis de boutons de roses. Les Anglais ne résistent pas aux boutons de roses ni aux petits lapins et ils ne pardonnent pas aux Français de pouvoir manger Bunny Rabbit en civet !

— Ne bouge pas et regarde, me dit Brian soudain en désignant du menton le sentier : un grand faisan doré, orné d’une traîne somptueuse, s’y promène majestueusement, comme chez lui, suivi de sa faisane. A l’aube, tu verras, ce sont les lièvres qui viennent jouer dans l’herbe. Ils sont chez eux ici, comme les visons, les martres et les renards aussi. Nous ne sommes que deux spécimens d’une espèce disparue : c’est nous les intrus !

— C'est pas tout ça, m’écriai-je, tu as vu l’heure ? Le bas de l’eau est à dix heures ! Si on veut manger des crevettes et des coques à déjeuner…

— C'est pas tout ça ? It’s not all that ? Qu’est-ce que ça signifie ? J’ai jamais vu ça dans ma méthode de français !

— Expression intraduisible en anglais, et inexplicable en français ! Laisse tomber, Brian : let fall, comme tu ne le dirais pas. Allez, on met nos bottes et on fonce. Je suis venue pour pêcher, moi, et ça m’a l’air fantastique par ici !

— Pecher avec accent aigu ou accent circonflexe ?

— Dis donc, qu’est-ce que tu as fait comme progrès en français… Mais à la pêche, ça va être une autre paire de manches, j’imagine…

— Yes : another pair of sleeves, dit Brian, résigné à l’opacité des langues étrangères.

On commence par la pêche à pied. Nous mettrons le canot à l’eau dans la soirée dès que la mer sera haute, en le traînant sur ce qui reste d’une cale qui a dû servir autrefois à amarrer de fiers curraghs. Elle est défoncée aujourd’hui et jonchée de débris divers, cordages effilochés, avirons brisés, outils qui semblent abandonnés depuis cinquante ans, vieux pneus et carcasses de fourneaux. Pour les Irlandais, la mer est d’abord un dépotoir. Ce sont les champions du foutoir, de l’à-peu-près, de la bricole. Ils n’aiment rien tant que remplacer les goupilles de moteur hors-bord par des épingles de nourrice, les avirons par des planches pourries et l’élégante épissure par un bon nœud de cuisinière. Mais si les rivages sont des poubelles, la mer n’est pas pour autant un garde-manger ! Personne ne se soucie de ramasser les moules qui bleuissent les rochers, de traquer les crevettes sous les laminaires, ou de ramasser les palourdes dont j’ai repéré hier soir les centaines de trous jumeaux dans le sable. Plutôt mourir que chercher sa pitance dans la mer !

— Et ce n’est pas une figure de rhétorique, confirme Brian. Quand les récoltes de pommes de terre ont été anéanties par les doryphores au siècle dernier, ils sont morts sur ces côtes, là où nous sommes, par centaines de milliers, plutôt que de se nourrir des produits de la mer! C'est une de ces choses que personne ne peut expliquer dans ce pays. J’ai demandé à des historiens, des sociologues, des savants… était-ce un interdit religieux ? Un tabou ? La loi de l’occupant qui interdisait à un Irlandais de posséder une embarcation ?

— Mais les enfants au moins auraient pu pêcher à pied, de quoi ne pas mourir de faim en tout cas ! C'est tout de même fou, cette histoire.

— Tout est fou dans ce pays, dit Brian. « L'Irlande c’est une névrose » a écrit un de nos poètes, je ne sais plus lequel, il y en a tant…

— Ils auraient tous pu écrire ça! Rien de tel que les écrivains irlandais pour dire du mal de l’Irlande.

— Et pour ne jamais s’en guérir pourtant.

— Si tu veux mon avis, Brian, c’est à un sorcier qu’il faudrait demander une explication. Comment comprendre que votre saint Patrick se soit embarqué sur une auge de pierre pour aller évangéliser l’Europe ? Les Vikings avaient déjà des drakkars et ce moine gaélique a été choisir une auge de granite… Une idée de fou !

— Au contraire, déclare Brian, vous autres, du pays de Descartes, vous ne comprendrez jamais l’Irlande. Et saint Patrick savait que c’est la foi qui fait flotter! Ils manquaient de bois pour construire un bateau, d’expérience pour naviguer, mais de la foi, ils en avaient à revendre. Ils ont utilisé le matériau qu’ils trouvaient sur place ! Et tu connais le résultat… les abbayes fondées en France, Jumièges, Saint-Gall en Suisse, beaucoup d’autres !

— En attendant, même pour aller dans la baie, j’ai l’impression qu’il faudra une foi sans faille pour faire flotter l’embarcation que tu m’as montrée tout à l’heure… Et moi, la mécréante, je risque de nous faire couler! On sera plus tranquilles à la pêche à pied, surtout avec l’engin que j’apporte de Roscoff, regarde!

Je déballe mon joujou tout neuf, un haveneau au manche démontable avec manchon à cliquet en aluminium et nappe de filet bleu des mers du Sud. La Jaguar des filets à crevettes! J’avais d’ailleurs hésité à la ficeler sur ma valise à roulettes craignant de ressembler à Bécassine en voyage! Et puis j’ai découvert que le Ferry d’Irlande était peuplé de pêcheurs bretons et normands munis d’équipements sophistiqués pour le saumon et le requin, de moulinets dernier cri et même de tramails en nylon dans leurs sacs à dos ! J’étais loin d’être la plus ridicule parmi tous ces doux maniaques…

— Doux ? a protesté Brian, vous êtes des prédateurs, oui! Des tueurs! Comme les chasseurs de tigres en Afrique. Pareil ! C'est pas parce que les poissons ne crient pas que…

— Cause toujours, mon loup, ai-je crié en pénétrant dans une eau qui m’a paru glaciale malgré le Gulf Stream. Pourtant je suis équipée comme un pêcheur des îles Féroé : cuissardes, ciré, suroît, une hotte en bandoulière, une poche à crevettes à la taille, un croc attaché dans le dos et mon haveneau.

Je tente une première incursion sous une touffe de laminaires quelconque, au pied d’un écueil qui n’a l’air de rien et c’est l’émotion de ma vie ! Trente ou cinquante palaemon serrata, appelées chez nous dans le commerce « bouquet royal », s’agitent comme des folles au fond du filet. Serais-je tombée sur un gisement? Mais non, sous chaque algue, dans chaque anfractuosité, au cœur de chaque herbier, grouillent des millions de ces bestioles transparentes que personne n’a dérangées depuis les siècles des siècles ! Je me détourne pour crier mon enthousiasme à Brian :

— C'est plein de tigres ici. La prédatrice se régale ! C'est génial chez toi !

Il est debout au milieu de la baie, de l’eau jusqu’au ventre, tenant d’une main un manche cassé en deux et de l’autre la nappe déchiquetée de sa vieille bichette retrouvée dans l’appentis et qui s’est brisée sur le premier caillou rencontré. Je n’ai pas le temps de m’apitoyer : il n’y a pas d’amour qui tienne devant l’impératif d’une grande marée dans un eldorado comme celui-ci. Ma hotte est très vite pleine, hélas, bien que j’aie rejeté à la mer des myriades de crevettes moyennes que je trouverais de première grandeur en Bretagne. Mais j’ai repéré une de ces rares mares sans goémon où l’eau est parfaitement transparente donc propice aux oursins. Il suffit de se baisser : j’en ramasse vingt en quelques minutes, coincés dans une faille de la roche et qui ont tant grossi sans rencontrer d’ennemis qu’ils ne peuvent plus se dégager; je vais les tirer de là, les pauvres… J’ai un Opinel et je gobe sur place ceux que je casse en les extirpant. Ils ne souffriront pas longtemps…

— Tu aimes les « urchins », ai-je crié à Brian qui rôde sans conviction dans la baie. Une mimique d’horreur se peint sur son visage, qui m’oblige à interrompre ma cueillette pour aujourd’hui.

Restent les palourdes, les pétoncles sous les pierres mousseuses et quelques coquilles Saint-Jacques surprises par le jusant et ayant l’imprudence de le faire savoir par des claps sonores !

Reste surtout l’éblouissement de découvrir dans cette odeur puissante qui n’appartient qu’à l’océan ces milliers d’espèces où l’animal se fond peu à peu dans le végétal sans qu’on puisse discerner à quel règne appartiennent tous ces drôles d’organismes, coraux, algues roses ou brunes, mousses ourlées de volants, machins de toutes formes qui bougent vaguement, produits d’une imagination délirante, dont la plupart ont disparu des rivages de la vieille Europe et ne subsistent que dans quelques îles de l’extrême-ouest de la Bretagne, à l’état d’espèces menacées, pouces-pieds, holothuries, syngnathes et autres hippocampes de mon enfance concarnoise.

C'est l’éblouissement aussi de voir venir à ma rencontre un spécimen aussi rare qu’un hippocampe, un centaure peut-être ?... Je ne vois que sa crinière et le haut de son corps pour le moment… Non, voilà ses deux jambes, ce n’est donc pas un centaure, c’est un homme assez fou d’amour pour prendre une pêcheuse des îles Féroé, bonnet de laine mouillé, K-way taché de vase et cuissardes à bretelles, pour Vénus sortant des eaux.

Je me déleste de tous ces trésors que je peux à peine porter et nous rentrons fourbus dans cette ruine qu’il faut bien appeler «la maison ».

Brian a chauffé l’eau pour le seau de la douche, géniale invention, dont le fond est percé d’une pomme d’arrosage que l’on actionne en tirant sur une ficelle. Sancta simplicitas! Et il a ouvert grand la porte de la chambre et remis quelques boulets de charbon sur la tourbe pour réchauffer le réduit qu’il s’obstine à appeler salle de bains. Quand je tire la chevillette, la bobinette cherre et l’eau chaude ruisselle. Aucun jacuzzi ne me paraîtra jamais plus luxueux.

Dans la cuisine, j’entends Brian gémir en jetant les crevettes vivantes dans la bassine d’eau de mer bouillante. Attendre qu’elles meurent serait tout aussi cruel et elles seraient moins bonnes, lui ai-je affirmé. Il me restera ensuite à ouvrir les oursins, à poêler les coquilles Saint-Jacques, à farcir les palourdes, à ouvrir la bouteille de vodka et nous dégusterons en gloussant de plaisir les fruits de cette mer aussi généreuse qu’aux origines, qui remonte maintenant, hérissée de chair de poule par la pluie, me dérobant toutes ses naïves crevettes qui se croient libres sous leurs larges laminaires (« qu’est-ce qui a bien pu arriver aux copines ? » se demandent-elles…), sans savoir qu’elles ont rendez-vous demain avec une Française impitoyable qui ne leur fera pas de quartier.

Avant même d’avoir épluché sa dernière crevette, arborant le sourire faux-jeton d’un vendeur à domicile, Brian me désigne le ciel qui se déverse maintenant sous forme de ce que le Kerry Man, le quotidien local, appelle « heavy rain ». Ayant découvert mon addiction à la pêche en période de grandes marées, il m’avait promis que nous ne ferions l’amour dans la journée que par « heavy rain ». Connaissant son pays, il ne prenait pas grand risque : nous avons failli passer dix jours au lit !

Nous nous regardons comme deux drogués en manque, sachant que le remède est là, sous l’édredon rouge. Et nous éclatons de rire comme deux imbéciles heureux. Parce que rien d’autre ne nous requiert que nous-mêmes. Parce qu’il n’y a pas de téléphone ici, ni de voisins, ni d’électricité, ni de morale autre que la loi de la vie, parce que rien n’existe que cette pluie complice et cet édredon rouge ; nous rions de tant nous désirer, comme dans dix jours, nous pleurerons de n’avoir rien épuisé de ce désir et que tout se ligue pour nous séparer.

Mais chaque amour a son éternité et nous n’en sommes qu’au premier jour de la nôtre.

Il fait clair jusqu’à vingt-trois heures dans cet extrême ouest de l’Europe. J’ai encore le temps de boëtter le casier avec un poisson pêché ce matin parmi les crevettes et de le gréer au moyen de bouts de ficelle et de fil de fer trouvé sur la cale.

— Tu deviens irlandaise, remarque Brian.

— Forcément, dis-je, avec tout ce Paddy que tu m’as fait boire !

En quelques coups d’aviron nous allons poser le casier dans la baie, au pied d’un rocher à pic et à l’entrée d’une grotte où j’aurais aimé élire domicile, me semble-t-il, si j’étais homard.

En rentrant au village où la nature a repris peu à peu tous ses droits, nous avons cueilli une immense brassée de graminées et de fleurs sauvages aux noms d’autrefois, chélidoines, orchis, fétuques, eupatoires violettes, coquelicots et digitales pourpres, pour l’offrir à la maison de Brian à qui personne n’a rien donné depuis trente ans.

Nous l’installons dans une lessiveuse en zinc posée à même le sol et le old cottage se met à ressembler soudain à une vraie maison.

Reste à cuisiner les pétoncles à la lueur de la lampe à pétrole pendant que Brian met à sécher devant les deux cheminées nos vêtements de pêche, qui dégagent bientôt une épaisse vapeur, mêlée à l’odeur âcre et douce de la tourbe. Dehors la nuit tombe et l’on distingue les quelques arbres qui survivent parmi les ruines, tordus tous dans le même sens par les vents dominants, et qui ressemblent à des vieillards échevelés qui ne veulent pas mourir. Par les fenêtres striées de pluie et de toiles d’araignées, je distingue entre les ruines des ombres qui se hâtent. Ceux qui ont vécu ici tentent de savoir qui est revenu hanter ces lieux. Des lueurs apparaissent dans chaque maison, des chandelles ont été allumées. Est-ce que notre porte est bien fermée ? Des rafales la secouent et la pluie s’infiltre et dégouline entre les planches disjointes, tandis que le volet de l’appentis claque sinistrement. Ce n’est que le vent bien sûr.

— Dis-moi que je rêve, Brian…

De l’autre côté de la vitre, tout proches, viennent d’apparaître deux yeux dorés qui nous regardent. Deux yeux jaunes sans expression et sans visage autour et qui nous contemplent sans ciller.

— C'est un renard. Ne t’en fais pas, ils n’attaquent jamais.

— Dis-lui de partir, toi qui sais apprivoiser les âmes mortes. Ce regard me met mal à l’aise.

Brian se penche à la fenêtre et les yeux jaunes disparaissent. Ou s’éteignent.

— Ma petite cartésienne victime des maléfices irlandais, j’aime ça…

Je serre son corps si dense dans mes bras et je passe ma main sous sa chemise pour être sûre qu’il est vivant. Comme les roux, il a la peau très blanche aux endroits secrets et très douce.

— Qu’est-ce que tu veux faire un soir comme celui-ci sinon douze enfants, comme tes ancêtres ?

— Demain soir, on ira au Blind Fiddler, tu verras, les gens vont beaucoup au pub par ici. Ça ne ressemble à rien de ce que tu connais. Y a un musicien formidable cette semaine justement, une sorte de vieux barde errant… J’ai vu les affiches en passant à Kenmare. Il s’appelle Pecker Dunne. Il est très connu par ici.

Entre les rafales de pluie et le fracas des vagues toutes proches, un nouveau bruit d’eau nous alerte : il pleut dans la chambre par une fente de la toile goudronnée qui s’est mise à battre sur le toit. Brian ne s’émeut pas pour si peu et dispose une vieille casserole pour recueillir les gouttes. Mais elle est percée bien sûr et un filet d’eau ruisselle sur la terre battue.

— Ne t’inquiète pas, elle n’ira pas loin. La terre battue, ça boit l’humidité. C'est l’avantage sur le carrelage.

Il parle si sérieusement que je n’ai pas le cœur de ricaner. Et il s’approche de moi si sérieusement que j’oublie pourquoi je ricanerais. Cet homme fait l’amour comme il dirait la messe et je m’agenouille. Il pleut et il vente pour l’éternité, dirait-on. Et il n’y a pas d’autre réalité que ce village de fantômes et cet homme qui me prend dans ses bras, dans ses jambes, et m’engloutit.

Au matin, le ciel est d’un bleu innocent comme si rien ne s’était passé et nous partons relever le casier dont je distingue la bouée jaune et crevée qui flotte vaillamment. Chacun à un aviron, nous longeons la face sud de la baie où les huîtriers-pies aux becs rouges s’envolent à notre approche. Un couple de hérons nous regarde avec stupeur : ils n’ont pas vu de ces drôles de mammifères à deux pattes de mémoire de héron! Je n’ai même pas emporté mon haveneau par peur de la tentation. Il nous reste un kilo de bouquets pêchés hier et suspendus, selon l’usage des paysans avant l’ère du frigo, dans un sac, sous le toit de l’appentis pour échapper aux animaux.

Je saute à l’avant pour saisir l’orin du casier que j’ai lesté d’une lourde pierre car je ne connais pas la force des courants ici. Brian non plus bien sûr, qui appelle chaque formation nuageuse par son prénom mais ignore celui des récifs qui donnent à cette côte, même par beau temps, un aspect infernal. Je hisse le casier à bord… deux homards stupéfaits émergent au soleil : un gros d’un bon kilo et un petit « homard-portion », comme on dit sans ménagement. J’y croyais si peu que je n’ai pas de panier où les mettre et qu’il faut les ramener à terre dans leur casier avec une pensée pour les milliers d’Irlandais qui auraient pu survivre ici en mangeant du homard tous les jours !

Nous n’avons aucun récipient pour les cuire et les entreposons à l’ombre sous des couches de goémons. Nous achèterons une poissonnière au bourg tout à l’heure. Au train où va la pêche, il nous faut impérativement quelques ustensiles, ciseaux pointus pour ouvrir les oursins, casse-noix pour les pinces de crustacés, piques pour les bigorneaux. Je n’ai trouvé ici qu’un ouvre-boîte pour les ignobles beans à la tomate qu’affectionne Brian et un décapsuleur pour la Guinness. Une maison d’homme et, qui pis est, d’homme irlandais, habitué au dénuement.

La voiture, une vieille Ford, n’est qu’une guimbarde prête à rendre l’âme mais elle convient au paysage : ce sont les moutons qui sont chez eux ici et les rares véhicules à moteur attendent où ils peuvent, bousculés par le passage des troupeaux qui ne leur accordent pas un regard et ne hâtent jamais le pas.

Nous traversons un paysage de landes, recouvertes d’une toison de bruyères et d’ajoncs nains, rose, jaune et violette, qui tapisse le sol comme une grande couverture de mohair tricolore semblable à celles qu’on trouve ici dans tous les « craft-shops2». De chaque côté de la route les tourbières s’alignent, pareilles à des tranches de pudding noirâtre que des paysans de même couleur découpent à la bêche et font sécher sous la pluie sur les bas-côtés. Ici, on ne tient aucun compte des intempéries.

Nous croisons de petites carrioles à deux roues traînées par des ânes minuscules, qui récoltent le lait dans chaque ferme, quelques cyclotouristes courageux sous leurs pèlerines de nylon et puis ces silhouettes efflanquées typiques de l’Irlande, grands vieux paysans coiffés de casquettes à rabats, ignorant superbement l’imperméable ou le ciré, vêtus de complets de tweed décolorés par l’usage et la négligence irlandaise, cheminant loin de tout village sur des routes toujours luisantes de pluie et qui ne mènent nulle part, de toute évidence, ou bien assis sur un talus de pierres pour attendre Godot, ou un autre, le temps qu’il faudra.

Kenmare, à une heure de route est un « gros bourg paysan réputé pour sa foire aux bestiaux », dit mon guide. Effectivement la boue et les bouses tapissent la place et la Main Street où piétinent de petites vaches combatives, des bœufs égrillards et des chèvres malfaisantes…

Ici les animaux aussi sont celtes et ont des comportements aberrants.

De rares touristes se faufilent entre les cages à poules et les bottes de paille pour accéder aux craft-shops qui présentent, entassés sans art dans les vitrines, les mêmes articles approximatifs : moutons en peluche aux toisons mitées, chandails blancs des îles d’Aran raides comme l’injustice, porte-clés ornés de harpes celtiques ou de shamrocks3, et verres gradués pour café irlandais. Sur la place, un monument aux morts, toujours fleuri, me dit Brian, car ici les Irlandais considèrent que la guerre d’indépendance n’est pas terminée. On continue à mourir tous les jours là-bas au nord, à Belfast, à Londonderry, dans cet Ulster qui fait encore partie du Royaume-Uni. A Dublin, on feint de l’oublier mais dans le Gaeltacht4, les gens n’ont pas signé la paix. Je te montrerai demain à Caherciveen leur célèbre monument aux morts : un menhir surmonté d’une croix celtique portant une liste de noms qui reste en suspens. Et une date : 1917, commencement de la guerre civile, suivie d’un espace vide. Tant que l’île tout entière ne sera pas indépendante, la date restera en blanc… J’ai un cousin dans l’IRA d’ailleurs… comme tout le monde.

— J’ai l’impression que vous êtes en guerre dans cette île depuis des siècles. « Mon Dieu, des Celtes assassinés, ayez pitié... » Tu connais le poète breton Xavier Grall, on avait pris un verre avec lui à Pont-Aven, tu te souviens ?

— Et en plus il s’appelle Grall, quel nom pour un Celte ! Ce serait une belle épitaphe sur ce monument… à des morts encore en vie parfois et qui ne savent pas qu’ils vont figurer là, un jour.

— « Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit », c’est exactement le poème d’Aragon. C'est un peu comme la Résistance pendant l’Occupation.

— Oui, mais nous, ça dure depuis cinquante ans, tu te rends compte ? Rien ne se passe normalement par ici, tu vois, ni la paix, ni la guerre.

— Ni l’amour, ajoute Marion sans trop savoir pourquoi, mais c’est une évidence.

En attendant l’heure du spectacle, nous allons dîner dans « le meilleur restaurant de Kenmare » selon mon guide. Il est infect, comme d’habitude. L'escalope de veau est du buffle ou du mammouth mal décongelé, les huîtres farcies sont racornies, seul le saumon sauvage est délicieux. Et, comme entrée, ils ont le cynisme de proposer un cocktail glacé de « shrimps » britanniques, noyées dans du ketchup américain. Personne ne semble se douter que tout au long de la côte Ouest grouillent ces mêmes crustacés qui ne demandent qu’à se faire prendre et qui, à Paris, valent cinq cents francs le kilo. Je le dis à la patronne et lui indique le prix des oursins dans nos grands restaurants, à la Coupole, au Dôme. Elle ouvre des yeux horrifiés et me prend pour une malade. Nous mangeons des grenouilles et des escargots, comment peut-on nous faire confiance ?

A dix heures, nous rejoignons le Blind Fiddler. Pecker Dunne ne se produira qu’à onze heures. Mais le pub est déjà plein de familles irlandaises typiques : enfants de tous âges, une ou deux religieuses en tenue traditionnelle, deux ou trois femmes enceintes avec leur récent nourrisson encore dans les bras, des grand-mères, des infirmes en fauteuil roulant, des filles ravissantes et des affreuses ; les hommes sont au bar et sirotent des Guinness en fumant la pipe tandis que le feu de tourbe, compagnon fidèle, brûle en silence. Sur une estrade, une jeune fille chante en s’accompagnant à l’accordéon les chansons célèbres qui disent le malheur irlandais, la cruauté, anglaise, la guerre, la mort ou l’exil des jeunes gens. Des villageois en godillots boueux, casquette de tweed sur la tête, se lèvent pour maudire en chansons Margaret Thatcher et exalter les exploits des héros de l’Irlande, le roi Brian Boru, David O'Connell, et pour s’attendrir sur Molly Malone.

Dans un coin de la piste, quatre petites filles délicieuses dansent à l’irlandaise, les bras immobiles le long du corps, n’agitant en cadence que leurs jambes maigrelettes.

Nous n’avons pas encore commandé nos irish coffees que la serveuse en dépose deux à notre table « de la part des quatre messieurs là-bas, dit-elle. C'est en souvenir du général de Gaulle qui est venu par ici en 70. Ils ont entendu que vous étiez française et vous souhaitent la bienvenue ainsi qu’à monsieur. »

Je les salue à travers la fumée à l’autre bout du pub où tout le monde s’est mis à danser maintenant. Je ne sais pas si Brian aime danser mais nous nous levons, entraînés par l’accordéon auquel se sont jointes une guitare et une cornemuse. Tout le monde est sur la piste sans distinction d’âge, d’élégance, de beauté. On danse de quinze à soixante-quinze ans, le swing, la bourrée si on ne sait rien d’autre, le rock et surtout le n’importe quoi. Une petite môme rigolote, boudinée dans son jean, ses grosses joues couvertes de taches de rousseur, apprend le rap à un lourdaud, touchant d’application. Pour mieux lui montrer, elle retire ses chaussures soudain et des ailes lui poussent aux pieds, aux bras, elle est saisie par la grâce.

Brian, lui, danse comme un ours, mais j’aime les ours. Il me tient serrée contre lui, et je ne demande rien d’autre, tout en regardant avec envie les ailes de la petite môme. Elle me fait un signe amical et me tend la main… Sans réfléchir, je retire mes sandales moi aussi et voilà que des ailes me poussent aux pieds, aux mains, je me mets à voltiger à mon tour, je quitte l’abri des bras de Brian, je danse toute seule pour la joie de danser et me sens libre, pour la première fois de ma vie… Je ris de plaisir, j’ai envie de crier «Ça y est, Maman, regarde, j’ai la grâce. C'est arrivé, Maman : regarde ! C'est le miracle de Lourdes, je ne suis plus paralysée... » C'est comme si je me trouvais délivrée d’un sortilège, du regret lancinant de n’avoir jamais osé. Jamais su ? Jamais pu ? Jamais compris ce qui me bloquait depuis mon adolescence. Une timidité maladive ? La honte d’avoir un corps de femme ? Le refus de la séduction, inculqué dans les Ecoles chrétiennes où j’avais fait toutes mes études et tant aimées, trop aimées justement? Oui, tout cela. Mais pourquoi ces notions que je rejetais et condamnais depuis longtemps restaient-elles imprimées dans mes comportements ?

L'explosion de Mai 68 aurait pu me sauver. Elle est arrivée trop tard pour moi, j’avais déjà vingt-sept ans. Le ciment avait pris. Pourtant je fais du sport, je skie, je nage sans complexe, pourquoi suis-je incapable de danser ? Au point qu’Alice, redoutable perfectionniste, m’a fait donner des leçons. J’ai appris chez « Georges et Rosie », rue de Varenne, la valse, la rumba, le swing, pendant des semaines, sans faire le moindre progrès. Je savais ce qu’il fallait faire mais l’influx se perdait en route et j’étais incapable de transmettre un ordre à mes jambes. Je n’ai aimé que le slow et le tango parce qu’on y reste moulée à son partenaire. Si on me lâche, je me fige dans la position où on m’a laissée… Et tout à coup, ce soir, dans ce vieux pub pourri, mon corps s’est électrifié, le courant est passé. « Regarde, Maman, je danse. Maman, j’ai la grâce ! » Et personne ici pour me dire : « Mais qu’est-ce qui t’arrive, Marion ? Tu es saoule ou quoi ? »

Est-ce l’amour dingue et inconditionnel de Brian ? L'irish coffee ? Le public mélangé qui m’entoure, à dominante paysanne, au lieu de cette omniprésence de jeunes mecs arrogants et de filles sexy et sûres d’elles que l’on voit dans les boîtes parisiennes ? Ou du moins c’est ainsi que je les voyais, pauvre imbécile ! Et tu as eu si longtemps peur des garçons, pauvre pauvre imbécile ! Je les voyais dans les années soixante, comme les maîtres de mon destin. Quelle que fût ma valeur personnelle, c’étaient eux qui allaient fixer mon statut, notre statut à toutes.

Je voyais une à une mes amies du Cours Sainte-Clotilde devenir les épouses d’officiers de marine de Toulon, d’ingénieurs à Saint-Quentin, d’attachés culturels à Düsseldorf ou à Vladivostok, de comédiens sans emploi, de sous-préfets à Yssingeaux ou – pire encore à mes yeux – épouses du Christ au fond d’un couvent. Il n’y avait pas de crise des vocations en soixante, ni pour le mariage ni pour le sacerdoce. J’avais même vu Hélène, la toute jeune sœur d’Alice, pleine de dons artistiques et d’ambition, se laisser épouser par Victor, un maître à penser et à vivre, de douze ans son aîné, médecin des Hôpitaux, qui l’avait coulée dans le bronze de la parfaite épouse et personne n’avait jamais revu l’elfe et la poète qu’elle avait été.

Dans ma génération, une des dernières en France à se montrer aussi docile, l’avenir pour une jeune fille se résumait à un campement provisoire et chacune se préparait à perdre jusqu’à son nom et parfois sa patrie.

Je m’aperçois maintenant que si j’ai aimé Maurice, c’est à cause de l’intense respect qu’il avait pour la liberté. La sienne d’abord, bien sûr. Mais, quoi qu’il lui en coûtât, celle de l’autre également. Et pourtant, il n’a pas réussi à me délivrer de ma peur, cette peur inguérissable qu’ont éprouvée tant de filles et qui semblait un caractère spécifique. Maintenant que nous pouvons devenir parfois, dans certains pays et dans certaines circonstances, des Hommes comme les autres, ce caractère qu’on croyait inné apparaît pour ce qu’il est : un conditionnement imposé.

La circonstance pour moi, ce fut sans doute l’amour de Brian. Et la rencontre de ce pays d’Irlande où le miracle est l’ordinaire. Et voilà pourquoi, ce soir, ta fille s’est mise à danser, Alice, comme elle savait le faire depuis toujours. Ce n’était pas la peine d’aller chez Georges et Rosie… Car tout est dans la tête finalement, même les pieds !

A 23 heures 30, enfin, Pecker Dunne est arrivé. Eméché, sale, hirsute, déguenillé, vieux, mais chantant comme un clochard inspiré, comme Vissotski, comme Philippe Léotard, d’une voix brisée d’alcool et qui vous brisait le cœur. Vieux faune aux boucles grises, jouant de tous les instruments, cornemuse, harpe ou banjo, lisant des poèmes, proférant des discours incendiaires, il a tenu l’assistance deux heures sous le charme de sa laideur magnifique.

— Nous autres, Irlandais du Gaeltacht, a-t-il prévenu en commençant, nous n’avons jamais rien su faire, d’accord ! Mais nous sommes les plus beaux parleurs qui aient jamais existé depuis les Grecs. C'est Oscar Wilde qui disait ça.

Au quatrième irish coffee, je chantais l’héroïsme de l’IRA et la haine de l’Anglais, et Bobby Sands, mort en grève de la faim dans les prisons de Belfast, et Bernadette Devlin et la cruelle Margaret et la perfide Albion.

Brian nous a ramenés à Blackwater, faisant bondir sa guimbarde comme une Jaguar, par ces petites routes en lacets toujours désertes puisque personne n’habite aucun de ces villages côtiers depuis plus d’un siècle et que les morts peuvent peut-être allumer des chandelles dans leurs maisons mais ne conduisent pas de voitures.

Tout a une fin, même l’éternité. Les jours défilent, les homards se bousculent dans le casier, sans mentionner les étrilles et tourteaux ou un turbot cueilli sur un banc de sable de même couleur en poussant la vieille bichette, réparée à l’irlandaise. Sans parler de deux tempêtes entrelardées de soleil, et des fous de Bassan venus des îles Skellig portés par les rafales et qui ont plongé dans la baie comme… des fous, nous offrant le plus beau spectacle de cirque du monde pour nous tout seuls. Si l’Irlande ne ressemble à rien ni à personne, c’est, selon Brian, parce qu’elle n’a jamais été « souillée » par l’invasion romaine. Mais rien d’autre ne lui a été épargné au cours des dix derniers siècles. Alors que devenir ici, sinon alcoolique, poète ou fou ?

— Mais les trois à la fois, répond Brian. Tu vois ! Nous vivons ici d’amour fou, de poésie et d’alcool, qui réchauffe mieux que la tourbe « dont le pouvoir calorique est faible », comme dit ton fameux Guide Bleu !

— Mais qu’est-ce que vous faisiez le soir à Blackwater, sans journaux, sans télé, sans amis, sans téléphone, sans électricité ? me demandera Alice à mon retour.

— On était ensemble, Maman, c’est tout. Ça occupait tout l’espace.

— Mais on ne peut pas faire l’amour sans arrêt !

— D’abord si, on peut. En faisant tout le reste, on faisait encore l’amour.

Je n’ose pas lui demander si elle a connu… L'intimité mère-fille ne doit pas être celle des copines. Elle est heureuse de ce que je lui confie mais n’en demande jamais plus. Et je jurerais qu’elle n’a pas connu de Brian. Il en traîne très peu sur la terre, des Brian. Et je jurerais qu’Adrien n’a jamais pris soin d’un clitoris. Ça me rassure de le croire. La vie sexuelle de nos parents est opaque et mystérieuse et doit le rester pour qu’ils puissent occuper toute la place, irremplaçable, de père et mère.

Pour la première fois, la veille du départ, je me suis regardée ailleurs que dans les yeux de Brian. D’ailleurs, le petit miroir accroché au-dessus de l’évier était cassé. Comme tout le reste ici. Mais il a suffi à me montrer qu’on se dégrade vite dans ce pays. Arrivée sous forme d’une Parisienne élégante il y a huit jours, je suis méconnaissable. Hirsute, jamais tout à fait dessalée, les mains éraflées, et croûteuses, traînant en permanence dans mes vêtements un parfum de crustacé et une odeur de coulis d’étrilles jusque dans mes cheveux. Je n’ai pas emporté de shampooing ni de rouleaux puisqu’il était impossible d’utiliser un séchoir. Nous décidons donc d’aller chez le coiffeur, c’est-à-dire chez l’unique coiffeuse à vingt kilomètres à la ronde. Le « Beauty Saloon » n’est qu’une cuisine équipée de bacs, de séchoirs et de chaises de jardin, tenue par trois jeunes personnes qui fredonnent en permanence des airs de rock venus d’une radio laissée plein pot. L'une d’elles s’empare de moi et observe ma tignasse d’un air désapprobateur. L'autre asperge Brian jusqu’à la taille en évoquant, la pomme d’arrosage à la main, une aventure amoureuse qui semble passionner sa collègue. La troisième ne tient aucun compte de mes instructions et me concocte un brushing hirsute exactement semblable au sien! Je l’implore : « Pas de crêpage, please ! » tandis qu’elle promène un râteau rebrousse-cheveux sur tout mon crâne. Et avant même d’avoir pu articuler «no fixateur », je reçois une giclée de laque puante dans les yeux et sur chacun des plumets qui hérissent le dessus de ma tête. Il est trop tard pour protester. Seul un autre shampooing me délivrerait.

Tandis que je règle – quelques livres à peine – elle me regarde avec satisfaction : « Much nicer » estime-t-elle.

— Yes indeed, répond Brian qui refrène à grand-peine son hilarité.

A Caherciveen, la grande ville, nous achetons le journal local pour voir où passe Pecker Dunne ce soir, que j’aimerais écouter encore une fois, pour vérifier si je suis miraculée pour de bon. Mais il se produit pendant tout le week-end à la célèbre Puck Fair de Tralee, la fête du Bouc, trop loin pour nous malheureusement.

Nous rentrons chez nous à Blackwater, sans parler, comme un vieux couple. Tout a été dit, on se comprend sans phrases. Pour la dernière fois je vais ressentir ce frisson mortel qui m’étreint chaque soir en pénétrant dans le village, qui ressemble à une scène de théâtre que les acteurs ont dû abandonner en catastrophe. On sait qu’il n’a pu se produire qu’une tragédie ici, dont les échos traînent encore dans le décor dévasté.

Pour le dernier soir, avec les dernières palourdes qui n’ont pas appris à se méfier des humains, pauvres innocentes, et qu’on débusque dans le sable à toutes marées, je prépare une soupe qui eût mérité trois étoiles, puis nous descendons dire adieu à la Baie. Un soleil couchant du feu de Dieu éclaire en transparence des vagues énormes, accourues tout droit de Terre-Neuve sans rencontrer d’obstacle et qui se brisent avec fureur sur la barrière rocheuse qui protège encore Blackwater. Avec le temps, elles en ont creusé les parties tendres, pour ne laisser subsister que les crêtes les plus acérées, sortes de mâchoires de requin toujours écumantes de rage et qui découragent toute approche.

Le casier est rentré dans l’appentis, le canot remonté sur le haut de la cale et j’ai laissé mon haveneau et mes lourdes bottes cuissardes dans la cuisine, comme une promesse de retour.

Je sais que jamais Peggy ne viendra à Blackwater Pier dont le seul nom lui serre le cœur, craignant surtout que son mari n’entreprenne de restaurer une maison qui « respire la mort d’une partie de l’Irlande », selon ses propres termes.

Tu ne peux pas savoir que toi non plus, petite Marion, tu ne reviendras pas à Blackwater. Heureusement que vous ne savez jamais ces choses-là, vous autres. Encore une raison pour moi de vous envier : Connaître l’avenir tue l’avenir.

— Let’s not talk of love and chains or lives we can’t unite, te murmure Brian qui ne peut plus te faire l’amour ni te le dire ce soir. Oui, ne parlez plus de tout ce qui s’apprête à vous séparer, à quoi bon ? Sous l’édredon rouge restez éveillés, bouche à bouche et corps à corps en attendant que passe la terrible nuit.

— En gaëlique, je vais te le dire : « Ta mo chroi istigh ionat, Marion. » Ça veut dire « My heart is within you » : Mon cœur est en toi. C'est encore plus que je t’aime.

L'aube arrive enfin et c’est presque un soulagement d’avoir à rejoindre le ferry. La maison que ferme Brian d’un pauvre cadenas rouillé retrouve immédiatement sa gueule de ruine et le silence de la mort retombe sur le village. Le faisan passe sur le sentier comme s’il était chez lui, suivi de sa faisane. Personne n’allumera de chandelle dans le village la nuit prochaine. Pour effrayer qui ?

Quatre heures plus tard, penchée sur le bastingage du Quiberon, à mesure que s’estompe la côte presque riante de l’Irlande du Sud, Marion se sent devenir un peu plus orpheline à chaque vague. Il n’y a pas de mot en français pour dire le malheur de perdre un enfant. Elle regarde disparaître dans le sillage du bateau l’enfant, la jeune fille, la femme que l’amour de Brian a fait naître en elle. Et elle s’avise avec stupeur qu’elle n’a pas pensé à la France depuis dix jours, ni au texte qu’elle avait promis d’écrire pour Historia, ni à son appartement parisien, ni à Maurice et Amélie… Elle a vécu entre parenthèses et l’existence qu’elle va retrouver demain lui paraît irréelle.

Sois tranquille, Marion : en posant le pied à Roscoff demain à l’aube, c’est toute la part irlandaise de ta vie qui va entrer dans la brume et que tu regarderas comme une de ces photos sépia du passé qui font pleurer mais dont on sait qu’elles appartiennent à un autre monde.

J’en parle à mon aise, c’est vrai, puisqu’en tant que Moire, j’ignore tout du réel. Je n’ai jamais éprouvé le poids d’un homme, d’un enfant, d’un je t’aime. Je n’en sais que ce que les poètes ont écrit. Ils m’ont tout appris du peu que je comprends. C'est grâce à eux, à quelques hommes et à des femmes surtout, que parfois, loin des villes et des foules, dans le sillage que laissent le bonheur ou le désespoir, dans certains lieux peuplés d’océan, en regardant se faire l’amour quand il n’est qu’amour, il me semble sentir, ou plutôt pressentir, à travers le vide sidéral, ce que veut dire VIVRE.

1 «Le Connaught », province de l’Ouest irlandais.

2 Boutiques d’artisanat local.

3 Le trèfle, emblématique de l’Irlande.

4 Pays des Gaëls où la langue officielle est le gaëlique.