Abbaye de femmes des Clairets,Perche, février
1308, ce même jour
Ils s'étaient tassés dans la resserre où le
chapitre leur avait permis de s'installer. La modeste remise
flanquait les étables dont elle n'était séparée que par un mur de
hauteur d'homme. La chaleur des bêtes leur parvenait, leur odeur
apaisante les environnait.
Éloi sauçait avec soin le fond de son écuelle,
reprochant :
– Par c't'froid, l'temps qu'on r'vienne des
cuisines avec not'manger et tout a figé !
– Toujours à s'plaindre çui là, le rabroua
Sidonie avec tendresse. Estime-toi donc heureux que nos ventres
soient bien remplis, et avec des mets autrement plaisants qu'les
ragoûts de racines que nous r'filait c'te verrue de
montreur !
– Cette jeune dame marque un point, arbitra
Évrard en terminant son repas. Songe, Éloi. Il nous reste même du
pain alors que nous crevions de manque avant. La sœur organisatrice
des cuisines n'a pas omis de nous offrir ces délicieuses oublies.
Je me souviens d'en avoir mangé un jour. Il y a longtemps, ajouta
le jeune homme d'un ton désespéré.
– Avant qu'y t'balancent dans la forêt pour
qu't'y crève comme un rat ? lança Éloi qui savait que tel
n'avait pas été le sort d'Évrard. Mais le jeune homme avait tant
besoin de se raconter que tous prétendaient avoir oublié son
histoire pour l'entendre à nouveau.
– Avant, en effet. Toutefois, ils ne m'ont
pas abandonné en forêt, contrairement à Urdin. Ils m'ont offert à
un montreur de foire, un autre, qu'ils ont en plus rétribué d'une
belle bourse, tant leur soulagement était grand.
– Et comment qu'tu vivais ? s'enquit
Sidonie.
– Je vous l'ai déjà raconté.
– Tout juste, l'ami. Mais j'aime bien écouter
ton histoire, mentit la jeune fille.
– Je ne sortais jamais de la chambre de la
tour est. La porte en était verrouillée. C'était une jolie pièce,
bien chauffée à l'hiver. Cette femme, une très jolie dame, montait
souvent afin de m'enseigner la lecture et l'écriture. J'avais
ordre de remettre mes gants à cinq doigts avant qu'elle n'entre et
de ne les retirer qu'après son départ. Elle s'installait
toujours de l'autre côté de la petite table de travail,
pour ne pas risquer de m'approcher trop…
Tous avaient déjà entendu cent fois l'histoire
d'Évrard. Pourtant, tous lui prêtaient attention, feignant de boire
chacune de ses paroles, lui posant des questions parce qu'ils
savaient qu'il s'agissait du seul moyen qu'avait trouvé le jeune
homme d'atténuer un peu son chagrin.
– Et quand c'est que t'as compris qu'c'était
ta mère ? demanda Urdin.
– Au fur et à mesure des semaines, j'ai vu
son ventre s'arrondir. J'ignorais la raison de ce phénomène et m'en
suis informé. Elle m'a expliqué de ce ton plat dont elle usait avec
moi : « Je suis grosse, enfin. De ton frère, j'espère. Je
prie chaque soir afin que Dieu ne nous éprouve pas une seconde
fois. » Les mois passèrent. Un jour, ma mère ne vint
plus.
– C'était la délivrance ? l'encouragea
Éloi.
– En effet. Je ne l'ai jamais revue. Une
vieille servante, dont j'appris qu'il s'agissait de son ancienne
nourrice et de sa femme de confiance, la remplaça et me porta mes
repas, déposant mon écuelle en me scrutant tel un animal dangereux.
Quelques jours plus tard, comme je lui demandais pour quelle raison
elle semblait soudain rayonner d'allégresse, elle me lança avec
méchanceté : « C'est un mâle, bien vif et pas tordu,
celui-là ! C'est pas trop tôt. » Je ne sais pas… à sa
mine tout à la fois réjouie et mauvaise, je compris que quelque
chose de terrible allait m'échoir.
– Et ton père ? demanda Urdin.
– Je ne me rappelle pas l'avoir jamais vu,
sauf le dernier soir. Un homme très grand, puissant, qui ne m'a pas
dit trois mots. C'est lui qui m'a pris en croupe de son destrier.
Lui qui m'a conduit à la ville voisine où s'était installée une
foire. Lui qui a versé la bourse et disparu aussitôt. (Évrard
secoua la tête et avoua :) Mes bons amis, je sais bien que je
vous rase les oreilles à ressasser cette histoire, et vous sais gré
de l'écouter à nouveau en prétendant la découvrir. Toutefois,
hormis vous, à qui pourrais-je confesser que ces gens de haut ont
attendu de produire un second fils, sans difformité, pour se
débarrasser de moi ?
– Et tu n'les hais point ? s'indigna
Sidonie. Nous deux avec l'Éloi, on les noierait volontiers dans
leur merde, nos vieux ! Parce que, ces histoires de fées,
c'est des balivernes ! D'abord, les fées, ça existe pas et,
même dans le cas contraire, j'suis une fille1 ! Elles m'auraient pas
intervertie avec une rejetonne d'humaine si j'avais été une des
leurs, parce que les filles des fées sont toujours belles. Y a que
leurs garçons qu'elles changent, parce qu'y sont laids et mal
fichus à dégorger.
– Je ne les déteste pas. Ce ne sont pas eux
qui sont responsables. C'est ce vilain tour du sort. Bah, ce qui
est fait ne peut se défaire. Changeons de sujet. Je vous ai assez
assombris. Mille grâces pour votre attention amie.
Si, ce qui était fait pouvait parfois se défaire,
songea Urdin. Cependant, il ne leur avouerait jamais, en dépit de
la réelle affection qu'il éprouvait pour ses frères de misère. Il
allait changer le destin de Claire, grâce au marché qu'il avait
passé avec l'homme en noir.
Sidonie cherchait fébrilement un sujet de
bavardage plus léger, moins blessant, surtout. Elle s'accrocha au
premier qui lui traversa l'esprit :
– N'empêche, y a des sales carnes en ce lieu,
mais y a aussi des bonnes dames. Cette sœur Clotilde, justement.
J'suis sûr qu'elle rallonge nos rations, à cause qu'on travaille
dehors dans l'froid et qu'elle a du cœur. L'abbesse aussi. Qu'elles
soient bénies toutes les deux.
– Elles le sont, affirma son frère, d'un ton
convaincu. Pas comme cette vile crapaude. Ferrand la fouine !
Faut y prêter garde à c'te peste-là, j'vous l'dis. Elle mijote un
sale coup dans sa vilaine tête tordue.
– Comme quoi ? demanda Urdin.
– J'sais pas au juste, compagnon. C'que
j'sais, c'est qu'à chaque fois que je m'suis r'tourné aujourd'hui,
elle collait à mon cul, en furoncle qu'elle est. Pourtant, avant,
elle s'écartait au plus loin, comme si j'puais si fort que j'lui en
ôtais le souffle.
– En ce cas, intervint Évrard, nous devons
redoubler de prudence pour protéger Claire. Personne ne doit la
trouver.
– Tout juste, mon gars, approuva
Sidonie.
– Le premier qui touche à Claire, j'l'crève
comme le rat galeux qu'il est. Bonne sœur ou autre ! cracha
Urdin, soudain venimeux.
– Mieux vaut prévenir et se débrouiller pour
que nul n'apprenne sa présence en l'abbaye, le calma Évrard. La
meilleure solution consiste à surveiller à notre tour la portière
afin de lui couper l'herbe sous le pied.
L'homme-loup se tourna vers le nain et demanda
d'une voix tendue :
– Éloi, faut que j'la voie. J'sais que c'est
ton secret, mais faut que tu l'partages. J'peux pas passer par le
soupirail, j'suis trop grand et large. Où c'est que c'est, la
deuxième entrée ? supplia presque Urdin.
Le manque de Claire, de son sourire, lui faisait
parfois monter les larmes aux yeux. Pourtant, il l'avait vue,
l'avait serrée contre lui peu auparavant. L'enfante était devenue
au fil des mois son unique raison de continuer, de ne pas imiter
Évrard en mettant un terme définitif à une vie qui n'était que
peine et fureur. Dès qu'il la voyait, sitôt qu'il frôlait sa joue
ou son front, une douceur puissante comme une lame de fond faisait
taire en lui tout ce qui souffrait, tout ce qui hurlait. Il
respirait enfin. Il vivait enfin.
Le nain croisa ses bras musculeux sur son torse,
bouche froncée sur son silence.
– Allez… Qu'est-ce tu crois ? On sait
bien que t'es fortiche, depuis l'temps. On sait bien que t'es malin
comme pas deux. Tu peux bien leur dire, le gronda sa sœur avec
gentillesse.
Elle connaissait le secret du passage, l'ayant
emprunté afin d'aider son frère à meubler la chambre souterraine de
Claire. Le nain hésita encore un instant, puis se
décida :
– Bon… n'empêche, ça pas été facile de
l'découvrir. Fallait en avoir, là-dedans ! insista Éloi en
désignant son crâne dégarni du bout de l'index
– Nous nous en doutons, compagnon, puisque
nous n'y avons pas pensé un instant, le flatta Évrard.
Éloi se rengorgea sous le compliment. Toutefois,
il n'avait aucune intention de brader son succès et comptait en
savourer chaque miette. Aussi expliqua-t-il d'un ton de
conspirateur :
– Voilà comment qu'ça m'est venu. Donc,
j'découvre le soupirail et la salle située derrière. J'me dis qu'y
fallait être un rude crétin pour creuser et bâtir c'te pièce avec
pour seul accès une fente par laquelle pouvait passer qu'un enfant
ou un tout maigrelet. Et puis, j'cogite. Fallait bien que les
maçons, les charpentiers descendent et qu'y z'amènent leurs blocs
de pierre et leurs madriers. Y z'ont pas r'cruté une armée de nains
bâtisseurs, quand même, que j'me dis ! Donc, y a forcément une
autre issue, que j'en conclus, qu'a été condamnée plus tard.
Tous étaient suspendus à ses lèvres et Urdin
serrait si fort ses mains l'une contre l'autre que Sidonie voyait
ses articulations blanchir sous les longs poils. Rasséréné par
l'admiration de son auditoire, Éloi poursuivit :
– Ben, j'ai fouiné et j'l'ai trouvée. Tout au
fond de la salle. J'l'ai cachée derrière une tenture pour vous
faire une surprise. C't une paroi pivotante en pierre, que rien
distingue du mur, sauf les joints. J'en ai sué pour la faire
basculer, vu qu'elle avait pas servi de longtemps.
– Et alors ? demanda Urdin d'une voix
altérée.
– Alors mon gars, c't'un labyrinthe
là-d'ssous. Tu peux t'y paumer sans difficulté. Un p'tit boyau part
de la chambre de not'princesse et débouche dans l'avenue centrale
des souterrains qui courent sous toute l'abbaye. Ça pue comme en
enfer. Ça grouille de rats gros comme des lièvres. La merde de
tout' nos bonnes sœurs, qui chient comme nous autres, tombe des
canalisations des lieux d'aisance. Les eaux d'cuisine aussi. Ça
fait courant et ça emmène toutes les déjections vers l'putel.
J'suis arrivé jusqu'à la grille d'avant l'dit merderon. J'm'ai
pensé en moi-même que l'ouverture qu'elle protégeait était assez
grande pour permettre le passage des fameux charpentiers et maçons.
Sauf que tu patauges dans la merde jusqu'au torse, vu qu'c'est
assez pentu pour permettre un courant vers l'putel. Bon, pour vous
jusqu'à mi-cuisses. Personne qu'aurait tout son sens accepterait
d'progresser par là. D'autant qu'la grosse chaîne et les
vertevelles2qui maintiennent le verrou sont vieilles
comme la peau de mes fesses et qu'on les a pas changées, ni fait
fonctionner d'y a bien longtemps. Fallait donc chercher
ailleurs.
– Ça mon gars, des plus intelligents qu'toi,
j'en connais pas beaucoup ! s'exclama sa sœur en
ravissement.
– C'est vrai qu'suis pas nain de
c'côté-là ! approuva Éloi sans une once de modestie. Ça,
j'connais pas mal d'échassiers qu'en ont pas autant dans la
marmite !
– Éloi ! le gronda à nouveau sa sœur.
J't'ai déjà dit qu'on appelait « échassiers » que les
sans-bonté. Y a des grands, pas beaucoup, qui nous veulent pas de
mal. Y en a même qui sont bienveillants avec nous. Urdin, Évrard,
Claire, l'abbesse et la bonne pitancière sont pas
échassiers !
– T'as raison, frangine. Pas d'offense, vous
autres, et mille excuses.
– De grâce, poursuis, Éloi. Nous savons bien
que, pour vous, nous ne sommes pas de vilains échassiers, le
rassura Évrard.
– J'suis donc rev'nu sur mes pas. Sainte mère
de Dieu ! Ça puait à vous faire dégorger ! C'est là
qu'j'ai trouvé une deuxième issue, fermée, elle aussi, d'une lourde
grille. D'après mes estimations, elle conduit vers l'dortoir, ou du
moins dans l'escalier qui y mène. Ça veut dire qu'y faut monter
raide. J'vois pas des blocs de pierre et des madriers passer de
cette sorte-là ! Ça tournait dans ma tête. Je m'suis dit comme
ça qu'les moines redoutaient les attaques. C'est pour ça qu'y
creusaient des souterrains qui pouvaient les conduire dehors si
l'assaillant arrivait à pénétrer dans l'enceinte. J'ai encore
cherché et j'ai trouvé la troisième issue. Elle passe sous la
porterie des Fours. Elle débouche, en montée douce, à dix toises de
l'enceinte !
– Comment cela ? interrogea Évrard qui
ne feignait pas sa stupéfaction.
– Ouais, mon gars ! La sortie est
planquée dans un monticule de caillasses recouvertes de fougère et
de lierre. Rien d'autre. Tu rentres et tu r'sors à ta guise. J'me
demande si quelqu'un ici connaît encore l'existence de c'passage.
Du coup, puisqu'on a une clef de la porterie des Fours, celle que
j'ai meulée, ajouta Éloi pour ne rien perdre de son triomphe, on
peut sortir et s'enfourner dans l'boyau qui mène à Claire. J'veux
dire pour les grands qui passent pas par l'soupirail.
– C'est comme ça que t'as meublé sa
chambre ? J'me demandais comment qu't'avais pu faire passer ça
par c'te fente, s'enquit Urdin d'un ton d'admiration qui récompensa
le nain.
– Tout juste ! Avec l'aide de ma Sido.
Pauv'princesse. Fallait bien qu'elle vive dans d'belles choses.
Elle le mérite amplement.
– Ta main, ami, murmura Urdin en tendant une
patte velue qu'Éloi serra avec jolie cérémonie. J'sais pas comment
j'pourrais t'remercier un jour, vous tous d'ailleurs, mais
j'trouverai. J'peux t'dire, mon gars, que t'en as bien plus dans la
marmite que nous tous réunis !
Les deux autres approuvèrent d'un signe de tête.
Éloi tenta, sans grand succès, de dissimuler son extrême
satisfaction. Passé ce fugace mais jubilatoire moment de gloire et
parce qu'il était, justement, fort intelligent, il se souvint de ce
que tous lui avaient apporté. L'humilité le rattrapa, la tristesse
aussi :
– Ben, j'dis pas que c'est pas vrai, rapport
à la marmite. Toutefois, si j'avais pas dû m'occuper d'ma p'tite
sœur, si elle m'avait pas pris dans ses bras pour me câliner alors
que les autres me crachaient à la gueule, j'suis pas sûr que j'me
serais pas pendu à une branche d'arbre. J'te dois la vie, ma
Sidonie.
Elle essuya les larmes qui dévalaient soudain de
ses paupières et lui saisit la main pour la baiser en murmurant,
affolée :
– Mais t'es fou ! Meurs jamais, j'te
l'interdis. Qu'est-ce que j'deviendrais sans toi ? J'me pends,
moi aussi, ou j'me noie, si t'es plus là.
– C'est c'que j'dis, ma jolie. Et toi, Urdin.
J'suis fort mais pas rapide sur mes p'tites jambes. Et, si t'avais
pas été là pour piéger le gibier, on s'rait tous crevés. Même si
t'as surtout chassé pour Claire, tu nous as tous nourris, quand
l'autre verrue de montreur nous filait que d'l'eau claire aux
raves, en plein hiver. Et puis, il avait la trouille de toi. Alors,
y nous cognait moins quand la r'cette était pas bonne. Et toi,
Évrard. Mon gars, j'te dois mes seuls jolis rêves. Toutes les
belles histoires que tu connais, que tu peux lire, peuplées de fées
gentilles et d'princesse endormies. J'ai même rêvé une nuit que
j'étais un beau prince, transformé en nain par une sorcière.
Suffisait du baiser d'la princesse et j'redevenais moi-même. Pas
d'chance, j'me suis réveillé avant.
Un silence tissé d'amitié véritable, de chagrin,
d'espoir aussi, s'abattit. Nul ne chercha à le rompre. Il
s'agissait d'un beau silence. Un de ceux que l'on partage en moment
rare et précieux parce qu'il lie plus sûrement qu'une
déclaration.
Ils étaient ensemble. Ils étaient moins
vulnérables.
Vêpres* battait son plein. Un froid hérissant
semblait décidé à geler les voix qui s'unissaient en cantique.
Élise de Menoult, sœur chambrière, réprima le fou rire qu'elle
sentait monter dans sa gorge : Dieu devait se boucher les
oreilles pour s'épargner leurs couacs et leurs couinements
tremblotés. Il devait avoir à Sa disposition pléthore de chants
angéliques d'une indicible beauté. Quelle punition pour Lui de
S'infliger les disharmonies de Ses filles, certes pleines de bonne
volonté et débordantes de foi, mais dont les fausses notes à
répétition, aggravées par la froidure qui anesthésiait les gorges,
pouvaient difficilement s'apparenter à un chant mélodieux, même
avec la plus extrême indulgence. Elle s'admonesta pour ce qui
n'était, à l'évidence, que des réflexions déplacées en un lieu
saint et s'encouragea au sérieux.
L'aménité, l'alacrité d'Élise étaient de notoriété
commune et fort peu de choses paraissaient capables de les tarir.
Élise avait choisi le couvent onze ans auparavant, alors qu'elle
n'était âgée que de seize ans, afin d'échapper à une union décrétée
par son père, union qu'elle n'avait pas eu la hardiesse3de refuser. Le gendre accepté par
monsieur de Menoult, en dépit du nombre impressionnant de
prétendants qui avaient requis la main de la ravissante Élise avant
lui, avait quarante ans de plus qu'elle. Il souffrait d'une
écœurante maladie d'épiderme qui lui cloquait la peau en pustules
sèches, lui donnant l'aspect peu ragoûtant d'un vieux batracien. De
surcroît, son souffle empestait à une demi-toise, au point qu'Élise
tournait discrètement la tête dès qu'il lui adressait la parole.
Ces défauts, de piètre importance aux yeux de monsieur le père
d'Élise, avaient été tout à fait balayés par la colossale fortune
que le futur se proposait de mettre au service d'un beau-père de
vingt ans son cadet, ruiné par de calamiteux investissements, que
seuls son emportement en toutes choses et son peu de bon sens
expliquaient. Élise était heureuse depuis onze ans. Elle ne
craignait plus rien entre ces murs, et la compagnie permanente de
Dieu la comblait. La nomination de Plaisance de Champlois à la
fonction d'abbesse avait conforté cette paix intérieure qui ne la
quittait pas. Son amitié et son admiration pour sa très jeune mère
ne faiblissaient pas, bien au contraire. Certes, Élise eût fait une
admirable épouse, une amante attentive et une mère dévouée, avec
autant de satisfaction et de joie. Dieu en avait décidé autrement,
voilà tout. Certains aigris se plaisent à penser que le parfait
bonheur ne vient qu'aux imbéciles. Ils se trompent. Élise possédait
une rare finesse d'esprit et, de fait, elle était heureuse.
À ses côtés, la difficile Agnès Ferrand, sœur
portière, y allait de criaillements fort déplaisants qui n'étaient
pas sans évoquer la crécelle de ces lépreux dont elle avait tant
réprouvé la venue.
Quelque chose, un détail presque imperceptible
troublait Élise depuis un moment. Le très inhabituel contentement
qu'elle percevait chez sa voisine. Elle la connaissait bien et s'en
méfiait encore davantage. Ce qui satisfaisait Agnès ne pouvait que
déplaire aux autres.
Élise se débrouilla donc pour sortir juste
derrière la portière après l'office et la rattrapa pour passer son
bras sous le sien. Cette marque d'affection surprit tant Agnès
Ferrand qu'elle sursauta et dévisagea Élise comme si elle se
demandait quel répugnant animal s'accrochait à sa manche.
– Je vous vois d'humeur si guillerette que
j'en suis soulagée, commença Élise de Menoult avec un large
sourire.
L'autre se renfrogna et plissa les yeux de
défiance.
– Euh… Non pas. C'est l'élévation de notre
foi collective qui me porte, rétorqua l'autre.
Essaie de faire gober cette faribole à des œufs,
songea Élise en insistant :
– Votre bonheur à entonner les cantiques m'a
ravie.
Le naturel rattrapa madame Ferrand qui claqua le
bec de la chambrière d'un très sec :
– C'est qu'alors vous n'avez pas
d'oreille !
Elle tourna les talons et la planta là. La
gentille Élise de Menoult ne fut pas dupe. Cette
haridelle4revêche cachait quelque chose. Elle en aurait
le cœur net.
L'abbesse avait convié Alexia de Nilanay et Mary
de Baskerville à se joindre à elle pour partager son souper, servi
dans la galerie qui surplombait la grande salle de réfectoire. Un
silence embarrassé régnait, aucune des trois femmes ne trouvant de
sujet de conversation approprié, c'est-à-dire assez inoffensif pour
être partagé en public.
Après la porée verte maigre5, une supplette de cuisines servit les
truites marinées au vinaigre, accompagnées d'une sauce au raisin
noir. Elle se retira après une courte révérence.
Alexia étudiait Mary de Baskerville à la dérobée.
Les réactions de l'apothicaire la sidéraient. Lorsque, à la demande
de Plaisance de Champlois, Alexia avait conté un peu plus tôt à
l'Angloise la conversation qu'elle avait surprise par le conduit de
cheminée, celle-ci l'avait considérée telle une bécasse qui
débiterait des billevesées. Au point qu'Alexia avait commis la
maladresse de se justifier en insistant d'un peu
subtil :
– Je vous l'assure. Ce furent leurs mots
mêmes !
– Oh, je me doute que vous ne cherchez pas à
nous escobarder6, avait rétorqué l'apothicaire d'un petit ton
supérieur qui avait fort déplu à madame de Nilanay.
Hermione de Gonvray, qui dînait en bas, et
poussait les filets de son poisson du bout de sa cuiller, incapable
de se résoudre à avaler une bouchée, avait été en dessous de la
vérité : madame de Baskerville n'était certes pas aimable.
Elle était même carrément déplaisante. D'autant qu'elle n'avait pas
été d'une grande aide et qu'Alexia attendait toujours d'être témoin
de la vaste intelligence que lui avait prêtée Hermione. En effet,
l'Angloise n'avait pas daigné commenter les informations que lui
révélait Alexia, se contentant de hochements de tête bien
vagues.
Elle n'était pas plus diserte ce soir, son regard
myosotis balayant le vaste réfectoire.
Leur mutisme pesait-il à la jeune abbesse ?
Toujours est-il que Plaisance s'éclaircit la gorge et
lança :
– Eh bien, je me rallie à vos arguments. Il
est vrai que l'épaisse neige qui nous environne empêche tous
déplacements, surtout de chariots. Hermione de Gonvray, dont vous
avez toutes deux plaidé la cause avec flamme et obstination,
demeurera donc en nos murs jusqu'à la fin de l'enquête que conduit
madame de Baskerville. Agnès Ferrand partira, quant à elle, dès que
les éléments le permettront.
– Agnès Ferrand quitte les Clairets ?
Madame de Baskerville devient enquêteur ? interrogea
Alexia.
L'intéressée tourna son dérangeant regard vers la
jeune femme et s'enquit d'un ton ironique :
– Penseriez-vous avoir plus d'aptitude que
moi pour mener cette tâche à bien ?
Alexia ne tergiversa qu'une seconde :
– Madame, outre que votre suffisance n'est
pas à votre honneur, je n'ai nul besoin de vous afin d'apprécier
mes capacités et leurs limites. Ce point précis semble nous
départager… et il n'est pas en votre faveur !
Le camouflet, lancé d'une voix calme, porta. Le
rouge enflamma les joues blêmes de madame de Baskerville, telle une
vive brûlure qui lui gagna le front et descendit jusqu'à son cou.
L'Angloise prit une longue inspiration et Alexia se prépara pour la
vexation qui allait suivre afin de laver l'affront subi par la
nouvelle apothicaire. Au lieu de cela, un mince sourire étira les
lèvres pâles de Mary qui déclara en se penchant vers
Alexia :
– Votre regard, madame. Donnez-le moi et ne
le détournez pas tout le temps que vous nous répondrez.
Interloquée, madame de Nilanay hocha la tête en
signe d'acquiescement. Plaisance, surprise elle aussi, se tenait
coite.
– Une de vos anciennes sœurs manque.
Laquelle ?
Alexia répondit sans même réfléchir :
– Rolande Bonnel, sœur dépositaire. Je
suppose que notre mère l'aura dispensée de présence afin de lui
permettre de terminer son ouvrage.
Ce fut au tour de madame de Baskerville de
manifester de l'étonnement. Plaisance, scrutant le réfectoire,
s'exclama soudain :
– En effet, Rolande n'est pas parmi nous… Et
non, elle ne m'a pas informée…
Les trois femmes se considérèrent. L'abbesse se
leva et murmura :
– Je m'alarme peut-être bien prématurément.
Toutefois, je préfère que nous nous assurions aussitôt que… Enfin,
ma réaction est sans doute excessive…
– Elle est, au contraire, assez cohérente à
la lumière des derniers événements, rectifia Mary d'un ton détaché.
Allons la chercher. Ma mère, peut-être serait-il souhaitable que
vous rassuriez auparavant vos filles. Nombre d'entre elles nous
regardent.
Plaisance s'approcha de la rambarde de pierre et
lança d'une voix forte au réfectoire.
– Il nous faut nous absenter. Poursuivez
votre repas en grande paix et en méditation, mes filles.
Elles avaient visité l'abbatiale, la salle
capitulaire, le chauffoir, les étuves, la bibliothèque, la salle
des reliques et même le grand dortoir des moniales, pressant
progressivement le pas. Rolande demeurait introuvable. Alexia,
qu'une sourde angoisse tenait, proposa :
– L'abbaye est si vaste, et la nuit ne rend
pas nos recherches aisées. Séparons-nous et répartissons-nous la
tâche.
Plaisance approuva d'un signe de tête, son fin
visage tendu, et ordonna :
– Que madame de Baskerville prenne le
sud-ouest, le noviciat, l'infirmerie et même les étables et les
poulaillers sans oublier les pressoirs, quoi que je doute que
Rolande s'y trouve. Vous, Alexia, visitez le sud-est, le cloître de
la Madeleine, la laverie, la chapelle Saint-Augustin, quant à moi,
j'oblique vers le nord-ouest et me réserve le scriptorium, les
cuisines, les celliers et les caves. Retrouvons-nous ensuite toutes
les trois… toutes les quatre dans le chauffoir. Il y règne une
douce tiédeur qui nous permettra de patienter en relatif confort
jusqu'au retour des autres. Je tancerai Rolande, ajouta-t-elle avec
une feinte fermeté.
Mary de Baskerville se fit la réflexion que
l'abbesse tentait d'exorciser son inquiétude en invoquant un futur
faste. Quant à elle, un sombre pressentiment ne la quittait
pas.
Elles se séparèrent sans un mot, chacune se
dirigeant à la lueur de son esconce, petit point lumineux vite
dissout par les ténèbres.
Mary de Baskerville ressortit du noviciat. Une
très jeune fille, impressionnée par l'identité de la visiteuse en
cette heure déjà tardive, lui avait affirmé que leur sœur
dépositaire n'était pas passée de la journée. Désireuse d'offrir
son aide, elle avait même proposé de joindre ses efforts aux leurs
afin de trouver Rolande. Madame de Baskerville, touchée par l'émoi
et la gentillesse de la novice, avait souri avec chaleur pour la
première fois depuis son arrivée et décliné la proposition avec
tact.
Mary contourna le bâtiment et déboucha devant la
babillerie. Une sœur écolâtre la reçut.
– Oh, mais nous ne voyons jamais notre bonne
Rolande céans, ma sœur. La babillerie n'a pas de compte propre.
Tout nous est fourni par le cloître Saint-Joseph.
Une fois ressortie, l'apothicaire hésita, puis se
décida pour l'herbarium, certaine qu'elle n'y trouverait pas la
dépositaire. Au fond, Mary n'espérait plus qu'une chose : être
la première à découvrir le cadavre de Rolande Bonnel afin
d'épargner l'affreuse surprise aux deux autres. Elle s'y prépara.
La mort ne l'effrayait pas. Elle l'avait frôlée cent fois de très
près.
La vaste salle du scriptorium était verrouillée
pour la nuit. Se levant sur la pointe des pieds, Plaisance scruta
par les fenêtres les formes confuses des scriptionales7. Hormis le bureau de l'abbesse, le
scriptorium était le seul lieu de l'abbaye protégé de vitres, fort
rares et dispendieuses, cela afin de garantir le maximum de lumière
aux sœurs copistes et d'éviter que l'encre ne gèle dans les cornes
de bœuf à l'hiver. Rien. Nulle lumière à l'intérieur. L'endroit
était désert. Désespérément.
Plaisance de Champlois tenta de juguler l'émotion
qui l'étreignait, d'étouffer l'affreuse intuition qui s'imposait
peu à peu à elle. Non ! Il n'était rien survenu de fâcheux à
Rolande. Sornettes ! Les larmes lui montèrent aux yeux
lorsqu'elle se revit, retenant son agacement et les réprimandes qui
lui venaient quand sa fille insistait, piétinait devant son bureau,
désignant des chiffres d'un index accusateur, bien décidée à ne pas
lâcher prise tant que l'abbesse n'aurait pas vérifié, si possible à
l'instant, ce qu'elle avançait. Le souffle lui manqua. Elle pensait
déjà à Rolande comme si cette dernière était trépassée ! Elle
se sermonna. En vérité, sotte qu'elle faisait ! Elle avança
d'un pas vif vers les cuisines, glissant parfois sur la neige
tassée.
Le judas de la porte du cloître de la Madeleine se
souleva enfin en réponse aux coups de poing qu'assénait Alexia de
Nilanay contre le panneau. Une portière laïque, au regard peu
amène, cria :
– C'est bientôt l'coucher !
La jeune femme rétorqua d'un ton sec :
– Inutile de perdre votre temps en me
rappelant les évidences. Je les sais aussi bien que vous. Sur ordre
de l'abbesse, nous cherchons la sœur dépositaire Rolande Bonnel.
L'avez-vous vue céans ?
– Nan. Personne est venu depuis l'matin. Ça,
c'est pas les visites d'elles autres les chastes qui nous
étourdissent ! D'toute façon, la dépositaire, j'la connais. Ni
bonjour ni bonsoir quand elle débarque pour vérifier un compte de
la Madeleine !
– Si les sœurs repentantes sont aussi
avenantes que vous, il n'y a pas raison de s'en étonner !
lança Alexia en tournant les talons.
Sa colère s'atténua lorsqu'elle songea qu'elle
devenait aussi affable que madame de Baskerville. Ah non !
Tout, sauf ressembler à cette harpie. Elle devait amèrement
regretter son vœu.
Elle poussa le battant de la petite chapelle
Saint-Augustin. On n'y célébrait pas les offices et ce lieu de
prière était devenu le havre de celles qui cherchaient un peu de
solitude afin de se mieux recueillir. De taille modeste, construit
selon un plan centré et surmonté d'un dôme de faible hauteur,
l'édifice avait toujours charmé Alexia durant son involontaire
séjour aux Clairets, bien plus que l'impérieuse abbatiale
Notre-Dame. On s'y sentait la bienvenue, comme si les sombres
pierres de grison vous avaient attendue, espérée presque. Alexia,
du temps où elle se nommait Marie-Gillette d'Andremont, avait
trouvé en ce lieu un apaisement mâtiné d'un sentiment bien moins
honorable : une petite revanche. Ici, elle était en paix. Ici,
on ne la tançait pas pour ses manquements ou son esprit trop vif.
Ici, même l'odieuse Adélaïde Baudet ne venait pas la débusquer afin
de lui confier une nouvelle corvée.
Tendant son esconce devant elle, elle longea le
déambulatoire intérieur et se rapprocha de l'autel.
Sur le coup, elle se crut plongée dans un
cauchemar. Pétrifiée, elle fixa l'effarante scène, incapable de lui
donner un sens. Rolande Bonnel était allongée sur le sol, les deux
bras écartés du corps, baignant dans une mare de sang rouge vif.
Décapitée. La tête de la sœur dépositaire avait été posée à côté de
son épaule droite. Alexia détailla le crâne rasé, les sourcils
bruns en broussaille. Victime d'une sorte de transe qui l'empêchait
de comprendre ce qu'elle voyait, elle remarqua la large plaie
sanglante qui s'ouvrait à l'arrière de la tête décollée. Rolande
avait été frappée, tout comme Blanche, derrière le crâne.
Toutefois, une seule idée obsédait Alexia. Elle chercha
frénétiquement du regard. Où donc était passé le voile de son
ancienne sœur ? Soudain, sans même l'avoir voulu, elle se rua
vers la porte de la chapelle, lâchant son esconce dans sa fuite, et
parvint à ne dégorger qu'une fois dehors. Secouée de spasmes et de
hoquets, les larmes trempant ses joues, elle retint le hurlement
qui obstruait sa gorge. Elle se contraignit à inspirer bouche
ouverte l'air glacial de la nuit. Une violente quinte de toux lui
coupa le souffle et elle se laissa tomber à genoux dans la neige,
insensible à la morsure du froid qui remontait le long de ses
jambes. Elle gémit une prière, ressassant sans trêve la même
supplique :
– Mon Dieu, je vous en supplie,
accueillez-la. Que notre brave Rolande repose en très grande paix…
Mon Dieu, de grâce, accueillez-la. Qu'elle repose en très grande
paix… Mon Dieu, accueillez-la. Qu'elle repose en très grande
paix…
Enfin, elle put crier, meurtrissant la neige de
coups de poing féroces :
– C'est injuste ! Si
monstrueux !
Combien de temps resta-t-elle là,
agenouillée ? Elle n'aurait su le dire. Quelques secondes, une
heure ? Une éternité, de cela elle était certaine.
Alexia de Nilanay se redressa. Une insoutenable
fatigue lui coupait les membres. Elle avança péniblement, levant
haut les pieds afin de les dégager de la neige. Une dense obscurité
l'environnait, à peine trouée par la lueur blafarde d'une lune
complice de sinistres nuages. Elle longea le bâtiment des étuves,
frôlant le mur de pierre comme s'il demeurait son seul ancrage dans
ce monde de ténèbres et de mort. Sans même s'en rendre compte, elle
marmonnait inlassablement :
– Je Vous en prie, faites qu'elles soient
déjà dans le chauffoir, faites qu'elles m'y attendent. Je ne veux
pas… Je ne peux pas y penser en solitude… Que se passe-t-il à la
fin ? Le diable ? Pire ?
Le chauffoir était désert. Grelottante, Alexia
alluma toutes les torches afin de repousser l'hostilité des ombres
et se rapprocha autant qu'elle le put de l'âtre dans lequel
flambait un feu qui ne mourrait qu'aux jours de douceur. Un
serviteur laïc était chargé de l'alimenter après complies. Ne pas
penser. Interdire à la vision de s'imposer à elle. Cesser de revoir
le cadavre mutilé de Rolande. Inventer un joli conte.
Une jeune fille un peu écervelée avait un jour fui
le pesant ennui de la ferme familiale qui se cramponnait à
l'arrogance disparue de ses deux tours carrées. Un homme, puis
d'autres l'avaient charmée. Et puis, un jour, un gentil chevalier
espagnol l'avait enlevée et menée vers un pays de lumière et de
chaleur. L'odeur des amandiers. La tiédeur insolente du soir.
Alfonso de Arévolo s'effondrant, une dague au manche orfévré
plantée dans la gorge.
Cessez. Cessez aussitôt. Un joli conte.
Joli !
Une jeune femme, qui n'était plus si écervelée,
avait rencontré un jour un prince aux yeux gris qui se mouvait avec
la grâce d'un acrobate. Puisqu'il faut des miracles, le prince
s'était épris de la jeune femme. Quant à elle, elle aurait donné sa
vie afin de lui plaire toujours, tant elle l'aimait. Or, cette tête
de bécasse avait exigé de revenir aux Clairets afin d'y réfléchir
et surtout d'être certaine qu'elle méritait la passion de son beau
prince…
Une main frôla le mantel qu'Alexia serrait contre
elle. Elle tourna la tête, affolée.
– Je ne l'ai pas trouvée, annonça Mary de
Baskerville.
Il sembla à Alexia que son ton avait perdu de sa
dureté.
– Moi si, murmura-t-elle.
– Elle est décédée.
Il ne s'agissait pas d'une question.
– C'est… au-delà de Blanche de Cerfaux.
Faudra-t-il que je vous conduise ou suffira-t-il que je vous
désigne le lieu… l'abattoir, devrais-je dire ?
– Attendons notre mère. Nous procéderons
ainsi qu'elle l'ordonne. Toutefois, l'indéniable sens de
l'observation dont vous avez fait preuve, à ma plus grande
surprise, un peu plus tôt lors du dîner, peut nous être
utile.
– Me prenez-vous véritablement pour une
balourde de cervelle ? demanda Alexia d'un ton las, et quoique
la réponse lui fût maintenant égale.
– Je prends tout le monde pour des benêts,
jusqu'à démonstration du contraire.
– Il est parfois fort inintelligent et
dangereux de mésestimer les gens, notamment ses ennemis.
– Pas dans mon cas, puisque je prends
également tout le monde pour de possibles malfaisants. En d'autres
termes, je me méfie de chacun.
– Voilà qui manque de charité, ne
trouvez-vous pas ? rétorqua Alexia, au fond soulagée par cette
conversation qui l'entraînait hors la chapelle
Saint-Augustin.
– Certes pas. La charité consiste à donner, à
excuser, à pardonner, pas à s'aveugler. Selon moi, l'aveuglement
est un blasphème. Dieu nous a offert la lucidité, l'intelligence.
Refuser de s'en servir revient à L'insulter. (Soudain ragaillardie,
elle conclut d'un ton enjoué :) D'autant qu'il s'agit du
meilleur moyen pour se faire occire !
– Vous traitez avec une déplaisante légèreté,
que dis-je, une désinvolture déplacée, le décès d'une de vos sœurs.
Rolande était un être de bienveillance. Sans doute avait-elle des
imperfections mais je ne l'ai jamais prise en défaut d'âme ou de
bonté.
– Permettez-moi de rectifier : vous ne
connaissiez ni Blanche, ni Rolande, pas plus que vous ne me
connaissez. On ignore tant des autres, même de ceux que l'on côtoie
jour après jour. Au demeurant, on passe le plus souvent à côté de
soi-même.
– Il s'agit d'une jonglerie de
mots !
– Non pas. C'est le fruit d'une longue
expérience.
– Je nous crois du même âge.
– Nos muscles, notre peau, notre sang ont le
même âge. Mes yeux et mon esprit sont millénaires.
– Vous êtes d'une rare prétention, en plus du
reste. Avec votre pardon, je préférerais que vous vous taisiez.
Rolande est…
Elles furent interrompues par l'entrée de
Plaisance de Champlois. La mine défaite, frigorifiée au point que
ses dents claquaient, l'abbesse avança d'un pas lourd. Alexia
s'écarta afin de lui permettre de se réchauffer devant le feu. Mary
de Baskerville la devança :
– Madame de Nilanay a retrouvé notre sœur
dépositaire. Assassinée.
Plaisance ferma les yeux et se cramponna des deux
mains au manteau de la cheminée. La jeune fille baissa le front,
comme si elle cherchait ses mots très loin au-dedans d'elle. D'une
voix rauque, paupières toujours closes, elle décida :
– Qu'un serviteur laïc aille quérir à
l'instant Hermione de Gonvray.
Mary de Baskerville sortit aussitôt afin de héler
au service.
Un silence dévasté réunit Plaisance et Alexia. Un
de ces silences durant lesquels on ne cherche pas même ses paroles
parce qu'elles ne signifient plus rien qui vaille d'être
énoncé.
La nouvelle apothicaire réapparut. Butant sur les
mots, l'abbesse avoua :
– Je… Je vous remercie, ma fille, madame de
Nilanay, de votre présence à mes côtés, de… votre appui. À ma
grande honte, je me serais sentie effroyablement solitaire et
déficiente sans vous.
Mary de Baskerville sidéra Alexia de Nilanay en
déclarant d'un ton ami :
– Ma mère, votre humilité vous honore.
Toutefois, votre honte est injustifiée. La véritable force ne se
déclare pas. Elle se prouve dans les pires situations. Nous sommes
fortes parce que nous puisons notre puissance, notre résistance
dans le besoin qu'en ont les autres. Nous ne survivons pas sans les
autres. Nous nous aplatissons à la manière de feuilles mortes,
destinées à la prompte dissolution. Certes, nous rejoindrons nous
aussi l'humus. Pas sans avoir lutté lorsque de nécessaire,
cependant !
Plaisance se redressa et les considéra tour à tour
avant de confesser :
– Eh bien, je me sens telle une fragile
feuille morte. C'est… Ce sera horrible, n'est-ce pas ? demanda
la jeune fille à Alexia.
Celle-ci se contenta de répondre d'un hochement de
tête. Mary intervint :
– Madame de Nilanay souhaiterait être
dispensée de revoir cette ignominie.
– Je puis le comprendre…, commença l'abbesse
avant d'être interrompue par Alexia.
– Je… je ne peux me dérober de la sorte. Ce
serait indigne. Rolande m'avait offert son amitié. Elle mérite, à
tout le moins, mon courage.
Hermione de Gonvray pénétra dans le chauffoir,
l'air incertain. Plaisance relata pour elle la macabre découverte
de madame de Nilanay, en termes brefs, presque secs. L'apothicaire
gémit :
– Dieu du ciel !
– Le… C'est dans la chapelle Saint-Augustin,
intervint Alexia.
Les quatre femmes sortirent, Mary de Baskerville
ouvrant la marche, une torche à la main. Lorsque les doigts gelés
d'Hermione de Gonvray enserrèrent ceux de Plaisance, celle-ci
soupira de réconfort. Hermione lui avait tant manqué, sa sagesse,
sa force d'âme, puisque l'abbesse s'était contrainte à imaginer sa
fille – son fils – déjà ailleurs afin de ne pas trop
souffrir de son départ. Thibaud de Gonvray devrait quitter les
Clairets, c'était inévitable, mais cette neige obstinée, les
insistantes requêtes d'Alexia et de Mary offraient à la jeune
abbesse une légitime excuse pour retarder une séparation qui la
blessait déjà.
Alexia de Nilanay se tassait en elle-même,
regroupant ses forces afin de résister à l'impensable. Mary de
Baskerville ralentit le pas. Lorsque la jeune femme la rejoignit,
elle lui offrit son bras. Madame de Nilanay n'hésita pas. Cette
femme était, à n'en point douter, désagréable, arrogante mais elle
était alliée. Surtout, elle était robuste, autant qu'Hermione.
Peut-être davantage.
– Doux Jésus, chuchota Plaisance en
découvrant la scène.
L'abbesse se signa, imitée par les autres
femmes.
– Comment se peut-il… ? commença
Hermione sans parvenir au bout de sa phrase.
Mary de Baskerville tournait autour du cadavre
décapité allongé au sol, bras écartés du corps, en prenant garde de
ne pas fouler la mare de sang que le froid avait déjà figée,
scrutant la robe de grosse laine.
Une dérangeante sensation envahit Alexia de
Nilanay. Tout lui paraissait plus irréel, finalement moins
insoutenable qu'un peu plus tôt. Un éclair de compréhension lui fit
lâcher :
– Ainsi… Elle venait d'être occise lorsque je
l'ai découverte.
– Comment cela ? s'enquit Mary.
– Le sang était rouge vif, épais mais
liquide. Il est brunâtre maintenant.
– Or, avec le froid qui règne en ce lieu, il
a dû figer fort vite, intervint Hermione de Gonvray, penchée
au-dessus de la tête détachée de l'ancienne dépositaire. Pourquoi
lui a-t-on frappé l'arrière du crâne avec tant de violence – l'os
est enfoncé dans la plaie béante –, si l'on avait prévu de la
décapiter ? La blessure me semble très similaire à celle de
Blanche.
– Votre avis ? demanda Mary de
Baskerville du ton détaché qu'aurait adopté un précepteur vérifiant
les connaissances de son élève, et dont la supériorité donnait
envie à Alexia de la secouer sans ménagement.
– Dans les deux cas, le meurtrier n'était pas
assez fort pour attaquer de front, et certainement pas pour
décapiter Rolande de son vif. Il comptait sur l'effet de surprise,
déduisit Hermione. En d'autres termes, l'hypothèse d'un tueur de
force herculéenne ne tient pas.
– Beau raisonnement, se réjouit sa consœur en
potions, avant d'énumérer : la tête décapitée, bizarrement
posée à droite, les deux bras figurant deux personnages précipités
à terre de part et d'autre d'un édifice. Nous avons affaire au
seizième arcane du tarot. La Maison-Dieu. Elle symbolise un
châtiment divin, un coup de semonce du destin.
– Ainsi, il s'agirait dans les deux cas de
punitions ? demanda Plaisance.
– C'est du moins ce que l'assassin croit ou
cherche à faire accroire, répondit madame de Baskerville. C'est
également, selon moi, le seul moyen de remonter jusqu'à lui, ou
devrais-je plutôt dire « elle ». (Se tournant vers
Hermione, elle remarqua, à son seul profit :) La tête devrait
être à gauche, pas à droite. Nous cherchons quelqu'une qui ne
possède qu'une connaissance très superficielle du tarot.
Plaisance, trop bouleversée pour prêter attention
à ces subtilités, déclara d'un ton heurté :
– Mon Dieu… Que dire à Marguerite ? Il
nous faut… défaire cet horrible arrangement avant que des
serviteurs laïcs ne viennent pour conduire le corps à la morgue.
Inutile que d'autres parviennent aux mêmes conclusions que nous et
que la panique se propage à toutes.
– Quant à cela, je doute que nous puissions
l'éviter, augura Alexia.
Bien que n'en ayant plus besoin, Urdin avait
utilisé la clef forgée par Éloi pour sortir par la porterie des
Fours et rejoindre le monticule de rocs dans lequel se dissimulait
l'entrée extérieure du souterrain des Clairets. Le nain était si
fier du vilain tour qu'il avait joué à la portière en réalisant un
double. Il méritait bien qu'on célèbre sa finauderie en
l'utilisant. Les portes closes insupportaient l'homme-loup. Autant
d'exaspérants obstacles entre Claire et lui.
Progressant courbé, la flamme de sa torche léchant
la voûte basse, Urdin avança avec précaution. D'énormes rats qui
prospéraient dans cet univers d'ombre lui filèrent entre les
jambes. Certains le considérèrent avec une curiosité méfiante avant
de décamper. Urdin les rassura à voix basse. Après tout, peut-être
les rongeurs percevaient-ils qu'il s'était nourri d'eux durant des
années. Une chair plaisante, qui évoquait celle d'un poulet, et
permettait de confectionner des bouillons peu gras.
Le sol devint visqueux et ses chausses glissèrent.
Les pénibles relents qu'avait mentionnés Éloi crûrent en intensité
jusqu'à devenir suffocants. Il se trouvait sous le monastère. La
vase traîtresse qui ralentissait sa marche n'était autre qu'un
sédiment d'excréments mêlés de détritus d'aliments en putréfaction.
Il parvint enfin dans l'avenue centrale décrite par le nain, assez
haute et large pour permettre le passage d'un fardier capable
d'apporter les matériaux de construction, voire, lors d'attaques,
de sauver les précieuses possessions des moniales. Une épaisse
couche de moisissure, d'un marron verdâtre, recouvrait les murs de
larges pierres, au point que l'on distinguait à peine la maçonnerie
ou l'emplacement des anneaux rouillés destinés aux torches. Par
instants, un clapotis signalait la fuite d'un rat ou l'évacuation
d'un lieu d'aisance. Enfin, l'entrée du boyau qui menait à la salle
située derrière les caves se dessina dans la lumière vacillante de
son flambeau.
Il entra à pas de loup. Après tout, il était un
loup. Un loup coincé au milieu d'humains qui ne rêvaient que de lui
planter des piques dans les flancs, de le dépecer vivant, de se
pavaner avec sa gueule en chapeau. Petits êtres peureux et
incapables qui s'unissaient en horde pour abattre un seigneur de la
forêt. Qu'ils y viennent. Il vendrait sa peau chèrement. Les loups
avaient peur des hommes, et puis ils ignoraient tout de leurs ruses
perfides. Pas lui. Même s'il détestait cette humanité qui
l'alourdissait, il était aussi rusé, menteur, tricheur que les
hommes. Plus encore, puisqu'il devait lutter contre eux depuis sa
naissance. Plus encore, puisque maintenant, il protégeait Claire
d'eux.
Elle ressemblait à une fée. Éloi ou Sidonie
avaient dû se débrouiller pour lui laver les cheveux. Ils
moussaient autour de ses épaules comme un tendre nuage. Où le nain
avait-il dérobé cette magnifique robe d'épais brocart, un peu trop
grande pour elle mais qui la faisait ressembler à la princesse d'un
donjon ? Sans doute dans la penderie réservée aux vêtements
des riches oblates8qui rejoignaient les Clairets. Un somptueux
mantel de couleur violine, doublé de renard, était jeté sur ses
épaules trop maigres. Une fourrure réservée à une dame de haut.
Elle le méritait. Rien ne se trouvait au-dessus d'elle.
Étrangement, ce furent les petits souliers de cendal à talons qui
renversèrent le cœur de l'homme-loup. Si mignons, si précieux. Il
n'avait jamais vu Claire que les pieds nus ou enveloppés de bandes
de grosse toile à l'hiver, ou encore de peaux de lapin ou de bique,
si mal tannées qu'elles puaient la charogne. Ces choses, si
incongrues à ses yeux, si magnifiques, si inutiles, brodées de fil
d'argent et d'or, le bouleversaient au-delà de l'entendement. Des
souliers ! Sa Claire portait des souliers de gente damoiselle
de château ! Quelle merveille. Grâce à Éloi et à Sidonie, qui
n'avaient pas leur pareil pour escamoter tout ce qu'ils pouvaient
trouver, sa princesse ressemblait enfin à une vraie
princesse.
Elle était absorbée dans un jeu de tarots. Qu'en
voyait-elle au juste ? Le bout de ses doigts était-il capable
de déchiffrer les lames complexes ? Après tout, le montreur la
forçait à prédire l'avenir aux badauds des foires qui gobaient ses
prophéties grotesques comme parole d'Évangile. Les oracles ne
variant que de sexe, en fonction de son interlocuteur :
« De l'argent, je vois beaucoup d'argent », puisque les
deniers sonnants et trébuchants sont ce qui intéresse les gens au
premier plan. Une fois rassérénés sur leur fortune, elle leur
fourguait l'habituel : « Je vois une femme » ou
« Je vois un homme » ; « Une belle santé,
également » ; « Des ennemis, bien sûr. Lorsque l'on
a tout pour faire envie, eh bien, ma foi, on fâche les
envieux ! ». Qu'ils aimaient tous ces ennemis inventés
qui leur prouvaient, plus sûrement qu'un contrat de notaire, que le
monde allait s'incliner devant eux, sous peu.
– Tu es là, mon valeureux, je te sens !
s'exclama une voix joyeuse.
– Je te dérange ?
– Toi ? Ah, il est bien fol, mon doux
Urdin. Comment as-tu fait pour venir jusqu'à moi ? Vois-tu, je
savais que tu trouverais un moyen. Approche. Tu m'as tant
manqué.
Elle balaya les lames de la main. Il ne
s'interrogea d'abord pas sur son geste tant l'émotion l'étreignait.
Il ôta sa tunique, la laissant choir au sol. Il faisait clément
dans cette pièce dépourvue de lumière, creusée dans les entrailles
de la terre. Il adressa un muet remerciement à Éloi et à sa sœur.
Tout était beau ici. Il n'avait jamais vu tant de beauté, de toute
sa vie. La beauté rend heureux et humble. Surtout, elle rend
bienveillant. De hauts candélabres diffusaient une lumière
atténuée, une de celles que tolérait Claire. Des dorsaux9, certes un peu élimés mais de belle
facture, égayaient les murs de pierre. Un grand tapis, que Sidonie
avait rafistolé, couvrait le sol de terre battue. La couche de sa
jolie mie disparaissait sous une profusion de coutes, de
courtepointes et de fourrures. Un intimidant mais émouvant crucifix
en argent avait été accroché au-dessus. Éloi avait récupéré tout ce
qu'il pouvait chaparder pour confectionner le nid douillet d'une
princesse blessée, bafouée, violée. De cela, Urdin lui serait à
jamais reconnaissant.
Il tendit la main vers son visage. Le vit-elle, le
sentit-elle ? Il l'ignorait. Elle la saisit et y posa son
front en murmurant :
– Je vais bien. Je suis heureuse, tu
sais ? Grâce à toi, à vous tous. (Elle rit de ce son de gorge
qu'il adorait parce qu'il l'avait si peu entendu.) Ne suis-je pas
moi-même un peu folle, mon doux Urdin ? Je m'inquiète. Nous
sommes si tranquilles ici, si préservés. Pourrons-nous y rester
toujours ?
Dans la médiocre lumière dispensée par les
chandelles volées par le nain, il remarqua que les irritations de
sa peau avaient disparu. Il lui sembla même que l'opacité de ses
cornées perdait en épaisseur. Intimidé, comme à l'habitude, il
s'assit sur le lit, à côté d'elle. Elle enfouit son visage contre
le torse recouvert d'un long pelage en soupirant de réconfort. Là.
La perfection était là, en ce moment précis. Pourquoi eut-il la
désastreuse idée de demander à cet instant, alors qu'ils auraient
pu s'endormir, lové l'un contre l'autre :
– T'as ramassé toutes tes cartes dès qu'tu
m'as entendu. Elles étaient mauvaises ?
– Ne te préoccupe pas de ces choses, gentil
Urdin. Tu sais, le tarot est si versatile.
– Mais tu l'domptes bien, non ?
– Un peu. Parle-moi plutôt du dehors,
tenta-t-elle de dévier la conversation. Quel temps fait-il ?
La neige a-t-elle fondu ?
– Elles étaient mauvaises, hein ?
Dis-moi la vérité, Claire.
Elle s'écarta de lui et se redressa dans le lit.
Cette séparation sembla aussi cruelle qu'une blessure à
l'homme-loup.
– L'arcane sans nom, murmura-t-elle.
– La mort, c'est ça ?
Un silence puis :
– La mort n'est pas la mort. Enfin pas
toujours. Du moins pas dans le tarot.
– C'est quoi ?
– Le treizième10arcane majeur. C'est en effet le deuil, la
désillusion, le pessimisme, mais c'est aussi le détachement, le
changement, l'initiation, la transformation profonde, l'accès à une
existence supérieure. Au fond, la mort, c'est le progrès de la
vie.
– L'changement, l'initiation ? Ouais,
c'est ça, lâcha Urdin.
– Que veux-tu dire, gentil ami ?
– Rien ma douce. J'dois partir. J'reviendrai
vite.
– Tu promets ?
– J'promets, sur mon âme. Oublie pas, rien
n'nous séparera jamais, pas même ton arcane sans nom.
– Je n'oublie pas.
Adèle Grosparmi, livide jusqu'aux lèvres après les
révélations tronquées de l'abbesse au sujet de la mort de Rolande,
annonça l'arrivée de sa sœur de sang : Marguerite Bonnel.
Plaisance quitta sa chaire et s'avança à sa rencontre.
Joviale à son habitude, intriguée par la
convocation tardive de sa mère, l'hôtelière pénétra et s'enquit
d'un ton allègre :
– Que puis-je pour vous bien servir, ma
mère ?
Incapable de prononcer un mot, Plaisance la fixa,
retenant ses larmes. Ses mains enserrèrent les poignets de sa
fille. Le doute se peignit sur le visage rond. Puis l'alarme
envahit le chaud regard marron, fronçant les sourcils en
broussaille.
– Votre silence m'inquiète, ma mère…
Aurais-je commis…
– Non pas, l'interrompit l'abbesse, baissant
les yeux, incapable de garder son regard.
La jeune fille réunit ses forces et déclara dans
un murmure :
– Marguerite, ma bien chère, préparez-vous au
pire. Pardonnez-moi. Il s'agit de Rolande.
L'incompréhension se peignit sur les traits de
l'hôtelière. Elle hésita :
– J'ai bien remarqué son absence au souper.
Sans doute avait-elle des comptes à terminer. (Soudain, sa voix se
tendit :) Serait-elle malade ? De grâce, informez-moi, ma
mère.
Les mots sortirent de Plaisance avec brutalité,
sans qu'elle les souhaite.
– Elle est trépassée, Marguerite.
Un sourire incertain trembla sur les lèvres de la
femme. Elle bafouilla :
– Votre pardon, ma mère ? Je ne… je ne
comprends pas ce…
– Morte. Assassinée, comme Blanche.
La jeune abbesse songea que, jamais, dût-elle
vivre mille ans, elle n'oublierait ce regard. Un regard immense,
vide. Et puis, le désespoir déferla, remplissant le regard. Le sang
quitta le visage de Marguerite. Elle se débattit avec brusquerie,
se défaisant de l'étreinte amie qui enserrait ses poignets. Un
gémissement continu monta de sa gorge et Plaisance fut certaine
qu'elle ne l'entendait pas. Le gémissement crût en ampleur pour se
transformer en hurlement. Puis le hurlement se brisa net. Un
silence de dévastation le remplaça.
Plaisance était figée, incapable d'un geste, d'un
mot. Lorsque Marguerite s'effondra au sol, lorsqu'elle perçut le
choc sourd de son corps sans conscience contre les dalles, elle
demeura là, immobile, certaine que toute vie venait de s'enfuir.
À jamais.
1 La légende voulait, notamment dans
le centre de la France, que les filles nées de fées soient très
belles et héritent des pouvoirs de leur mère. En revanche, leurs
fils étaient fort laids, souffraient de difformités et étaient
dépourvus de pouvoirs. Les fées étaient donc réputées pour
substituer leurs nouveau-nés mâles à ceux d'humaines, lorsqu'elles
trouvaient les enfants jolis.
2 Ou encore « verterelles »
ou « vertenelles ». Pièces métalliques en forme de boucle
maintenant les verrous d'une porte.
3 Contrairement à la légende,
l'Église prohibe les mariages imposés aux filles. Cela étant, il
était très difficile aux jeunes filles d'aller à l'encontre de la
volonté paternelle, sauf à rejoindre un couvent.
4 Mauvais cheval maigre. Par
extension, femme sèche et désagréable.
5 Soupe épaisse de feuilles de
blettes au persil et au fenouil, dont on a omis le porc pour les
jours maigres.
6 Raconter des mensonges dans le but
de tromper.
7 Pupitres d'écriture. De taille
variable, certains sont portatifs. Ils sont équipés d'un banc ou de
pieds.
8 Qui se donnent à Dieu, très souvent
avec leurs biens. AuXIVe siècle, les oblats sont souvent des
enfants confiés aux monastères par leur famille, par piété ou par
nécessité. La plupart y sont instruits puis deviennent moines ou
moniales. Cependant, des oblats adultes et aristocrates rejoignent
souvent la vie monastique afin d'y terminer leurs jours.
9 Tapisseries que l'on suspend aux
murs, notamment derrière tables et bureaux.
10 Le chiffre 13 a une connotation
totalement maléfique au Moyen Âge.