Abbaye de femmes des Clairets,Perche, février
1308, le lendemain
Lèvres pincées, son vilain museau de fouine
frémissant d'indignation, Agnès Ferrand avait refusé de s'asseoir à
l'invitation de Plaisance de Champlois. L'abbesse avait accepté la
pressante requête d'audience de sa fille à contrecœur. Rien de ce
qui venait d'Agnès ne pouvait être plaisant, et encore moins
lumineux. Elle s'attendait donc à un affrontement larvé, à une
joute sournoise où l'autre mettrait un point d'honneur à relever
les prétendues faiblesses ou manquements de leur mère. Elle ne fut
pas déçue.
– Votre extrême bonté – qui vous fait
honneur, ma mère – vous a encouragée à accepter la présence
de… enfin de monstres, de contrefaits entre nos murs.
– Le chapitre a soutenu cette décision.
– Le chapitre – qui vous est acquis
depuis que vous l'avez remanié – a accordé à ces… êtres une
permission d'hébergement jusqu'aux premiers jours de clémence, en
échange de leur travail et de votre certitude qu'ils ne pourraient
pas nuire. Il m'est pénible de devoir vous rappeler que votre
récente générosité au profit de lépreux de la maladrerie de
Chartagne* avait failli se solder par notre trépas à toutes !
Dans d'effroyables conditions.
– Je vous rappelle qu'il ne s'agissait pas de
générosité de ma part mais d'un ordre de Rome !
– De votre parrain, en effet.
L'agacement gagna Plaisance. Agnès Ferrand
soulignait ce détail, avec une perfide instance, à chaque occasion
qui se présentait. À l'envie qui rongeait Agnès en permanence
s'ajoutait un calcul bien plus trouble : Plaisance, en raison
de sa parentèle baptismale, aurait dû parvenir à obtenir des
privilèges supplémentaires pour leur monastère. Certes, madame
Ferrand était assez intelligente pour ne pas ignorer que le très
vague lien de cousinage qui unissait la mère de Plaisance au
Saint-Père ne pesait pour rien dans la politique pontificale.
Toutefois, le répéter lui permettait de souligner, auprès de toutes
les sœurs qui lui prêtaient encore attention, le supposé peu de cas
que faisait l'abbesse de leur abbaye. En effet, dans le cas
contraire, l'abbesse se serait démenée pour arracher quelques
faveurs à son parrain. Plaisance n'avait aucune illusion sur le
travail de sape entrepris, depuis son élection, par la sœur
portière. Sèche, elle lâcha :
– D'un parrain dont je vous ai répété que je
ne l'avais jamais rencontré, à l'instar de sa multitude de
filleuls.
– Oui, oui, je sais, répondit l'autre d'un
petit ton sarcastique.
Soudain désireuse de se débarrasser de cette
présence qui lui pesait, Plaisance demanda :
– Vous n'avez pas requis urgente audience
dans le seul but d'évoquer à nouveau mes liens baptismaux, n'est-ce
pas ? Revenons-en à l'objet de votre visite, je vous prie, ma
fille.
Agnès Ferrand se renfrogna encore davantage,
adoptant une mine grave et douloureuse, son menton rentrant de
désapprobation dans son cou. Plaisance s'en voulut un peu, à peine,
de son manque de charité. Toutefois, autant l'admettre : la
laideur de la sœur portière allait à merveille avec son esprit
acariâtre.
– Or donc, votre bonté proverbiale vous a
suggéré d'accueillir ces contrefaits. Vous n'ignorez pas que des
rumeurs circulent à leur sujet. Elles se propagent à la vitesse
d'un cheval au galop et ne sont pas de nature à concourir à
l'apaisement de notre monastère, déjà fort malmené.
Et tu t'emploies à les inventer et à les répandre,
songea l'abbesse en demandant :
– Des rumeurs ? De quel
ordre ?
– Eh bien, tout d'abord, ces créatures ne
sont pas véritablement… le projet de Dieu.
Parce que tu crois que tu l'es ?
– Fichtre, je vous savais savante mais pas au
point d'être familière à ce point des intentions divines. Vous
m'impressionnez, ma fille, ironisa l'abbesse.
La riposte porta. Agnès biaisa :
– Il est de notoriété commune que les
monstres ne peuvent être un fruit de Dieu.
– Il est de notoriété commune que les
imbéciles et les superstitieux sont légion. Nous nous en
accommodons pourtant.
Certaine de sa supériorité sur cette gamine et sur
toutes les autres, Agnès Ferrand ne prit pas la pique pour elle.
Elle siffla :
– Ils volent ! Malgré votre bonté, ils
vous pillent, cria presque la portière.
– Votre pardon ? Il s'agit là d'une
accusation fort grave qui pourrait leur valoir un châtiment
d'importance.
– Les mains tranchées, savoura la portière.
C'est tout ce qu'ils méritent !
– Avez-vous des preuves pour étayer votre
conviction ?
– Si fait ! C'est que je les ai à l'œil.
Ils ne me bonimenteront pas avec leurs mines trompeuses de pauvres
souffre-douleur. La femelle naine est sans doute la pire et la plus
sournoise. Me croit-elle aveugle en plus d'être idiote ! Je la
vois parfois trottiner, le ventre arrondi comme si elle était avec
enfant. Elle dissimule ses larcins sous sa tunique, vous dis-je,
martela la portière en tendant un index accusateur vers l'abbesse.
Même Marguerite Bonnel, notre hôtelière, s'est plainte de ce que
deux coutes avaient disparu des chambres d'hôte de passage.
Un fugace désappointement tempéra l'agacement de
Plaisance de Champlois. Ils ne pouvaient faire cela. Ils ne
pouvaient l'avoir dupée tels de vils coquins. Elle en aurait le
cœur net et sévirait, le cas échéant.
– D'ailleurs, reprit l'autre, vous refusez
l'évidence, mais l'on n'ignore pas que nombre de ces monstres ont
fait un pacte avec le diable. N'est-il pas étonnant que cette
pauvre Blanche ait trouvé la mort de si odieuse façon dès après
leur arrivée !
– Êtes-vous consciente de la gravité de vos
paroles ? s'alarma l'abbesse.
Cette folle était capable de propager ses
soupçons, les assortissant de prétendus indices et connaissances
des vices des contrefaits. Elle ne manquerait pas de trouver des
oreilles complaisantes. La superstition ferait le reste.
Le sourire mauvais d'Agnès Ferrand la dessilla. Si
tant est qu'elle eût dit la vérité, du moins au sujet des larcins
– car pour ce qui était de Blanche, l'abbesse aurait juré de
l'innocence des quatre pauvres hères –, le but pervers d'Agnès
n'avait pas été de la mettre en garde mais de démolir, de semer les
germes de la méfiance, de la peur, donc de la violence.
Une fraction de seconde durant laquelle la jeune
abbesse soupesa le pour et le contre. Un sentiment beaucoup plus
redoutable remplaça son exaspération. Elle avait, depuis si
longtemps, repoussé les limites de sa patience, de sa tolérance, au
profit de cette femme haineuse que rien ne pouvait ramener dans le
chemin de la clémence et de la compréhension. Agnès Ferrand ne lui
en savait aucun gré. Au contraire, sans doute y avait-elle vu une
démonstration supplémentaire de ce qu'elle tenait pour
véridique : la bêtise, l'incurie de leur mère. D'un ton de
rage calme, glaciale, Plaisance déclara :
– Votre permanente acrimonie, votre fiel,
votre jalousie sans motif me désolent, ma fille. Surtout, ils m'ont
lassée et m'ennuient fort. Vous êtes une douloureuse épine au flanc
de nombre d'entre nous. Depuis trop de temps. En conclusion,
j'accepte avec empressement votre demande de transfert vers
l'abbaye sœur de Clairmarais. Vous nous quitterez dès que l'état
des chemins le permettra. Une missive de ma main vous précédera. Ce
sera tout.
Agnès Ferrand crut avoir mal entendu. Elle plissa
les paupières, fronça les sourcils de stupéfaction.
– Mais que… Je n'ai jamais sollicité de
transfert, ma mère !
– Vraiment ? Eh bien, disons que je
devance votre souhait.
Gagnée par l'affolement, la sœur portière supplia
presque :
– Ma place est ici, parmi vous… Je ne connais
pas d'autre lieu.
– Il est temps de réparer cette lacune. Les
changements forment l'esprit, dit-on.
Au bord des larmes, Agnès Ferrand
bafouilla :
– Je vous en conjure, ma mère… je ne veux pas
quitter les Clairets. Que ferai-je ailleurs ? Nul ne me
connaît !
– Malheureusement pour elles, cela ne durera
pas.
Étonnée par cette ironie cinglante qu'elle
ignorait posséder, Plaisance se congratula en son for intérieur.
Elle venait d'agir ainsi que madame de Normilly l'eût fait. Avec
l'autorité qu'exigeait sa charge.
– J'ai… J'ai peut-être péché par excès de
zèle, d'intérêt pour notre congrégation. Je vous supplie de me
pardonner et de reconsidérer votre ordre.
– Vous avez péché par excès de méchanceté, et
d'arrogance, et c'en est assez ! Les Clairets ont besoin de
paix, d'harmonie, et vous êtes une note des plus discordantes.
Pourquoi devrions-nous tolérer vos incessantes pesteries, vos
remarques cinglantes, au prétexte que vous ne digérez pas votre
bâtardise sans gloire ni noblesse ?
L'évocation de sa naissance, qu'elle avait crue
secrète, souffleta Agnès Ferrand. Elle rougit sous l'insulte et se
retira sans un mot.
La voix de Plaisance la rattrapa avant qu'elle ne
franchisse le pas de la porte :
– Que votre bagage soit prêt dès
l'amélioration des chemins. Je ne doute pas que le chapitre, dont
vous ne faites plus partie, entérinera ma décision avec un grand
soulagement !
Il fallut à la jeune abbesse quelques minutes pour
se remettre. Elle sonda son cœur. Non, elle n'avait pas agi sous
l'emprise de la colère, ni même pour se défaire enfin d'une
opposante par principe qui distillait son fiel à qui voulait
l'entendre. Elle avait pris une lourde décision afin de protéger
une communauté gravement ébranlée qui avait besoin de panser ses
plaies sans qu'une Agnès Ferrand s'acharne à les écorcher
davantage. Elle repoussa l'espèce d'apitoiement qu'elle se sentait
pour la portière. Elle avait lu la panique dans son regard. Agnès
redoutait l'extérieur, comme elles toutes, au fond. Sans fortune,
sans famille, sans biens, sans aucun attrait et déjà vieillissante,
son unique havre restait le couvent. Grâce à son intelligence et à
sa culture, elle avait obtenu aux Clairets une charge de discrète.
Rien ne disait qu'il en serait de même ailleurs. D'autant que
Plaisance ne pourrait mentir à sa future mère de Clairmarais en
dépeignant un être de tempérance et de d'amabilité. Elle devrait
consigner dans sa missive d'accompagnement les fautes d'âme de la
portière. L'abbesse soupira en ouvrant l'un des hauts registres
entassés sur son bureau. Agnès avait brodé son propre destin.
Lorsqu'elle atteignit le bas de l'escalier qui
menait à l'ouvroir du palais abbatial et au bureau de la
secrétaire, la rage avait remplacé la panique en Agnès Ferrand. Sa
décision était prise. Elle allait leur prouver à toutes, et
notamment à cette sotte de donzelle qui avait été élue abbesse,
qu'elle avait raison ! Elle n'allait plus lâcher les
contrefaits. Elle les surveillerait nuit et jour, s'il le fallait.
Des êtres aussi déformés devaient avoir le vice caché en eux, et
elle le découvrirait. Confronté à l'évidence, le chapitre ne
pourrait entériner la décision de Plaisance de Champlois d'écarter
sa portière des Clairets. De surcroît, la réputation de sagesse de
l'abbesse, déjà entamée par les révoltes des ladres, en prendrait
un autre vilain coup. Une vague de contentement déferla en Agnès
Ferrand. Ainsi, elle resterait céans, se débarrasserait de ces
créatures qui lui blessaient l'œil et l'écœuraient, et elle se
vengerait. Toutefois, elle n'en aurait pas terminé pour autant.
Elle s'appliquerait ensuite à saper l'autorité de Plaisance. Avec
détermination et assiduité.
Emmitouflée dans son mantel fourré, peinant pour
avancer malgré la couche de neige qui lui remontait la robe à
mi-mollet, Alexia de Nilanay avança d'un pas décidé vers les
écuries. Elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit, tournant et
retournant jusqu'au petit jour chaque mot de la conversation
qu'elle avait surprise. Elle contourna un groupe de serviteurs
laïcs chargés de déblayer à la pelle le chemin menant au palais
abbatial et celui qui conduisait à Notre-Dame.
Elle poussa le battant. Le messager bouchonnait un
palefroi à l'aide de tresses de foin1. Sachant qu'il avait affaire à la future
comtesse de Mortagne, il interrompit sa tâche et se précipita à sa
rencontre, un sourire obséquieux aux lèvres.
– Messager. Voici deux sous*2. Ils sont à toi si tu portes aussitôt
ce message au comte Aimery, expliqua-t-elle en lui tendant le mince
rouleau de papier scellé où elle avait relaté avec prudence, usant
de formules peu compromettantes mais propres à éveiller la méfiance
du comte, la conversation surprise entre monsieur de Villanova et
ce Frédéric.
Le messager s'inclina, sans toutefois accepter
l'argent, à son grand regret.
– C'est que, madame, en dépit de l'honneur
qui aurait été mien de vous servir, le cheval passera pas et le
cavalier non plus. Trop de neige, et de la fraîche. Avec le vent
qu'on a eu ces deux nuits, y a des endroits où il va s'enfoncer
jusqu'aux jambes. J'pourrai pas l'en dépêtrer. Avec toutes mes
excuses, c'est trop risqué, madame. Jusqu'à ce que ça fonde, on est
coupés du monde, j'en ai bien peur. Il y a que ce savant qui est,
si vous me le permettez, assez fol pour être sorti quand même.
C'est pas faute d'avoir tenté de l'en dissuader ! Mais y a
rien eu à dire. Il était si agité et si décidé qu'il a bien fallu
que je lui selle un cheval.
Malgré l'angoisse qui commençait à l'assaillir et
contre laquelle elle luttait avec vaillance, Alexia demanda d'une
voix aussi neutre que possible :
– Monsieur de Villanova est
sorti ?
– Dès l'aube. Si vous voulez mon sentiment,
avec ce temps, c'est pas prudent pour un homme de son âge. Il
devait avoir quelque affaire très importante à régler, poursuivit
le messager d'un ton finaud.
– Oh, les scientifiques… Nul ne sait au juste
ce qui les préoccupe. Ils ont de bien étranges obsessions aux yeux
du commun des mortels, répondit-elle avec légèreté, dans l'espoir
de décourager la curiosité de l'homme.
– Ça, c'est bien vrai !
La panique tenta de se frayer un chemin en elle
dès qu'elle fut ressortie. Que faire à présent, que tenter, que
décider ? Aimery ne volerait pas à leur secours, du moins pas
tant que la neige persisterait, empêchant de le prévenir. Elle
froissa la missive dans sa main, s'interdisant les larmes. Elles
étaient seules. Sans l'avoir encore pressenti, elles étaient toutes
livrées à elles-mêmes alors qu'un danger d'épouvante se rapprochait
d'elles. Un joli visage pâle, une voix grave, de belles mains
capables s'imposèrent à son esprit. Hermione ! La sage,
l'érudite Hermione de Gonvray saurait quoi faire. C'était une des
rares en qui Alexia eut toute confiance. Hermione, l'intelligence,
la force d'âme, la mesure. Elle fonça en direction de l'herbarium,
prenant garde de ne pas glisser sur la neige maintenant tassée et
traîtresse.
Maîtrisant à grand-peine son impatience et offrant
un sourire de complicité qui lui coûtait, Mary de Baskerville
composa :
– Certes pas, ma bonne. Je ne doute pas du
soin que vous prenez de votre matériel. Toutes s'accordent à
reconnaître, que dis-je, à vanter le travail soigneux, impeccable
que vous réalisez.
La grosse femme debout devant elle, poings fermés
sur les hanches, la détailla avec méfiance. Une odeur d'amidon
chauffé émanait d'elle. Son voile se cassait à angles droits sur
ses épaules, incapable de retomber en plis mouvants tant il avait
été raidi. Ses avant-bras étaient recouverts de demi-manches
supplémentaires, retenues aux coudes et aux poignets par des
cordelettes, cela afin de ne pas risquer de brûler sa robe d'un
coup de fer impétueux. La sœur lingère faisait preuve d'une rare
susceptibilité qui n'arrangeait pas l'humeur déjà chancelante de
l'apothicaire.
– N'empêche, ne venez-vous pas de suggérer
que je perdais mes fers dans les endroits les plus incongrus ?
L'abbatiale, quelle idée, vraiment ! s'offusqua la
lingère.
– Non pas. À l'évidence, j'ai mal
formulé ma question, qui était la suivante : un fer à repasser
a-t-il disparu de la lingerie ces derniers jours ?
– Que nenni ! lança l'autre d'un ton
outré. Figurez-vous que je les compte au soir avant de les enfermer
tous dans un coffre muni d'un verrou dont je possède une clef,
l'autre demeurant en la garde de notre bonne cellérière. (Vexée,
elle poursuivit :) Je puis, bien sûr, les recompter devant
vous, si vous doutez de mes dires.
Mary de Baskerville soupira de déception. Elle
hocha la tête en signe de dénégation et risqua une dernière
question :
– D'autres bâtiments possèdent-ils des fers,
ma sœur ?
Au regard courroucé de l'autre, elle comprit
qu'elle venait de commettre une nouvelle bévue.
– Et pour qu'en faire, vous prié-je ?
siffla la grosse femme à l'odeur d'amidon chauffé. Il n'existe
qu'une lingerie et je la supervise ! Je reçois tout le linge
et le recense dans mon registre. Il est lavé, séché. Puis les
servantes laïques attachées à mon service et moi-même le repassons
avant de le restituer en le biffant du registre, pièce par pièce,
afin que nulle contestation ne puisse surgir. Une belle
organisation qui satisfait tout le monde, ajouta-t-elle d'un ton
belliqueux.
– Mes félicitations, ironisa Mary de
Baskerville, avant de planter là la lingère qui lui portait sur les
nerfs.
Hermione relevait des pesées dans son grand
registre lorsque Alexia de Nilanay déboula, une sueur de course
fonçant la racine de ses cheveux malgré le froid mordant du dehors.
Hésitant entre mille entrées en matière toutes plus ineptes les
unes que les autres, Alexia lança à brûle-pourpoint :
– Nous sommes en grand danger… Coupées du
monde par la neige… Je ne sais que faire… c'est une fable insensée.
Malheureusement, je la crois authentique.
Hermione la considéra, un peu inquiète, et
s'enquit d'un ton paisible :
– Je ne comprends guère votre discours, ma
chère Marie-Gil… Votre pardon, Alexia. Apaisez-vous. Asseyons-nous
et contez-moi votre histoire par le menu. Rien ne peut être si
terrible…
Lèvres serrées, Alexia la détrompa d'un vigoureux
mouvement de tête. Elle lui tendit la courte missive destinée au
comte de Mortagne, précisant :
– Je vous l'expliquerai ensuite.
Le saisissement, l'incompréhension, l'appréhension
se succédèrent sur le joli visage étonnamment juvénile pour une
femme de plus de trente ans. Hermione leva le regard et s'enquit
d'une voix plate :
– Ai-je bien compris, en dépit du luxe de
précautions avec lequel vous narrez votre… découverte ?
– Je le crains.
– Racontez-moi tout, n'omettez pas le plus
infime détail.
Il fallut à Alexia fournir un effort prodigieux
pour ordonner le chaos qui régnait dans son esprit. Elle relata mot
pour mot la conversation bouleversante qui s'était échangée entre
Arnoldus de Villanova et son compagnon Frédéric, soi-disant
messager. Elle termina en évoquant sa tentative avortée de faire
prévenir le comte de Mortagne et le départ précipité au petit matin
du médecin des rois et des papes.
Elles se considérèrent en silence durant un long
moment. Hermione le rompit enfin :
– Je… je dois quitter les Clairets, sur ordre
de l'abbesse. Dès que le temps le permettra. Ne m'en demandez pas
la raison, je vous en conjure. Je détesterais vous mentir.
Alexia bondit de son banc en
s'écriant :
– Cela ne se peut ! Vous êtes la seule…
Ah, Dieu du ciel, qu'allons-nous devenir si vous
partez ?
– Mary de Baskerville me remplacera au mieux.
Elle est brillante, je l'ai constaté.
– Je ne la connais point ! De surcroît,
c'est une Angloise. Peut-on se fier à ces gens-là au prétexte que,
pour une fois, nous ne sommes plus en guerre ?
– Ce n'est pas une Angloise, du moins pas
seulement, rétorqua Hermione d'un ton calme. C'est une sœur, une
bernardine, une scientifique de la plus belle trempe. Très
franchement, je l'avoue sans envie, mais avec admiration, son
intelligence dépasse la mienne. De beaucoup. Certes, elle n'est pas
attachante. Qu'importe. Si nous ne nous fourvoyons pas au sujet de
ce que vous avez surpris, l'heure n'est plus à l'amabilité, mais à
l'efficacité.
La décision d'Alexia était prise, elle
éclata :
– Vous ne nous quitterez pas ! Ah, que
nenni ! Je vais aller convaincre notre mère qu'il s'agit d'une
redoutable stupidité. De ce pas ! La pire qu'elle pourrait
commettre. Je ne m'en laisserai pas remontrer ! Foi de
Nilanay ! Nous sommes pauvres, mais braves !
Elle fonça hors de l'herbarium sans entendre la
remarque d'Hermione :
– Vous ferez une belle comtesse, murmura
l'apothicaire lorsque Alexia eut disparu.
Assise sur un muret, Henriette Masson avait feint
de s'absorber dans la lecture de son psautier afin de surveiller
les allées et venues dans la chapelle Saint-Augustin, où reposait
le corps lavé de Blanche de Cerfaux, revêtu d'une nouvelle robe et
d'un voile qui dissimulait la hideur de ses plaies béantes. Enfin,
le défilé des sœurs venues rendre leur dernier hommage à la novice
assassinée s'était tari. L'appréhension gagnait Henriette. C'était
le moment d'intervenir.
Pourquoi ne se montrait-elle pas ? Était-elle
parvenue à se procurer ce que la jeune fille l'avait implorée de
lui apporter ? Enfin, celle qu'elle désespérait d'apercevoir
apparut au détour du chauffoir et des étuves. Adèle Grosparmi jeta
un regard inquiet alentour et força le pas. Parvenue à hauteur
d'Henriette, elle murmura en récupérant une fiole dans la poche du
devant de sa robe et en la lui tendant :
– Voici. Ce ne fut pas simple de quitter
quelques instants le service de l'abbesse. Mon Dieu… Si l'on nous
découvrait !
Récupérant d'un geste vif la fiole au contenu
verdâtre, s'efforçant à une fermeté de ton qu'elle était loin de
ressentir, Henriette déclara :
– Je vous serai éternellement reconnaissante
de ce service, de cette faveur. Sauvez-vous vite avant que l'on ne
vous remarque en ma compagnie. Encore merci, du fond du cœur.
Sachez que vous avez fait juste.
Adèle Grosparmi fila pour rejoindre le palais
abbatial. Un immense soulagement ferma un instant les paupières
d'Henriette. Elle était sauve. Se contraignant au calme, elle se
dirigea vers la chapelle.
Debout devant le cercueil où reposait la dépouille
de Blanche de Cerfaux, Henriette ne pria pas, n'implora pas pour le
salut de l'âme de la défunte. D'une main tremblante, les mâchoires
crispées de colère, elle versa goutte à goutte le liquide d'un vert
émeraude, regardant, hallucinée, un fin filet se former et
dégouliner du beau front bombé de la morte vers l'oreille. Elle ne
se signa pas. Elle cracha sur le visage de Blanche, tentant
rageusement de dénouer ses mains jointes en prière.
Figée sur le pas de la porte, Thibaude Santenet
assista à cette scène sacrilège, bouche ouverte de stupéfaction,
les yeux exorbités. Elle referma la porte avec douceur afin de ne
pas signaler sa présence et s'enfuit à toutes jambes comme si elle
venait d'entrapercevoir le diable en robe de novice.
– Que vous prend-il, à la fin ? tempêta
Plaisance. Est-ce une conspiration ? Un pacte vous
lie-t-il ?
– Votre pardon, madame ma mère ?
s'enquit Alexia qui n'avait pas hésité à ordonner silence à
l'abbesse lorsque celle-ci avait tenté d'interrompre sa pressante
requête. Dans le feu de l'émotion, son plaidoyer avait pris des
allures de mise en demeure.
– Quoi, Hermione de Gonvray ? Qu'y
a-t-il avec Hermione de Gonvray ? J'ai mûrement pesé ma
décision de l'écarter des Clairets et n'ai pas à m'en justifier
devant vous, pas plus que devant cette Mary de Baskerville qui m'a
fait la même demande, que dis-je, qui m'a sommée de garder Hermione
auprès de moi, au prétexte qu'elle était la seule capable de
l'aider à élucider le meurtre de Blanche. C'est faire bien peu de
cas de monsieur de Villanova et, pardon de le souligner, de
moi.
Alexia leva les yeux au ciel et marmonna
d'agacement :
– Ah oui, monsieur de Villanova, en
effet !
– Votre insolence m'insupporte ! tonna
Plaisance. Outre qu'elle m'étonne de vous, elle est parfaitement
déplacée.
– Il ne s'agit pas d'insolence, cria presque
Alexia. Il s'agit de faits. De faits si effrayants que nous avons
besoin de toutes nos forces. (Sa voix prit en ampleur :)
À la fin, n'avez-vous pas compris que nous sommes coupées du
monde ! Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.
– Voilà une dramatisation digne des foires de
village, ma chère, c'est-à-dire indigne de la future comtesse de
Mortagne et de mon ancienne fille ! La neige fondra, tôt ou
tard.
– Bien. Alors je vais vous devoir conter ce
que je viens de relater à Hermione et qu'ignore encore Mary de
Baskerville. Notre bon monsieur de Villanova est en train d'attirer
vers nous les pires démons de l'enfer. Saviez-vous qu'il avait eu
maille à partir avec l'Inquisition, et n'avait échappé au procès et
à la prison que grâce à ses prouesses de médecin ? Il est
alchimiste, je vous le rappelle. On le dit sorcier, aussi. Un
sorcier blanc mais un sorcier quand même.
– Ces rumeurs me sont venues aux oreilles. Il
convient de traiter ce genre de balivernes avec mépris. La moindre
incompréhension des idiots qui vous entourent et vous voilà jeteur
de sorts. Si monsieur de Villanova a la confiance de notre
Saint-Père, son amitié même, qui sommes-nous pour penser autrement
à son sujet ?
– J'en suis consciente. Néanmoins, de grâce,
entendez ce que j'ai surpris. Le meurtre de votre fille Blanche de
Cerfaux s'éclaire alors d'une tout autre manière, une effrayante
manière !
Plaisance de Champlois n'avait pas prononcé une
parole durant tout le récit d'Alexia de Nilanay. Bouche entrouverte
de stupéfaction, ou peut-être de consternation, elle n'avait pas
quitté son ancienne fille du regard. Le sang avait peu à peu fui
son visage et de larges cernes gris-mauve s'étaient dessinés sous
ses yeux. Lorsque Alexia se tut, après avoir répété qu'elles
étaient coupées de tout, Plaisance demeura muette un instant. Elle
luttait avec sa dernière énergie contre l'affolement. Les pensées
les plus folles se bousculaient dans son esprit. Le visage ravagé
de folie de madame de Balencourt, ses mots de délire s'imposèrent à
sa mémoire.
« Fuis cet endroit. Il vient, il est à nos
portes. Je le sens. Il pue telle une charogne. Ne t'inquiète pas de
moi, fuis. Il en est encore temps. Fuis, te dis-je ! Il va
déferler sous peu. Rien ne l'arrêtera. »
Plaisance s'accrocha à ses plus beaux souvenirs
pour ne pas perdre tout à fait pied. Madame de Normilly, leurs jeux
d'arceaux, leurs promenades dans les jardins au printemps. Le rire
de gorge de la grande femme rassurante qui semblait à même
d'affronter n'importe quelle adversité. Ce gentil sortilège qu'elle
convoquait lors de ses moments de doute produisit son coutumier
miracle. L'étau malsain qui lui broyait la poitrine au point de lui
gêner le souffle se desserra un peu. La jeune abbesse inspira avec
lenteur et déclara d'une voix étrangement distante :
– Monsieur de Villanova me doit des
éclaircissements.
– Il est sorti au tôt matin, madame ma mère.
À cheval, une grande imprudence étant entendu son âge et les
intempéries.
– Il a quitté l'abbaye ?
– Si fait.
Plaisance se laissa aller contre le dossier
sculpté de sa haute chaire. Alexia se fit la réflexion que, ainsi,
elle paraissait encore plus jeune. Si jeune. Un intense
découragement l'envahit. Que pouvait faire cette très jeune fille
contre le mal qu'elle ne devait avoir rencontré qu'à l'occasion de
quelques péchés véniels ? Pourtant, lorsque la jeune abbesse
se leva, se dirigea d'un pas ferme vers la porte de son bureau,
madame de Nilanay eut la sensation de l'avoir à nouveau
sous-estimée. D'une voix forte, Plaisance cria du haut de
l'escalier qui menait au petit bureau de sa secrétaire :
– Adèle, faites aussitôt quérir madame de
Baskerville, ainsi qu'Hermione de Gonvray, je vous prie !
Prévenez ensuite les portières laïques. Je veux être informée du
retour de monsieur de Villanova dans l'instant, quelle que soit
l'heure !
Installée dans le chauffoir de l'abbaye, où l'on
remisait au soir les cornes à encre afin qu'elles ne gèlent pas,
Rolande Bonnel, sœur dépositaire, recomptait pour la quatrième fois
la même colonne semée de chiffres. D'une main mal assurée, elle
plongea sa plume dans l'encre et biffa à nouveau le résultat.
Rolande avait pour habitude de vérifier trois fois chaque calcul
afin de s'assurer qu'elle n'avait commis aucune erreur.
L'exaspération prenait le pas sur son incertitude, son angoisse. Un
changement d'humeur bienvenu. Elle parvenait à des totaux
différents à chaque nouvelle série d'additions et de soustractions.
Elle pesta contre elle-même. Ce soir, l'arithmétique ne lui
apportait aucun plaisir, aucun soulagement. Pourtant, comme elle
aimait la grâce austère des chiffres, la tranquille autorité des
nombres ! Rolande trouvait dans son interminable comptabilité
les certitudes qui lui avaient toujours fait défaut. C'est si
apaisant, une certitude, quand tout autour de vous vous a toujours
paru mouvant, instable au point qu'il devient impossible de
s'accrocher à quoi que ce soit. Oh, certes, Rolande savait qu'elle
agaçait, qu'on la trouvait méticuleuse à l'ennui. Son insistance
maladive sur d'infimes détails fatiguait l'abbesse. Toutefois,
Plaisance de Champlois était l'une des rares à avoir compris
qu'au-delà de la petite importance que lui conférait sa charge de
dépositaire, Rolande trouvait dans ses interminables opérations un
peu de la terre ferme qui la rassurait, l'assurait que le sol
cesserait de se dérober sous ses pas.
Elle se passa les mains sur le visage, s'exhortant
à plus de patience, plus d'attention. Elle tenta de vider son
esprit des horribles pensées qui le hantaient depuis si longtemps.
En vain. Ce qui était fait ne pouvait être défait, et elle en
porterait à jamais les odieux stigmates.
– Ah, je vous trouve enfin, ma chère
Rolande !
La voix forte de Barbe Masurier la fit sursauter
au point que la plume lui échappa des mains et que sa pointe
taillée, aiguë, lui érafla l'index.
– Je… recomptais, bafouilla Rolande en
rougissant.
– Je le vois bien. Vous êtes si scrupuleuse.
Clotilde Bouvier s'inquiétait de ne pas vous avoir vue de
l'après-midi. Vous deviez, je crois, la rejoindre au sujet d'une
liste d'achats réglés au vivandier. Du coup, je lui ai dit que si
je vous croisais, je vous préviendrais.
– Et je vous en remercie, sourit la
dépositaire qui avait regagné un peu de calme. Je prévoyais de la
rejoindre dès après avoir vérifié mes sommes.
– Je ne sais comment vous procédez pour
parvenir toujours à un résultat juste au denier près. Je crois bien
que je suis irrémédiablement fâchée avec les nombres.
– Ils sont pourtant bien plaisants et
dociles, répondit Rolande d'une voix douce et triste.
Barbe Masurier repartit vers ses
occupations.
Le regard de Rolande tomba sur son registre. Une
large goutte de sang avait coulé de son index, maculant ses
résultats fautifs telle une malfaisante étoile carmin. L'affolement
suffoqua la dépositaire et elle fondit en larmes.