Abbaye de femmes des Clairets,Perche, février 1308, ce même jour
Le jour déclinait déjà. Hermione de Gonvray avait allumé toutes les esconces de l'herbarium, lancé un feu dans l'âtre, justifiant cet excès de confort d'un :
– Je gage que nous allons demeurer assises longtemps. Il serait regrettable que nous attrapions quelque maladie de poitrine qui retarderait notre enquête.
– Oh ma chère, même s'il s'agissait pour vous de nous offrir un peu d'aise, je ne m'en formaliserais pas. Quelle utilité y aurait-il à ce que nos membres deviennent gourds, que nos esprits ralentissent sous ce froid mordant ? Nous avons besoin de toute notre agilité intellectuelle. Dans le même ordre d'idées, je ne refuserai pas une de ces savoureuses infusions dont vous avez le secret, déclara madame de Baskerville.
Elle arrangeait depuis un moment quatre esconces afin qu'elles illuminent au mieux leur travail, les disposant en demi-cercle, puis en carré, les poussant sur la table de pesée, les reculant, les rapprochant.
– J'ai déjà mis de l'eau à bouillir. Attendons que madame de Nilanay nous rejoigne avant de faire infuser de la menthe, de la verveine et du thym.
– Que pensez-vous au juste d'elle ? En confidence.
– Je la sais fine et fiable. Je la crois également intuitive.
– N'est-elle pas une de ces jolies femmes superficielles ?
– Sans doute l'a-t-elle été. Sans doute en a-t-elle voulu un jour aux Clairets de l'austérité qui est leur règle. Toutefois, depuis son retour, j'ai eu le sentiment qu'elle avait agréablement mûri. L'entourage du comte de Mortagne y est probablement pour quelque chose. Il ne s'agit pas d'un être de légèreté.
– Ah ! Que j'aime les êtres de lourdeur, mais de grande souplesse d'esprit.
Un coup frappé contre la porte les interrompit. Alexia de Nilanay entra sans attendre permission, les épaules de son mantel couvertes d'une fine neige gelée.
– C'est une calamité, annonça-t-elle. La neige recommence de tomber alors que l'ancienne n'a pas daigné fondre !
– Nous nous en accommoderons, raisonna Mary de Baskerville. Il est puéril de dilapider ses forces en se heurtant de front aux choses que l'on ne peut changer. La sagesse consiste à se concentrer sur ce que l'on peut incliner.
– Grand merci pour cette leçon, ironisa sans aigreur madame de Nilanay.
Elle parut réfléchir un instant, puis lança à l'Angloise d'une voix allègre :
– Je viens, à l'instant, de décider de passer outre vos remontrances et reparties acerbes. Rien ne modifiera mon excellente disposition d'esprit en la matière, ni mon humeur accommodante. Aussi, pourquoi ne pas vous concentrer aussitôt sur autre chose plutôt que de gaspiller votre énergie contre moi ? Il s'agirait là d'une pertinente application de votre sage conseil.
Un rire gai et inattendu salua ce trait. Madame de Baskerville admit :
– Voilà mon bec claqué ! Peu de gens y parviennent. C'est pourquoi je le goûte toujours. Mon admiration, madame. Ah, qu'il est réjouissant de se trouver enfin entre créatures d'intelligence, à l'exclusion de toutes les autres. Travaillons !
Toutes trois prirent place autour de la table de pesée. L'herbarium ne disposant que de deux tabourets, Hermione de Gonvray demeura debout, le torse incliné, les coudes appuyés sur la table. Mary lissa la longue bande de papier qui s'enroulait, à la forme du touret de feu la prétendue Blanche de Cerfaux. Les trois femmes déchiffrèrent en silence l'écriture assez malhabile, ainsi que l'avait souligné l'Angloise.
– Faible tête, en plus du reste… ou alors très important négoce, grommela Mary.
Devant le regard étonné d'Hermione, elle ajouta :
– Expliquant la nécessité d'un pense-bête, veux-je dire. Les initiales désignent, à n'en point douter, des personnes. Undminuscule marque la particule dans certains cas. Les nombres qui les suivent sont suivis d'unlou d'unr. Je parierais volontiers qu'il s'agit de sommes évaluées en livres* ou en petits royal*, ce qui prouve que la dame ne faisait pas dans le fretin. Suivent des symboles, la croix droite étant donc la mort.
– Les… services qu'elle a rendus à certains… clients, en échange des rémunérations indiquées, suggéra Alexia.
– Voilà qui est rondement pensé, la félicita l'Angloise.
– Cette ligne épaisse et enroulée sur elle-même, à la façon d'uno, là, intervint Hermione en la désignant. Ne dirait-on pas un serpent ? Un enherbement ? Sournois, imparable, à l'image de l'animal.
– En ce cas, ces initiales n'auraient-elles pas droit à une croix figurant la mort ? questionna Mary.
– Vous savez comme moi que l'on peut enherber sans avoir pour objet de tuer. On peut souhaiter provoquer une stérilité, une maladie, que sais-je ?
– Ou alors peut-être ce serpent désigne-t-il un donneur d'ordre et pas la victime, proposa Alexia.
– Hum… Beau raisonnement, concéda la nouvelle apothicaire.
– Et ceci, cette sorte de cercle suspendu à une petite queue ? interrogea madame de Nilanay.
– On dirait un piège de chasse, l'un de ces habiles nœuds coulants qui se referment sur la patte d'un animal, réfléchit Hermione.
– Nœud coulant, vers le haut… les fourches patibulaires, la pendaison, murmura Alexia.
Mary de Baskerville lui jeta un regard d'appréciation :
– Je pense que vous avez vu juste, ma chère. La prétendue madame de Cerfaux se faisait fort de livrer au bras séculier certaines victimes désignées par ses clients. Jusqu'à ce que mort s'en suive. (Elle étouffa un rire.) « Angélique », disaient-elles toutes à son sujet. Quelle admirable comédienne ! Quelle époustouflante mascarade ! Une vipère malfaisante de rare envergure. Bah, après tout, il faut qu'elles soient terriblement séduisantes et convaincantes. Duper est leur principal outil de labeur.
– Une chose m'intrigue, intervint Hermione de Gonvray. Je doute qu'en dépit de sa perversité, Blanche ait emporté avec elle, dissimulée avec soin, cette énumération à seule fin de se souvenir et de se repaître de ses méfaits. Trop dangereux. Il s'agit donc, en effet, d'un pense-bête qui avait une utilité particulière, cruciale. Si elle en a tapissé l'intérieur de son touret, et puisqu'elle ne comptait rester parmi nous que le minimum de temps, c'est qu'elle souhaitait la retrouver sitôt sortie des Clairets. Et s'il s'agissait de l'énumération de bons amis, de membres d'une connivence satanique ?
– Quoi ? Aurait-elle été incapable de se souvenir des noms de précieux amis susceptibles de la secourir dans l'adversité ? J'en doute. Quant aux membres d'une odieuse confrérie, elle était trop rouée pour prendre ce risque et aurait préféré oublier tout d'eux. Songez, si une telle liste était tombée entre les mains d'un tribunal inquisitoire, les enquêteurs auraient tôt fait de transcrire ces initiales en noms, en personnes, donc en témoins qui sous la torture pouvaient incriminer Blanche/Anne, raisonna Alexia.
– Agile ! s'extasia Mary. Imaginons : elle décide de quitter les Clairets. De quoi a-t-elle un impérieux besoin ? D'argent, nous sommes en accord sur ce point. Cette liste était donc sa cassette, son… avenir. Un chantage. Une multitude de chantages, murmura Mary de Baskerville. De fait, il doit s'agir – du moins pour certains – de donneurs d'ordres, de gens qui n'ont aucune envie que leur vilain commerce parvienne aux oreilles de l'Inquisition ou d'un tribunal séculier et qui sont prêts à payer grassement le silence. (Elle tapa dans ses mains de bonheur et avoua :) Dieu, que je m'amuse ! Cela faisait bien longtemps que la vie ne m'avait réservé si réjouissante charade.
Alexia et Hermione échangèrent un regard interloqué.
– Analysons ces initiales, voyons si elles nous confient leurs secrets, décida Mary.
Durant la demi-heure qui suivit, elles s'interrogèrent à tour de rôle. L'initiale d'un prénom leur évoquait le souvenir de quelqu'un ou quelqu'une, mais celle du nom de famille ou d'origine ne convenait pas. Ou l'inverse.
– « H. d. F. », prit Alexia pour exemple. J'ai bien connu un Hughes de Falizan, mais il est trépassé d'une mauvaise fièvre à huit ans.
– Et moi une « A. P. », Adeline Percebois, une vieille repasseuse de mon ancienne abbaye de Castres, si courbée, sourde, et presque aveugle que notre mère l'avait autorisée à décéder paisiblement chez nous. La pauvre femme, offerte au monastère à l'âge de quatre ans, n'avait aucune famille et pas un sou vaillant, renchérit Mary de Baskerville.
– Quelque chose peut survenir ou nous revenir, les consola Hermione de sa voix grave et lente. Mémorisons ces initiales, ainsi que les symboles des « services rendus », si je puis dire, et restons vigilantes, l'oreille aux aguets.
Une litanie de lettres s'éleva dans l'herbarium durant une autre demi-heure, jusqu'à ce que chacune puisse les réciter sans erreur.
« A. P. », « C. d. D. », « T. d. F. », « d. H. », « G. K. », « M. B. », « X. d. T. », « E. d. I. », « G. d. L. », « J. G. », « H. d. F. », « M. d. M. », « B. P. », « V. d. G. », « U. J. », etc.
Cent seize, exactement. Cent seize victimes ou commanditaires de la délicieuse Blanche.
À la nuit échue, Urdin quitta la remise qui jouxtait les étables. Sidonie se hissa sur la pointe des pieds afin de poser son front sur sa poitrine. Elle ferma les yeux et murmura :
– Sois prudent, mon grand. R'deviens le loup que t'es et avance à pas de fantôme. Tarde pas trop. Nous autres, on t'attend pour l'coucher.
– J'serai pas long.
Le son crissant de ses pas qui meurtrissaient la neige s'amenuisa. Puis le point lumineux de son esconce disparut dans la nuit d'ouate blanche.
Sidonie referma le panneau et s'y adossa, contemplant ses compagnons serrés les uns contre les autres. Elle détestait le voir partir. Au fond, elle se l'avouait, sans doute était-elle un peu amoureuse d'Urdin. Beaucoup, même. Elle se tança. Grotesque avortone. Une naine et un homme-loup, la magnifique paire ! Toutefois, au creux de son âme, elle était une jeune fille et lui un homme encore jeune. Dans ses rêves elle était grande, élancée, ravissante. Urdin l'aimait en camarade, avec tendresse. Mais voilà : il ne l'aimait pas vraiment. Le cœur d'Urdin était tout entier empli d'une livide enfante qui ne tolérait pas la lumière du jour, aussi ténue soit-elle. Sidonie n'ignorait pas qu'il ne s'agissait pas d'un amour d'homme, mais d'un immense amour de père. Claire allait mourir. Tous le savaient. Urdin refusait de l'admettre et se battrait jusqu'à son dernier souffle afin de l'éviter. Cette inévitable issue brisait le cœur de Sidonie. Urdin y survivrait-il ? En aurait-il seulement envie ? Elle n'en était pas certaine. Il avait tant souhaité que sa vie entière tourne autour de Claire, tant œuvré pour cela. Sidonie en comprenait fort bien la raison : rien d'autre n'existait autour de quoi elle aurait pu tourner.
Son frère se leva, l'arrachant à ses sombres pensées. Éloi jeta sur ses épaules la courte cape en peau de bique qu'il s'était confectionnée, alluma une esconce à la cheminée et lança :
– Ça va. L'gars a pris assez d'avance. J'lui emboîte le pas. Faut pas qu'y découvre que j'le veille comme un enfançon. Y serait vexé.
L'allégresse, la force revenaient à Urdin au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans les souterrains puants. Il pouffa. Dieu du ciel, il en était venu à tant dépendre de cette enfante que la tête lui tournait. Il n'y avait pas de vie sans elle. C'était une belle consolation, puisqu'il n'y avait pas eu de vie avant elle. Elle ne mourrait pas. L'homme en noir avait donné sa parole et Urdin veillerait à ce qu'il la tienne. Après tout, il avait torturé à ses ordres. Il tuerait cette Anne, sans hésitation, dès qu'il mettrait la main sur elle. Il repousserait la mort loin de Claire avec l'aide du cavalier noir. Cette putride catin de mort avait refusé de prendre Urdin lorsqu'il avait été abandonné à crever dans la forêt. Pourquoi s'acharnerait-elle maintenant sur ce qui le tenait en vie ?
L'homme-loup dénoua le lien qui fermait le col de son chainse. Claire aimait enfouir son visage dans son long pelage soyeux. Elle s'amusait à enrouler les poils en mèches autour de son index. Il inspira longuement tant son cœur s'emballait, avant de faire pivoter le mur de pierres qui lui barrait encore la route.
Dehors, Éloi avait recouvert son esconce par prudence. Les doigts pincés sous ses aisselles afin de les réchauffer, il patientait en silence, adossé à un arbre, non loin du monticule de cailloux qui dissimulait l'entrée extérieure des souterrains de l'abbaye. La persistante tristesse, contre laquelle il parvenait à lutter durant le jour, profitait de la nuit glaciale et solitaire pour le reprendre d'assaut. Il les aimait bien, Urdin et Évrard. Quant à Sidonie, il l'adorait. Claire ? Elle était autre. Au fond, Claire était une mission, un but. Les hommes ne vivent pas sans but. Ils se contentent de survivre.
En dépit de sa brutalité de paroles, de son goût pour les plaisanteries grasses, la finesse de son esprit n'épargnait pas Éloi. Il jouait avec talent au mariolle et au hâbleur. Il cabotinait avec génie pour leur amusement à tous, par respect pour eux. Les quatre autres n'avaient nul besoin de sa souffrance et de son accablement, de sa rage intermittente non plus. Ils supportaient déjà les leurs.
Un écho, non loin. Éloi se redressa et passa derrière le tronc. Deux lueurs d'esconces dansaient dans l'obscurité à hauteur d'homme. De femme, ainsi qu'il le découvrit bien vite. La silhouette maigre de la vilaine fouine se dessina avec netteté. Éloi se demanda si elle avait suivi Urdin ou lui avant de songer que la réponse n'avait aucune importance : le mal était fait. Dès que la laide Ferrand aurait une certitude concernant leur escapade, elle préviendrait l'abbesse et ils seraient jetés dehors. Claire. Mon Dieu, Claire ! Claire que la pénombre de la pièce dérobée protégeait, qui ne supporterait pas le jour, même cloîtrée dans un fourgon bâché. Claire qui s'étiolerait à nouveau, qui mourrait sans un gémissement pour ne pas les attrister davantage.
Éloi crispa les mâchoires, se creusant la tête dans l'espoir que surgisse une solution. Le manège de la portière l'intrigua bien vite. Éclairée par les deux lampes à huile, Agnès Ferrand tournait autour de la motte de pierres recouverte de lierre. Sans doute Urdin, dans sa hâte à rejoindre Claire et assuré de la complicité de cette nuit de neige, n'avait-il pas pris soin de rabattre la végétation afin de dissimuler l'ouverture du boyau qui s'enfonçait sous terre. Éloi vit la religieuse pénétrer à demi, puis ressortir. Seulement éloigné d'elle de deux toises, il eut la nette impression qu'elle souriait. Un vilain rictus de hyène. Elle inclina la tête à droite, puis à gauche, plissant les lèvres de concentration, semblant hésiter sur la conduite à adopter. Elle s'éloigna enfin de quelques pas et Éloi retint un soupir de soulagement. Enfin, elle réintégrait l'abbaye. Il se trompait. Levant haut ses esconces, Agnès Ferrand tourna sur elle-même, cherchant une cachette d'où épier la suite. L'énorme souche d'un arbre abattu la séduisit. Elle l'enjamba avec difficulté, remontant sa robe sur ses cuisses maigres, puis se tassa derrière. Caché par son tronc protecteur, Éloi voyait apparaître le petit visage exécrable entre la souche et la neige. S'était-elle allongée au sol ? La mauvaiseté la rendait capable de supporter le froid mordant pour accomplir son projet venimeux. Le halo lumineux disparut, le visage aussi. Elle venait de rabattre les volets de ses esconces afin que leurs lueurs ne trahissent pas sa présence.
Mille pensées tournoyaient dans l'esprit d'Éloi. Que faire pour prévenir Urdin avant qu'il ne ressorte ? Comment écarter cette verrue de bonne sœur ? Comment rejoindre l'abbaye et prévenir les autres qui, peut-être, auraient une idée pour tirer l'homme-loup de ce mauvais pas ? Cependant, s'il s'écartait du large tronc contre lequel il était plaqué, elle le découvrirait. Il sembla à Éloi que le temps s'arrêtait, ou plutôt qu'il s'écoulait avec une infinie lenteur. Le froid lui remontait dans les jambes, l'engourdissant peu à peu. Un moment, il songea à se précipiter sur elle, afin de la rouer de coups, de l'assommer. Mais c'était le supplice et la mort assurés pour lui et sans doute pour les autres. Jamais. Pas Sidonie. Il avait juré sur son âme de la protéger toujours. D'autant que, sans eux, Claire trépasserait elle aussi. Une immense tendresse abolit un instant son affolement. Il ne s'agissait pas que de mots lancés afin de se rassurer. De fait, tous étaient liés au point de ne pouvoir survivre sans les autres. Une sorte d'animal chimérique, d'hydre constituée de cinq vies humaines saccagées, si amputées que leur persistance n'aurait tenu qu'à un fil si elles avaient été isolées. En revanche, l'hydre réunie vivait. Elle était décidée à ne pas se laisser mourir.
Le cinglement des feuilles roidies par le gel. Urdin ressortait, son esconce à la main. Entre la lueur dispensée par la lune et la lumière de sa lampe à huile, Éloi le vit avec netteté, tout comme cette mauvaise punaise de baptistère. Il ne pouvait crier afin d'avertir son compagnon. C'était trop tard. Il demeura immobile, regardant la silhouette de son ami s'amenuiser en direction de la porterie des Fours.
Plusieurs minutes s'écoulèrent. Urdin devait avoir réintégré la remise, s'enquérir de son absence. Éloi pria pour que Sidonie et les autres ne lui révèlent rien, sans quoi l'homme-loup reviendrait alors sur ses pas afin de lui prêter main-forte.
La tête vidée, il attendait il ne savait trop quoi. Le sifflement hargneux d'une dame blanche1, dont l'aile frôla presque son crâne, le fit frémir. Il s'apaisa. Les animaux ne l'avaient jamais blessé. Seuls les hommes l'avaient fait saigner en dedans.
Une lueur naquit non loin de lui. La peste en robe de bure avait repoussé les volets de ses esconces. Il la vit grimper par-dessus la souche et s'avancer vers le monticule de pierres. Elle n'hésita qu'une seconde avant de disparaître dans le boyau. Fallait-il que la malfaisance la tienne pour braver ainsi l'inconnu !
Éloi attendit encore, tergiversant, priant pour qu'elle ressorte. Soudain, un étrange phénomène se produisit : il cessa de penser. Plutôt, il cessa de se ronger les sangs avec des hésitations, aussi ineptes les unes que les autres. Les dés avaient été jetés par autre que lui-même, à nouveau. Éloi et ses quatre compagnons avaient toujours hérité des jeux des autres, subi leurs règles. Ils n'avaient jamais eu l'opportunité de la décision, jusqu'à ce qu'Urdin abatte le gros porc de montreur. Peut-on être tenu coupable de ce que l'on n'a pas décidé, choisi ? Peut-on être blâmé pour s'être contenté de réagir en s'accommodant du peu de liberté que les autres n'étaient pas parvenus à vous arracher ?
Confiant dans son habitude du souterrain, de la nuit, il décida de ne pas révéler sa présence et garda rabattus les volets de son esconce. Telle une ombre, il suivit Agnès Ferrand. Pour une fois, les odeurs pestilentielles furent ses alliées, les rats qui filaient entre ses pieds également. Les remugles devenaient de plus en plus incommodants à mesure que l'on progressait vers l'avenue centrale des souterrains. Quant aux rats, ils s'y massaient en grappes afin de se repaître de déchets des cuisines. Éloi bifurqua, s'orientant grâce à eux. À une bonne toise et demie devant lui, les deux lueurs, immobiles. Il recula de trois pas et se rencogna contre le mur. Parvenue à l'embranchement, Agnès Ferrand hésitait, donnant des coups de pied dans l'eau fangeuse pour écarter les rongeurs de ses chevilles. Éloi s'étonna à peine de la témérité de la sœur portière, qui ne reculait pas devant l'inquiétant gouffre sombre dans lequel elle s'aventurait pour la première fois. Même l'eau malodorante, mouvante des milliers de rats qui s'y faufilaient, ne la rebutait pas. Il le savait pour l'avoir souvent expérimenté : la haine donne des ailes, tout comme l'amour. La haine est un poison de l'âme qui oblitère la peur, le remords. L'amour aussi, sans doute. Toutefois, l'amour crée. Pas la haine. La sœur portière avança avec lenteur dans l'étroit boyau qui menait à la chambre de Claire. Éloi ferma les yeux en prière. Il se crut exaucé lorsque la Ferrand rebroussa chemin pour rejoindre l'avenue centrale. Elle avança de quatre ou cinq toises, levant ses esconces afin de se diriger puis pila. Elle revint en arrière d'un pas décidé et s'engouffra dans le malaisé boyau. Éloi patienta à l'entrée, tendant l'oreille. L'écho des vaguelettes entraînées par le bas de la lourde robe de la religieuse mourut. Elle s'était arrêtée devant le mur et devait contempler la maçonnerie. Les ouvertures successives de la porte dérobée avaient dégagé les joints, au point que l'on devinait maintenant la silhouette du panneau pivotant. Éloi l'imagina comme s'il la voyait. Un petit sourire mauvais et satisfait étirant ses lèvres dépourvues de générosité. Une onde brutale souleva la surface de l'eau vaseuse. Elle venait de pousser le panneau de pierre. La main d'Éloi remonta involontairement vers le couteau à dépecer pendu à la ceinture de sa tunique. Le contact du manche de corne le fit frissonner. Il n'avait jamais tué de créature humaine. Comment supporter d'occire une servante de Dieu ? La main retomba. Servait-elle Dieu, cette âme desséchée et sans bienveillance ? Le Divin Agneau avait-Il besoin qu'un être dépourvu de compassion et d'amour Lui rende grâce et brandisse Son nom tel un étendard ? Une crainte mit terme à ses questions. Qui était-il, lui, le nain, pour en juger ? Qui était-il pour se substituer au jugement du Christ Sauveur ? Oui, mais et si… S'Il était las que l'on bafoue Son nom et Son message, que l'on s'en serve pour dissimuler la pingrerie des sentiments, la médiocrité de l'âme et l'étroitesse de l'esprit ? Et si tout cela avait été ourdi afin de mettre un terme à une honteuse mascarade ? Éloi devenait alors l'instrument de Dieu. L'hypothèse ne le convainquit qu'à moitié.
Un cri aigu, un cri de terreur absolue mit fin à ses tergiversations. Il fonça, l'eau répugnante l'éclaboussant jusqu'au front. Dans la semi-pénombre de la vaste pièce, Agnès Ferrand avait tiré Claire hors de son lit. L'enfante se débattait, suppliait. Il sembla à Éloi que son esprit se détachait de son corps, flottant haut, à frôler les pierres de la voûte du plafond. Il entendit, comme dans un rêve :
– Monstresse, démoniaque, éructait la portière. Je le savais, je le savais ! Elle va voir, cette gourde d'abbesse ! Elles vont toutes voir que j'avais raison. Suppôts du malin que vous êtes tous ! Haut et court ! Vous serez tous pendus haut et court, aux fourches patibulaires, engeance de vous ! Sors ! Sors, te dis-je, et rencontre tes juges. Lève-toi, à moins que tu ne préfères que je te traîne, et te noie dans l'eau putride des souterrains. Peut-être les rats, eux, te trouveraient-ils à leur goût ? Ils sont peu regardants. Sale fille ! Pourriture ! Démone ! Lève-toi, car je te tirerai par les cheveux s'il le faut !
– Je ne peux pas sortir, madame ma sœur. De grâce, supplia Claire, terrorisée. Cela me tuerait.
– Il en serait ainsi plus rapidement fait de toi, s'esclaffa Agnès Ferrand, au comble de sa crise nerveuse.
Une volée de gifles s'abattit sur l'enfante tassée au sol. Des coups de pied suivirent. Agnès Ferrand attrapa la très jeune fille aux cheveux.
Les lames d'un jeu de tarot étaient éparpillées au sol. Une seule était retournée. L'esprit d'Éloi qui caressait les aspérités de la maçonnerie la distingua avec netteté. L'arcane sans nom. La mort. L'esprit commanda à la gorge d'Éloi, toujours immobile. Il déclara d'un ton paisible :
– Lâchez-la. Elle a jamais fait de mal, jamais blessé la plus p'tite âme. Le jour la tuera.
La portière tourna la tête, sans lâcher les cheveux de nuage de l'enfante qu'elle tirait sans ménagement et bafouilla, hors d'elle, l'écume aux lèvres :
– Tais-toi, vilain gnome ! J'ai toujours affirmé que vous étiez des maudits. Cette insondable idiote d'abbesse a refusé de me croire, au point de me renvoyer de MON abbaye ! Je mérite mille fois plus qu'elle d'en devenir la mère.
Une autre rafale de gifles plut sur le visage livide de Claire qui sanglotait, tentant malhabilement de se protéger de ses bras repliés sur sa tête. D'autres éructations :
– Lève-toi, répugnante avortonne. Pendue ! Le délectable spectacle.
Il se sentait bien, l'esprit d'Éloi, tout là-haut, collé aux blocs de pierres de la voûte. Il y serait bien demeuré. Pourtant, un détail l'obsédait. Cette lame, la treizième, la mort. À l'évidence, elle signifiait quelque chose d'important.
L'esprit réintégra, presque à regret, le petit corps musculeux qui patientait en bas. Agnès Ferrand avait attrapé les chevilles de Claire et la traînait vers le boyau. L'enfante ne criait plus, n'implorait plus. Elle pleurait sans bruit, sans protester. Habituelle victime désignée de haines qu'elle n'avait jamais provoquées. Une infinie tendresse bouleversa le cœur d'Éloi. Une phrase si jolie, qu'il se demanda comment elle avait pu germer dans son esprit, s'imposa : Pour que vive l'innocence. Il s'entendit ordonner d'une voix sans appel :
– Fous-lui la paix. Laisse-la vivre. Que t'importe, ma sœur en Jésus-Christ. Pour l'amour de Dieu.
Une nouvelle fureur redressa Agnès Ferrand qui ne s'appartenait plus. Elle se rua vers Éloi et feula :
– Culot de portée ! Contrefait ! Dégénéré ! Qui t'autorise à me tutoyer et à me nommer ta sœur ? Ta sœur va se réjouir de te voir te balancer au bout d'une corde, aux côtés des quatre autres.
Le couteau à dépecer fut dans la main d'Éloi, sans même qu'il le sente. La lame partit, impitoyable et animée d'une volonté propre. Très loin, le hurlement de Claire :
– Non ! Je t'en supplie, Éloi !
La lame pénétra dans les chairs. Elle ressortit, si rouge, puis replongea à nouveau.
La stupéfaction remplaça la rage meurtrière qui convulsait le visage de la portière. Elle baissa le regard vers la tache rouge qui s'élargissait sur le devant de sa robe blanche et murmura :
– Cela ne se peut.
Agnès Ferrand s'affala au sol, chuchotant toujours : « C'est impossible. » Son agonie fut brève. Aucune prière ne l'accompagna.
Tremblante, Claire se releva et épousseta son chainse d'un geste machinal en s'avançant vers le nain.
– Doux Jésus, qu'allons-nous faire ? demanda-t-elle en fixant Éloi d'un regard dans lequel le soulagement le disputait à la terreur.
– Nous débrouiller, à l'habitude, soupira-t-il en repoussant avec tendresse une mèche de cheveux blonds qui voilait le visage de l'enfante. J'dois aller prévenir les autres, Claire. Reste ici, sors sous aucun prétexte.
Elle hocha la tête avec véhémence en signe de dénégation et bafouilla :
– Je ne veux pas rester avec elle. Je les sens, ceux de l'enfer, qui s'agitent pour réclamer sa vilaine âme. Ils seront là sous peu.
– Y peuvent pas t'atteindre, tu l'sais bien. Ils glissent sur la pureté.
– Quand même, ils me terrorisent. Reste avec moi, le temps qu'ils l'entraînent avec eux. De grâce.
Il caressa la joue livide et acquiesça :
– J'ai pas de pelage soyeux à t'offrir comme l'Urdin, mais r'garde mes bras comme ils sont forts. Ils peuvent te bercer toute la nuit si tu l'souhaites. Aucun chagrin n'peut lutter contre ces bras-là.
– Juste le temps qu'ils obtiennent ce qui leur revient. Ils partiront bien vite ensuite. Entends-tu leur grondement qui se rapproche ?
Il ne le percevait pas mais ne doutait pas une seconde qu'elle le puisse.
Éloi s'installa à ses côtés sur le lit et elle se blottit contre lui. Les tremblements qui agitaient son petit corps maigre s'apaisèrent peu à peu. Il comprit soudain l'amour et la sorte de fascination qui liaient l'homme-loup à l'enfante. Durant ces instants suspendus dans le temps, lorsqu'il calmait les peurs de l'enfante, il existait. L'univers ne pouvait plus rien contre eux. Enfin, Claire l'autorisa à la quitter afin d'aller quérir les autres.
Le chagrin accablait Marguerite Bonnel. Le sommeil la fuyait depuis le décès de Rolande. Des gloussements ponctuaient parfois les sanglots qui l'étouffaient. Dieu comme elles avaient fait les folles lorsque sa cadette était encore fillette. Leurs parties de cache-cache, de pigeon-vole, les histoires à dormir debout, mêlant dragons, princesses, elfes et lutins, que Marguerite inventait au soir pour endormir la petite fille. Pourquoi tout était-il devenu soudain si laid, si effrayant ? Elle était maintenant désespérément seule, elle qui avait cru en terminer avec la solitude en quittant son ancien couvent de Clairmarais pour rejoindre Rolande à sa demande. Quel bonheur de la revoir enfin, après toutes ces années de séparation, de rejoindre pour un temps leur magnifique passé que les années n'avaient jamais terni. Elles étaient tombées dans les bras l'une de l'autre dans le parloir, se saoulant de mots, profitant de cette courte tolérance de bavardage profane avant de rejoindre le cloître. Elles s'étaient interrompues de « Et te souviens-tu, quand… ? » ; « Et te rappelles-tu ce petit chemin… ? » ; « Et l'étang, lorsque nous surveillions la métamorphose des têtards… ? », et. Et… et Rolande avait trépassé, la laissant solitaire, en proie à ce froid intérieur qui lui remontait dans le ventre. Sortir d'ici. Sortir de son minuscule bureau de l'hôtellerie dont les murs paraissaient se rapprocher sournoisement pour la broyer. Il lui semblait que l'air se raréfiait, qu'il se dérobait. Elle passa son escoffle doublée de lapin élimé. Des noms défilèrent dans son esprit, des visages, aucun ne convenant. Enfin, le sourire avenant et enjoué d'Élise de Menoult, sœur chambrière, s'imposa. Rejoindre Élise, l'allégresse qui transparaissait sous chacun de ses mots, de ses gestes. Se repaître d'un peu de chaleur et de cordialité, même si la chaleur ne pouvait plus persister. La chaleur était morte avec Rolande.
Une fois dehors, dans le pingre matin laiteux, Marguerite interpella une novice qui traversait les jardins du cloître. La jeune fille, intimidée, lui répondit avoir croisé la sœur chambrière qui se dirigeait vers l'infirmerie. Des petits papillons de neige tombaient sur son visage gracieux, lui faisant cligner des yeux. Elle se plia en révérence et trottina vers le noviciat. L'hôtelière reprit sa progression à pas lents et lourds. Elle avait aimé Dieu toute sa vie, presque autant que Rolande. Cet amour l'avait portée, l'avait préservée des aigreurs, des mauvaises pensées, sans même qu'elle dût fournir un effort pour les éviter. La Lumière était en elle et la comblait. Où donc avait fui la Lumière ? Pourquoi avait-il fallu qu'elle disparaisse soudain et à jamais ?
Elle s'engouffra dans le passage ménagé entre l'escalier, qui montait au dortoir des moniales, les étuves et le chauffoir, puis déboucha dans les jardins de l'infirmerie. Les deux nains protégés de l'abbesse s'inclinèrent sur son passage. Elle ressentit soudain l'impérieuse envie de leur dire quelques mots. Après tout, n'étaient-ils pas frères en misère ? Elle, eux. Du moins eux avaient-ils eu le temps de s'accoutumer à leur désespoir. Ne sachant quel sujet aborder, elle lança :
– Allez-vous bien ?
– Si fait, madame ma sœur, répondit la naine en baissant la tête.
– Je… J'approuve de tout cœur la bienveillance de notre excellente mère à votre égard. Elle est bonne, soyez-en certains. Elle s'efforce de rétablir ici-bas, dans notre petit coin de terre, un peu de justice. Montrez-vous-en reconnaissants. Dieu… Il ne peut s'occuper de chacun et de tous à tout instant. Il nous revient la charge de L'aider de nos efforts.
Un regard noisette se riva au sien, sérieux et pénétrant. Éloi répondit d'une voix amie :
– Nous lui en sommes infiniment r'connaissants, m'dame ma sœur. À jamais. Pour nous, pauv'es déformés sans défense, elle a bravé de vilaines mâchoires. Pour ça et pour l'reste, elle est bénie.
– Amen, approuva Marguerite en refoulant les larmes qui lui piquaient les yeux. Je… Je cherche notre bonne sœur chambrière. Elle est charmante, le sourire toujours aux lèvres… peut-être la connaissez-vous.
– Si fait, répondit Sidonie. Un éclat d'soleil au plein de l'hiver. Ça manque souvent.
Marguerite pouffa :
– Quelle jolie description dans laquelle je la retrouve à la perfection. L'avez-vous aperçue ce tôt matin ?
– Oui-da. M'a paru qu'elle allait bon train vers la bibliothèque ou la salle des r'liques. J'sais pas trop. La bonne sœur nous a adressé un p'tit signe, comme à son us.
– Ah ? Eh bien, je m'en retourne sur mes pas, en ce cas. Une bonne journée à vous. Servez loyalement notre mère.
Songeuse, Mary de Baskerville contemplait la pierre tombale sous laquelle reposait Rolande Bonnel. Un simple bloc de pierre gris tendre, gravé sans art et à la hâte par un serviteur laïc, en attendant qu'arrive celle que l'on commanderait – dès que la neige aurait fondu – au tailleur de pierre de Mortagne. Sous les initiales de la dépositaire, une épitaphe en abrégé : « Rej m ars, D et m b-ai M ». L'Angloise jongla avec les mots tronqués avant de parvenir à une traduction qu'elle espérait fiable : « Je rejoins mes amours, Dieu et ma bien-aimée Marguerite ». Fiable : peut-être. Déroutante : à n'en point douter. Aux dernières nouvelles, Marguerite Bonnel était bien vive. Il était vrai que tant des femmes d'une même famille héritaient du prénom d'une ancêtre. Les prénoms féminins étaient peu variés puisqu'on se préoccupait moins de nommer les femelles. D'autant que rien ne pouvait exclure une faute de la part du graveur improvisé, sans doute un forgeron ou un menuisier réquisitionné pour l'occasion, ne sachant ni lire ni écrire et se contentant d'imiter les lettres du modèle qu'on lui offrait. Toutefois, la perplexité de madame de Baskerville méritait des éclaircissements.
Marguerite Bonnel gravit en soufflant les quelques degrés qui montaient au vestibule ouvrant sur la salle de lecture. On y suspendait les pèlerines trempées et on y ôtait parfois ses socques boueuses afin de ne pas risquer d'endommager les livres ou de traîner de la boue sur le parquet ciré de la bibliothèque. Une escoffle était pendue. Marguerite se déchaussa en hélant :
– Élise ? Êtes-vous là ? Je m'en voudrais de vous déranger durant une consultation.
Seul l'écho de sa voix lui répondit.
Marguerite poussa les deux battants qui menaient à la salle de lecture. D'abord, durant un infime instant, son sourire se figea de déception. La femme qui la contemplait, assise dans une chaire, n'était pas Élise, mais une autre sœur qu'elle n'appréciait guère. Pourquoi une large tache rouge brun maculait-elle tout le devant de sa robe blanche ? Ensuite, elle comprit que les yeux qui la fixaient étaient morts. Elle songea qu'ici et maintenant était l'enfer. Les lattes du plancher foncé l'attirèrent à elles. Elle s'écroula. Bienveillante inconscience.
Alertée par les exclamations outrées d'Adèle Grosparmi, Plaisance de Champlois sortit de son bureau.
– Vous ne monterez pas, vous dis-je ! Où vous croyez-vous ? Qui vous croyez-vous pour exiger ainsi audience de notre mère ? Elle est bien trop bonne, si vous voulez mon sentiment, et vous êtes du genre à avaler la main qui vous tend le pain.
Sidonie, poings sur les hanches, nullement décidée à s'en laisser remontrer, rouge de colère, criait en retour :
– Elles sont mortes, j'vous dis ! Toutes les deux. Si c'est pas une pitié d'être si butée qu'une buse !
Une onde glacée noya le cerveau de Plaisance. Elle dévala l'escalier qui conduisait au bureau de sa secrétaire et à l'ouvroir. Dès que l'abbesse fut à sa hauteur, la naine se précipita vers elle, enserrant sa taille de ses bras, posant son front sous sa poitrine, en chuchotant :
– Oh, m'dame ma mère. C't'affreux ! Elles sont trépassées. Faut v'nir sur l'instant. Dans la bibliothèque.
Plaisance, sans même l'interroger, fonça à sa suite. Durant le temps de leur course, Sidonie expliqua d'une voix hachée :
– Avec l'Éloi, on a vu m'dame Marguerite se rendre à la bibliothèque. Nous avait d'mandé où qu'elle pourrait trouver la gentille dame Élise. Comme elle r'sortait pas, on s'est inquiétés. Alors, j'suis allée j'ter un œil. Et… Ben, c'était pas beau.
– Élise est…, bafouilla l'abbesse, incapable de terminer sa phrase tant cette perspective l'horrifiait.
– Nan, l'autre. Sauf votre respect, vaut bien mieux que c'soit sur elle que c'tombé. M'dame Ferrand, j'crois bien qu'c'est son nom, à la portière. Enfin, feu la portière.
Plaisance s'en voulut de l'immense soulagement qu'elle ressentit. Élise de Menoult était sauve.
Elles pénétrèrent en trombe dans la salle de lecture. Marguerite gisait au sol, sur le flanc. La jeune abbesse s'agenouilla à ses côtés, osant à peine la retourner de crainte de découvrir une horrible blessure. Une prière de gratitude lui monta aux lèvres lorsqu'elle constata que la sœur hôtelière respirait, faiblement.
– Sidonie, ma bonne, fonce chercher madame de Baskerville et madame de Gonvray. Tu sais, les deux apothicaires. Marguerite n'est qu'évanouie. Agnès…, poursuivit-elle sans lever le regard vers la défunte assise, eh bien… il est trop tard. Fais vite, je t'en conjure.
Une fois la jeune fille disparue, Plaisance de Champlois s'assit à côté de Marguerite, lui tapotant la main, la conjurant de revenir à la conscience. Il lui sembla que le souffle de l'hôtelière s'accélérait un peu.
Mary de Baskerville la rejoignit la première. L'abbesse ouvrit la bouche, mais l'Angloise l'interrompit d'un geste, en précisant d'une voix calme :
– Je sais. Votre petite protégée m'a tout expliqué. Elle est partie ensuite à la recherche d'Hermione. Permettez, ma mère. À défaut de sels, parons au plus urgent.
Avant que l'abbesse n'ait eu le temps de protester, l'apothicaire releva le torse de Marguerite et asséna deux claques brutales à sa sœur en pâmoison. Le rose revint aux joues de l'hôtelière qui toussa en s'étranglant et ouvrit des yeux effarés. Son regard effleura le cadavre d'Agnès Ferrand et elle bredouilla :
– C'est un cauchemar, n'est-ce pas ?
– Non, la détrompa laconiquement la nouvelle apothicaire.
Une cavalcade dans le vestibule. Hermione déboula, suivie de Sidonie, hors d'haleine.
– Ma bonne Marguerite, commença Plaisance. Suivez, je vous prie, Sidonie, qui vous mènera en cuisines afin que l'on vous réconforte d'un verre d'hypocras. Si vos malaises persistaient, de grâce, rendez-vous à l'infirmerie.
– Mais je… je me sens mieux… la surprise, le choc… Je puis vous aider et…
– C'est un ordre, ma chère bonne, ajouta l'abbesse d'un ton doux mais ferme. Toutes deux, poursuivit-elle en posant un regard lourd sur Sidonie, pas un mot aux autres de ce que vous avez découvert céans. Nous n'avons pas besoin que les pires rumeurs gonflent et se propagent.
Les deux femmes acquiescèrent d'un signe de tête et sortirent.
Mary de Baskerville tournait autour du cadavre d'Agnès Ferrand, la bouche crispée de concentration.
– Si j'en juge par les entailles qui déchirent sa robe, elle a été poignardée à deux reprises, et pas ici. Je ne vois nul sang au sol. Elle tient un large couteau ensanglanté dans la main droite – pouvant figurer un glaive –, serre dans la main gauche une plume et est donc assise. L'agencement me suggère la lame de la justice, l'arcane huit du tarot.
– Que signifie-t-il ? s'enquit Plaisance en s'approchant d'elle.
– C'est là que le bât blesse, si je puis me permettre cette expression. Pas seulement là, au demeurant.
– Votre pardon ?
– La justice ne symbolise pas vraiment ce que son nom pourrait laisser supposer. C'est la vie éternelle, l'équilibre des forces déclenchées, le résultat des actes. C'est également la loi et la discipline. Nous sommes donc loin de l'idée de châtiment évoquée par les lames illustrant les deux premiers meurtres.
– La justice n'était-elle pas représentée accompagnée d'une bilance ? intervint Hermione de Gonvray qui inspectait la robe et le voile blancs de la trépassée.
Elle s'exhortait à la compassion, sans grand succès, et tentait d'écarter les peu charitables pensées qui l'assaillaient. Aucune des moniales, sauf peut-être Adélaïde Baudet, la sœur cherche, ne regretterait Agnès Ferrand, ses incessantes pesteries, sa morgue et sa jalousie. Son visage gris semblait encore plus mesquin mort que vif. Sa lèvre inférieure était tombée, laissant apparaître des dents d'un jaune verdâtre, déchaussées, et vilainement saillantes. Un minuscule amas duveteux, prisonnier du sang séché qui raidissait le devant de la robe de la défunte, attira son attention. Sans comprendre ce qui motivait son geste, Hermione le récupéra avec discrétion et le dissimula dans sa manche.
– Si fait, approuva l'Angloise. Or, une plume remplace la bilance en question. La plume de Maât2, qui équilibrait les plateaux de celle du tribunal d'Osiris. En d'autres termes, nous avons affaire à un être qui connaît infiniment mieux la mythologie et les symboles que nous ne le supposions. Les deux premières mises en scène étaient plus approximatives. Nombre des attributs majeurs de chaque arcane étaient fautifs : la jambe du pendu, la place de la tête décapitée, d'autres encore. L'on ne s'était pas donné la peine d'y trouver d'habiles substitutions symboliques. (Mary de Baskerville sembla réfléchir et conclut d'une voix allègre :) À moins qu'on ne les connût pas ?
– Pourquoi, alors, les aurait-on sues dans ce cas ? argumenta Hermione.
– Votre avis ?
– Oseriez-vous insinuer qu'il ne s'agit pas des mêmes meurtriers ? s'affola Plaisance.
– Ajoutez ce que nous savons déjà à cette soudaine précision dans la connaissance des lames, ma mère. Récapitulons : tout indique un agresseur de grande force physique, ou plusieurs dans le cas de Blanche, car une femme seule n'aurait pu hisser son corps. En revanche, il a fallu défoncer le crâne de Rolande en la surprenant par-derrière – tout comme Blanche – pour parvenir à la décapiterpost mortem. Ce détail suggère un meurtrier de force comparable à la victime, couard de surcroît. Qu'avons-nous aujourd'hui ? Une femme de belle santé, poignardée de face puis transportée sans que le dos de sa robe, ni l'arrière de son voile ne puissent laisser croire qu'elle fut traînée. En d'autres termes, elle a été portée jusqu'à la bibliothèque. Nous nous retrouvons donc à nouveau avec un assassin de grande puissance… ou plusieurs.
– Selon vous, cette dernière lame n'est pas cohérente avec les deux premières qui furent utilisées. Pourquoi donc cette mascarade, hormis pour nous induire en erreur ? demanda Hermione.
– Voyez-vous, ma très bonne, je crois que les deux premières lames étaient véritablement des messages, des justifications du ou des meurtriers élaborées à la va-vite mais en référence à quelque chose de précis. Le détestable mystère qui environne la prétendue madame de Cerfaux renforce ma conviction. Néanmoins, si nous passons en revue les lames restantes du tarot, il n'en est plus beaucoup qui puissent permettre une mise en scène aisée, avec les moyens du bord, et surtout évocatrice du tarot. Si ce n'est la Justice. Selon moi, elle a été choisie pour son côté… artistique et non pas pour sa signification. Si je puis dire. Sans offense envers la défunte.
– Quoi qu'il en soit, nous n'avons guère avancé en élucidation, reprocha Plaisance.
– Plus que vous ne le pensez, ma mère. Saviez-vous que Rolande, donc Marguerite également, avaient un frère, Monge, décédé ?
– Non pas, s'étonna l'abbesse. Rolande ne l'a jamais évoqué, pas même lorsque je lui parlais de mon jeune frère, qui porte le même prénom. Comment l'avez-vous appris ?
– En allant discuter avec le maçon chargé de graver la plaque funèbre temporaire.
– En quoi cela nous avance-t-il ? demanda Hermione, perplexe.
– Je l'ignore. Toutefois, cette bonne Rolande, que tout le monde décrit comme laborieuse et tatillonne, le nez plongé dans ses colonnes de chiffres, bref sans imagination aucune, est bien… surprenante, soupira Mary de Baskerville.
– De grâce, expliquez-vous ! la pressa Plaisance.
– N'est-il pas bien étrange que Rolande soit allée, la veille de son meurtre, rendre visite à ce maçon afin de lui confier le modèle de l'épitaphe qu'elle souhaitait voir figurer sur sa tombe ? « Je rejoins mes amours, Dieu et mon bien-aimé Monge. » Devant l'étonnement du bonhomme, elle a prétexté un mauvais rêve, une peccadille superstitieuse afin de justifier son geste surprenant.
– C'est invraisemblable, s'énerva l'abbesse. Cela reviendrait à dire que… que…
– Qu'elle savait que sa fin était proche, en effet.
Un silence de sépulcre s'abattit dans la bibliothèque, chacune se dévisageant à tour de rôle, comme si un secret se terrait dans l'un des trois regards. Hermione songea qu'il s'agissait d'un silence hostile, qui s'imposait à elles sans qu'elles le veuillent. L'un de ces silences qui précèdent les tempêtes les plus dévastatrices. Elle y mit terme :
– Or Rolande avait belle santé. Je ne crois pas me souvenir qu'elle ait jamais eu recours à mes potions, à mes onguents, à mes embrocations3ou à mes maturatifs4. C'est donc qu'elle n'ignorait pas que ladite fin serait violente. Il ne s'agit sans doute que d'une coïncidence, et je serais bien déhontée d'en tirer des conclusions hasardeuses, mais vous souvenez-vous de deux des initiales retrouvées sur la liste dissimulée dans le touret de Blanche : « M.B. » Monge, Marguerite Bonnel ?
1 Chouette effraie.
2 Déesse égyptienne de la Justice et de la Vérité, qui personnifie le souffle de la vie. Sa coiffe est ornée d'une plume d'autruche.
3 Préparations huileuses appliquées localement, le plus souvent apaisantes.
4 Préparations destinées à faire « mûrir » les abcès afin de les vider.