VI
La sororité – Alice et Hélène
« Paris
Je m’habitue mal à ton absence, mon Hélène. La petite Minnie de mon enfance est partie en emportant un grand bout de mon passé et on cicatrise difficilement à mon âge.
Pour me consoler, je refais complètement notre chambre, malgré les réticences d’Adrien qui n’aime pas ce qui change. Mais vient un âge où il est impératif de vivre dans un cadre frais et jeune et surprenant si possible, sinon autant s’installer directement dans son urne.
Je ne t’ai pas écrit plus tôt car j’ai eu mon arrière-petit-fils à la maison pendant une semaine et ça a été très dur. Pour tous les deux, je crois. Adrien, lui, a pris la tangente. Il est parti chasser la grouse avec son cousin. La résolution des problèmes par la fuite ! C'est beau, c’est propre, c’est radical et c’est viril ! Curieusement, ça ne semble jamais être à notre portée à nous… Cette fois, c’est ma petite Amélie qui m’a enrôlée : elle est partie se reposer à la montagne et elle en avait bien besoin. Marion avait un colloque à Dublin et ne pouvait dépanner sa fille. Or, je n’aime pas voir se dégrader ma descendance ! Ces filles d’aujourd’hui, milieu plutôt aisé, métier qu’elles ont choisi, mari parmi les 25 % qui participent (à 25 % seulement, c’est vrai, mais je suis encore si émue, voire choquée, de voir un homme faire le repassage !), ces filles qui ont autour de trente ans, mènent des vies épuisantes. Que nous autres, ex-petites filles modèles, ex-jeunes filles rangées et épouses traditionnelles au moins au début, n’avons pas connues.
Ce sont des stakhanovistes : amour et amours, indépendance financière et morale, culture et amitié, un ou deux sports, un ou deux amants, un ou deux enfants… et tout cela sans les facilités dont nous, les bourgeoises d’avant 68, disposions. Et j’oubliais que nous disposions aussi des grand-mères d’antan, disponibles à la demande pour les jeudis, les week-ends, et les grandes vacances, des grand-mères qui savaient faire les œufs à la neige, le riz au lait et la mousse au chocolat au lieu de les acheter en barquettes. Des grand-mères qui sentaient modestement la violette et pas Opium de Saint Laurent… Des grand-mères sui generis qui ne portaient pas de short et ne partaient pas en Egypte pour Noël avec leurs « copines ».
A revenus équivalents, nous avions l’une et l’autre une petite bonne, bretonne de préférence, dès la naissance de nos enfants. Et Marion a bénéficié d’une série de ravissantes jeunes filles au pair (et Maurice aussi, I presume).
La pauvre Amélie, elle, a dû inscrire son embryon en crèche dès le troisième mois de gestation et jongler avec les horaires de garderies, les grèves des écoles, les baby-sitters qui partent plus souvent qu’ils n’arrivent, sans oublier les exigences croissantes de nos petits messieurs-dames de cette fin de siècle.
J’ai en effet découvert avec mon arrière-petit-fils que c’était moi l’arriérée ! Avec mes petites-filles, échelon II dans ma descendance, je ne me suis pas sentie larguée. J’étais une dame plus âgée, certes, mais je n’étais pas une exclue.
Avec mes enfants, échelon I, c’était le bonheur de voir enfin entrer dans leur quotidien toutes ces étincelantes libertés pour lesquelles nous nous étions battues depuis la Révolution française en gros, ou celle de 68 en ce qui me concerne. Chacune arrivant au forceps et dans un climat de hargne que nous avons oublié aujourd’hui, parce que nous sommes incurablement bonnes pâtes. As-tu seulement jamais lu sérieusement l’excellent livre de Marion, L'Histoire de la Misogynie, dont je sais très bien ce que Victor pense, ne te fatigue pas…
C'est beaucoup plus instructif que toutes les histoires du féminisme que si peu de femmes se donnent la peine de lire d’ailleurs. C'est tout l’envers de la médaille. Et nos filles, aujourd’hui, croient que la misogynie est démodée, pauvres innocentes ! Comme les guerres de religion, sans doute ? « Plus jamais ça ! » Je n’ai jamais rien entendu de plus creux et de plus démobilisateur que cette formule, finalement. Pourquoi lutter puisque « ça » ne se reproduira plus jamais ? Plus de génocides, plus de tournantes dans les caves de banlieue, plus de mouroir pour les vieux, plus de SDF qui crèvent dans les rues cossues des villes, plus de famine au Sahel sur fond de surplus incinérés en Europe, plus…
J’arrête, Hélène, je le jure. Mais tu es mon unique sœur, ma pauvre chérie, et je ne peux plus bassiner Adrien avec mes discours, il est d’accord mais il en a marre, comme tout le monde, du féminisme ! Et la merveille avec une sœur, c’est qu’on ne redoute pas de la perdre! Je t’ai à ma merci pour la vie et depuis la première seconde de la tienne, petite envahisseuse, qui es venue squatter mon domaine protégé de fille unique depuis neuf ans et qui comptait bien le rester ! Ça te crée des devoirs, que veuxtu…
Bon, retournons à Valentin, bientôt sept ans, que j’ai emmené au musée Rodin aujourd’hui. Mais je n’ai pas osé lui dire que j’y avais joué au cerceau à son âge, soixante-dix ans plus tôt ! Un cercle en bois, sans le moindre moteur et qu’on pousse avec un bâton ? Minable ! Là, j’étais définitivement coulée ! Je lui ai acheté un tank télécommandé. Il a déjà un portable et un appareil photo jetable. Qu’est-ce qu’il aura à douze ans ? Une fusée Ariane ?
A cinq heures, il avait séance de judo, qu’il ne voulait pas manquer. A six heures, son feuilleton télé. J’ai passé mon temps à courir. Tu te rappelles comme on s’ennuyait quand on était enfant ? Des heures entières ! Je n’en ai pas un mauvais souvenir. On apprenait à penser, je suppose, on rêvait à ces moments-là, on guettait les lézards. On relisait Miquette et Polo ou Bécassine ou La Semaine de Suzette où personne ne tuait jamais personne ! On n’oserait pas leur imposer ça de nos jours !
— Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui, Mamie ?
— Aujourd’hui, mon chéri, on s’ennuie. De quatre à six.
— Encore ? On s’est déjà ennuyés hier…
— C'est bon pour la santé et pour l’imagination. On devient idiot si on ne sait pas s’ennuyer !
Tu imagines le binz? (J’adore ce mot dont je ne trouve pas l’étymologie. Toi qui as un dictionnaire d’argot, peux-tu m’éclairer ?)
Autrefois, tu te souviens, nous détestions notre grand-mère paternelle. C'était un bon sentiment, roboratif, nourrissant. Ça n’empêchait pas l’obéissance et une crainte révérentielle. Ah, que j’aimerais susciter cette révérence ! Nous étions écrasées par son imposante présence, et nous l’appelions GRAND-mère comme on dit le GRAND-duc. Pas de ces Mémé ou Mamie (pourquoi pas Moumou ?) aux sonorités crémeuses qui minent au départ notre autorité.
— Tu n’as pas de lecteur de DVD chez toi ? m’a demandé Valentin en inspectant mon salon avant de se saisir de la télécommande et de brancher le poste, très gros et très vieux, donc tout à fait méprisable, que j’ai chez moi.
As-tu remarqué que la télécommande est une rallonge du pénis ? Tout comme dans notre jeunesse les dames n’étaient jamais au volant des « automobiles », dans notre vieillesse elles ne sont pas aux commandes de la télévision. Le poste de radio n’était pas un instrument sexiste : il fallait se lever pour aller tourner les boutons. Tout le monde peut tourner un bouton! En revanche, la télé nous échappe complètement! Les programmes changent sous nos yeux ahuris sans préavis. Valentin s’est saisi du pouvoir parce qu’il lui revient de droit héréditaire, joignant à la toute-puissance enfantine caractéristique de cette fin de siècle la primauté indiscutable du mâle qu’il est déjà. Adrien aurait été là, le môme l’aurait consulté du regard, sans doute. Entre pénis, n’est-ce pas…
Il est vrai que je ne participe pas à l’entreprise collective d’adoration familiale qui est en train d’installer Valentin dans le rôle du tyran domestique. Il me jette parfois un regard surpris mais je crois qu’il a pris tout simplement le parti de ne plus m’aimer ! Je suis méchante et voilà tout ! Et figure-toi que je m’en fous. Ses parents, qui ont eu du mal à l’avoir (la PMA 1a fait des miracles), et ses quatre grands-parents sont les victimes éblouies de ses chantages affectifs. Eux aussi, il les télécommande à sa guise et ils ne voient pas que ce sera dramatique demain.
Moi qui ai élevé tant bien que mal deux générations, en faisant beaucoup de moulinets pour faire croire à mon autorité, à la troisième, je cale. Question de distance généalogique ? Peut-être. Auprès de ce rejeton qui ne porte ni mon nom de jeune fille, ni mon nom de femme mariée, ni le nom que portait sa mère, mais celui d’un mec jusque-là inconnu qui a fait irruption dans la vie d’Amélie il y a sept ou huit ans à peine (et qui, à mon avis, est en train de se tirer), mais qui a légalement réussi à planter son nom à lui sur « ma » famille, j’ai l’impression d’être une étoile morte dont la lumière ne lui parvient même plus. Il respecte à peine plus ses grand-mères d’ailleurs… car les enfants n’ont aucune notion de l’âge. L'âge, c’est le leur, un point c’est tout. Que tu aies soixante ou quatre-vingts ans, tu es le même vieux schnoque pour eux. Et encore, il n’a que sept ans. A huit il dira : vieux con !
Et que pourrais-je bien inventer pour l’épater ? Je ne fais plus de voile ni de ski et de toute façon ce n’est plus le même ski : Il n’y a plus de bâtons et, à la limite, plus de skis mais une planche unique, le snowboard, qui carence tout ce que j’avais appris de mon père, transmis à mes enfants avec tant de fierté et montré à mes petits-enfants… Tout s’est cassé la gueule et même la neige n’est plus la même neige. Elle ne tombe plus forcément du ciel, mais d’un canon !
Et pour le distraire le soir, que pourrais-je lui apprendre ? Le Nain jaune avec ses casiers, ses jetons ronds ou oblongs, qui enchantait nos soirées familiales ? Pendant combien d’années avons-nous joué au Nain jaune ? Etions-nous spécialement retardées ?
Alors le jeu de dames ? Pourquoi pas le trictrac ?
Je n’ose pas lui proposer d’apprendre à tricoter pour faire une écharpe au point mousse à Amélie pour la fête des mères! Ce serait une vraie surprise pourtant. Et nous avons tant aimé tricoter toutes les deux, toute la layette de nos enfants, y compris les chaussons à quatre aiguilles, avec trou-trous pour le ruban de satin. Je ne saurais plus les faire. Et d’ailleurs je viens de jeter toutes mes aiguilles, retrouvées au fond d’un tiroir, à l’occasion des travaux entrepris dans ma chambre. Et je vais te dire une drôle de chose, Hélène : toutes ces aiguilles multicolores et nouées d’un brin de laine décolorée, elles ne me rappelaient pas le point de riz ou les torsades, si difficiles à réussir. Mais… l’avortement. Nos avortements. Le tien, unique il me semble, et tous les miens.
Il m’en restait une, de celles qui pouvaient servir à ça, en métal peint de couleur layette avec le bout argenté et bien arrondi. Celles en bakélite étaient beaucoup trop pointues. Et je t’ai revue soudain sur ton grand lit, te confiant à mes compétences incertaines ; et moi, à genoux sur le tapis, cherchant à faire coulisser la sonde de caoutchouc (qui était interdite de vente en pharmacie à l’époque, comme si on voulait nous faire prendre un risque mortel en plus pour nous punir), en tâtonnant pour qu’elle glisse le long de l’aiguille vaselinée et pénètre en douceur, en douceur surtout, dans le col de cette cavité maudite de l’utérus qui pouvait chaque mois bouleverser nos vies. On n’imagine pas, on n’imagine plus la détresse qui était la nôtre quand nous tombions enceintes. N’importe quoi on aurait tenté. N’importe quoi ! Toutes, les riches et les pauvres, les adolescentes et les femmes qui se croyaient ménopausées, les putes et les sages qui n’avaient couché qu’une fois et qui étaient «prises», les abandonnées et les mères de cinq enfants déjà, toutes, prêtes à se faire trafiquer par n’importe qui, n’importe comment, à n’importe quel prix.
Et nos maris, Adrien et Victor, résignés à cette fatalité féminine, nous attendant dans la pièce à côté, ton beau salon si honnête et cossu, à la fois coupables, honteux, furieux, terrorisés, mais déterminés comme nous.
Je suis encore émue, ma petite Minnie, que tu aies osé mettre ta vie entre les mains de ta grande sœur qui n’avait jamais pratiqué que sur elle-même deux ou trois fois, et qui s’était contentée de potasser les livres d’anatomie laissés par son premier mari.
J’avais gardé deux de ces aiguilles pour le cas où… et en fait, après toi, je ne m’en suis plus servie qu’une seule fois, pour moi. Et quand il a été question, pour Marion, d’avortement (vingt ans plus tard et on se trouvait toujours au même point, tu te rends compte ?) eh bien, là, je n’ai pas pu. On n’attente pas à son enfant. Nous avons préféré la filière longue et incertaine ! Faire quatre cents kilomètres pour rencontrer à Brest un médecin que l’on disait compatissant et prêt à prendre des risques pour sa carrière, en échange de beaucoup d’argent, bien sûr. Nous admettions son point de vue après les dérobades mielleuses ou sans pitié de tous les gynécologues que nous venions de consulter à Paris. Le « fiancé » de Marion nous accompagnait courageusement mais elle l’a évacué… avec l’embryon ! Il avait été le témoin de moments trop pénibles.
Tout s’est bien passé mais je ne te l’ai jamais dit : tu aurais cru que tu m’étais moins précieuse que ma fille. Pas du tout, mon petit bout. Mais pour ma sœur, je faisais comme pour moi. Mon enfant, lui, restait pour toujours le fragile petit humain que j’avais vu sortir de moi. Je n’étais pas inquiète avec toi. C'était pourtant la première fois que je voyais une femme en face, et d’en bas, comme seuls peuvent la voir les maris, les amants et les gynécologues ou une autre femme, peut-être, mais jamais une sœur. Et je te voyais d’autant mieux, chère Hélène, que je disposais pour la première fois d’un spéculum procuré par ton mari, alors jeune médecin. Je n’en avais jamais eu besoin pour moi : ne pouvant me voir de mes yeux, j’en étais réduite à palper avec mes doigts. Quelles crampes ! C'était bien plus difficile ! Alors qu’après toi, j’aurais pu faire faiseuse d’anges, tu vois, et gagner pas mal d’argent… sauf à finir sur la guillotine comme Marie-Louise Giraud, blanchisseuse, en 1943, salaud de Pétain qui avait refusé de la gracier – sa mort n’avait servi qu’à faire monter les prix et en aucun cas à dissuader quiconque. Sauf elle, la pauvre !
Je n’oublierai jamais notre défoulement APRÈS, quand nous avons bu du champagne tous les quatre en riant très fort pour masquer notre gêne et pour moi, le soulagement de ne t’avoir pas « perforée » comme on disait dans les faits divers sur les « suites tragiques d’un avortement criminel ». Selon l’usage, dès que l’hémorragie a été décente, quarante-huit heures plus tard, tu t’es rendue à la Polyclinique des Bleuets, habituée à ce type d’intervention pour « fausse-couche » (sic). Tout s’est très bien passé mais on a évité d’en reparler, d’un commun accord.
Et hier je regardais cette aiguille avec un sentiment d’horreur rétrospective et je disais une nouvelle fois « merci, Simone, qui nous a délivrées. Sois bénie entre toutes les femmes et par toutes les femmes. Amen ».
Ma chérie, ma Minnie, suis obligée de te quitter : mon énergumène hurle, comme chaque nuit. Amélie m’avait prévenue : il a des cauchemars. Il imagine sans doute qu’il est contraint d’obéir ? Quant à moi, je n’ai plus aucun espace de liberté, ni la nuit, ni le jour. Ça va être bon de le rendre à ses parents !
Je crois que je ne lui aurai laissé en héritage de son séjour chez moi qu’un petit quatrain qui fait mes délices, qu’Adrien tient de sa mère et qu’il me chantonne souvent au petit déjeuner :
La confiture ça dégouline
Ça passe par les trous du pain
Ça coule partout sous la tartine
Bientôt on en a plein les mains !
On croit transmettre de grandes choses à ses enfants et c’est parfois par des petits souvenirs de rien du tout qu’on reste dans leur mémoire.
Tu as vu à la longueur de ma lettre à quel point tu me manques. Ecris vite pour dire comment tu t’habitues à ton nouvel habitat. Nous venons de nous inscrire, Adrien et moi, pour une croisière au Vietnam, sur le Mermoz qui fera là un de ses derniers voyages. Nous aussi, qui sait ? Nous aurions tant aimé faire ce voyage avec vous !
Ton Alice »
1 PMA : Procréation médicalement assistée.