Abbaye de femmes des Clairets,Perche, février
1308, le lendemain
Monsieur de Villanova avait dormi comme une bûche,
s'étonnant de se réveiller, bouche grande ouverte, bien après
laudes. Un sommeil de jeune homme dont il avait oublié la
profondeur et la réparation. Une faim de loup lui tiraillait
l'estomac et, environné par les fumées affamantes, l'activité
fébrile des serviteurs laïcs qui s'affairaient déjà à préparer le
repas de midi, il avait dévoré en cuisines, sous l'œil ravi et
complice de Clotilde Bouvier, la sœur organisatrice des
repas.
Il plia avec soin ses maigres effets et les empila
dans son petit coffre de voyage, ressassant les derniers événements
de la veille. Dieu du ciel. Ils avaient discuté durant des heures
dans le bureau glacial de l'abbesse : les deux apothicaires,
la future comtesse de Mortagne, lui, sans oublier Plaisance de
Champlois, le comte Aimery ayant eu la délicatesse de ne pas
s'immiscer dans les affaires de l'abbaye sans en avoir été
formellement prié.
Tenu au secret, Arnoldus de Villanova avait
parfois dû feindre l'étonnement alors qu'il savait qu'Arnaud
Amalric avait été l'amant et le mentor de la redoutable
Anne,aliasBlanche de Cerfaux, et que c'était la présence de la
jeune femme qui avait attiré celui-ci aux Clairets.
Tant de questions tournaient encore dans la tête
du savant quand il referma les serrures du coffre. Si les
révélations de madame de Nilanay l'avaient convaincu de la
culpabilité de la défunte Marguerite dans les deux premiers
meurtres, les explications des deux apothicaires quant au troisième
l'avaient laissé perplexe. Il avait demandé à madame de Baskerville
le motif de l'assassinat d'Agnès Ferrand. Elle avait répondu d'un
ton plat que la portière avait sans doute compris l'identité de la
tueuse et que l'hôtelière l'avait éliminée afin de la faire taire à
jamais. Une question avait alors brûlé les lèvres de monsieur de
Villanova : pourquoi Marguerite Bonnel n'avait-elle pas
mentionné une seule fois ce dernier meurtre lors de sa confession à
madame de Nilanay ? Le déroutant regard myosotis s'était rivé
au sien. À sa stupéfaction, Arnoldus de Villanova y avait lu
une insistante supplique. Il avait retenu sa question, certain que
Mary de Baskerville ne protégerait jamais un odieux coupable, pas
plus que madame de Gonvray.
Il soupira. Chacun connaissait des bribes de
vérité qu'il taisait aux autres. S'il devait en aller ainsi pour la
paix de tous, de ce monastère et de celui de Dame-Marie, quelle
importance ? Seule une chose comptait aux yeux du
médecin : le pire avait été évité.
Toutefois, une sourde angoisse ne le quittait plus
depuis son déjeuner. Feu Anne ou Blanche avait rendu tant de
monstrueux services à des donneurs d'ordres d'immense fortune. Il
lui suffisait de brandir la menace d'une lettre anonyme envoyée en
une maison de l'Inquisition pour qu'un ancien commanditaire affolé
rémunère sans discuter son silence. Pourquoi les Clairets ?
Pourquoi avoir fait chanter son ancienne sœur d'alliance, cette
Rolande qui ne possédait rien hormis ses livres de comptes ?
Certes, Anne devait se faire oublier de l'Inquisition pour un temps
et une abbaye était une cachette idéale. Pourquoi les
Clairets ? Parce qu'Anne cherchait autre chose, quelque chose
de beaucoup plus important qu'une ancienne belle-sœur dépositaire.
Toutefois, appâtée par l'idée du gain, elle avait fait d'une pierre
deux coups en faisant chanter Rolande. Cette pierre-là l'avait
occise. Un réconfort, même s'il privait Arnoldus d'une précieuse
source d'informations. À n'en point douter, la Question aurait
fait parler l'exécrable Anne.
Monsieur de Villanova s'assit sur la petite escame
de sa chambre, attendant qu'on vienne le prévenir que son fardier
de voyage était attelé.
Que venait chercher Anne, céans ? La réponse
était évidente. La croix de Béziers, celle dont son amant, Arnaud
Amalric, avait eu la désastreuse idée de lui parler. Ou une piste
qui mène jusqu'à celle-ci.
Cette nuit-là, dans le scriptorium de l'abbaye de
Dame-Marie, le médecin avait menti à celui qui se prenait pour un
ange déchu. Il lui fallait le fragiliser afin de le vaincre.
Arnoldus ignorait tout des pouvoirs de la croix. Aucun des textes
qu'il avait parcourus durant ces années ne les mentionnait. Au
fond, monsieur de Villanova doutait de leur existence. Pour les
raisons qu'il avait lancées à Arnaud Amalric. Dieu ne permettrait
jamais que la représentation du corps de Son fils, martyrisé sur la
croix, concède un pouvoir d'horreur et de destruction. En vérité,
monsieur de Villanova doutait que la croix de perdition accorde
l'immortalité à quiconque la possédait… mais en était-il
certain ? Le gouffre qui séparait la sérénité de l'inquiétude
se résumait à cette unique question. Et si un autre fol, désespéré
par son anonymat, sa médiocrité, assoiffé de gloire et de démesure,
se convainquait un jour du contraire ? Tout recommencerait
alors.
Il lui fallait retrouver cette croix avant
quiconque. La faire exorciser, la détruire. Aidé par ses compagnons
de guerre obscure, il convaincrait Clément V de cette
nécessité. Après tout, le pape, comme ses prédécesseurs, vivait
dans la crainte permanente d'une nouvelle hérésie.
Un sourire détendit le visage charnu de monsieur
de Villanova, et il étouffa un rire. Un vieillard ?
Soixante-dix-sept ans ? La belle affaire ! Tudieu !
Sornettes de bonne femme en vérité. Il la tiendrait en laisse, la
vieillerie, et encore longtemps. Il avait à nouveau un but, une
mission. Il trouverait l'énergie, la force et la pugnacité qui
allaient avec. Il retrouverait la croix de Béziers.
Un coup sans délicatesse frappé contre sa porte le
releva. La silhouette massive d'un gens d'armes s'encadra dans le
chambranle. Le bonnet à la main, l'homme déclara :
– Votre chariot couvert est prêt, messire.
Les chemins sont encore mauvais, mais on passera.