Abbaye de femmes des Clairets,Perche, février
1308, ce même jour
Le jour déclinait déjà. Hermione de Gonvray avait
allumé toutes les esconces de l'herbarium, lancé un feu dans
l'âtre, justifiant cet excès de confort d'un :
– Je gage que nous allons demeurer assises
longtemps. Il serait regrettable que nous attrapions quelque
maladie de poitrine qui retarderait notre enquête.
– Oh ma chère, même s'il s'agissait pour vous
de nous offrir un peu d'aise, je ne m'en formaliserais pas. Quelle
utilité y aurait-il à ce que nos membres deviennent gourds, que nos
esprits ralentissent sous ce froid mordant ? Nous avons besoin
de toute notre agilité intellectuelle. Dans le même ordre d'idées,
je ne refuserai pas une de ces savoureuses infusions dont vous avez
le secret, déclara madame de Baskerville.
Elle arrangeait depuis un moment quatre esconces
afin qu'elles illuminent au mieux leur travail, les disposant en
demi-cercle, puis en carré, les poussant sur la table de pesée, les
reculant, les rapprochant.
– J'ai déjà mis de l'eau à bouillir.
Attendons que madame de Nilanay nous rejoigne avant de faire
infuser de la menthe, de la verveine et du thym.
– Que pensez-vous au juste d'elle ? En
confidence.
– Je la sais fine et fiable. Je la crois
également intuitive.
– N'est-elle pas une de ces jolies femmes
superficielles ?
– Sans doute l'a-t-elle été. Sans doute en
a-t-elle voulu un jour aux Clairets de l'austérité qui est leur
règle. Toutefois, depuis son retour, j'ai eu le sentiment qu'elle
avait agréablement mûri. L'entourage du comte de Mortagne y est
probablement pour quelque chose. Il ne s'agit pas d'un être de
légèreté.
– Ah ! Que j'aime les êtres de lourdeur,
mais de grande souplesse d'esprit.
Un coup frappé contre la porte les interrompit.
Alexia de Nilanay entra sans attendre permission, les épaules de
son mantel couvertes d'une fine neige gelée.
– C'est une calamité, annonça-t-elle. La
neige recommence de tomber alors que l'ancienne n'a pas daigné
fondre !
– Nous nous en accommoderons, raisonna Mary
de Baskerville. Il est puéril de dilapider ses forces en se
heurtant de front aux choses que l'on ne peut changer. La sagesse
consiste à se concentrer sur ce que l'on peut incliner.
– Grand merci pour cette leçon, ironisa sans
aigreur madame de Nilanay.
Elle parut réfléchir un instant, puis lança à
l'Angloise d'une voix allègre :
– Je viens, à l'instant, de décider de passer
outre vos remontrances et reparties acerbes. Rien ne modifiera mon
excellente disposition d'esprit en la matière, ni mon humeur
accommodante. Aussi, pourquoi ne pas vous concentrer aussitôt sur
autre chose plutôt que de gaspiller votre énergie contre moi ?
Il s'agirait là d'une pertinente application de votre sage
conseil.
Un rire gai et inattendu salua ce trait. Madame de
Baskerville admit :
– Voilà mon bec claqué ! Peu de gens y
parviennent. C'est pourquoi je le goûte toujours. Mon admiration,
madame. Ah, qu'il est réjouissant de se trouver enfin entre
créatures d'intelligence, à l'exclusion de toutes les autres.
Travaillons !
Toutes trois prirent place autour de la table de
pesée. L'herbarium ne disposant que de deux tabourets, Hermione de
Gonvray demeura debout, le torse incliné, les coudes appuyés sur la
table. Mary lissa la longue bande de papier qui s'enroulait, à la
forme du touret de feu la prétendue Blanche de Cerfaux. Les trois
femmes déchiffrèrent en silence l'écriture assez malhabile, ainsi
que l'avait souligné l'Angloise.
– Faible tête, en plus du reste… ou alors
très important négoce, grommela Mary.
Devant le regard étonné d'Hermione, elle
ajouta :
– Expliquant la nécessité d'un pense-bête,
veux-je dire. Les initiales désignent, à n'en point douter, des
personnes. Undminuscule marque la particule dans certains cas. Les
nombres qui les suivent sont suivis d'unlou d'unr. Je parierais
volontiers qu'il s'agit de sommes évaluées en livres* ou en petits
royal*, ce qui prouve que la dame ne faisait pas dans le fretin.
Suivent des symboles, la croix droite étant donc la mort.
– Les… services qu'elle a rendus à certains…
clients, en échange des rémunérations indiquées, suggéra
Alexia.
– Voilà qui est rondement pensé, la félicita
l'Angloise.
– Cette ligne épaisse et enroulée sur
elle-même, à la façon d'uno, là, intervint Hermione en la
désignant. Ne dirait-on pas un serpent ? Un enherbement ?
Sournois, imparable, à l'image de l'animal.
– En ce cas, ces initiales n'auraient-elles
pas droit à une croix figurant la mort ? questionna
Mary.
– Vous savez comme moi que l'on peut enherber
sans avoir pour objet de tuer. On peut souhaiter provoquer une
stérilité, une maladie, que sais-je ?
– Ou alors peut-être ce serpent désigne-t-il
un donneur d'ordre et pas la victime, proposa Alexia.
– Hum… Beau raisonnement, concéda la nouvelle
apothicaire.
– Et ceci, cette sorte de cercle suspendu à
une petite queue ? interrogea madame de Nilanay.
– On dirait un piège de chasse, l'un de ces
habiles nœuds coulants qui se referment sur la patte d'un animal,
réfléchit Hermione.
– Nœud coulant, vers le haut… les fourches
patibulaires, la pendaison, murmura Alexia.
Mary de Baskerville lui jeta un regard
d'appréciation :
– Je pense que vous avez vu juste, ma chère.
La prétendue madame de Cerfaux se faisait fort de livrer au bras
séculier certaines victimes désignées par ses clients. Jusqu'à ce
que mort s'en suive. (Elle étouffa un rire.)
« Angélique », disaient-elles toutes à son sujet. Quelle
admirable comédienne ! Quelle époustouflante mascarade !
Une vipère malfaisante de rare envergure. Bah, après tout, il faut
qu'elles soient terriblement séduisantes et convaincantes. Duper
est leur principal outil de labeur.
– Une chose m'intrigue, intervint Hermione de
Gonvray. Je doute qu'en dépit de sa perversité, Blanche ait emporté
avec elle, dissimulée avec soin, cette énumération à seule fin de
se souvenir et de se repaître de ses méfaits. Trop dangereux. Il
s'agit donc, en effet, d'un pense-bête qui avait une utilité
particulière, cruciale. Si elle en a tapissé l'intérieur de son
touret, et puisqu'elle ne comptait rester parmi nous que le minimum
de temps, c'est qu'elle souhaitait la retrouver sitôt sortie des
Clairets. Et s'il s'agissait de l'énumération de bons amis, de
membres d'une connivence satanique ?
– Quoi ? Aurait-elle été incapable de se
souvenir des noms de précieux amis susceptibles de la secourir dans
l'adversité ? J'en doute. Quant aux membres d'une odieuse
confrérie, elle était trop rouée pour prendre ce risque et aurait
préféré oublier tout d'eux. Songez, si une telle liste était tombée
entre les mains d'un tribunal inquisitoire, les enquêteurs auraient
tôt fait de transcrire ces initiales en noms, en personnes, donc en
témoins qui sous la torture pouvaient incriminer Blanche/Anne,
raisonna Alexia.
– Agile ! s'extasia Mary.
Imaginons : elle décide de quitter les Clairets. De quoi
a-t-elle un impérieux besoin ? D'argent, nous sommes en accord
sur ce point. Cette liste était donc sa cassette, son… avenir. Un
chantage. Une multitude de chantages, murmura Mary de Baskerville.
De fait, il doit s'agir – du moins pour certains – de
donneurs d'ordres, de gens qui n'ont aucune envie que leur vilain
commerce parvienne aux oreilles de l'Inquisition ou d'un tribunal
séculier et qui sont prêts à payer grassement le silence. (Elle
tapa dans ses mains de bonheur et avoua :) Dieu, que je
m'amuse ! Cela faisait bien longtemps que la vie ne m'avait
réservé si réjouissante charade.
Alexia et Hermione échangèrent un regard
interloqué.
– Analysons ces initiales, voyons si elles
nous confient leurs secrets, décida Mary.
Durant la demi-heure qui suivit, elles
s'interrogèrent à tour de rôle. L'initiale d'un prénom leur
évoquait le souvenir de quelqu'un ou quelqu'une, mais celle du nom
de famille ou d'origine ne convenait pas. Ou l'inverse.
– « H. d. F. », prit Alexia pour
exemple. J'ai bien connu un Hughes de Falizan, mais il est trépassé
d'une mauvaise fièvre à huit ans.
– Et moi une « A. P. »,
Adeline Percebois, une vieille repasseuse de mon ancienne abbaye de
Castres, si courbée, sourde, et presque aveugle que notre mère
l'avait autorisée à décéder paisiblement chez nous. La pauvre
femme, offerte au monastère à l'âge de quatre ans, n'avait aucune
famille et pas un sou vaillant, renchérit Mary de
Baskerville.
– Quelque chose peut survenir ou nous
revenir, les consola Hermione de sa voix grave et lente. Mémorisons
ces initiales, ainsi que les symboles des « services
rendus », si je puis dire, et restons vigilantes, l'oreille
aux aguets.
Une litanie de lettres s'éleva dans l'herbarium
durant une autre demi-heure, jusqu'à ce que chacune puisse les
réciter sans erreur.
« A. P. », « C. d. D. »,
« T. d. F. », « d. H. », « G. K. »,
« M. B. », « X. d. T. », « E. d.
I. », « G. d. L. », « J. G. », « H.
d. F. », « M. d. M. », « B. P. »,
« V. d. G. », « U. J. », etc.
Cent seize, exactement. Cent seize victimes ou
commanditaires de la délicieuse Blanche.
À la nuit échue, Urdin quitta la remise qui
jouxtait les étables. Sidonie se hissa sur la pointe des pieds afin
de poser son front sur sa poitrine. Elle ferma les yeux et
murmura :
– Sois prudent, mon grand. R'deviens le loup
que t'es et avance à pas de fantôme. Tarde pas trop. Nous autres,
on t'attend pour l'coucher.
– J'serai pas long.
Le son crissant de ses pas qui meurtrissaient la
neige s'amenuisa. Puis le point lumineux de son esconce disparut
dans la nuit d'ouate blanche.
Sidonie referma le panneau et s'y adossa,
contemplant ses compagnons serrés les uns contre les autres. Elle
détestait le voir partir. Au fond, elle se l'avouait, sans doute
était-elle un peu amoureuse d'Urdin. Beaucoup, même. Elle se tança.
Grotesque avortone. Une naine et un homme-loup, la magnifique
paire ! Toutefois, au creux de son âme, elle était une jeune
fille et lui un homme encore jeune. Dans ses rêves elle était
grande, élancée, ravissante. Urdin l'aimait en camarade, avec
tendresse. Mais voilà : il ne l'aimait pas vraiment. Le cœur
d'Urdin était tout entier empli d'une livide enfante qui ne
tolérait pas la lumière du jour, aussi ténue soit-elle. Sidonie
n'ignorait pas qu'il ne s'agissait pas d'un amour d'homme, mais
d'un immense amour de père. Claire allait mourir. Tous le savaient.
Urdin refusait de l'admettre et se battrait jusqu'à son dernier
souffle afin de l'éviter. Cette inévitable issue brisait le cœur de
Sidonie. Urdin y survivrait-il ? En aurait-il seulement
envie ? Elle n'en était pas certaine. Il avait tant souhaité
que sa vie entière tourne autour de Claire, tant œuvré pour cela.
Sidonie en comprenait fort bien la raison : rien d'autre
n'existait autour de quoi elle aurait pu tourner.
Son frère se leva, l'arrachant à ses sombres
pensées. Éloi jeta sur ses épaules la courte cape en peau de bique
qu'il s'était confectionnée, alluma une esconce à la cheminée et
lança :
– Ça va. L'gars a pris assez d'avance. J'lui
emboîte le pas. Faut pas qu'y découvre que j'le veille comme un
enfançon. Y serait vexé.
L'allégresse, la force revenaient à Urdin au fur
et à mesure qu'il s'enfonçait dans les souterrains puants. Il
pouffa. Dieu du ciel, il en était venu à tant dépendre de cette
enfante que la tête lui tournait. Il n'y avait pas de vie sans
elle. C'était une belle consolation, puisqu'il n'y avait pas eu de
vie avant elle. Elle ne mourrait pas. L'homme en noir avait donné
sa parole et Urdin veillerait à ce qu'il la tienne. Après tout, il
avait torturé à ses ordres. Il tuerait cette Anne, sans hésitation,
dès qu'il mettrait la main sur elle. Il repousserait la mort loin
de Claire avec l'aide du cavalier noir. Cette putride catin de mort
avait refusé de prendre Urdin lorsqu'il avait été abandonné à
crever dans la forêt. Pourquoi s'acharnerait-elle maintenant sur ce
qui le tenait en vie ?
L'homme-loup dénoua le lien qui fermait le col de
son chainse. Claire aimait enfouir son visage dans son long pelage
soyeux. Elle s'amusait à enrouler les poils en mèches autour de son
index. Il inspira longuement tant son cœur s'emballait, avant de
faire pivoter le mur de pierres qui lui barrait encore la
route.
Dehors, Éloi avait recouvert son esconce par
prudence. Les doigts pincés sous ses aisselles afin de les
réchauffer, il patientait en silence, adossé à un arbre, non loin
du monticule de cailloux qui dissimulait l'entrée extérieure des
souterrains de l'abbaye. La persistante tristesse, contre laquelle
il parvenait à lutter durant le jour, profitait de la nuit glaciale
et solitaire pour le reprendre d'assaut. Il les aimait bien, Urdin
et Évrard. Quant à Sidonie, il l'adorait. Claire ? Elle était
autre. Au fond, Claire était une mission, un but. Les hommes ne
vivent pas sans but. Ils se contentent de survivre.
En dépit de sa brutalité de paroles, de son goût
pour les plaisanteries grasses, la finesse de son esprit
n'épargnait pas Éloi. Il jouait avec talent au mariolle et au
hâbleur. Il cabotinait avec génie pour leur amusement à tous, par
respect pour eux. Les quatre autres n'avaient nul besoin de sa
souffrance et de son accablement, de sa rage intermittente non
plus. Ils supportaient déjà les leurs.
Un écho, non loin. Éloi se redressa et passa
derrière le tronc. Deux lueurs d'esconces dansaient dans
l'obscurité à hauteur d'homme. De femme, ainsi qu'il le découvrit
bien vite. La silhouette maigre de la vilaine fouine se dessina
avec netteté. Éloi se demanda si elle avait suivi Urdin ou lui
avant de songer que la réponse n'avait aucune importance : le
mal était fait. Dès que la laide Ferrand aurait une certitude
concernant leur escapade, elle préviendrait l'abbesse et ils
seraient jetés dehors. Claire. Mon Dieu, Claire ! Claire que
la pénombre de la pièce dérobée protégeait, qui ne supporterait pas
le jour, même cloîtrée dans un fourgon bâché. Claire qui
s'étiolerait à nouveau, qui mourrait sans un gémissement pour ne
pas les attrister davantage.
Éloi crispa les mâchoires, se creusant la tête
dans l'espoir que surgisse une solution. Le manège de la portière
l'intrigua bien vite. Éclairée par les deux lampes à huile, Agnès
Ferrand tournait autour de la motte de pierres recouverte de
lierre. Sans doute Urdin, dans sa hâte à rejoindre Claire et assuré
de la complicité de cette nuit de neige, n'avait-il pas pris soin
de rabattre la végétation afin de dissimuler l'ouverture du boyau
qui s'enfonçait sous terre. Éloi vit la religieuse pénétrer à demi,
puis ressortir. Seulement éloigné d'elle de deux toises, il eut la
nette impression qu'elle souriait. Un vilain rictus de hyène. Elle
inclina la tête à droite, puis à gauche, plissant les lèvres de
concentration, semblant hésiter sur la conduite à adopter. Elle
s'éloigna enfin de quelques pas et Éloi retint un soupir de
soulagement. Enfin, elle réintégrait l'abbaye. Il se trompait.
Levant haut ses esconces, Agnès Ferrand tourna sur elle-même,
cherchant une cachette d'où épier la suite. L'énorme souche d'un
arbre abattu la séduisit. Elle l'enjamba avec difficulté, remontant
sa robe sur ses cuisses maigres, puis se tassa derrière. Caché par
son tronc protecteur, Éloi voyait apparaître le petit visage
exécrable entre la souche et la neige. S'était-elle allongée au
sol ? La mauvaiseté la rendait capable de supporter le froid
mordant pour accomplir son projet venimeux. Le halo lumineux
disparut, le visage aussi. Elle venait de rabattre les volets de
ses esconces afin que leurs lueurs ne trahissent pas sa
présence.
Mille pensées tournoyaient dans l'esprit d'Éloi.
Que faire pour prévenir Urdin avant qu'il ne ressorte ?
Comment écarter cette verrue de bonne sœur ? Comment rejoindre
l'abbaye et prévenir les autres qui, peut-être, auraient une idée
pour tirer l'homme-loup de ce mauvais pas ? Cependant, s'il
s'écartait du large tronc contre lequel il était plaqué, elle le
découvrirait. Il sembla à Éloi que le temps s'arrêtait, ou plutôt
qu'il s'écoulait avec une infinie lenteur. Le froid lui remontait
dans les jambes, l'engourdissant peu à peu. Un moment, il songea à
se précipiter sur elle, afin de la rouer de coups, de l'assommer.
Mais c'était le supplice et la mort assurés pour lui et sans doute
pour les autres. Jamais. Pas Sidonie. Il avait juré sur son âme de
la protéger toujours. D'autant que, sans eux, Claire trépasserait
elle aussi. Une immense tendresse abolit un instant son affolement.
Il ne s'agissait pas que de mots lancés afin de se rassurer. De
fait, tous étaient liés au point de ne pouvoir survivre sans les
autres. Une sorte d'animal chimérique, d'hydre constituée de cinq
vies humaines saccagées, si amputées que leur persistance n'aurait
tenu qu'à un fil si elles avaient été isolées. En revanche, l'hydre
réunie vivait. Elle était décidée à ne pas se laisser mourir.
Le cinglement des feuilles roidies par le gel.
Urdin ressortait, son esconce à la main. Entre la lueur dispensée
par la lune et la lumière de sa lampe à huile, Éloi le vit avec
netteté, tout comme cette mauvaise punaise de baptistère. Il ne
pouvait crier afin d'avertir son compagnon. C'était trop tard. Il
demeura immobile, regardant la silhouette de son ami s'amenuiser en
direction de la porterie des Fours.
Plusieurs minutes s'écoulèrent. Urdin devait avoir
réintégré la remise, s'enquérir de son absence. Éloi pria pour que
Sidonie et les autres ne lui révèlent rien, sans quoi l'homme-loup
reviendrait alors sur ses pas afin de lui prêter main-forte.
La tête vidée, il attendait il ne savait trop
quoi. Le sifflement hargneux d'une dame blanche1, dont l'aile frôla presque son crâne,
le fit frémir. Il s'apaisa. Les animaux ne l'avaient jamais blessé.
Seuls les hommes l'avaient fait saigner en dedans.
Une lueur naquit non loin de lui. La peste en robe
de bure avait repoussé les volets de ses esconces. Il la vit
grimper par-dessus la souche et s'avancer vers le monticule de
pierres. Elle n'hésita qu'une seconde avant de disparaître dans le
boyau. Fallait-il que la malfaisance la tienne pour braver ainsi
l'inconnu !
Éloi attendit encore, tergiversant, priant pour
qu'elle ressorte. Soudain, un étrange phénomène se produisit :
il cessa de penser. Plutôt, il cessa de se ronger les sangs avec
des hésitations, aussi ineptes les unes que les autres. Les dés
avaient été jetés par autre que lui-même, à nouveau. Éloi et ses
quatre compagnons avaient toujours hérité des jeux des autres, subi
leurs règles. Ils n'avaient jamais eu l'opportunité de la décision,
jusqu'à ce qu'Urdin abatte le gros porc de montreur. Peut-on être
tenu coupable de ce que l'on n'a pas décidé, choisi ? Peut-on
être blâmé pour s'être contenté de réagir en s'accommodant du peu
de liberté que les autres n'étaient pas parvenus à vous
arracher ?
Confiant dans son habitude du souterrain, de la
nuit, il décida de ne pas révéler sa présence et garda rabattus les
volets de son esconce. Telle une ombre, il suivit Agnès Ferrand.
Pour une fois, les odeurs pestilentielles furent ses alliées, les
rats qui filaient entre ses pieds également. Les remugles
devenaient de plus en plus incommodants à mesure que l'on
progressait vers l'avenue centrale des souterrains. Quant aux rats,
ils s'y massaient en grappes afin de se repaître de déchets des
cuisines. Éloi bifurqua, s'orientant grâce à eux. À une bonne
toise et demie devant lui, les deux lueurs, immobiles. Il recula de
trois pas et se rencogna contre le mur. Parvenue à l'embranchement,
Agnès Ferrand hésitait, donnant des coups de pied dans l'eau
fangeuse pour écarter les rongeurs de ses chevilles. Éloi s'étonna
à peine de la témérité de la sœur portière, qui ne reculait pas
devant l'inquiétant gouffre sombre dans lequel elle s'aventurait
pour la première fois. Même l'eau malodorante, mouvante des
milliers de rats qui s'y faufilaient, ne la rebutait pas. Il le
savait pour l'avoir souvent expérimenté : la haine donne des
ailes, tout comme l'amour. La haine est un poison de l'âme qui
oblitère la peur, le remords. L'amour aussi, sans doute. Toutefois,
l'amour crée. Pas la haine. La sœur portière avança avec lenteur
dans l'étroit boyau qui menait à la chambre de Claire. Éloi ferma
les yeux en prière. Il se crut exaucé lorsque la Ferrand rebroussa
chemin pour rejoindre l'avenue centrale. Elle avança de quatre ou
cinq toises, levant ses esconces afin de se diriger puis pila. Elle
revint en arrière d'un pas décidé et s'engouffra dans le malaisé
boyau. Éloi patienta à l'entrée, tendant l'oreille. L'écho des
vaguelettes entraînées par le bas de la lourde robe de la
religieuse mourut. Elle s'était arrêtée devant le mur et devait
contempler la maçonnerie. Les ouvertures successives de la porte
dérobée avaient dégagé les joints, au point que l'on devinait
maintenant la silhouette du panneau pivotant. Éloi l'imagina comme
s'il la voyait. Un petit sourire mauvais et satisfait étirant ses
lèvres dépourvues de générosité. Une onde brutale souleva la
surface de l'eau vaseuse. Elle venait de pousser le panneau de
pierre. La main d'Éloi remonta involontairement vers le couteau à
dépecer pendu à la ceinture de sa tunique. Le contact du manche de
corne le fit frissonner. Il n'avait jamais tué de créature humaine.
Comment supporter d'occire une servante de Dieu ? La main
retomba. Servait-elle Dieu, cette âme desséchée et sans
bienveillance ? Le Divin Agneau avait-Il besoin qu'un être
dépourvu de compassion et d'amour Lui rende grâce et brandisse Son
nom tel un étendard ? Une crainte mit terme à ses questions.
Qui était-il, lui, le nain, pour en juger ? Qui était-il pour
se substituer au jugement du Christ Sauveur ? Oui, mais et si…
S'Il était las que l'on bafoue Son nom et Son message, que l'on
s'en serve pour dissimuler la pingrerie des sentiments, la
médiocrité de l'âme et l'étroitesse de l'esprit ? Et si tout
cela avait été ourdi afin de mettre un terme à une honteuse
mascarade ? Éloi devenait alors l'instrument de Dieu.
L'hypothèse ne le convainquit qu'à moitié.
Un cri aigu, un cri de terreur absolue mit fin à
ses tergiversations. Il fonça, l'eau répugnante l'éclaboussant
jusqu'au front. Dans la semi-pénombre de la vaste pièce, Agnès
Ferrand avait tiré Claire hors de son lit. L'enfante se débattait,
suppliait. Il sembla à Éloi que son esprit se détachait de son
corps, flottant haut, à frôler les pierres de la voûte du plafond.
Il entendit, comme dans un rêve :
– Monstresse, démoniaque, éructait la
portière. Je le savais, je le savais ! Elle va voir, cette
gourde d'abbesse ! Elles vont toutes voir que j'avais raison.
Suppôts du malin que vous êtes tous ! Haut et court !
Vous serez tous pendus haut et court, aux fourches patibulaires,
engeance de vous ! Sors ! Sors, te dis-je, et rencontre
tes juges. Lève-toi, à moins que tu ne préfères que je te traîne,
et te noie dans l'eau putride des souterrains. Peut-être les rats,
eux, te trouveraient-ils à leur goût ? Ils sont peu
regardants. Sale fille ! Pourriture ! Démone !
Lève-toi, car je te tirerai par les cheveux s'il le
faut !
– Je ne peux pas sortir, madame ma sœur. De
grâce, supplia Claire, terrorisée. Cela me tuerait.
– Il en serait ainsi plus rapidement fait de
toi, s'esclaffa Agnès Ferrand, au comble de sa crise
nerveuse.
Une volée de gifles s'abattit sur l'enfante tassée
au sol. Des coups de pied suivirent. Agnès Ferrand attrapa la très
jeune fille aux cheveux.
Les lames d'un jeu de tarot étaient éparpillées au
sol. Une seule était retournée. L'esprit d'Éloi qui caressait les
aspérités de la maçonnerie la distingua avec netteté. L'arcane sans
nom. La mort. L'esprit commanda à la gorge d'Éloi, toujours
immobile. Il déclara d'un ton paisible :
– Lâchez-la. Elle a jamais fait de mal,
jamais blessé la plus p'tite âme. Le jour la tuera.
La portière tourna la tête, sans lâcher les
cheveux de nuage de l'enfante qu'elle tirait sans ménagement et
bafouilla, hors d'elle, l'écume aux lèvres :
– Tais-toi, vilain gnome ! J'ai toujours
affirmé que vous étiez des maudits. Cette insondable idiote
d'abbesse a refusé de me croire, au point de me renvoyer de MON
abbaye ! Je mérite mille fois plus qu'elle d'en devenir la
mère.
Une autre rafale de gifles plut sur le visage
livide de Claire qui sanglotait, tentant malhabilement de se
protéger de ses bras repliés sur sa tête. D'autres
éructations :
– Lève-toi, répugnante avortonne.
Pendue ! Le délectable spectacle.
Il se sentait bien, l'esprit d'Éloi, tout là-haut,
collé aux blocs de pierres de la voûte. Il y serait bien demeuré.
Pourtant, un détail l'obsédait. Cette lame, la treizième, la mort.
À l'évidence, elle signifiait quelque chose d'important.
L'esprit réintégra, presque à regret, le petit
corps musculeux qui patientait en bas. Agnès Ferrand avait attrapé
les chevilles de Claire et la traînait vers le boyau. L'enfante ne
criait plus, n'implorait plus. Elle pleurait sans bruit, sans
protester. Habituelle victime désignée de haines qu'elle n'avait
jamais provoquées. Une infinie tendresse bouleversa le cœur d'Éloi.
Une phrase si jolie, qu'il se demanda comment elle avait pu germer
dans son esprit, s'imposa : Pour que vive l'innocence. Il
s'entendit ordonner d'une voix sans appel :
– Fous-lui la paix. Laisse-la vivre. Que
t'importe, ma sœur en Jésus-Christ. Pour l'amour de Dieu.
Une nouvelle fureur redressa Agnès Ferrand qui ne
s'appartenait plus. Elle se rua vers Éloi et feula :
– Culot de portée ! Contrefait !
Dégénéré ! Qui t'autorise à me tutoyer et à me nommer ta
sœur ? Ta sœur va se réjouir de te voir te balancer au bout
d'une corde, aux côtés des quatre autres.
Le couteau à dépecer fut dans la main d'Éloi, sans
même qu'il le sente. La lame partit, impitoyable et animée d'une
volonté propre. Très loin, le hurlement de Claire :
– Non ! Je t'en supplie,
Éloi !
La lame pénétra dans les chairs. Elle ressortit,
si rouge, puis replongea à nouveau.
La stupéfaction remplaça la rage meurtrière qui
convulsait le visage de la portière. Elle baissa le regard vers la
tache rouge qui s'élargissait sur le devant de sa robe blanche et
murmura :
– Cela ne se peut.
Agnès Ferrand s'affala au sol, chuchotant
toujours : « C'est impossible. » Son agonie fut
brève. Aucune prière ne l'accompagna.
Tremblante, Claire se releva et épousseta son
chainse d'un geste machinal en s'avançant vers le nain.
– Doux Jésus, qu'allons-nous faire ?
demanda-t-elle en fixant Éloi d'un regard dans lequel le
soulagement le disputait à la terreur.
– Nous débrouiller, à l'habitude,
soupira-t-il en repoussant avec tendresse une mèche de cheveux
blonds qui voilait le visage de l'enfante. J'dois aller prévenir
les autres, Claire. Reste ici, sors sous aucun prétexte.
Elle hocha la tête avec véhémence en signe de
dénégation et bafouilla :
– Je ne veux pas rester avec elle. Je les
sens, ceux de l'enfer, qui s'agitent pour réclamer sa vilaine âme.
Ils seront là sous peu.
– Y peuvent pas t'atteindre, tu l'sais bien.
Ils glissent sur la pureté.
– Quand même, ils me terrorisent. Reste avec
moi, le temps qu'ils l'entraînent avec eux. De grâce.
Il caressa la joue livide et
acquiesça :
– J'ai pas de pelage soyeux à t'offrir comme
l'Urdin, mais r'garde mes bras comme ils sont forts. Ils peuvent te
bercer toute la nuit si tu l'souhaites. Aucun chagrin n'peut lutter
contre ces bras-là.
– Juste le temps qu'ils obtiennent ce qui
leur revient. Ils partiront bien vite ensuite. Entends-tu leur
grondement qui se rapproche ?
Il ne le percevait pas mais ne doutait pas une
seconde qu'elle le puisse.
Éloi s'installa à ses côtés sur le lit et elle se
blottit contre lui. Les tremblements qui agitaient son petit corps
maigre s'apaisèrent peu à peu. Il comprit soudain l'amour et la
sorte de fascination qui liaient l'homme-loup à l'enfante. Durant
ces instants suspendus dans le temps, lorsqu'il calmait les peurs
de l'enfante, il existait. L'univers ne pouvait plus rien contre
eux. Enfin, Claire l'autorisa à la quitter afin d'aller quérir les
autres.
Le chagrin accablait Marguerite Bonnel. Le sommeil
la fuyait depuis le décès de Rolande. Des gloussements ponctuaient
parfois les sanglots qui l'étouffaient. Dieu comme elles avaient
fait les folles lorsque sa cadette était encore fillette. Leurs
parties de cache-cache, de pigeon-vole, les histoires à dormir
debout, mêlant dragons, princesses, elfes et lutins, que Marguerite
inventait au soir pour endormir la petite fille. Pourquoi tout
était-il devenu soudain si laid, si effrayant ? Elle était
maintenant désespérément seule, elle qui avait cru en terminer avec
la solitude en quittant son ancien couvent de Clairmarais pour
rejoindre Rolande à sa demande. Quel bonheur de la revoir enfin,
après toutes ces années de séparation, de rejoindre pour un temps
leur magnifique passé que les années n'avaient jamais terni. Elles
étaient tombées dans les bras l'une de l'autre dans le parloir, se
saoulant de mots, profitant de cette courte tolérance de bavardage
profane avant de rejoindre le cloître. Elles s'étaient interrompues
de « Et te souviens-tu, quand… ? » ; « Et
te rappelles-tu ce petit chemin… ? » ; « Et
l'étang, lorsque nous surveillions la métamorphose des
têtards… ? », et. Et… et Rolande avait trépassé, la
laissant solitaire, en proie à ce froid intérieur qui lui remontait
dans le ventre. Sortir d'ici. Sortir de son minuscule bureau de
l'hôtellerie dont les murs paraissaient se rapprocher sournoisement
pour la broyer. Il lui semblait que l'air se raréfiait, qu'il se
dérobait. Elle passa son escoffle doublée de lapin élimé. Des noms
défilèrent dans son esprit, des visages, aucun ne convenant. Enfin,
le sourire avenant et enjoué d'Élise de Menoult, sœur chambrière,
s'imposa. Rejoindre Élise, l'allégresse qui transparaissait sous
chacun de ses mots, de ses gestes. Se repaître d'un peu de chaleur
et de cordialité, même si la chaleur ne pouvait plus persister. La
chaleur était morte avec Rolande.
Une fois dehors, dans le pingre matin laiteux,
Marguerite interpella une novice qui traversait les jardins du
cloître. La jeune fille, intimidée, lui répondit avoir croisé la
sœur chambrière qui se dirigeait vers l'infirmerie. Des petits
papillons de neige tombaient sur son visage gracieux, lui faisant
cligner des yeux. Elle se plia en révérence et trottina vers le
noviciat. L'hôtelière reprit sa progression à pas lents et lourds.
Elle avait aimé Dieu toute sa vie, presque autant que Rolande. Cet
amour l'avait portée, l'avait préservée des aigreurs, des mauvaises
pensées, sans même qu'elle dût fournir un effort pour les éviter.
La Lumière était en elle et la comblait. Où donc avait fui la
Lumière ? Pourquoi avait-il fallu qu'elle disparaisse soudain
et à jamais ?
Elle s'engouffra dans le passage ménagé entre
l'escalier, qui montait au dortoir des moniales, les étuves et le
chauffoir, puis déboucha dans les jardins de l'infirmerie. Les deux
nains protégés de l'abbesse s'inclinèrent sur son passage. Elle
ressentit soudain l'impérieuse envie de leur dire quelques mots.
Après tout, n'étaient-ils pas frères en misère ? Elle, eux. Du
moins eux avaient-ils eu le temps de s'accoutumer à leur désespoir.
Ne sachant quel sujet aborder, elle lança :
– Allez-vous bien ?
– Si fait, madame ma sœur, répondit la naine
en baissant la tête.
– Je… J'approuve de tout cœur la
bienveillance de notre excellente mère à votre égard. Elle est
bonne, soyez-en certains. Elle s'efforce de rétablir ici-bas, dans
notre petit coin de terre, un peu de justice. Montrez-vous-en
reconnaissants. Dieu… Il ne peut s'occuper de chacun et de tous à
tout instant. Il nous revient la charge de L'aider de nos
efforts.
Un regard noisette se riva au sien, sérieux et
pénétrant. Éloi répondit d'une voix amie :
– Nous lui en sommes infiniment
r'connaissants, m'dame ma sœur. À jamais. Pour nous, pauv'es
déformés sans défense, elle a bravé de vilaines mâchoires. Pour ça
et pour l'reste, elle est bénie.
– Amen, approuva Marguerite en refoulant les
larmes qui lui piquaient les yeux. Je… Je cherche notre bonne sœur
chambrière. Elle est charmante, le sourire toujours aux lèvres…
peut-être la connaissez-vous.
– Si fait, répondit Sidonie. Un éclat
d'soleil au plein de l'hiver. Ça manque souvent.
Marguerite pouffa :
– Quelle jolie description dans laquelle je
la retrouve à la perfection. L'avez-vous aperçue ce tôt
matin ?
– Oui-da. M'a paru qu'elle allait bon train
vers la bibliothèque ou la salle des r'liques. J'sais pas trop. La
bonne sœur nous a adressé un p'tit signe, comme à son us.
– Ah ? Eh bien, je m'en retourne sur mes
pas, en ce cas. Une bonne journée à vous. Servez loyalement notre
mère.
Songeuse, Mary de Baskerville contemplait la
pierre tombale sous laquelle reposait Rolande Bonnel. Un simple
bloc de pierre gris tendre, gravé sans art et à la hâte par un
serviteur laïc, en attendant qu'arrive celle que l'on commanderait
– dès que la neige aurait fondu – au tailleur de pierre
de Mortagne. Sous les initiales de la dépositaire, une épitaphe en
abrégé : « Rej m ars, D et m b-ai M ». L'Angloise
jongla avec les mots tronqués avant de parvenir à une traduction
qu'elle espérait fiable : « Je rejoins mes amours, Dieu
et ma bien-aimée Marguerite ». Fiable : peut-être.
Déroutante : à n'en point douter. Aux dernières nouvelles,
Marguerite Bonnel était bien vive. Il était vrai que tant des
femmes d'une même famille héritaient du prénom d'une ancêtre. Les
prénoms féminins étaient peu variés puisqu'on se préoccupait moins
de nommer les femelles. D'autant que rien ne pouvait exclure une
faute de la part du graveur improvisé, sans doute un forgeron ou un
menuisier réquisitionné pour l'occasion, ne sachant ni lire ni
écrire et se contentant d'imiter les lettres du modèle qu'on lui
offrait. Toutefois, la perplexité de madame de Baskerville méritait
des éclaircissements.
Marguerite Bonnel gravit en soufflant les quelques
degrés qui montaient au vestibule ouvrant sur la salle de lecture.
On y suspendait les pèlerines trempées et on y ôtait parfois ses
socques boueuses afin de ne pas risquer d'endommager les livres ou
de traîner de la boue sur le parquet ciré de la bibliothèque. Une
escoffle était pendue. Marguerite se déchaussa en
hélant :
– Élise ? Êtes-vous là ? Je m'en
voudrais de vous déranger durant une consultation.
Seul l'écho de sa voix lui répondit.
Marguerite poussa les deux battants qui menaient à
la salle de lecture. D'abord, durant un infime instant, son sourire
se figea de déception. La femme qui la contemplait, assise dans une
chaire, n'était pas Élise, mais une autre sœur qu'elle n'appréciait
guère. Pourquoi une large tache rouge brun maculait-elle tout le
devant de sa robe blanche ? Ensuite, elle comprit que les yeux
qui la fixaient étaient morts. Elle songea qu'ici et maintenant
était l'enfer. Les lattes du plancher foncé l'attirèrent à elles.
Elle s'écroula. Bienveillante inconscience.
Alertée par les exclamations outrées d'Adèle
Grosparmi, Plaisance de Champlois sortit de son bureau.
– Vous ne monterez pas, vous dis-je ! Où
vous croyez-vous ? Qui vous croyez-vous pour exiger ainsi
audience de notre mère ? Elle est bien trop bonne, si vous
voulez mon sentiment, et vous êtes du genre à avaler la main qui
vous tend le pain.
Sidonie, poings sur les hanches, nullement décidée
à s'en laisser remontrer, rouge de colère, criait en
retour :
– Elles sont mortes, j'vous dis ! Toutes
les deux. Si c'est pas une pitié d'être si butée qu'une
buse !
Une onde glacée noya le cerveau de Plaisance. Elle
dévala l'escalier qui conduisait au bureau de sa secrétaire et à
l'ouvroir. Dès que l'abbesse fut à sa hauteur, la naine se
précipita vers elle, enserrant sa taille de ses bras, posant son
front sous sa poitrine, en chuchotant :
– Oh, m'dame ma mère. C't'affreux !
Elles sont trépassées. Faut v'nir sur l'instant. Dans la
bibliothèque.
Plaisance, sans même l'interroger, fonça à sa
suite. Durant le temps de leur course, Sidonie expliqua d'une voix
hachée :
– Avec l'Éloi, on a vu m'dame Marguerite se
rendre à la bibliothèque. Nous avait d'mandé où qu'elle pourrait
trouver la gentille dame Élise. Comme elle r'sortait pas, on s'est
inquiétés. Alors, j'suis allée j'ter un œil. Et… Ben, c'était pas
beau.
– Élise est…, bafouilla l'abbesse, incapable
de terminer sa phrase tant cette perspective l'horrifiait.
– Nan, l'autre. Sauf votre respect, vaut bien
mieux que c'soit sur elle que c'tombé. M'dame Ferrand, j'crois bien
qu'c'est son nom, à la portière. Enfin, feu la portière.
Plaisance s'en voulut de l'immense soulagement
qu'elle ressentit. Élise de Menoult était sauve.
Elles pénétrèrent en trombe dans la salle de
lecture. Marguerite gisait au sol, sur le flanc. La jeune abbesse
s'agenouilla à ses côtés, osant à peine la retourner de crainte de
découvrir une horrible blessure. Une prière de gratitude lui monta
aux lèvres lorsqu'elle constata que la sœur hôtelière respirait,
faiblement.
– Sidonie, ma bonne, fonce chercher madame de
Baskerville et madame de Gonvray. Tu sais, les deux apothicaires.
Marguerite n'est qu'évanouie. Agnès…, poursuivit-elle sans lever le
regard vers la défunte assise, eh bien… il est trop tard. Fais
vite, je t'en conjure.
Une fois la jeune fille disparue, Plaisance de
Champlois s'assit à côté de Marguerite, lui tapotant la main, la
conjurant de revenir à la conscience. Il lui sembla que le souffle
de l'hôtelière s'accélérait un peu.
Mary de Baskerville la rejoignit la première.
L'abbesse ouvrit la bouche, mais l'Angloise l'interrompit d'un
geste, en précisant d'une voix calme :
– Je sais. Votre petite protégée m'a tout
expliqué. Elle est partie ensuite à la recherche d'Hermione.
Permettez, ma mère. À défaut de sels, parons au plus
urgent.
Avant que l'abbesse n'ait eu le temps de
protester, l'apothicaire releva le torse de Marguerite et asséna
deux claques brutales à sa sœur en pâmoison. Le rose revint aux
joues de l'hôtelière qui toussa en s'étranglant et ouvrit des yeux
effarés. Son regard effleura le cadavre d'Agnès Ferrand et elle
bredouilla :
– C'est un cauchemar, n'est-ce
pas ?
– Non, la détrompa laconiquement la nouvelle
apothicaire.
Une cavalcade dans le vestibule. Hermione déboula,
suivie de Sidonie, hors d'haleine.
– Ma bonne Marguerite, commença Plaisance.
Suivez, je vous prie, Sidonie, qui vous mènera en cuisines afin que
l'on vous réconforte d'un verre d'hypocras. Si vos malaises
persistaient, de grâce, rendez-vous à l'infirmerie.
– Mais je… je me sens mieux… la surprise, le
choc… Je puis vous aider et…
– C'est un ordre, ma chère bonne, ajouta
l'abbesse d'un ton doux mais ferme. Toutes deux, poursuivit-elle en
posant un regard lourd sur Sidonie, pas un mot aux autres de ce que
vous avez découvert céans. Nous n'avons pas besoin que les pires
rumeurs gonflent et se propagent.
Les deux femmes acquiescèrent d'un signe de tête
et sortirent.
Mary de Baskerville tournait autour du cadavre
d'Agnès Ferrand, la bouche crispée de concentration.
– Si j'en juge par les entailles qui
déchirent sa robe, elle a été poignardée à deux reprises, et pas
ici. Je ne vois nul sang au sol. Elle tient un large couteau
ensanglanté dans la main droite – pouvant figurer un
glaive –, serre dans la main gauche une plume et est donc
assise. L'agencement me suggère la lame de la justice, l'arcane
huit du tarot.
– Que signifie-t-il ? s'enquit Plaisance
en s'approchant d'elle.
– C'est là que le bât blesse, si je puis me
permettre cette expression. Pas seulement là, au demeurant.
– Votre pardon ?
– La justice ne symbolise pas vraiment ce que
son nom pourrait laisser supposer. C'est la vie éternelle,
l'équilibre des forces déclenchées, le résultat des actes. C'est
également la loi et la discipline. Nous sommes donc loin de l'idée
de châtiment évoquée par les lames illustrant les deux premiers
meurtres.
– La justice n'était-elle pas représentée
accompagnée d'une bilance ? intervint Hermione de Gonvray qui
inspectait la robe et le voile blancs de la trépassée.
Elle s'exhortait à la compassion, sans grand
succès, et tentait d'écarter les peu charitables pensées qui
l'assaillaient. Aucune des moniales, sauf peut-être Adélaïde
Baudet, la sœur cherche, ne regretterait Agnès Ferrand, ses
incessantes pesteries, sa morgue et sa jalousie. Son visage gris
semblait encore plus mesquin mort que vif. Sa lèvre inférieure
était tombée, laissant apparaître des dents d'un jaune verdâtre,
déchaussées, et vilainement saillantes. Un minuscule amas duveteux,
prisonnier du sang séché qui raidissait le devant de la robe de la
défunte, attira son attention. Sans comprendre ce qui motivait son
geste, Hermione le récupéra avec discrétion et le dissimula dans sa
manche.
– Si fait, approuva l'Angloise. Or, une plume
remplace la bilance en question. La plume de Maât2, qui équilibrait les plateaux de celle
du tribunal d'Osiris. En d'autres termes, nous avons affaire à un
être qui connaît infiniment mieux la mythologie et les symboles que
nous ne le supposions. Les deux premières mises en scène étaient
plus approximatives. Nombre des attributs majeurs de chaque arcane
étaient fautifs : la jambe du pendu, la place de la tête
décapitée, d'autres encore. L'on ne s'était pas donné la peine d'y
trouver d'habiles substitutions symboliques. (Mary de Baskerville
sembla réfléchir et conclut d'une voix allègre :) À moins
qu'on ne les connût pas ?
– Pourquoi, alors, les aurait-on sues dans ce
cas ? argumenta Hermione.
– Votre avis ?
– Oseriez-vous insinuer qu'il ne s'agit pas
des mêmes meurtriers ? s'affola Plaisance.
– Ajoutez ce que nous savons déjà à cette
soudaine précision dans la connaissance des lames, ma mère.
Récapitulons : tout indique un agresseur de grande force
physique, ou plusieurs dans le cas de Blanche, car une femme seule
n'aurait pu hisser son corps. En revanche, il a fallu défoncer le
crâne de Rolande en la surprenant par-derrière – tout comme
Blanche – pour parvenir à la décapiterpost mortem. Ce détail
suggère un meurtrier de force comparable à la victime, couard de
surcroît. Qu'avons-nous aujourd'hui ? Une femme de belle
santé, poignardée de face puis transportée sans que le dos de sa
robe, ni l'arrière de son voile ne puissent laisser croire qu'elle
fut traînée. En d'autres termes, elle a été portée jusqu'à la
bibliothèque. Nous nous retrouvons donc à nouveau avec un assassin
de grande puissance… ou plusieurs.
– Selon vous, cette dernière lame n'est pas
cohérente avec les deux premières qui furent utilisées. Pourquoi
donc cette mascarade, hormis pour nous induire en erreur ?
demanda Hermione.
– Voyez-vous, ma très bonne, je crois que les
deux premières lames étaient véritablement des messages, des
justifications du ou des meurtriers élaborées à la va-vite mais en
référence à quelque chose de précis. Le détestable mystère qui
environne la prétendue madame de Cerfaux renforce ma conviction.
Néanmoins, si nous passons en revue les lames restantes du tarot,
il n'en est plus beaucoup qui puissent permettre une mise en scène
aisée, avec les moyens du bord, et surtout évocatrice du tarot. Si
ce n'est la Justice. Selon moi, elle a été choisie pour son côté…
artistique et non pas pour sa signification. Si je puis dire. Sans
offense envers la défunte.
– Quoi qu'il en soit, nous n'avons guère
avancé en élucidation, reprocha Plaisance.
– Plus que vous ne le pensez, ma mère.
Saviez-vous que Rolande, donc Marguerite également, avaient un
frère, Monge, décédé ?
– Non pas, s'étonna l'abbesse. Rolande ne l'a
jamais évoqué, pas même lorsque je lui parlais de mon jeune frère,
qui porte le même prénom. Comment l'avez-vous appris ?
– En allant discuter avec le maçon chargé de
graver la plaque funèbre temporaire.
– En quoi cela nous avance-t-il ?
demanda Hermione, perplexe.
– Je l'ignore. Toutefois, cette bonne
Rolande, que tout le monde décrit comme laborieuse et tatillonne,
le nez plongé dans ses colonnes de chiffres, bref sans imagination
aucune, est bien… surprenante, soupira Mary de Baskerville.
– De grâce, expliquez-vous ! la pressa
Plaisance.
– N'est-il pas bien étrange que Rolande soit
allée, la veille de son meurtre, rendre visite à ce maçon afin de
lui confier le modèle de l'épitaphe qu'elle souhaitait voir figurer
sur sa tombe ? « Je rejoins mes amours, Dieu et mon
bien-aimé Monge. » Devant l'étonnement du bonhomme, elle a
prétexté un mauvais rêve, une peccadille superstitieuse afin de
justifier son geste surprenant.
– C'est invraisemblable, s'énerva l'abbesse.
Cela reviendrait à dire que… que…
– Qu'elle savait que sa fin était proche, en
effet.
Un silence de sépulcre s'abattit dans la
bibliothèque, chacune se dévisageant à tour de rôle, comme si un
secret se terrait dans l'un des trois regards. Hermione songea
qu'il s'agissait d'un silence hostile, qui s'imposait à elles sans
qu'elles le veuillent. L'un de ces silences qui précèdent les
tempêtes les plus dévastatrices. Elle y mit terme :
– Or Rolande avait belle santé. Je ne crois
pas me souvenir qu'elle ait jamais eu recours à mes potions, à mes
onguents, à mes embrocations3ou à mes maturatifs4. C'est donc qu'elle n'ignorait pas que
ladite fin serait violente. Il ne s'agit sans doute que d'une
coïncidence, et je serais bien déhontée d'en tirer des conclusions
hasardeuses, mais vous souvenez-vous de deux des initiales
retrouvées sur la liste dissimulée dans le touret de Blanche :
« M.B. » Monge, Marguerite Bonnel ?
1 Chouette effraie.
2 Déesse égyptienne de la Justice et
de la Vérité, qui personnifie le souffle de la vie. Sa coiffe est
ornée d'une plume d'autruche.
3 Préparations huileuses appliquées
localement, le plus souvent apaisantes.
4 Préparations destinées à faire
« mûrir » les abcès afin de les vider.