Abbaye de femmes des Clairets,Perche, février 1308, ce même jour
Ils s'étaient tassés dans la resserre où le chapitre leur avait permis de s'installer. La modeste remise flanquait les étables dont elle n'était séparée que par un mur de hauteur d'homme. La chaleur des bêtes leur parvenait, leur odeur apaisante les environnait.
Éloi sauçait avec soin le fond de son écuelle, reprochant :
– Par c't'froid, l'temps qu'on r'vienne des cuisines avec not'manger et tout a figé !
– Toujours à s'plaindre çui là, le rabroua Sidonie avec tendresse. Estime-toi donc heureux que nos ventres soient bien remplis, et avec des mets autrement plaisants qu'les ragoûts de racines que nous r'filait c'te verrue de montreur !
– Cette jeune dame marque un point, arbitra Évrard en terminant son repas. Songe, Éloi. Il nous reste même du pain alors que nous crevions de manque avant. La sœur organisatrice des cuisines n'a pas omis de nous offrir ces délicieuses oublies. Je me souviens d'en avoir mangé un jour. Il y a longtemps, ajouta le jeune homme d'un ton désespéré.
– Avant qu'y t'balancent dans la forêt pour qu't'y crève comme un rat ? lança Éloi qui savait que tel n'avait pas été le sort d'Évrard. Mais le jeune homme avait tant besoin de se raconter que tous prétendaient avoir oublié son histoire pour l'entendre à nouveau.
– Avant, en effet. Toutefois, ils ne m'ont pas abandonné en forêt, contrairement à Urdin. Ils m'ont offert à un montreur de foire, un autre, qu'ils ont en plus rétribué d'une belle bourse, tant leur soulagement était grand.
– Et comment qu'tu vivais ? s'enquit Sidonie.
– Je vous l'ai déjà raconté.
– Tout juste, l'ami. Mais j'aime bien écouter ton histoire, mentit la jeune fille.
– Je ne sortais jamais de la chambre de la tour est. La porte en était verrouillée. C'était une jolie pièce, bien chauffée à l'hiver. Cette femme, une très jolie dame, montait souvent afin de m'enseigner la lecture et l'écriture. J'avais ordre de remettre mes gants à cinq doigts avant qu'elle n'entre et de ne les retirer qu'après son départ. Elle s'installait toujours de l'autre côté de la petite table de travail, pour ne pas risquer de m'approcher trop…
Tous avaient déjà entendu cent fois l'histoire d'Évrard. Pourtant, tous lui prêtaient attention, feignant de boire chacune de ses paroles, lui posant des questions parce qu'ils savaient qu'il s'agissait du seul moyen qu'avait trouvé le jeune homme d'atténuer un peu son chagrin.
– Et quand c'est que t'as compris qu'c'était ta mère ? demanda Urdin.
– Au fur et à mesure des semaines, j'ai vu son ventre s'arrondir. J'ignorais la raison de ce phénomène et m'en suis informé. Elle m'a expliqué de ce ton plat dont elle usait avec moi : « Je suis grosse, enfin. De ton frère, j'espère. Je prie chaque soir afin que Dieu ne nous éprouve pas une seconde fois. » Les mois passèrent. Un jour, ma mère ne vint plus.
– C'était la délivrance ? l'encouragea Éloi.
– En effet. Je ne l'ai jamais revue. Une vieille servante, dont j'appris qu'il s'agissait de son ancienne nourrice et de sa femme de confiance, la remplaça et me porta mes repas, déposant mon écuelle en me scrutant tel un animal dangereux. Quelques jours plus tard, comme je lui demandais pour quelle raison elle semblait soudain rayonner d'allégresse, elle me lança avec méchanceté : « C'est un mâle, bien vif et pas tordu, celui-là ! C'est pas trop tôt. » Je ne sais pas… à sa mine tout à la fois réjouie et mauvaise, je compris que quelque chose de terrible allait m'échoir.
– Et ton père ? demanda Urdin.
– Je ne me rappelle pas l'avoir jamais vu, sauf le dernier soir. Un homme très grand, puissant, qui ne m'a pas dit trois mots. C'est lui qui m'a pris en croupe de son destrier. Lui qui m'a conduit à la ville voisine où s'était installée une foire. Lui qui a versé la bourse et disparu aussitôt. (Évrard secoua la tête et avoua :) Mes bons amis, je sais bien que je vous rase les oreilles à ressasser cette histoire, et vous sais gré de l'écouter à nouveau en prétendant la découvrir. Toutefois, hormis vous, à qui pourrais-je confesser que ces gens de haut ont attendu de produire un second fils, sans difformité, pour se débarrasser de moi ?
– Et tu n'les hais point ? s'indigna Sidonie. Nous deux avec l'Éloi, on les noierait volontiers dans leur merde, nos vieux ! Parce que, ces histoires de fées, c'est des balivernes ! D'abord, les fées, ça existe pas et, même dans le cas contraire, j'suis une fille1 ! Elles m'auraient pas intervertie avec une rejetonne d'humaine si j'avais été une des leurs, parce que les filles des fées sont toujours belles. Y a que leurs garçons qu'elles changent, parce qu'y sont laids et mal fichus à dégorger.
– Je ne les déteste pas. Ce ne sont pas eux qui sont responsables. C'est ce vilain tour du sort. Bah, ce qui est fait ne peut se défaire. Changeons de sujet. Je vous ai assez assombris. Mille grâces pour votre attention amie.
Si, ce qui était fait pouvait parfois se défaire, songea Urdin. Cependant, il ne leur avouerait jamais, en dépit de la réelle affection qu'il éprouvait pour ses frères de misère. Il allait changer le destin de Claire, grâce au marché qu'il avait passé avec l'homme en noir.
Sidonie cherchait fébrilement un sujet de bavardage plus léger, moins blessant, surtout. Elle s'accrocha au premier qui lui traversa l'esprit :
– N'empêche, y a des sales carnes en ce lieu, mais y a aussi des bonnes dames. Cette sœur Clotilde, justement. J'suis sûr qu'elle rallonge nos rations, à cause qu'on travaille dehors dans l'froid et qu'elle a du cœur. L'abbesse aussi. Qu'elles soient bénies toutes les deux.
– Elles le sont, affirma son frère, d'un ton convaincu. Pas comme cette vile crapaude. Ferrand la fouine ! Faut y prêter garde à c'te peste-là, j'vous l'dis. Elle mijote un sale coup dans sa vilaine tête tordue.
– Comme quoi ? demanda Urdin.
– J'sais pas au juste, compagnon. C'que j'sais, c'est qu'à chaque fois que je m'suis r'tourné aujourd'hui, elle collait à mon cul, en furoncle qu'elle est. Pourtant, avant, elle s'écartait au plus loin, comme si j'puais si fort que j'lui en ôtais le souffle.
– En ce cas, intervint Évrard, nous devons redoubler de prudence pour protéger Claire. Personne ne doit la trouver.
– Tout juste, mon gars, approuva Sidonie.
– Le premier qui touche à Claire, j'l'crève comme le rat galeux qu'il est. Bonne sœur ou autre ! cracha Urdin, soudain venimeux.
– Mieux vaut prévenir et se débrouiller pour que nul n'apprenne sa présence en l'abbaye, le calma Évrard. La meilleure solution consiste à surveiller à notre tour la portière afin de lui couper l'herbe sous le pied.
L'homme-loup se tourna vers le nain et demanda d'une voix tendue :
– Éloi, faut que j'la voie. J'sais que c'est ton secret, mais faut que tu l'partages. J'peux pas passer par le soupirail, j'suis trop grand et large. Où c'est que c'est, la deuxième entrée ? supplia presque Urdin.
Le manque de Claire, de son sourire, lui faisait parfois monter les larmes aux yeux. Pourtant, il l'avait vue, l'avait serrée contre lui peu auparavant. L'enfante était devenue au fil des mois son unique raison de continuer, de ne pas imiter Évrard en mettant un terme définitif à une vie qui n'était que peine et fureur. Dès qu'il la voyait, sitôt qu'il frôlait sa joue ou son front, une douceur puissante comme une lame de fond faisait taire en lui tout ce qui souffrait, tout ce qui hurlait. Il respirait enfin. Il vivait enfin.
Le nain croisa ses bras musculeux sur son torse, bouche froncée sur son silence.
– Allez… Qu'est-ce tu crois ? On sait bien que t'es fortiche, depuis l'temps. On sait bien que t'es malin comme pas deux. Tu peux bien leur dire, le gronda sa sœur avec gentillesse.
Elle connaissait le secret du passage, l'ayant emprunté afin d'aider son frère à meubler la chambre souterraine de Claire. Le nain hésita encore un instant, puis se décida :
– Bon… n'empêche, ça pas été facile de l'découvrir. Fallait en avoir, là-dedans ! insista Éloi en désignant son crâne dégarni du bout de l'index
– Nous nous en doutons, compagnon, puisque nous n'y avons pas pensé un instant, le flatta Évrard.
Éloi se rengorgea sous le compliment. Toutefois, il n'avait aucune intention de brader son succès et comptait en savourer chaque miette. Aussi expliqua-t-il d'un ton de conspirateur :
– Voilà comment qu'ça m'est venu. Donc, j'découvre le soupirail et la salle située derrière. J'me dis qu'y fallait être un rude crétin pour creuser et bâtir c'te pièce avec pour seul accès une fente par laquelle pouvait passer qu'un enfant ou un tout maigrelet. Et puis, j'cogite. Fallait bien que les maçons, les charpentiers descendent et qu'y z'amènent leurs blocs de pierre et leurs madriers. Y z'ont pas r'cruté une armée de nains bâtisseurs, quand même, que j'me dis ! Donc, y a forcément une autre issue, que j'en conclus, qu'a été condamnée plus tard.
Tous étaient suspendus à ses lèvres et Urdin serrait si fort ses mains l'une contre l'autre que Sidonie voyait ses articulations blanchir sous les longs poils. Rasséréné par l'admiration de son auditoire, Éloi poursuivit :
– Ben, j'ai fouiné et j'l'ai trouvée. Tout au fond de la salle. J'l'ai cachée derrière une tenture pour vous faire une surprise. C't une paroi pivotante en pierre, que rien distingue du mur, sauf les joints. J'en ai sué pour la faire basculer, vu qu'elle avait pas servi de longtemps.
– Et alors ? demanda Urdin d'une voix altérée.
– Alors mon gars, c't'un labyrinthe là-d'ssous. Tu peux t'y paumer sans difficulté. Un p'tit boyau part de la chambre de not'princesse et débouche dans l'avenue centrale des souterrains qui courent sous toute l'abbaye. Ça pue comme en enfer. Ça grouille de rats gros comme des lièvres. La merde de tout' nos bonnes sœurs, qui chient comme nous autres, tombe des canalisations des lieux d'aisance. Les eaux d'cuisine aussi. Ça fait courant et ça emmène toutes les déjections vers l'putel. J'suis arrivé jusqu'à la grille d'avant l'dit merderon. J'm'ai pensé en moi-même que l'ouverture qu'elle protégeait était assez grande pour permettre le passage des fameux charpentiers et maçons. Sauf que tu patauges dans la merde jusqu'au torse, vu qu'c'est assez pentu pour permettre un courant vers l'putel. Bon, pour vous jusqu'à mi-cuisses. Personne qu'aurait tout son sens accepterait d'progresser par là. D'autant qu'la grosse chaîne et les vertevelles2qui maintiennent le verrou sont vieilles comme la peau de mes fesses et qu'on les a pas changées, ni fait fonctionner d'y a bien longtemps. Fallait donc chercher ailleurs.
– Ça mon gars, des plus intelligents qu'toi, j'en connais pas beaucoup ! s'exclama sa sœur en ravissement.
– C'est vrai qu'suis pas nain de c'côté-là ! approuva Éloi sans une once de modestie. Ça, j'connais pas mal d'échassiers qu'en ont pas autant dans la marmite !
– Éloi ! le gronda à nouveau sa sœur. J't'ai déjà dit qu'on appelait « échassiers » que les sans-bonté. Y a des grands, pas beaucoup, qui nous veulent pas de mal. Y en a même qui sont bienveillants avec nous. Urdin, Évrard, Claire, l'abbesse et la bonne pitancière sont pas échassiers !
– T'as raison, frangine. Pas d'offense, vous autres, et mille excuses.
– De grâce, poursuis, Éloi. Nous savons bien que, pour vous, nous ne sommes pas de vilains échassiers, le rassura Évrard.
– J'suis donc rev'nu sur mes pas. Sainte mère de Dieu ! Ça puait à vous faire dégorger ! C'est là qu'j'ai trouvé une deuxième issue, fermée, elle aussi, d'une lourde grille. D'après mes estimations, elle conduit vers l'dortoir, ou du moins dans l'escalier qui y mène. Ça veut dire qu'y faut monter raide. J'vois pas des blocs de pierre et des madriers passer de cette sorte-là ! Ça tournait dans ma tête. Je m'suis dit comme ça qu'les moines redoutaient les attaques. C'est pour ça qu'y creusaient des souterrains qui pouvaient les conduire dehors si l'assaillant arrivait à pénétrer dans l'enceinte. J'ai encore cherché et j'ai trouvé la troisième issue. Elle passe sous la porterie des Fours. Elle débouche, en montée douce, à dix toises de l'enceinte !
– Comment cela ? interrogea Évrard qui ne feignait pas sa stupéfaction.
– Ouais, mon gars ! La sortie est planquée dans un monticule de caillasses recouvertes de fougère et de lierre. Rien d'autre. Tu rentres et tu r'sors à ta guise. J'me demande si quelqu'un ici connaît encore l'existence de c'passage. Du coup, puisqu'on a une clef de la porterie des Fours, celle que j'ai meulée, ajouta Éloi pour ne rien perdre de son triomphe, on peut sortir et s'enfourner dans l'boyau qui mène à Claire. J'veux dire pour les grands qui passent pas par l'soupirail.
– C'est comme ça que t'as meublé sa chambre ? J'me demandais comment qu't'avais pu faire passer ça par c'te fente, s'enquit Urdin d'un ton d'admiration qui récompensa le nain.
– Tout juste ! Avec l'aide de ma Sido. Pauv'princesse. Fallait bien qu'elle vive dans d'belles choses. Elle le mérite amplement.
– Ta main, ami, murmura Urdin en tendant une patte velue qu'Éloi serra avec jolie cérémonie. J'sais pas comment j'pourrais t'remercier un jour, vous tous d'ailleurs, mais j'trouverai. J'peux t'dire, mon gars, que t'en as bien plus dans la marmite que nous tous réunis !
Les deux autres approuvèrent d'un signe de tête. Éloi tenta, sans grand succès, de dissimuler son extrême satisfaction. Passé ce fugace mais jubilatoire moment de gloire et parce qu'il était, justement, fort intelligent, il se souvint de ce que tous lui avaient apporté. L'humilité le rattrapa, la tristesse aussi :
– Ben, j'dis pas que c'est pas vrai, rapport à la marmite. Toutefois, si j'avais pas dû m'occuper d'ma p'tite sœur, si elle m'avait pas pris dans ses bras pour me câliner alors que les autres me crachaient à la gueule, j'suis pas sûr que j'me serais pas pendu à une branche d'arbre. J'te dois la vie, ma Sidonie.
Elle essuya les larmes qui dévalaient soudain de ses paupières et lui saisit la main pour la baiser en murmurant, affolée :
– Mais t'es fou ! Meurs jamais, j'te l'interdis. Qu'est-ce que j'deviendrais sans toi ? J'me pends, moi aussi, ou j'me noie, si t'es plus là.
– C'est c'que j'dis, ma jolie. Et toi, Urdin. J'suis fort mais pas rapide sur mes p'tites jambes. Et, si t'avais pas été là pour piéger le gibier, on s'rait tous crevés. Même si t'as surtout chassé pour Claire, tu nous as tous nourris, quand l'autre verrue de montreur nous filait que d'l'eau claire aux raves, en plein hiver. Et puis, il avait la trouille de toi. Alors, y nous cognait moins quand la r'cette était pas bonne. Et toi, Évrard. Mon gars, j'te dois mes seuls jolis rêves. Toutes les belles histoires que tu connais, que tu peux lire, peuplées de fées gentilles et d'princesse endormies. J'ai même rêvé une nuit que j'étais un beau prince, transformé en nain par une sorcière. Suffisait du baiser d'la princesse et j'redevenais moi-même. Pas d'chance, j'me suis réveillé avant.
Un silence tissé d'amitié véritable, de chagrin, d'espoir aussi, s'abattit. Nul ne chercha à le rompre. Il s'agissait d'un beau silence. Un de ceux que l'on partage en moment rare et précieux parce qu'il lie plus sûrement qu'une déclaration.
Ils étaient ensemble. Ils étaient moins vulnérables.
Vêpres* battait son plein. Un froid hérissant semblait décidé à geler les voix qui s'unissaient en cantique. Élise de Menoult, sœur chambrière, réprima le fou rire qu'elle sentait monter dans sa gorge : Dieu devait se boucher les oreilles pour s'épargner leurs couacs et leurs couinements tremblotés. Il devait avoir à Sa disposition pléthore de chants angéliques d'une indicible beauté. Quelle punition pour Lui de S'infliger les disharmonies de Ses filles, certes pleines de bonne volonté et débordantes de foi, mais dont les fausses notes à répétition, aggravées par la froidure qui anesthésiait les gorges, pouvaient difficilement s'apparenter à un chant mélodieux, même avec la plus extrême indulgence. Elle s'admonesta pour ce qui n'était, à l'évidence, que des réflexions déplacées en un lieu saint et s'encouragea au sérieux.
L'aménité, l'alacrité d'Élise étaient de notoriété commune et fort peu de choses paraissaient capables de les tarir. Élise avait choisi le couvent onze ans auparavant, alors qu'elle n'était âgée que de seize ans, afin d'échapper à une union décrétée par son père, union qu'elle n'avait pas eu la hardiesse3de refuser. Le gendre accepté par monsieur de Menoult, en dépit du nombre impressionnant de prétendants qui avaient requis la main de la ravissante Élise avant lui, avait quarante ans de plus qu'elle. Il souffrait d'une écœurante maladie d'épiderme qui lui cloquait la peau en pustules sèches, lui donnant l'aspect peu ragoûtant d'un vieux batracien. De surcroît, son souffle empestait à une demi-toise, au point qu'Élise tournait discrètement la tête dès qu'il lui adressait la parole. Ces défauts, de piètre importance aux yeux de monsieur le père d'Élise, avaient été tout à fait balayés par la colossale fortune que le futur se proposait de mettre au service d'un beau-père de vingt ans son cadet, ruiné par de calamiteux investissements, que seuls son emportement en toutes choses et son peu de bon sens expliquaient. Élise était heureuse depuis onze ans. Elle ne craignait plus rien entre ces murs, et la compagnie permanente de Dieu la comblait. La nomination de Plaisance de Champlois à la fonction d'abbesse avait conforté cette paix intérieure qui ne la quittait pas. Son amitié et son admiration pour sa très jeune mère ne faiblissaient pas, bien au contraire. Certes, Élise eût fait une admirable épouse, une amante attentive et une mère dévouée, avec autant de satisfaction et de joie. Dieu en avait décidé autrement, voilà tout. Certains aigris se plaisent à penser que le parfait bonheur ne vient qu'aux imbéciles. Ils se trompent. Élise possédait une rare finesse d'esprit et, de fait, elle était heureuse.
À ses côtés, la difficile Agnès Ferrand, sœur portière, y allait de criaillements fort déplaisants qui n'étaient pas sans évoquer la crécelle de ces lépreux dont elle avait tant réprouvé la venue.
Quelque chose, un détail presque imperceptible troublait Élise depuis un moment. Le très inhabituel contentement qu'elle percevait chez sa voisine. Elle la connaissait bien et s'en méfiait encore davantage. Ce qui satisfaisait Agnès ne pouvait que déplaire aux autres.
Élise se débrouilla donc pour sortir juste derrière la portière après l'office et la rattrapa pour passer son bras sous le sien. Cette marque d'affection surprit tant Agnès Ferrand qu'elle sursauta et dévisagea Élise comme si elle se demandait quel répugnant animal s'accrochait à sa manche.
– Je vous vois d'humeur si guillerette que j'en suis soulagée, commença Élise de Menoult avec un large sourire.
L'autre se renfrogna et plissa les yeux de défiance.
– Euh… Non pas. C'est l'élévation de notre foi collective qui me porte, rétorqua l'autre.
Essaie de faire gober cette faribole à des œufs, songea Élise en insistant :
– Votre bonheur à entonner les cantiques m'a ravie.
Le naturel rattrapa madame Ferrand qui claqua le bec de la chambrière d'un très sec :
– C'est qu'alors vous n'avez pas d'oreille !
Elle tourna les talons et la planta là. La gentille Élise de Menoult ne fut pas dupe. Cette haridelle4revêche cachait quelque chose. Elle en aurait le cœur net.
L'abbesse avait convié Alexia de Nilanay et Mary de Baskerville à se joindre à elle pour partager son souper, servi dans la galerie qui surplombait la grande salle de réfectoire. Un silence embarrassé régnait, aucune des trois femmes ne trouvant de sujet de conversation approprié, c'est-à-dire assez inoffensif pour être partagé en public.
Après la porée verte maigre5, une supplette de cuisines servit les truites marinées au vinaigre, accompagnées d'une sauce au raisin noir. Elle se retira après une courte révérence.
Alexia étudiait Mary de Baskerville à la dérobée. Les réactions de l'apothicaire la sidéraient. Lorsque, à la demande de Plaisance de Champlois, Alexia avait conté un peu plus tôt à l'Angloise la conversation qu'elle avait surprise par le conduit de cheminée, celle-ci l'avait considérée telle une bécasse qui débiterait des billevesées. Au point qu'Alexia avait commis la maladresse de se justifier en insistant d'un peu subtil :
– Je vous l'assure. Ce furent leurs mots mêmes !
– Oh, je me doute que vous ne cherchez pas à nous escobarder6, avait rétorqué l'apothicaire d'un petit ton supérieur qui avait fort déplu à madame de Nilanay.
Hermione de Gonvray, qui dînait en bas, et poussait les filets de son poisson du bout de sa cuiller, incapable de se résoudre à avaler une bouchée, avait été en dessous de la vérité : madame de Baskerville n'était certes pas aimable. Elle était même carrément déplaisante. D'autant qu'elle n'avait pas été d'une grande aide et qu'Alexia attendait toujours d'être témoin de la vaste intelligence que lui avait prêtée Hermione. En effet, l'Angloise n'avait pas daigné commenter les informations que lui révélait Alexia, se contentant de hochements de tête bien vagues.
Elle n'était pas plus diserte ce soir, son regard myosotis balayant le vaste réfectoire.
Leur mutisme pesait-il à la jeune abbesse ? Toujours est-il que Plaisance s'éclaircit la gorge et lança :
– Eh bien, je me rallie à vos arguments. Il est vrai que l'épaisse neige qui nous environne empêche tous déplacements, surtout de chariots. Hermione de Gonvray, dont vous avez toutes deux plaidé la cause avec flamme et obstination, demeurera donc en nos murs jusqu'à la fin de l'enquête que conduit madame de Baskerville. Agnès Ferrand partira, quant à elle, dès que les éléments le permettront.
– Agnès Ferrand quitte les Clairets ? Madame de Baskerville devient enquêteur ? interrogea Alexia.
L'intéressée tourna son dérangeant regard vers la jeune femme et s'enquit d'un ton ironique :
– Penseriez-vous avoir plus d'aptitude que moi pour mener cette tâche à bien ?
Alexia ne tergiversa qu'une seconde :
– Madame, outre que votre suffisance n'est pas à votre honneur, je n'ai nul besoin de vous afin d'apprécier mes capacités et leurs limites. Ce point précis semble nous départager… et il n'est pas en votre faveur !
Le camouflet, lancé d'une voix calme, porta. Le rouge enflamma les joues blêmes de madame de Baskerville, telle une vive brûlure qui lui gagna le front et descendit jusqu'à son cou. L'Angloise prit une longue inspiration et Alexia se prépara pour la vexation qui allait suivre afin de laver l'affront subi par la nouvelle apothicaire. Au lieu de cela, un mince sourire étira les lèvres pâles de Mary qui déclara en se penchant vers Alexia :
– Votre regard, madame. Donnez-le moi et ne le détournez pas tout le temps que vous nous répondrez.
Interloquée, madame de Nilanay hocha la tête en signe d'acquiescement. Plaisance, surprise elle aussi, se tenait coite.
– Une de vos anciennes sœurs manque. Laquelle ?
Alexia répondit sans même réfléchir :
– Rolande Bonnel, sœur dépositaire. Je suppose que notre mère l'aura dispensée de présence afin de lui permettre de terminer son ouvrage.
Ce fut au tour de madame de Baskerville de manifester de l'étonnement. Plaisance, scrutant le réfectoire, s'exclama soudain :
– En effet, Rolande n'est pas parmi nous… Et non, elle ne m'a pas informée…
Les trois femmes se considérèrent. L'abbesse se leva et murmura :
– Je m'alarme peut-être bien prématurément. Toutefois, je préfère que nous nous assurions aussitôt que… Enfin, ma réaction est sans doute excessive…
– Elle est, au contraire, assez cohérente à la lumière des derniers événements, rectifia Mary d'un ton détaché. Allons la chercher. Ma mère, peut-être serait-il souhaitable que vous rassuriez auparavant vos filles. Nombre d'entre elles nous regardent.
Plaisance s'approcha de la rambarde de pierre et lança d'une voix forte au réfectoire.
– Il nous faut nous absenter. Poursuivez votre repas en grande paix et en méditation, mes filles.
Elles avaient visité l'abbatiale, la salle capitulaire, le chauffoir, les étuves, la bibliothèque, la salle des reliques et même le grand dortoir des moniales, pressant progressivement le pas. Rolande demeurait introuvable. Alexia, qu'une sourde angoisse tenait, proposa :
– L'abbaye est si vaste, et la nuit ne rend pas nos recherches aisées. Séparons-nous et répartissons-nous la tâche.
Plaisance approuva d'un signe de tête, son fin visage tendu, et ordonna :
– Que madame de Baskerville prenne le sud-ouest, le noviciat, l'infirmerie et même les étables et les poulaillers sans oublier les pressoirs, quoi que je doute que Rolande s'y trouve. Vous, Alexia, visitez le sud-est, le cloître de la Madeleine, la laverie, la chapelle Saint-Augustin, quant à moi, j'oblique vers le nord-ouest et me réserve le scriptorium, les cuisines, les celliers et les caves. Retrouvons-nous ensuite toutes les trois… toutes les quatre dans le chauffoir. Il y règne une douce tiédeur qui nous permettra de patienter en relatif confort jusqu'au retour des autres. Je tancerai Rolande, ajouta-t-elle avec une feinte fermeté.
Mary de Baskerville se fit la réflexion que l'abbesse tentait d'exorciser son inquiétude en invoquant un futur faste. Quant à elle, un sombre pressentiment ne la quittait pas.
Elles se séparèrent sans un mot, chacune se dirigeant à la lueur de son esconce, petit point lumineux vite dissout par les ténèbres.
Mary de Baskerville ressortit du noviciat. Une très jeune fille, impressionnée par l'identité de la visiteuse en cette heure déjà tardive, lui avait affirmé que leur sœur dépositaire n'était pas passée de la journée. Désireuse d'offrir son aide, elle avait même proposé de joindre ses efforts aux leurs afin de trouver Rolande. Madame de Baskerville, touchée par l'émoi et la gentillesse de la novice, avait souri avec chaleur pour la première fois depuis son arrivée et décliné la proposition avec tact.
Mary contourna le bâtiment et déboucha devant la babillerie. Une sœur écolâtre la reçut.
– Oh, mais nous ne voyons jamais notre bonne Rolande céans, ma sœur. La babillerie n'a pas de compte propre. Tout nous est fourni par le cloître Saint-Joseph.
Une fois ressortie, l'apothicaire hésita, puis se décida pour l'herbarium, certaine qu'elle n'y trouverait pas la dépositaire. Au fond, Mary n'espérait plus qu'une chose : être la première à découvrir le cadavre de Rolande Bonnel afin d'épargner l'affreuse surprise aux deux autres. Elle s'y prépara. La mort ne l'effrayait pas. Elle l'avait frôlée cent fois de très près.
La vaste salle du scriptorium était verrouillée pour la nuit. Se levant sur la pointe des pieds, Plaisance scruta par les fenêtres les formes confuses des scriptionales7. Hormis le bureau de l'abbesse, le scriptorium était le seul lieu de l'abbaye protégé de vitres, fort rares et dispendieuses, cela afin de garantir le maximum de lumière aux sœurs copistes et d'éviter que l'encre ne gèle dans les cornes de bœuf à l'hiver. Rien. Nulle lumière à l'intérieur. L'endroit était désert. Désespérément.
Plaisance de Champlois tenta de juguler l'émotion qui l'étreignait, d'étouffer l'affreuse intuition qui s'imposait peu à peu à elle. Non ! Il n'était rien survenu de fâcheux à Rolande. Sornettes ! Les larmes lui montèrent aux yeux lorsqu'elle se revit, retenant son agacement et les réprimandes qui lui venaient quand sa fille insistait, piétinait devant son bureau, désignant des chiffres d'un index accusateur, bien décidée à ne pas lâcher prise tant que l'abbesse n'aurait pas vérifié, si possible à l'instant, ce qu'elle avançait. Le souffle lui manqua. Elle pensait déjà à Rolande comme si cette dernière était trépassée ! Elle se sermonna. En vérité, sotte qu'elle faisait ! Elle avança d'un pas vif vers les cuisines, glissant parfois sur la neige tassée.
Le judas de la porte du cloître de la Madeleine se souleva enfin en réponse aux coups de poing qu'assénait Alexia de Nilanay contre le panneau. Une portière laïque, au regard peu amène, cria :
– C'est bientôt l'coucher !
La jeune femme rétorqua d'un ton sec :
– Inutile de perdre votre temps en me rappelant les évidences. Je les sais aussi bien que vous. Sur ordre de l'abbesse, nous cherchons la sœur dépositaire Rolande Bonnel. L'avez-vous vue céans ?
– Nan. Personne est venu depuis l'matin. Ça, c'est pas les visites d'elles autres les chastes qui nous étourdissent ! D'toute façon, la dépositaire, j'la connais. Ni bonjour ni bonsoir quand elle débarque pour vérifier un compte de la Madeleine !
– Si les sœurs repentantes sont aussi avenantes que vous, il n'y a pas raison de s'en étonner ! lança Alexia en tournant les talons.
Sa colère s'atténua lorsqu'elle songea qu'elle devenait aussi affable que madame de Baskerville. Ah non ! Tout, sauf ressembler à cette harpie. Elle devait amèrement regretter son vœu.
Elle poussa le battant de la petite chapelle Saint-Augustin. On n'y célébrait pas les offices et ce lieu de prière était devenu le havre de celles qui cherchaient un peu de solitude afin de se mieux recueillir. De taille modeste, construit selon un plan centré et surmonté d'un dôme de faible hauteur, l'édifice avait toujours charmé Alexia durant son involontaire séjour aux Clairets, bien plus que l'impérieuse abbatiale Notre-Dame. On s'y sentait la bienvenue, comme si les sombres pierres de grison vous avaient attendue, espérée presque. Alexia, du temps où elle se nommait Marie-Gillette d'Andremont, avait trouvé en ce lieu un apaisement mâtiné d'un sentiment bien moins honorable : une petite revanche. Ici, elle était en paix. Ici, on ne la tançait pas pour ses manquements ou son esprit trop vif. Ici, même l'odieuse Adélaïde Baudet ne venait pas la débusquer afin de lui confier une nouvelle corvée.
Tendant son esconce devant elle, elle longea le déambulatoire intérieur et se rapprocha de l'autel.
Sur le coup, elle se crut plongée dans un cauchemar. Pétrifiée, elle fixa l'effarante scène, incapable de lui donner un sens. Rolande Bonnel était allongée sur le sol, les deux bras écartés du corps, baignant dans une mare de sang rouge vif. Décapitée. La tête de la sœur dépositaire avait été posée à côté de son épaule droite. Alexia détailla le crâne rasé, les sourcils bruns en broussaille. Victime d'une sorte de transe qui l'empêchait de comprendre ce qu'elle voyait, elle remarqua la large plaie sanglante qui s'ouvrait à l'arrière de la tête décollée. Rolande avait été frappée, tout comme Blanche, derrière le crâne. Toutefois, une seule idée obsédait Alexia. Elle chercha frénétiquement du regard. Où donc était passé le voile de son ancienne sœur ? Soudain, sans même l'avoir voulu, elle se rua vers la porte de la chapelle, lâchant son esconce dans sa fuite, et parvint à ne dégorger qu'une fois dehors. Secouée de spasmes et de hoquets, les larmes trempant ses joues, elle retint le hurlement qui obstruait sa gorge. Elle se contraignit à inspirer bouche ouverte l'air glacial de la nuit. Une violente quinte de toux lui coupa le souffle et elle se laissa tomber à genoux dans la neige, insensible à la morsure du froid qui remontait le long de ses jambes. Elle gémit une prière, ressassant sans trêve la même supplique :
– Mon Dieu, je vous en supplie, accueillez-la. Que notre brave Rolande repose en très grande paix… Mon Dieu, de grâce, accueillez-la. Qu'elle repose en très grande paix… Mon Dieu, accueillez-la. Qu'elle repose en très grande paix…
Enfin, elle put crier, meurtrissant la neige de coups de poing féroces :
– C'est injuste ! Si monstrueux !
Combien de temps resta-t-elle là, agenouillée ? Elle n'aurait su le dire. Quelques secondes, une heure ? Une éternité, de cela elle était certaine.
Alexia de Nilanay se redressa. Une insoutenable fatigue lui coupait les membres. Elle avança péniblement, levant haut les pieds afin de les dégager de la neige. Une dense obscurité l'environnait, à peine trouée par la lueur blafarde d'une lune complice de sinistres nuages. Elle longea le bâtiment des étuves, frôlant le mur de pierre comme s'il demeurait son seul ancrage dans ce monde de ténèbres et de mort. Sans même s'en rendre compte, elle marmonnait inlassablement :
– Je Vous en prie, faites qu'elles soient déjà dans le chauffoir, faites qu'elles m'y attendent. Je ne veux pas… Je ne peux pas y penser en solitude… Que se passe-t-il à la fin ? Le diable ? Pire ?
Le chauffoir était désert. Grelottante, Alexia alluma toutes les torches afin de repousser l'hostilité des ombres et se rapprocha autant qu'elle le put de l'âtre dans lequel flambait un feu qui ne mourrait qu'aux jours de douceur. Un serviteur laïc était chargé de l'alimenter après complies. Ne pas penser. Interdire à la vision de s'imposer à elle. Cesser de revoir le cadavre mutilé de Rolande. Inventer un joli conte.
Une jeune fille un peu écervelée avait un jour fui le pesant ennui de la ferme familiale qui se cramponnait à l'arrogance disparue de ses deux tours carrées. Un homme, puis d'autres l'avaient charmée. Et puis, un jour, un gentil chevalier espagnol l'avait enlevée et menée vers un pays de lumière et de chaleur. L'odeur des amandiers. La tiédeur insolente du soir. Alfonso de Arévolo s'effondrant, une dague au manche orfévré plantée dans la gorge.
Cessez. Cessez aussitôt. Un joli conte. Joli !
Une jeune femme, qui n'était plus si écervelée, avait rencontré un jour un prince aux yeux gris qui se mouvait avec la grâce d'un acrobate. Puisqu'il faut des miracles, le prince s'était épris de la jeune femme. Quant à elle, elle aurait donné sa vie afin de lui plaire toujours, tant elle l'aimait. Or, cette tête de bécasse avait exigé de revenir aux Clairets afin d'y réfléchir et surtout d'être certaine qu'elle méritait la passion de son beau prince…
Une main frôla le mantel qu'Alexia serrait contre elle. Elle tourna la tête, affolée.
– Je ne l'ai pas trouvée, annonça Mary de Baskerville.
Il sembla à Alexia que son ton avait perdu de sa dureté.
– Moi si, murmura-t-elle.
– Elle est décédée.
Il ne s'agissait pas d'une question.
– C'est… au-delà de Blanche de Cerfaux. Faudra-t-il que je vous conduise ou suffira-t-il que je vous désigne le lieu… l'abattoir, devrais-je dire ?
– Attendons notre mère. Nous procéderons ainsi qu'elle l'ordonne. Toutefois, l'indéniable sens de l'observation dont vous avez fait preuve, à ma plus grande surprise, un peu plus tôt lors du dîner, peut nous être utile.
– Me prenez-vous véritablement pour une balourde de cervelle ? demanda Alexia d'un ton las, et quoique la réponse lui fût maintenant égale.
– Je prends tout le monde pour des benêts, jusqu'à démonstration du contraire.
– Il est parfois fort inintelligent et dangereux de mésestimer les gens, notamment ses ennemis.
– Pas dans mon cas, puisque je prends également tout le monde pour de possibles malfaisants. En d'autres termes, je me méfie de chacun.
– Voilà qui manque de charité, ne trouvez-vous pas ? rétorqua Alexia, au fond soulagée par cette conversation qui l'entraînait hors la chapelle Saint-Augustin.
– Certes pas. La charité consiste à donner, à excuser, à pardonner, pas à s'aveugler. Selon moi, l'aveuglement est un blasphème. Dieu nous a offert la lucidité, l'intelligence. Refuser de s'en servir revient à L'insulter. (Soudain ragaillardie, elle conclut d'un ton enjoué :) D'autant qu'il s'agit du meilleur moyen pour se faire occire !
– Vous traitez avec une déplaisante légèreté, que dis-je, une désinvolture déplacée, le décès d'une de vos sœurs. Rolande était un être de bienveillance. Sans doute avait-elle des imperfections mais je ne l'ai jamais prise en défaut d'âme ou de bonté.
– Permettez-moi de rectifier : vous ne connaissiez ni Blanche, ni Rolande, pas plus que vous ne me connaissez. On ignore tant des autres, même de ceux que l'on côtoie jour après jour. Au demeurant, on passe le plus souvent à côté de soi-même.
– Il s'agit d'une jonglerie de mots !
– Non pas. C'est le fruit d'une longue expérience.
– Je nous crois du même âge.
– Nos muscles, notre peau, notre sang ont le même âge. Mes yeux et mon esprit sont millénaires.
– Vous êtes d'une rare prétention, en plus du reste. Avec votre pardon, je préférerais que vous vous taisiez. Rolande est…
Elles furent interrompues par l'entrée de Plaisance de Champlois. La mine défaite, frigorifiée au point que ses dents claquaient, l'abbesse avança d'un pas lourd. Alexia s'écarta afin de lui permettre de se réchauffer devant le feu. Mary de Baskerville la devança :
– Madame de Nilanay a retrouvé notre sœur dépositaire. Assassinée.
Plaisance ferma les yeux et se cramponna des deux mains au manteau de la cheminée. La jeune fille baissa le front, comme si elle cherchait ses mots très loin au-dedans d'elle. D'une voix rauque, paupières toujours closes, elle décida :
– Qu'un serviteur laïc aille quérir à l'instant Hermione de Gonvray.
Mary de Baskerville sortit aussitôt afin de héler au service.
Un silence dévasté réunit Plaisance et Alexia. Un de ces silences durant lesquels on ne cherche pas même ses paroles parce qu'elles ne signifient plus rien qui vaille d'être énoncé.
La nouvelle apothicaire réapparut. Butant sur les mots, l'abbesse avoua :
– Je… Je vous remercie, ma fille, madame de Nilanay, de votre présence à mes côtés, de… votre appui. À ma grande honte, je me serais sentie effroyablement solitaire et déficiente sans vous.
Mary de Baskerville sidéra Alexia de Nilanay en déclarant d'un ton ami :
– Ma mère, votre humilité vous honore. Toutefois, votre honte est injustifiée. La véritable force ne se déclare pas. Elle se prouve dans les pires situations. Nous sommes fortes parce que nous puisons notre puissance, notre résistance dans le besoin qu'en ont les autres. Nous ne survivons pas sans les autres. Nous nous aplatissons à la manière de feuilles mortes, destinées à la prompte dissolution. Certes, nous rejoindrons nous aussi l'humus. Pas sans avoir lutté lorsque de nécessaire, cependant !
Plaisance se redressa et les considéra tour à tour avant de confesser :
– Eh bien, je me sens telle une fragile feuille morte. C'est… Ce sera horrible, n'est-ce pas ? demanda la jeune fille à Alexia.
Celle-ci se contenta de répondre d'un hochement de tête. Mary intervint :
– Madame de Nilanay souhaiterait être dispensée de revoir cette ignominie.
– Je puis le comprendre…, commença l'abbesse avant d'être interrompue par Alexia.
– Je… je ne peux me dérober de la sorte. Ce serait indigne. Rolande m'avait offert son amitié. Elle mérite, à tout le moins, mon courage.
Hermione de Gonvray pénétra dans le chauffoir, l'air incertain. Plaisance relata pour elle la macabre découverte de madame de Nilanay, en termes brefs, presque secs. L'apothicaire gémit :
– Dieu du ciel !
– Le… C'est dans la chapelle Saint-Augustin, intervint Alexia.
Les quatre femmes sortirent, Mary de Baskerville ouvrant la marche, une torche à la main. Lorsque les doigts gelés d'Hermione de Gonvray enserrèrent ceux de Plaisance, celle-ci soupira de réconfort. Hermione lui avait tant manqué, sa sagesse, sa force d'âme, puisque l'abbesse s'était contrainte à imaginer sa fille – son fils – déjà ailleurs afin de ne pas trop souffrir de son départ. Thibaud de Gonvray devrait quitter les Clairets, c'était inévitable, mais cette neige obstinée, les insistantes requêtes d'Alexia et de Mary offraient à la jeune abbesse une légitime excuse pour retarder une séparation qui la blessait déjà.
Alexia de Nilanay se tassait en elle-même, regroupant ses forces afin de résister à l'impensable. Mary de Baskerville ralentit le pas. Lorsque la jeune femme la rejoignit, elle lui offrit son bras. Madame de Nilanay n'hésita pas. Cette femme était, à n'en point douter, désagréable, arrogante mais elle était alliée. Surtout, elle était robuste, autant qu'Hermione. Peut-être davantage.
– Doux Jésus, chuchota Plaisance en découvrant la scène.
L'abbesse se signa, imitée par les autres femmes.
– Comment se peut-il… ? commença Hermione sans parvenir au bout de sa phrase.
Mary de Baskerville tournait autour du cadavre décapité allongé au sol, bras écartés du corps, en prenant garde de ne pas fouler la mare de sang que le froid avait déjà figée, scrutant la robe de grosse laine.
Une dérangeante sensation envahit Alexia de Nilanay. Tout lui paraissait plus irréel, finalement moins insoutenable qu'un peu plus tôt. Un éclair de compréhension lui fit lâcher :
– Ainsi… Elle venait d'être occise lorsque je l'ai découverte.
– Comment cela ? s'enquit Mary.
– Le sang était rouge vif, épais mais liquide. Il est brunâtre maintenant.
– Or, avec le froid qui règne en ce lieu, il a dû figer fort vite, intervint Hermione de Gonvray, penchée au-dessus de la tête détachée de l'ancienne dépositaire. Pourquoi lui a-t-on frappé l'arrière du crâne avec tant de violence – l'os est enfoncé dans la plaie béante –, si l'on avait prévu de la décapiter ? La blessure me semble très similaire à celle de Blanche.
– Votre avis ? demanda Mary de Baskerville du ton détaché qu'aurait adopté un précepteur vérifiant les connaissances de son élève, et dont la supériorité donnait envie à Alexia de la secouer sans ménagement.
– Dans les deux cas, le meurtrier n'était pas assez fort pour attaquer de front, et certainement pas pour décapiter Rolande de son vif. Il comptait sur l'effet de surprise, déduisit Hermione. En d'autres termes, l'hypothèse d'un tueur de force herculéenne ne tient pas.
– Beau raisonnement, se réjouit sa consœur en potions, avant d'énumérer : la tête décapitée, bizarrement posée à droite, les deux bras figurant deux personnages précipités à terre de part et d'autre d'un édifice. Nous avons affaire au seizième arcane du tarot. La Maison-Dieu. Elle symbolise un châtiment divin, un coup de semonce du destin.
– Ainsi, il s'agirait dans les deux cas de punitions ? demanda Plaisance.
– C'est du moins ce que l'assassin croit ou cherche à faire accroire, répondit madame de Baskerville. C'est également, selon moi, le seul moyen de remonter jusqu'à lui, ou devrais-je plutôt dire « elle ». (Se tournant vers Hermione, elle remarqua, à son seul profit :) La tête devrait être à gauche, pas à droite. Nous cherchons quelqu'une qui ne possède qu'une connaissance très superficielle du tarot.
Plaisance, trop bouleversée pour prêter attention à ces subtilités, déclara d'un ton heurté :
– Mon Dieu… Que dire à Marguerite ? Il nous faut… défaire cet horrible arrangement avant que des serviteurs laïcs ne viennent pour conduire le corps à la morgue. Inutile que d'autres parviennent aux mêmes conclusions que nous et que la panique se propage à toutes.
– Quant à cela, je doute que nous puissions l'éviter, augura Alexia.
Bien que n'en ayant plus besoin, Urdin avait utilisé la clef forgée par Éloi pour sortir par la porterie des Fours et rejoindre le monticule de rocs dans lequel se dissimulait l'entrée extérieure du souterrain des Clairets. Le nain était si fier du vilain tour qu'il avait joué à la portière en réalisant un double. Il méritait bien qu'on célèbre sa finauderie en l'utilisant. Les portes closes insupportaient l'homme-loup. Autant d'exaspérants obstacles entre Claire et lui.
Progressant courbé, la flamme de sa torche léchant la voûte basse, Urdin avança avec précaution. D'énormes rats qui prospéraient dans cet univers d'ombre lui filèrent entre les jambes. Certains le considérèrent avec une curiosité méfiante avant de décamper. Urdin les rassura à voix basse. Après tout, peut-être les rongeurs percevaient-ils qu'il s'était nourri d'eux durant des années. Une chair plaisante, qui évoquait celle d'un poulet, et permettait de confectionner des bouillons peu gras.
Le sol devint visqueux et ses chausses glissèrent. Les pénibles relents qu'avait mentionnés Éloi crûrent en intensité jusqu'à devenir suffocants. Il se trouvait sous le monastère. La vase traîtresse qui ralentissait sa marche n'était autre qu'un sédiment d'excréments mêlés de détritus d'aliments en putréfaction. Il parvint enfin dans l'avenue centrale décrite par le nain, assez haute et large pour permettre le passage d'un fardier capable d'apporter les matériaux de construction, voire, lors d'attaques, de sauver les précieuses possessions des moniales. Une épaisse couche de moisissure, d'un marron verdâtre, recouvrait les murs de larges pierres, au point que l'on distinguait à peine la maçonnerie ou l'emplacement des anneaux rouillés destinés aux torches. Par instants, un clapotis signalait la fuite d'un rat ou l'évacuation d'un lieu d'aisance. Enfin, l'entrée du boyau qui menait à la salle située derrière les caves se dessina dans la lumière vacillante de son flambeau.
Il entra à pas de loup. Après tout, il était un loup. Un loup coincé au milieu d'humains qui ne rêvaient que de lui planter des piques dans les flancs, de le dépecer vivant, de se pavaner avec sa gueule en chapeau. Petits êtres peureux et incapables qui s'unissaient en horde pour abattre un seigneur de la forêt. Qu'ils y viennent. Il vendrait sa peau chèrement. Les loups avaient peur des hommes, et puis ils ignoraient tout de leurs ruses perfides. Pas lui. Même s'il détestait cette humanité qui l'alourdissait, il était aussi rusé, menteur, tricheur que les hommes. Plus encore, puisqu'il devait lutter contre eux depuis sa naissance. Plus encore, puisque maintenant, il protégeait Claire d'eux.
Elle ressemblait à une fée. Éloi ou Sidonie avaient dû se débrouiller pour lui laver les cheveux. Ils moussaient autour de ses épaules comme un tendre nuage. Où le nain avait-il dérobé cette magnifique robe d'épais brocart, un peu trop grande pour elle mais qui la faisait ressembler à la princesse d'un donjon ? Sans doute dans la penderie réservée aux vêtements des riches oblates8qui rejoignaient les Clairets. Un somptueux mantel de couleur violine, doublé de renard, était jeté sur ses épaules trop maigres. Une fourrure réservée à une dame de haut. Elle le méritait. Rien ne se trouvait au-dessus d'elle. Étrangement, ce furent les petits souliers de cendal à talons qui renversèrent le cœur de l'homme-loup. Si mignons, si précieux. Il n'avait jamais vu Claire que les pieds nus ou enveloppés de bandes de grosse toile à l'hiver, ou encore de peaux de lapin ou de bique, si mal tannées qu'elles puaient la charogne. Ces choses, si incongrues à ses yeux, si magnifiques, si inutiles, brodées de fil d'argent et d'or, le bouleversaient au-delà de l'entendement. Des souliers ! Sa Claire portait des souliers de gente damoiselle de château ! Quelle merveille. Grâce à Éloi et à Sidonie, qui n'avaient pas leur pareil pour escamoter tout ce qu'ils pouvaient trouver, sa princesse ressemblait enfin à une vraie princesse.
Elle était absorbée dans un jeu de tarots. Qu'en voyait-elle au juste ? Le bout de ses doigts était-il capable de déchiffrer les lames complexes ? Après tout, le montreur la forçait à prédire l'avenir aux badauds des foires qui gobaient ses prophéties grotesques comme parole d'Évangile. Les oracles ne variant que de sexe, en fonction de son interlocuteur : « De l'argent, je vois beaucoup d'argent », puisque les deniers sonnants et trébuchants sont ce qui intéresse les gens au premier plan. Une fois rassérénés sur leur fortune, elle leur fourguait l'habituel : « Je vois une femme » ou « Je vois un homme » ; « Une belle santé, également » ; « Des ennemis, bien sûr. Lorsque l'on a tout pour faire envie, eh bien, ma foi, on fâche les envieux ! ». Qu'ils aimaient tous ces ennemis inventés qui leur prouvaient, plus sûrement qu'un contrat de notaire, que le monde allait s'incliner devant eux, sous peu.
– Tu es là, mon valeureux, je te sens ! s'exclama une voix joyeuse.
– Je te dérange ?
– Toi ? Ah, il est bien fol, mon doux Urdin. Comment as-tu fait pour venir jusqu'à moi ? Vois-tu, je savais que tu trouverais un moyen. Approche. Tu m'as tant manqué.
Elle balaya les lames de la main. Il ne s'interrogea d'abord pas sur son geste tant l'émotion l'étreignait. Il ôta sa tunique, la laissant choir au sol. Il faisait clément dans cette pièce dépourvue de lumière, creusée dans les entrailles de la terre. Il adressa un muet remerciement à Éloi et à sa sœur. Tout était beau ici. Il n'avait jamais vu tant de beauté, de toute sa vie. La beauté rend heureux et humble. Surtout, elle rend bienveillant. De hauts candélabres diffusaient une lumière atténuée, une de celles que tolérait Claire. Des dorsaux9, certes un peu élimés mais de belle facture, égayaient les murs de pierre. Un grand tapis, que Sidonie avait rafistolé, couvrait le sol de terre battue. La couche de sa jolie mie disparaissait sous une profusion de coutes, de courtepointes et de fourrures. Un intimidant mais émouvant crucifix en argent avait été accroché au-dessus. Éloi avait récupéré tout ce qu'il pouvait chaparder pour confectionner le nid douillet d'une princesse blessée, bafouée, violée. De cela, Urdin lui serait à jamais reconnaissant.
Il tendit la main vers son visage. Le vit-elle, le sentit-elle ? Il l'ignorait. Elle la saisit et y posa son front en murmurant :
– Je vais bien. Je suis heureuse, tu sais ? Grâce à toi, à vous tous. (Elle rit de ce son de gorge qu'il adorait parce qu'il l'avait si peu entendu.) Ne suis-je pas moi-même un peu folle, mon doux Urdin ? Je m'inquiète. Nous sommes si tranquilles ici, si préservés. Pourrons-nous y rester toujours ?
Dans la médiocre lumière dispensée par les chandelles volées par le nain, il remarqua que les irritations de sa peau avaient disparu. Il lui sembla même que l'opacité de ses cornées perdait en épaisseur. Intimidé, comme à l'habitude, il s'assit sur le lit, à côté d'elle. Elle enfouit son visage contre le torse recouvert d'un long pelage en soupirant de réconfort. Là. La perfection était là, en ce moment précis. Pourquoi eut-il la désastreuse idée de demander à cet instant, alors qu'ils auraient pu s'endormir, lové l'un contre l'autre :
– T'as ramassé toutes tes cartes dès qu'tu m'as entendu. Elles étaient mauvaises ?
– Ne te préoccupe pas de ces choses, gentil Urdin. Tu sais, le tarot est si versatile.
– Mais tu l'domptes bien, non ?
– Un peu. Parle-moi plutôt du dehors, tenta-t-elle de dévier la conversation. Quel temps fait-il ? La neige a-t-elle fondu ?
– Elles étaient mauvaises, hein ? Dis-moi la vérité, Claire.
Elle s'écarta de lui et se redressa dans le lit. Cette séparation sembla aussi cruelle qu'une blessure à l'homme-loup.
– L'arcane sans nom, murmura-t-elle.
– La mort, c'est ça ?
Un silence puis :
– La mort n'est pas la mort. Enfin pas toujours. Du moins pas dans le tarot.
– C'est quoi ?
– Le treizième10arcane majeur. C'est en effet le deuil, la désillusion, le pessimisme, mais c'est aussi le détachement, le changement, l'initiation, la transformation profonde, l'accès à une existence supérieure. Au fond, la mort, c'est le progrès de la vie.
– L'changement, l'initiation ? Ouais, c'est ça, lâcha Urdin.
– Que veux-tu dire, gentil ami ?
– Rien ma douce. J'dois partir. J'reviendrai vite.
– Tu promets ?
– J'promets, sur mon âme. Oublie pas, rien n'nous séparera jamais, pas même ton arcane sans nom.
– Je n'oublie pas.
Adèle Grosparmi, livide jusqu'aux lèvres après les révélations tronquées de l'abbesse au sujet de la mort de Rolande, annonça l'arrivée de sa sœur de sang : Marguerite Bonnel. Plaisance quitta sa chaire et s'avança à sa rencontre.
Joviale à son habitude, intriguée par la convocation tardive de sa mère, l'hôtelière pénétra et s'enquit d'un ton allègre :
– Que puis-je pour vous bien servir, ma mère ?
Incapable de prononcer un mot, Plaisance la fixa, retenant ses larmes. Ses mains enserrèrent les poignets de sa fille. Le doute se peignit sur le visage rond. Puis l'alarme envahit le chaud regard marron, fronçant les sourcils en broussaille.
– Votre silence m'inquiète, ma mère… Aurais-je commis…
– Non pas, l'interrompit l'abbesse, baissant les yeux, incapable de garder son regard.
La jeune fille réunit ses forces et déclara dans un murmure :
– Marguerite, ma bien chère, préparez-vous au pire. Pardonnez-moi. Il s'agit de Rolande.
L'incompréhension se peignit sur les traits de l'hôtelière. Elle hésita :
– J'ai bien remarqué son absence au souper. Sans doute avait-elle des comptes à terminer. (Soudain, sa voix se tendit :) Serait-elle malade ? De grâce, informez-moi, ma mère.
Les mots sortirent de Plaisance avec brutalité, sans qu'elle les souhaite.
– Elle est trépassée, Marguerite.
Un sourire incertain trembla sur les lèvres de la femme. Elle bafouilla :
– Votre pardon, ma mère ? Je ne… je ne comprends pas ce…
– Morte. Assassinée, comme Blanche.
La jeune abbesse songea que, jamais, dût-elle vivre mille ans, elle n'oublierait ce regard. Un regard immense, vide. Et puis, le désespoir déferla, remplissant le regard. Le sang quitta le visage de Marguerite. Elle se débattit avec brusquerie, se défaisant de l'étreinte amie qui enserrait ses poignets. Un gémissement continu monta de sa gorge et Plaisance fut certaine qu'elle ne l'entendait pas. Le gémissement crût en ampleur pour se transformer en hurlement. Puis le hurlement se brisa net. Un silence de dévastation le remplaça.
Plaisance était figée, incapable d'un geste, d'un mot. Lorsque Marguerite s'effondra au sol, lorsqu'elle perçut le choc sourd de son corps sans conscience contre les dalles, elle demeura là, immobile, certaine que toute vie venait de s'enfuir. À jamais.
1 La légende voulait, notamment dans le centre de la France, que les filles nées de fées soient très belles et héritent des pouvoirs de leur mère. En revanche, leurs fils étaient fort laids, souffraient de difformités et étaient dépourvus de pouvoirs. Les fées étaient donc réputées pour substituer leurs nouveau-nés mâles à ceux d'humaines, lorsqu'elles trouvaient les enfants jolis.
2 Ou encore « verterelles » ou « vertenelles ». Pièces métalliques en forme de boucle maintenant les verrous d'une porte.
3 Contrairement à la légende, l'Église prohibe les mariages imposés aux filles. Cela étant, il était très difficile aux jeunes filles d'aller à l'encontre de la volonté paternelle, sauf à rejoindre un couvent.
4 Mauvais cheval maigre. Par extension, femme sèche et désagréable.
5 Soupe épaisse de feuilles de blettes au persil et au fenouil, dont on a omis le porc pour les jours maigres.
6 Raconter des mensonges dans le but de tromper.
7 Pupitres d'écriture. De taille variable, certains sont portatifs. Ils sont équipés d'un banc ou de pieds.
8 Qui se donnent à Dieu, très souvent avec leurs biens. AuXIVe siècle, les oblats sont souvent des enfants confiés aux monastères par leur famille, par piété ou par nécessité. La plupart y sont instruits puis deviennent moines ou moniales. Cependant, des oblats adultes et aristocrates rejoignent souvent la vie monastique afin d'y terminer leurs jours.
9 Tapisseries que l'on suspend aux murs, notamment derrière tables et bureaux.
10 Le chiffre 13 a une connotation totalement maléfique au Moyen Âge.