Abbaye de femmes des Clairets,Perche, fin
janvier 1308, ce même jour
Adèle Grosparmi, la nouvelle secrétaire de
Plaisance de Champlois, passa la tête par l'entrebâillement de la
porte. La jeune abbesse retint le sourire qui lui venait
involontairement chaque fois que sa fille paraissait devant elle.
Petite et très ronde, Adèle avait un visage en lune, de bonnes
joues rosées, et un regard en permanence étonné, comme si tout lui
était nouveauté. En dépit d'une vive intelligence, et d'un louable
acharnement au labeur, elle était d'une rare maladresse, sauf
lorsqu'elle tenait la plume, qu'elle maniait bellement. En effet, à
sa terrible consternation, tout semblait lui échapper des mains. En
revanche, ses sœurs s'extasiaient : Adèle traçait la
textura1, la cursive2et même la caroline3avec un talent qui confinait à l'art.
On avait donc d'abord pensé à lui réserver un travail de copiste au
scriptorium, qui lui permettrait d'utiliser l'agilité de sa main et
d'épargner vaisselle et objets des ravages que la jeune sœur semait
derrière elle. Cependant, il était vite apparu qu'elle s'y ennuyait
et s'y attristait. Forte d'une devise héritée du monde laïc :
« Esprit vif ne suffit pas à belle ouvrage. Il faut que le
cœur y soit aussi », Barbe Masurier, la cellérière, en avait
informé Plaisance. Selon elle, Adèle Grosparmi avait besoin de se
sentir utile auprès des êtres, du présent. Adèle Grosparmi avait
donc remplacé Bernadine Voisin, que l'abbesse avait priée d'un ton
sans appel de quitter les Clairets, dès après qu'elle avait appris
son inacceptable trahison, ses menteries sans vergogne, son
scandaleux espionnage.
– Adèle ?
– Ma mère, c'est une telle stupéfaction et,
je l'espère, un plaisir bienvenu pour vous.
– Tous les plaisirs honorables sont
bienvenus, ma fille. Dieu nous les offre pour que nous les
savourions et qu'ils embellissent nos vies.
– C'est également mon sentiment, approuva
Adèle en plissant les lèvres de sérieux. (Ménageant ses effets,
prenant une grande inspiration, elle annonça, un brin
théâtrale :) Madame de Nilanay, notre sœur… enfin, pas
vraiment sœur… Donc Marie-Gillette, ou plutôt Alexia, se trouve en
bas, dans mon bureau. Elle requiert votre hospitalité pour quelque
temps en échange de la somme de pension qu'il vous plaira de
fixer.
– Comment ? s'exclama Plaisance en se
levant.
La nouvelle l'enchantait. Alexia de Nilanay, en
dépit de la déception que lui avait causée sa mystification
lorsqu'elle s'était fait passer pour une bernardine afin d'échapper
aux tueurs qui venaient d'égorger son amant espagnol4, demeurait un des excellents souvenirs
de la courte vie de l'abbesse. La vivacité de la jeune femme, sa
courtoise insolence aussi avaient souvent déridé Plaisance de
Champlois, et elle avait dû fournir des efforts afin de maintenir
une mine réprobatrice lorsqu'elle lui en faisait le reproche.
Immédiatement, une ombre tempéra son bonheur de la revoir. Pour
quelle raison madame de Nilanay demandait-elle accueil ? Le
comte de Mortagne avait assez marqué la… vive sympathie qu'il
éprouvait à son égard. En toute logique, elle devait être une des
invitées choyées du château.
– Eh bien, mais priez-la de me rejoindre,
chère Adèle. J'ai grande joie à la revoir, en effet. Vous serez
assez aimable, ma fille, pour commander deux gobelets d'infusion et
mander un aide de cuisines afin de lancer un feu dans mon bureau.
Madame de Nilanay ayant rejoint le siècle, elle est maintenant
habituée à des égards et à des conforts dont j'aurais mauvaise
grâce à la priver. Il fait un froid à fendre les
pierres !
Il ne s'était pas écoulé un mois depuis le départ
d'Alexia, et pourtant Plaisance de Champlois avait le sentiment de
l'avoir longtemps perdue de vue. La ravissante jeune femme assise
en face d'elle, habillée avec une sobre élégance, semblait partager
cette sorte d'embarras qui s'installe entre deux personnes quand
tant de choses se sont produites depuis leur dernière rencontre. De
longs silences ponctuaient leurs phrases, pourtant bien
anodines.
– La dernière missive envoyée par le comte
m'avait tout à fait rassurée sur votre convalescence après vos
terribles épreuves, lança Plaisance, incapable de trouver un sujet
de conversation moins convenu.
– Convalescence facilitée par l'amitié que le
comte et son entourage m'ont témoignée, précisa Alexia. Cela
étant, madame ma mère, évoquer mes terribles épreuves est
bien abusif quand tant d'autres sont morts. Le pauvre
monsieur Malembert, pourfendu en tentant de me défendre. Son
trépas cause un durable chagrin au comte. Vous-même, que l'on a
failli occire devant mes yeux… ma terreur, ma coupable inertie
alors que vous sembliez si pleine de vos esprits, si maîtresse de
vous… Aussi mon aventure ne peut-elle être séparée de celle des
autres, de nous tous.
Fixant le feu maigrelet dont la pingre chaleur
parvenait à peine jusqu'à elles, Alexia de Nilanay parut réfléchir.
Elle reprit :
– Une bien déroutante transformation s'est
opérée en moi, ma mère, métamorphose serait plus juste. Vous y avez
grandement contribué et je vous en rends grâce. Mes anciennes sœurs
aussi. Les éprouvants événements des derniers mois n'ont pas été en
reste.
– Une métamorphose ? interrogea
l'abbesse.
– La légèreté, la futilité de mes jeunes
années ne me distrait plus. Ce sentiment égoïste mais bien
confortable d'être le centre de mon univers m'a abandonnée. Avec
lui s'est enfuie cette sensation que je ne parvenais pas à
identifier. Celle d'être seule en moi-même. Je n'ai découvert
l'étendue de ma solitude passée que lorsque d'autres êtres se sont
infiltrés en moi.
Plaisance de Champlois réprima un sourire. Elle
avait vécu une expérience similaire en arrivant aux Clairets à six
ans, en rencontrant madame de Normilly.
– C'est bien souvent l'effet que produit
l'amour, celui que l'on éprouve pour autrui.
– Il est vrai, approuva Alexia, luttant
contre une tristesse diffuse. Cela et une soudaine
vulnérabilité.
– Serions-nous parfois forts si nous n'étions
pas souvent vulnérables, ma fille ?
Un éclat de rire joyeux salua cette réflexion.
Durant un instant, Plaisance retrouva en Alexia la vitalité
brouillonne de Marie-Gillette d'Andremont.
– Ah ! Que ces discussions avec vous
m'ont manqué, madame ! D'où vous vient cette science des
cœurs ?
– Du cœur des autres, bien sûr. (Plaisance
osa enfin la question qu'elle retenait depuis le début de leur
conversation :) Vous portez-vous bien, ma fille ?
Véritablement bien ? Votre requête, bien que me procurant un
vif plaisir, m'étonne. Vous accueillir céans ? Pour quelle
impérieuse raison, quand le château de Mortagne doit offrir bien
davantage de confort que notre volontaire austérité ?
Une ombre voila le joli regard bleu en
amande.
– Il me faut réfléchir, madame ma mère. En
toute âme et en toute conscience, en tout cœur également, et je ne
le puis en sa présence.
Plaisance n'eut nul doute qu'elle faisait
référence au comte de Mortagne. Elle patienta. Un autre silence
s'installa, comme si les mots justes se refusaient à Alexia de
Nilanay.
– Tout s'est précipité à y perdre le sens.
N'est-ce pas une cinglante ironie, la façon dont la vie se charge
de rabattre notre caquet, de nous frotter le nez sur nos
erreurs ? Songez. J'ai qualifié mes années d'existence entre
les murs des Clairets de demi-mort. Tout m'y semblait figé. Je
désespérais de retrouver l'agitation du dehors, ses saisissements,
ses aventures. En bref, le temps s'étirait en longueur
d'intolérable façon. Une sorte d'indolore agonie. Et puis, tout
s'est accéléré, embrouillé au point que j'erre d'incertitudes en
anxiétés.
Sentant qu'Alexia ne parviendrait pas à avouer la
nature de son désarroi, Plaisance tenta de l'aider :
– Ne seriez-vous point aussi… charmée par
monsieur de Mortagne que je ne le pensais ?
Alexia de Nilanay ferma les paupières et leva le
visage vers le plafond bas.
– Trop. Bien trop, à l'évidence.
– Je n'ai pas eu le sentiment – bien au
contraire – qu'il vous comptait son affection. Sa terreur à
vous savoir en danger, sa précipitation et son courage à vous
secourir… tout indique un homme très épris.
– Je suis aussi certaine de son cœur que du
mien, murmura Alexia. Monsieur de Mortagne m'a demandée en
union.
Un peu égarée, l'abbesse s'enquit avec
douceur :
– Eh bien, mais alors… d'où vous vient cette
envie de retraite, cette tristesse que je sens en vous ?
– Il est homme d'extrême valeur, d'exception,
et mérite le mieux. Voyez-vous, ma mère, je ne suis pas certaine,
loin s'en faut, d'être de cette trempe-là. Je me suis tant égarée,
j'ai triché, je me suis laissé aimer avec complaisance sans jamais
me préoccuper d'aimer. Ai-je assez appris depuis ? Ai-je
véritablement changé ? Suis-je à la hauteur de ce que peut
légitimement espérer monsieur de Mortagne d'une épouse ? J'en
doute et l'effroi me saisit. Je dois y voir clair et je ne le puis
lorsqu'il est à mon côté. Tout se brouille alors, la tête me tourne
et ma raison s'effiloche.
Plaisance termina son gobelet d'infusion de
menthe, de verveine et d'angélique au miel, maintenant
refroidie.
– À dire vrai, je vous verrais bien de
« cette trempe-là », ma fille. Vos questions, vos
tâtonnements le prouvent. Tant se seraient jetées sur la magnifique
opportunité. Pas seulement par intérêt. Après tout, Mortagne est
fort bel homme, d'excellente réputation, de grande intelligence et
d'aimable humour.
– Je veux le meilleur pour lui, s'obstina
Alexia d'une voix presque inaudible.
– Vœu qui indique que vous êtes sans doute ce
meilleur. Quoi qu'il en soit, soyez la très bienvenue parmi nous.
Réfléchissez tout votre saoul. Cependant, méfiez-vous du temps.
Ainsi que vous l'avez dit, il file bizarrement entre nos murs. Il
émousse des contours qui devraient rester vifs. Gardez intactes
votre vivacité et celle de vos sentiments. Souvenez-vous : il
est bien fol de souhaiter évaluer la passion à l'aune de la raison.
Il est absurde de fixer le futur en le sculptant dans le passé. Que
savez-vous du futur, Alexia ? Vous puisez vos inquiétudes dans
un passé qui fut vôtre et que vous réprouvez. En d'autres
termes, s'il vous était donné de revenir en arrière, le passé que
vous construiriez aujourd'hui serait fort différent de celui
d'hier. Nous sommes aussi le fruit de nos erreurs, du moins pour
ceux d'entre nous qui les reconnaissent.
Un soupir lui répondit. Le soulagement se lut sur
le joli visage attristé qui lui faisait face.
– Je savais, madame ma mère, que ma venue ici
serait un réconfort. Voyez, quelques minutes en votre présence et
le brouillard qui m'environne depuis des semaines semble se
dissiper un peu.
La jeune femme s'étonna à nouveau. Comment une
jeune fille cloîtrée avait-elle pu accumuler tant de sagesse, de
perspicacité ? Il semblait à Alexia qu'elle était un livre
ouvert que Plaisance déchiffrait à la perfection, alors
qu'elle-même se perdait entre les lignes de sa propre vie.
– Adèle Grosparmi, ma nouvelle secrétaire, va
vous conduire en l'hostellerie où Marguerite Bonnel, qui fait
maintenant office de sœur hôtelière5, vous mènera à vos appartements. Faites-moi
l'honneur d'accepter de partager mes repas dans la galerie
supérieure du réfectoire. Je m'y sentirai moins seule jusqu'à
l'élection de notre nouvelle grande prieure et de sa sous-prieure,
élection qui j'espère ne tardera pas.
– L'honneur sera mien, madame ma mère. Le
plaisir également.
Plaisance accompagna la jeune femme jusqu'à la
porte de son bureau. Dans l'un de ses habituels élans de chaleur,
Alexia serra les mains de la jeune abbesse entre les siennes.
– Merci tant, madame.
En dépit du feu qui rugissait dans l'âtre du
chauffoir, Rolande Bonnel, sœur dépositaire6, grelottait de froid. Un froid
implacable qui rampait sous sa peau, sillonnait ses veines. Elle
butait depuis près d'une heure sur la même page de son registre de
comptes. La nausée lui montait dans la gorge, au point qu'elle
était sortie à deux reprises de crainte de dégorger sur les dalles.
Une envie de fuir, de se terrer n'importe où la secouait par
intermittence. Elle se détestait de sa lâcheté, de son incapacité à
faire face ou seulement à résister. Les histoires, les souvenirs ne
meurent-ils jamais ? Les cicatrices du temps persistent-elles
indéfiniment ? Elle trempa sa plume dans la corne à encre et
tenta de se concentrer. En vain. Un hoquet la secoua, ramenant dans
sa bouche une bile amère. Elle se rua à l'extérieur.
Une semainière7d'hostellerie avait conduit Alexia vers sa
chambre, précisant que sœur Marguerite la rejoindrait sous peu. Un
feu bienvenu rougeoyait dans l'âtre de la pièce de taille modeste,
aux murs repeints à la chaux, avec pour seuls meubles une
almaire8de bois clair, un lit et une
escame9. Un serviteur laïc avait
monté le maigre bagage d'Alexia de Nilanay. Par courtoisie pour ses
anciennes sœurs, elle avait tenu à ne s'encombrer que du minimum.
Elle avait dédaigné les vêtements d'apparat, les bijoux, le
nécessaire de dame d'ivoire et d'argent, cadeaux d'Aimery de
Mortagne à sa future.
Le comte, bien que les discutant pied à pied,
avait admis les arguments de sa mie justifiant son désir de
retraite. Toutefois, Alexia lui avait tu le plus sérieux, le peu
d'estime qu'elle éprouvait envers elle-même, pour n'insister que
sur le désordre de son esprit et la précipitation des événements.
Sans doute Aimery de Mortagne avait-il été un peu blessé, inquiété
par les atermoiements de sa dame. Il avait eu le bon sens et
l'élégance de passer outre. Il redoutait plus que tout le retour du
désert glacé qui avait recouvert sa vie au décès de sa bien-aimée
première épouse. Depuis tout ce temps, depuis cette éternité de
rongeante tristesse, seul le sourire d'Alexia était parvenu à faire
reculer un peu le néant. L'idée qu'elle pourrait s'éloigner lui
était intolérable. Il n'accepterait jamais cette deuxième mort. Il
avait été gorgé de mort, même lorsque le fantôme aimant de sa
tendre défunte venait l'apaiser au pire de ses cauchemars. Alexia
de Nilanay avait chassé l'ombre tenace qui collait à ses jours et à
ses nuits, elle avait ramené avec elle le goût de la vie. Il
voulait désespérément de cette vie qui l'avait fui tellement
longtemps. Aussi avait-il accepté la requête de sa future, certain
que rien ne lie davantage les êtres que la liberté de
choisir.
L'entrée fracassante de Marguerite Bonnel, sœur
hôtelière, tira Alexia de Nilanay de ses pensées. Ce n'est que
lorsque la moniale joviale se rua vers elle, mains tendues en
cordialité, que son visage lui sembla familier. Ce front un peu
bas, ces sourcils broussailleux presque rectilignes, ces yeux
affleurants d'un chaud noisette. À n'en point douter
Marguerite, bien que plus âgée, devait être de la parentèle de
Rolande Bonnel, leur laborieuse mais tenace sœur dépositaire. Chère
Rolande qui avait offert son amitié à Alexia, alors Marie-Gillette
d'Andremont, du temps de son séjour en ce lieu. Et sa protection,
bien qu'elle n'ait été que de piètre utilité. Une tendresse
inattendue envahit Alexia. Brave âme que celle de Rolande qui
comptait chaque fretin de l'abbaye comme si son sort en dépendait,
qui alignait les colonnes de chiffres avec un soin maniaque destiné
à faire savoir à toutes combien on avait eu raison de lui confier
sa charge.
– Ne seriez-vous pas parente de notre bonne
Rolande ?
Un sourire aviva encore le visage amène, bien que
sans grâce, de l'hôtelière.
– Si fait. Rolande est ma puînée10. Je suis de quinze ans son aînée.
Autant dire qu'elle m'a toujours considérée comme sa deuxième mère.
Lorsque Rolande a été élevée et a fait vœu de se retirer du monde,
j'ai moi-même choisi la paix du cloître. Quelles magnifiques années
de paix et de prière j'ai passées à Clairmarais11. Et puis, l'âge venant, les douleurs
de membres et de dos me rattrapant, j'ai souhaité me rapprocher de
ma seule famille, ma cadette. Ma bien-aimée mère abbesse a accepté
ma requête et mon transfert. Et me voici ! Assez parlé de moi.
Rolande ne tarit pas d'éloges à votre sujet. Votre gentillesse,
votre finesse d'esprit et votre délicatesse de langue…
– C'est qu'elle est fort généreuse en plus
d'être aimable. Sans doute en êtes-vous informée, j'ai gravement
menti à toutes. D'une certaine façon, je les ai trahies en me
faisant passer pour moniale quand je cherchais un refuge où me
terrer.
Le sourire mourut sur les lèvres de Marguerite,
qui hocha la tête d'un air douloureux :
– Oh, mon petit. Je sais tout cela. Que celui
qui n'a jamais péché vous jette la première pierre. Vous ne risquez
donc rien ! Qui dit de quoi nous serions capables si nos vies
étaient menacées, car c'est de cela qu'il s'agissait, n'est-ce
pas ?
– En effet.
– Eh bien, je vous l'annonce tout net :
ce serait folie de vous en tenir rigueur. Allons, assez de ces
vilains souvenirs. Rien qu'à leur narration, des frissons d'horreur
m'ont saisie. Dieu du ciel, quelles monstruosités vous avez toutes
traversées céans. Il faut nous appliquer à les effacer peu à peu.
Installez-vous, chère Alexia. None ne tardera pas, mais je vous
viendrai visiter ensuite afin de m'assurer de votre confort.
Elle disparut sur un rire de gorge.
Alexia aligna sur le lit étroit les vêtements
qu'elle avait choisi d'emporter pour leur modestie. Trois chainses
de soie, une folie, mais une folie si réconfortante à l'hiver. Une
robe de laine gris soutenu et son touret12assorti. Une autre, plus luxueuse,
d'épais cendal jaune safran retenue à la taille par une mince
ceinture orfévrée, avec sa housse13mi-longue de même matière, d'un vert
lumineux qui évoquait le printemps, son mantel à aumusse doublée de
loutre. Elle avait dédaigné la merveille de tiretaine14fourrée de zibeline, trop riche, trop
voyante pour ce lieu d'austérité. Nul bijou hormis la croix
d'améthyste retenue par une fine cordelette de cuir, cadeau des
deux filles du comte de Mortagne qui l'avaient accueillie avec une
joie non feinte, et sa bague de promise, une large émeraude en
forme d'amande bordée de perles grises qui lui couvrait toute la
phalange.
Cette mince occupation expédiée, elle s'installa
sur le lit, son esprit vaguant dans ses souvenirs. Quel étonnant
retournement. Elle avait détesté ce lieu, une geôle, au mieux, un
avant-goût du purgatoire à ses yeux. Une absolue incompréhension
l'avait conduite à se demander mille fois, cent mille, pourquoi des
femmes bien nées, de fortune et d'avenir souhaitaient s'y enterrer.
Dieu, certes ! Retrouver, suivre Dieu. Toutefois, selon
l'Alexia de l'époque, on pouvait également y parvenir dans le
confort, voire le luxe que la naissance vous avait réservé. Quelle
étrangeté ! Aujourd'hui qu'elle n'avait plus à s'y terrer,
aujourd'hui qu'elle avait le choix, elle se sentait bienvenue entre
ces murs rébarbatifs, apaisée, heureuse. Une sorte de tranquille
légèreté avait remplacé la pesanteur suffocante des dernières
semaines. Ne lui manquait, cruellement, qu'une chose, une chose
fondamentale : son amour, Aimery. Elle se souvint de tous ces
colifichets qui la ravissaient, ces rubans et ces épingles de
cheveux, de tous ces beaux atours devant lesquels elle se pâmait.
Était-elle devenue adulte sans même s'en rendre compte ? De
courtisane choyée et superficielle qui évalue sa séduction, donc sa
survie, à l'aune des onéreuses frivolités qu'on lui offre,
était-elle devenue une femme réfléchie et posée, une véritable
amoureuse ? Elle étouffa un rire : au fond, cet inattendu
sérieux, celui-là même qu'elle avait jadis jugé ennuyeux à périr,
lui allait comme un gant de belle facture.
Excédée à l'habitude, Agnès Ferrand, sœur
portière15, siffla entre ses dents :
– Encore une bévue ! Décidément, elle
les accumule, pesta-t-elle en songeant à l'abbesse.
Fort peu de chose rachetait la permanente
acrimonie de la sœur portière, l'envie qui lui rongeait les jours,
et ce penchant d'esprit qui la portait à soupçonner tous les autres
de mauvaiseté. Certainement pas son manque de charité et ce visage
revêche, aigu tel un museau de fouine où brillaient de petits yeux
noirs perpétuellement en mouvement. La rumeur prétendait qu'Agnès
Ferrand était l'un des innombrables bâtards d'un clerc parisien
pour lequel le pouvoir montrait quelque reconnaissance en plaçant
ses rejetons où il le pouvait.
L'objet de l'ire de madame Ferrand avança vers
elle en sautillant, un grand sourire édenté fendant son visage.
Durant un instant, elle eut l'effroyable pressentiment qu'il allait
la percuter de plein fouet et se recula d'un mouvement vif.
Répugnant, en vérité.
– Not'bonne sœur ?
La portière évita de détailler le gnome qui se
tenait devant elle, son crâne dégarni qui arrivait à hauteur de sa
taille, son visage disproportionné. Quant à ses petites mains
fortes, elles lui soulevaient le cœur. Deux nains et d'autres
monstres. Voilà ce que le stupide entêtement de l'abbesse leur
valait encore au prétexte de charité chrétienne. Ne pouvait-elle
dispenser sa charité à l'extérieur plutôt que d'infliger à toutes
la vision d'aberrations dont le Seigneur se détournait ?
– As-tu bientôt fini de meuler les clefs de
ce trousseau que je t'ai confié ? s'enquit-elle d'un ton
d'impatience.
– Oui-da, répondit Éloi, satisfait de son
travail.
Il lui tendit les clefs. Ce n'est qu'à cet instant
que la portière se rendit compte que les mains du nain étaient
couvertes de sang, tout comme le tablier de grosse toile qui
couvrait son ventre rond.
– Qu'est ceci ? s'exclama-t-elle.
Il haussa les épaules, un air guilleret sur le
visage :
– L'vivandier16a pas pu passer, rapport à la neige.
Not'bonne sœur pitancière m'a demandé d'égorger quelques poules. Un
bon bouillon gras au pain trempé… c'est pas d'refus par ce
temps !
Une moue de dégoût plissa les lèvres minces
d'Agnès. Elle récupéra le trousseau du bout des doigts et tourna
les talons. Ah ça, dès le demain, lors de la réunion du chapitre
qui devait décider du sort de ces déformés, elle ferait entendre
haut et clair sa totale réprobation ! Nul doute qu'elle ne
serait pas la seule. Les commentaires allaient bon train. D'abord
les lépreux, qui avaient failli toutes les égorger, et maintenant
cette autre lie de l'humanité. Pas humains. Au moins les lépreux
étaient-ils de vraies créatures divines atteintes par une maladie,
même si l'on pouvait y voir un dessein du malin. Mais ceux-là…
Quelle horreur ! Qu'inventerait ensuite cette sotte
d'abbesse ?
Éloi la suivit du regard, une lueur d'amusement
éclairant son visage. Il contourna les fours et la boulangerie et
se rapprocha d'une des porteries Mineures, celle des Fours.
Sidonie, sa cadette employée comme souillon17de cuisines, l'y attendait déjà.
– Alors ? s'enquit-elle.
Une expression à la fois narquoise et ravie sur le
visage, Éloi souleva sa tunique de laine bouillie. Une longue clef
pendait sur son torse.
– Je l'ai. La vilaine nigaude n'y a vu que du
feu. J'ai meulé deux clefs. La jolie princesse Claire va bientôt
rejoindre son palais.
Un sourire étira les lèvres de Sidonie qui
ajouta :
– Et nous allons nous charger d'le décorer
ainsi qu'y convient à une vraie princesse.
Une fois en l'abbatiale, Adélaïde Baudet, sœur
cherche, repéra sa proie, agenouillée au milieu de la croisée, face
au chœur, bras écartés sur les côtés et tendus, plongée en intense
prière. Elle réprima à grand-peine la bourrasque de colère qui
montait en elle et patienta jusqu'à l'apaisement de son cœur.
Adélaïde savait parfaitement que l'autre l'avait entendue arriver,
les dalles de pierre sombre renvoyant l'écho des pas. Pourtant,
elle feignait la plus profonde méditation. En dépit de l'habitude
qu'elle avait prise de ce genre de stratagème, la cherche s'en
offusquait encore. Notamment dans le cas de Blanche de Cerfaux,
dont les mines charmantes et dévotes ne la trompaient plus.
Toutefois, on n'attrape pas les mouches avec du vin aigre. Se
composant un masque avenant, luttant contre l'aversion viscérale
qu'elle se sentait pour les êtres telle Blanche, Adélaïde avança
aussi silencieusement que possible vers la novice. Elle
s'immobilisa à quelques pieds de son dos et attendit, se demandant
combien de temps durerait la mascarade de piété qu'elle servait à
son seul profit. Enfin, Blanche parut sortir de sa transe
d'adulation et tourna un visage illuminé vers la cherche.
– J'espère ne pas avoir interrompu votre
fervente prière, ma chère. Je m'en voudrais, attaqua Adélaïde d'un
ton dont la feinte amitié lui coûtait.
– Non pas, répondit d'une voix douce la
novice en se relevant. Aviez-vous besoin de mes services ?
Vous savez combien chaque aide que je puis offrir à mes sœurs me
ravit.
Lorsque madame Baudet plongea son regard dans les
yeux candides et affectueux qui la fixaient, elle eut le net
sentiment de se pencher au bord d'un gouffre sinistre et
insondable. L'espace d'un instant, alors qu'une sorte de déplaisant
vertige lui faisait tourner la tête, elle se demanda si son
imagination ne lui jouait pas un vilain tour. Elle se reprit et
déclara d'une voix douce :
– J'ai pensé à vous pour la semaine
d'abbatiale, ma chère Blanche. La fonction de supplette vous
conviendrait-elle ? C'est une tâche d'importance, bien moins
pénible que d'autres, mais qui requiert sensibilité et délicatesse.
Ainsi, en cette période hivernale, il vous faudra trouver quelques
élégants branchages afin de fleurir l'autel. Je sais que vous vous
en acquitterez avec zèle.
Si Adélaïde Baudet avait espéré surprendre une
moue de déplaisir chez la novice, elle fut déçue. Celle-ci lui
destina un sourire de bonheur et lança d'une voix gaie :
– Grand merci à vous, madame ma sœur. Quelle
magnifique semaine vous m'offrez là. Je vais m'y consacrer de toute
mon énergie et de tout mon cœur.
1 Écriture en vigueur
auxXIIe-XIIIe siècles. Réservée aux manuscrits
liturgiques.
2 À partir duXIIIe siècle,
écriture réservée aux actes, lettres, livres de compte, manuscrits,
etc. en langue vernaculaire. Il s'agit d'une écriture à boucles,
moins lisible que les deux autres.
3 Inventée à la demande de
Charlemagne, qui souhaitait une écriture rapide et nette, elle fut
utilisée entre leIXeet leXIIe siècle. La textura et la cursive
en sont dérivées.
4 Voir Monestarium, op. cit.
5 Sœur chargée des hôtes de passage
et des soins dont ils peuvent avoir besoin. Elle surveille la
propreté, les chandelles, la cuisine, le feu et la conduite des
invités dans l'abbaye.
6 Sœur chargée de tenir les comptes
de l'abbaye.
7 Moniale sans fonction fixe à qui
l'on attribue une tâche différente chaque semaine.
8 Armoire.
9 Sorte de tabouret bas, étroit,
souvent de forme triangulaire.
10 Née ensuite.
11 Marne. Abbaye de cisterciennes
fondée en 1222 et transférée à Reims en 1363.
12 Sorte de tambourin que les femmes
portent sur le crâne et qui sert souvent à maintenir le
voile.
13 Manteau sans manches.
14 Épaisse étoffe de laine, et plus
tard de coton.
15 Sœur qui détient les clefs de
l'abbaye et surveille les entrées et les parloirs.
16 Intermédiaire qui vend les
vivres.
17 Servante à laquelle sont réservées
les tâches les plus ingrates et pénibles.