Forêt des Clairets, Perche,fin janvier 1308
Les braises achevaient de se consumer entre les deux lourds fardiers garés parallèlement. À moitié dissimulée derrière les nuages bas, la lune semblait une torche sur le point d'expirer. Un menteur silence, seulement troublé par le souffle puissant des bœufs de trait, avait recouvert le campement. Demain, ils se rendraient à la foire de Bellême, afin de profiter du marché aux bestiaux et aux draps pour récolter quelques deniers auprès des badauds qui ne se repaissaient jamais des amusements faciles, des plaisanteries grasses et des contes à dormir debout qu'on leur assurait authentiques. S'avançant au bord de l'estrade montée à la hâte, maître Cornet, leur bonimenteur et propriétaire, prendrait alors la mine grave. Prétendant chuchoter à l'usage de quelques privilégiés, il annoncerait, assez fort pour être entendu de tous, le clou du spectacle. Il préciserait que, en raison de son caractère exceptionnel, les bannes de l'estrade seraient rabattues. Il n'en coûterait qu'un minuscule denier tournois* de plus aux amateurs, en échange duquel ils découvriraient l'indescriptible, l'innommable, le stupéfiant. D'un ton lourd, il recommanderait alors que seules les âmes les mieux trempées tentent l'expérience.
Dans l'un des grands fardiers, Urdin se retourna sur la paillasse qu'il partageait avec Éloi et sa sœur cadette Sidonie. La colère qu'il avait éprouvée durant des années s'était éteinte au profit de l'incompréhension, de la peine. Il la regrettait. La colère l'avait porté, protégé. La colère avait dissuadé les autres, les mâchoires toujours prêtes à déchiqueter. Un cri ténu, distant l'alerta. Son cœur s'emballa. Il se leva d'un bond, réveillant Sidonie qui l'interrogea d'un regard incertain et apeuré.
– C'te fois, j'y vais, déclara Urdin en enfilant ses braies sur son chainse1.
– Non, j't'en prie, tenta de le dissuader Sidonie. Il est mauvais comme la gale.
– Justement, ça a assez duré. J'peux plus. J'peux plus l'supporter. J'y ai dit. Plusieurs fois.
– Et ?
La rage crispa les maxillaires de l'homme sans âge. Il feula :
– Y m'a demandé si je voulais ma part. Vilaine face de rat.
Avant que Sidonie n'ait pu tenter quoi que ce soit pour le retenir, il sauta du fardier. Restée seule, environnée par le ronflement bienheureux de son frère Éloi, la jeune femme bagarra contre les larmes qui lui noyaient le regard. Pourquoi cet injuste châtiment ? Pourquoi ces brimades, ces quolibets ou ces insultes ? Qu'avaient-ils fait pour les mériter ?
L'oreille aux aguets, Urdin avança à pas de loup vers le chariot couvert, plus léger, un peu reculé, du campement. Nul son. Contournant leur feu de camp, il arracha la crémaillère à laquelle on suspendait un pot au soir pour y préparer la soupe, dans laquelle on jetait un peu de tout, pas grand-chose. Le contact du métal encore tiède contre sa paume le soulagea. De l'autre côté de la banne qui tendait le chariot, une plainte ténue, celle d'un petit animal pris au piège, à l'agonie. Urdin sauta à l'intérieur. La scène qu'il découvrit lui redonna le goût de la haine. Maître Cornet, les fesses à l'air, les braies baissées sur les chevilles, écrasait Claire sous son lard, allant et venant entre ses cuisses maigres, haletant comme un verrat en besogne. Claire. Le petit visage livide, les lèvres serrées à en devenir blanches afin de retenir ses cris, les yeux clos sur ses larmes. Sur son front les cloques rougeâtres qui témoignaient de sa dernière résistance. À moins que ce ne fût de sa dernière exhibition, puisque la sienne valait trois beaux deniers. Claire, huit ans.
La fureur comme un voile rouge qui s'abattait sur le cerveau d'Urdin. Un rugissement de fauve. Urdin saisit le porc ahanant par le col de son chainse, sa force encore décuplée par la rage, le chagrin. Maître Cornet se redressa, le visage rougi, les yeux injectés de sang. D'une voix grasse, lourde de salive, il commenta :
– Ben, sers-toi mon gars. J'en avais terminé pour ce soir ! Y a rien de mieux que le cul des gueuses pour délasser un homme.
Ce qu'il lut dans le regard de l'autre le figea. Trébuchant, le montreur recula de quelques pas vers l'arrière du chariot. Sur la paillasse, jambes écartées, inerte, Claire semblait évanouie. D'un ton plat qu'il ne reconnut pas, Urdin déclara :
– Crève.
La lourde crémaillère de métal se leva et s'abattit avec un sifflement sur le crâne de maître Cornet. Elle se releva et s'abattit, encore et encore, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'une sorte de pulpe rouge du visage du montreur.
Soudain le calme. Une inattendue fatigue, aussi. Urdin s'agenouilla et avança à quatre pattes vers la paillasse. Il rabattit la chemise souillée sur les jambes de Claire et lécha longuement son front, les hideuses cicatrices des cloques qui apparaissaient dès que Claire était exposée à la lumière du jour, pour le plus grand amusement des chalands, les larmes qui s'étaient faufilées sous les paupières sans cil. L'enfante soupira enfin et ouvrit les yeux. Une sorte de gangue blanchâtre avait recouvert ses globes oculaires2.
Urdin murmura :
– Dors, tout va bien maintenant.
Elle sourit, lui caressant le visage, le contour des oreilles, faufilant ses doigts entre les longs poils soyeux qui couvraient le visage de l'homme-loup3 :
– Je sais. Merci, mon valeureux défenseur.
L'écho de pas, un remue-ménage à l'extérieur. Le visage ravagé d'inquiétude d'Éloi apparut par la fente des bannes du chariot.
Urdin se redressa et annonça au nain :
– La vilaine charogne est crevée, comme elle le méritait.
Éloi accueillit cette nouvelle avec une moue appréciatrice. Un autre visage surgit au-dessus de ses épaules. Évrard.
– Tu as eu grand raison, l'ami, murmura le jeune homme avant de disparaître.
Éloi déclara :
– Reste plus qu'à l'enterrer profond. À nous tous, y en a pas pour longtemps. Faut bien creuser. On veut pas que les bêtes le déterrent. Quoique j'suis pas certain qu'elles auraient du goût pour une telle immondice. Mais, gâté comme il était de son vif, y pourrait revenir en mauvais fantôme. On dira qu'on sait pas où il est passé. Va changer de chainse et brûle le tien.
Le regard de l'homme-loup descendit vers sa poitrine, vers son chainse gorgé d'un sang qui figeait en prenant une couleur brunâtre.
Un peu plus tard, les hommes rejoignirent Sidonie, qui avait rallumé le feu afin d'y faire réchauffer le reste de la soupe épaisse à l'avoine. La jeune femme annonça :
– Le soleil est déjà haut. Traînons pas. Mettons un peu d'espace entre cette verrue crevée et nous.
– On l'a enterré à ben cinq pieds* de profondeur. T'inquiète pas, ma Sido, précisa Éloi en caressant les beaux cheveux bruns bouclés de sa cadette.
– Et Claire ? s'informa Urdin.
– Elle a mangé, répondit la jeune femme. Je l'ai nettoyée de l'odeur du verrat. Je lui ai raconté une histoire de bonne-dame4ailée et elle s'est endormie.
Urdin hocha la tête et avala sa soupe fumante à grandes cuillerées bruyantes.
– Que fait-on maintenant ? s'enquit Évrard, comme si la question était au fond de peu d'importance.
Le regard d'Urdin descendit vers les mains rougies de froid du jeune homme, vers ses poignets qu'encerclaient deux bourrelets rougeâtres.
Un petit matin, quelques semaines auparavant, Urdin avait découvert son compagnon baignant dans son sang, presque trépassé. Il avait bandé les poignets tranchés aussi serrés qu'il l'avait pu. Dehors, maître Cornet éructait :
– Le gueux ! Le vaurien sans reconnaissance ni vergogne ! J'ai payé une ronde somme pour lui… Bon, d'accord, j'ai rien payé puisque je l'ai récupéré de son ancien montreur mort, mais il est à moi, il a pas le droit ! Voyou, faquin !
Lorsque Évrard était revenu à lui, son regard bleu nuit avait épinglé Urdin. Contemplant d'un regard de dégoût le doigt excédentaire qui naissait à la deuxième phalange du pouce de chacune de ses mains5, il avait murmuré :
– Je ne te le pardonnerai jamais, mon frère.
Urdin l'avait serré contre lui, expliquant d'une voix tendre :
– Peu importe, compagnon d'misère. J'te sauve de la mort et de la damnation.
– Crois-tu ? Qu'est notre vie sinon la damnation avant l'heure… sans péché pour la justifier ?
– J'dis qu'on avance vers Bellême ou autre, vers une foire. On y trouvera peut-être un meilleur maître pour nous racheter, suggéra Sidonie.
– J'veux plus de ça, jamais, grommela Urdin. J'veux plus qu'on m'entrave les poignets et les chevilles, qu'on me bâillonne. J'veux plus qu'ils se vengent de leur lâcheté en m'donnant des coups de pied, en m'piquant avec la pointe de leur couteau. J'veux plus qu'on fasse brûler Claire. J'veux plus, ni pour Claire ni pour nous autres.
– En ce cas, que suggères-tu que nous tentions ? intervint Évrard.
– J'sais pas. On pourra pas louer nos bras, même s'ils sont forts. Pas avec eux autres des fermes. Y nous chasseront avec leurs fourches. Vous savez bien qu'y nous détestent parce qu'on est des monstres6.
– Un couvent, alors ? proposa Éloi.
– Mon frère a raison, approuva Sidonie.
– Qu'est-ce que vous croyez ? rétorqua Urdin d'une voix amère. Qui z'ont meilleure âme à l'intérieur des murs saints que ceux du dehors ?
– Ça dépend, argumenta Éloi le nain. Y en a qui achèvent de saigner les pauvres et rejettent ceux comme nous. D'autres qu'essaient de se rapprocher de Dieu. J'suis pas dupe, compagnon. J'sais bien que les premiers sont plus nombreux qu'les seconds. Mais peut-être qu'Il voudra enfin nous aider. Pour une fois, conclut-il en levant un index vers le ciel.
– J'sais pas trop… Au point où nous sommes rendus… hésita Urdin. Y a c't'abbaye d'femmes, non loin. Les Clairets*.
Sidonie se redressa de toute sa petite taille et, poings sur les hanches, sourcils froncés de réflexion, ajouta :
– Et puis, dans un couvent… y a des caves, parfois d'vieilles geôles… bref, des endroits obscurs.
Urdin la fixait. Il murmura d'une voix soudain nerveuse :
– Ouais. Des endroits où qu'on peut cacher, protéger Claire du jour et des mauvais. J'y ai pensé aussi. Mais faudra avoir l'air doux et inoffensifs comme des agneaux. Sans ça, elles nous laisseront pas entrer.
1 Longue chemise de corps que l'on porte à même la peau ou sous la robe.
2 Xeroderma pigmentosum. Décrite pour la première fois en 1870, il s'agit d'une photodermatose génétique rare qui se caractérise par une hypersensibilité de la peau au soleil. Elle se traduit par des lésions rouges et des cloques, avec un risque multiplié par mille de développer des cancers de la peau ou des yeux, qui surviennent aux environs de l'âge de dix ans. D'autres troubles sont décrits : kératite, perte des cils, de l'audition, microencéphalie, etc. L'atteinte des globules rouges ou la peau livide en raison de l'absence d'exposition au soleil ont fait soupçonner à certains auteurs que cette maladie était à l'origine de la légende des vampires. Le seul « traitement » à l'heure actuelle est d'éviter à tout prix l'exposition aux ultraviolets.
3 Hypertrichose.
4 Gentille fée.
5 Une des formes de la polydactylie.
6 LeXIVe siècle ne croit plus aux chimères et aux monstres mythologiques comme les licornes, dragons ou sirènes. En revanche, persiste dans l'esprit des gens l'idée que les monstres ne peuvent être des créatures voulues par Dieu, cette conviction s'élargissant aux sujets porteurs d'anomalies génétiques.