Rue Saint-Jacques, Paris,décembre 1307, un siècle plus tard
En ce début de nuit, une neige fine mais tenace avait vidé les rues. L'aumusse1rabattue bas sur le front, baissant la tête, Jeanne de Signulles s'emmitoufla dans les pans de son mantel2doublé de loutre. Parvenue à quelques toises* de son but, elle se tourna vers le gens d'armes qui l'escortait dans le dédale des ruelles peu sûres de la capitale et ordonna d'une voix basse :
– M'attends ici. Je ne serai pas longue.
Il hocha la tête et se rencogna sous un porche pour se protéger de la neige, croisant les bras sur sa poitrine, pinçant ses mains engourdies sous ses aisselles.
De la même voix basse, plaisante et sans reproche, Madame de Signulles précisa :
– Allons, l'homme ! Que cherches-tu à me faire accroire ? Que si on te frotte le nez, seul du lait en sortira ? Pourquoi penses-tu que j'ai fait halte devant cette taverne ? demanda-t-elle en désignant d'une main gantée d'un bleu profond l'enseigne duChat Pêcheur. Va t'y réfugier et offre-toi un cruchon de vin. Je frapperai aux volets lorsque j'en aurai terminé. (D'un ton plus impérieux, elle insista :) J'ai bien dit un cruchon. À quoi me servirait une escorte à l'esprit échauffé par l'alcool ?
– Il en sera fait à vos ordres, madame. Grand merci.
La brute ne se fit pas prier plus avant et traversa la rue à grandes enjambées.
Jeanne de Signulles attendit qu'il disparaisse à l'intérieur du mastroquet.
Une angoisse, à laquelle se mêlait une excitation difficile à contenir, lui ravissait ses nuits depuis une semaine. Avait-elle tort ? Raison ? Elle s'apprêtait à prendre la décision la plus irréversible de sa vie, la plus lourde de conséquences. Au fond, avait-elle véritablement le choix ? Elle se décida et pressa le pas. Quelques toises plus loin, l'hôtel particulier dans lequel elle était attendue.
Un valet, muni d'une torche, planté au milieu de l'obscure cour pavée, les cheveux plaqués de neige fondue, l'attendait, une expression tout à la fois compassée et déconfite sur le visage.
Elle s'avança vers lui, toujours encapuchonnée jusqu'au nez.
– L'on vous espère, madame. De grâce, suivez-moi. Attention, les pavés de la cour sont parfois traîtres à qui ne les connaît pas, précisa-t-il d'une voix sans réelle alarme, indiquant assez qu'il servait cette mise en garde à tous les visiteurs de son maître.
Jeanne de Signulles se fit la remarque, presque distrayante, que quiconque l'apercevant, ombre furtive suivant une haute flamme vacillante, songerait qu'elle allait rejoindre une galante compagnie. Certes, elle allait très probablement se donner à cet homme qui l'attendait dans le vaste salon éclairé vers lequel on la menait. Toutefois, pas en amoureuse, pas même en courtisane, encore moins en catin. En investisseuse peut-être, ou alors en usurière avisée. Elle donnait afin de récupérer davantage. Bien davantage. La seule noblesse de la transaction qu'elle s'apprêtait à opérer tenait en bien peu de mots : chacun savait ce que l'autre apportait et ce qu'il attendait en échange. Nul ne serait berné. Un frisson de panique la hérissa lorsque le valet s'immobilisa devant la haute porte à deux battants. Il était encore temps de reculer. Non. Cela faisait plus d'un an qu'il n'était plus temps.
Un heurt contre la porte. Nulle permission de pénétrer. Le valet entrouvrit le battant et s'effaça devant elle, sans un mot, sans un regard. Il tourna les talons et s'éloigna, l'obscurité du long couloir l'engloutissant bientôt, n'épargnant que la flamme dansante de sa torche.
Elle rabattit son aumusse, découvrant une chevelure d'un cuivre doré, et poussa la porte. Elle avança de quelques pas, clignant des yeux sous la vive lumière qui cascadait de torchères, d'une multitude de candélabres.
Une voix grave, amusée, naquit du coin situé en diagonale.
– Votre pardon, madame. La lumière vous blesse-t-elle ?
– Je m'y habitue après la nuit du dehors.
Jeanne de Signulles tourna la tête en direction de la voix. Il était indiscutablement le plus beau spécimen de la gent forte qu'elle eût rencontré. Très grand, d'une minceur musclée que mettait en valeur son gipon3de velours noir, élégamment brodé au fil d'or, ses hautes bottes de fin cuir qui remontaient à mi-cuisses jusqu'à son haut-de-chausses4ajusté. Noirs aussi.
Quant à lui, la parfaite beauté de la femme le suffoqua à nouveau. Elle était au-delà de tout ce qu'il avait imaginé, rêvé. Elle était autre, chaque ligne idéale de son corps, de son visage servant à souligner la perfection d'une âme et d'un esprit. Il chassa la crainte qui se réveillait en lui. Elle ne serait pas comme toutes celles qui l'avaient un peu déçu, un peu ennuyé, un peu apitoyé. Elle ne serait pas comme Anne. Jamais. Il fallait qu'elle fût autre.
– De grâce, madame, installons-nous, devisons en amitié devant un verre de vin de Naples, proposa-t-il dans un sourire en désignant le charmant guéridon marqueté, poussé non loin de la cheminée dans laquelle rugissait un feu.
S'approchant d'elle, il tendit une longue main pâle et carrée qu'elle imagina aussitôt se fermant autour du pommeau d'une épée. Une large pierre noire, une intaille, de l'onyx, sans doute, couvrait la première phalange de son auriculaire. Jeanne défit le fermail5de son mantel qu'il plia sur son bras. Elle s'installa sur l'une des chaires6, sculptées de roses et d'iris, et ne remarqua qu'alors que les verres de cristal taillé avaient été remplis avant son entrée. Sans même qu'elle ne perçoive son mouvement, un déplacement d'air, un son, il était soudain assis en face d'elle.
– Monsieur…
– Chut… Buvons en silence complice. N'aimez-vous pas le silence ? Tant de choses superflues, voire ineptes, s'échangent au gré de nos mots. Au point que l'on y perd le sens, ne trouvez-vous pas ?
Un sourire, renversant. Il inclina la tête sur le côté, ses longs cheveux aile de corbeau, ondulés, balayant son épaule. Il porta son verre à ses lèvres, fermant les paupières. La trace humide, rouge sang, du vin épais et suave. Elle songea que si elle était amante et non usurière elle aurait adoré baiser son sourire, y récupérer le goût de ce vin qui lui montait déjà à la tête.
– Si fait. Mais il faut bien des mots pour sceller un… accord.
– Un pacte, voulez-vous dire ? Le mot vous effraierait-il ? Je ne le crois. Pas de vous.
Elle vida son verre d'un trait et le reposa. Il le remplit aussitôt. Le poids de ce regard sombre qui ne la quittait pas. L'ombre de ses cils, étonnamment fournis chez un homme, sur sa joue pâle. La puissance disciplinée qu'elle percevait dans chacun de ses gestes. Son souffle, parfois, bouche entrouverte, un souffle de nuit d'amants. Elle se fit la déplaisante réflexion que cet homme était son rêve. Celui de sa vie d'avant. Il y avait une éternité. Il y avait un an. Le sentait-il ? Probablement. Il semblait capable de déchiffrer la moindre de ses émotions. Elle n'en avait cure. Plus rien n'avait d'importance, hormis Aude.
– Je… J'ai hérité de mon père et de mon mari une assez jolie fortune et…
Il l'interrompit d'un geste, un air attristé sur le visage :
– Ah, madame, vous gâchez un moment précieux. Ils me sont comptés au point que je les révère et les savoure dans leurs plus infimes manifestations.
– Votre pardon, monsieur. Je pensais que…
– Vous pensiez en femme du siècle7. Pressée on ne sait par quelle obligation. Avez-vous remarqué combien les actes, les paroles qui nous semblaient fondamentaux, urgents perdent en importance, en netteté, avec le recul ?
Elle réprima un rire triste. Il venait de décrire sa vie en une simple phrase.
– Ajoutez à cela que je suis très riche. J'ignore ce que je possède. Je m'étonne parfois de recevoir le cens8sur une mienne terre de Toscane ou de Catalogne. Que ferais-je de votre argent ?
Un regard d'un bleu presque violet, dévasté, se leva vers lui.
– Que voulez-vous donc en contrepartie de votre… aide, secours ?
Il baissa les yeux, caressa son verre de l'index et déclara d'un ton étonné :
– Vous, bien sûr. Quoi d'autre ?
– S'agit-il de… Cela ne m'effarouche pas… je…
– Permettez que je vous arrête à l'instant, madame, avant que des propositions qui vous blesseront ensuite l'honneur – même si l'amour fut leur inspiration – ne sortent de votre bouche. Non, il ne s'agit pas d'une coucherie, ni même d'une liaison. Nous sommes, tous deux, bien au-delà de tout cela. Il s'agit d'un… comment dire… d'un accompagnement à jamais, même dans ces endroits que je fréquente parfois et qui sont par-delà l'effroi. Le prix vous paraît-il soudain trop élevé ?
– Aucun prix ne me rebute si… j'obtiens la contrepartie dont nous avons discuté.
– Vous l'aurez. (Il plissa la bouche, semblant hésiter.) M'aimerez-vous ?
– Le faut-il ?
– Nulle obligation. Disons que… votre amour me bercerait de l'illusion que tout… ceci avait quand même une utilité.
Les jolis sourcils cuivrés s'arquèrent. Elle demanda :
– En douteriez-vous ?
– Tant de temps. Une enfilade d'années qui ne m'a toujours pas fait entrevoir les réponses aux deux questions qui me hantent. Suis-je véritablement maudit ? Attend-on quelque chose de moi ? En d'autres termes, cette interminable attente est-elle une récompense ou une impitoyable punition ?
– L'immortalité vous pèserait-elle déjà, monsieur ?
– Il ne s'agit pas d'immortalité, plutôt d'une mort suspendue.
– Je m'en contenterai, répondit-elle d'une voix à peine audible.
– Avez-vous bien pesé le pour et le contre, madame ?
– Un poids, monsieur. Il n'existe qu'un poids sur les plateaux de la bilance9. Celui de la vie de ma fille Aude.
Le violet de son regard changea, devenant presque liquide.
Sans qu'elle sache comment, sans qu'elle se souvienne du moindre geste, il était à ses côtés, un genou à terre. Il prit l'une de ses mains entre les siennes, la considéra avant de déposer un lent baiser au creux de sa paume. Elle remarqua alors la gravure entaillée sur l'onyx de sa bague : un serpent enroulé, qui se mordait la queue. Il murmura contre sa peau :
– Jeanne… Nommez-moi Arnaud.
Elle baissa la tête vers Arnaud Amalric et déposa un baiser léger sur ses cheveux noirs.
1 Capuche doublée de fourrure.
2 Longue cape.
3 Sorte de pourpoint lacé sur le côté.
4 Culotte faisant office de pantalon, plus ou moins ajustée, portée par les hommes.
5 Agrafe, boucle qui ferme les vêtements, voire les livres. Fermoir.
6 Chaises, parfois fauteuils.
7 Au sens de société laïque.
8 Redevance payée au seigneur.
9 Du latin bilancia, de bi : « deux », et de lanx : « plateau ». Nous en avons conservé le mot « bilan ».