Abbaye de Dame-Marie,Perche, février 1308, cette même nuit
Plaqué contre le mur d'enceinte, la longue corde terminée d'un grappin jetée à ses pieds, une bougette passée en bandoulière, Urdin attendait. Il passa le dos velu de sa main sur ses lèvres givrées que le froid avait fendillées. La marche avait été longue et pénible depuis les Clairets. Le fin pelage qui lui couvrait le corps ne lui apportait pas plus de protection contre la froidure que les hardes qu'il avait empilées les unes sur les autres avant de sortir par la porterie des Fours. Seules les peaux de lapins dont il avait fourré les chausses d'épais cuir récupérées sur le cadavre du montreur lui procuraient un peu de confort. Quel gâchis quand on y songeait. Il n'était pas humain aux yeux des autres et pourtant, il ne jouissait d'aucune des supériorités animales. Ainsi, il ne flaira pas l'approche de celui qu'il refusait d'appeler son maître. Tout juste entendit-il le geignement de la neige écrasée sous des pas. La main d'Urdin remonta vers le couteau à dépecer qu'il portait glissé sous la ceinture de son bliaud1.
Arnaud Amalric, seulement vêtu d'un blanchet2de lainage noir sous une jaque, noire elle aussi, s'avança sans hâte vers Urdin. D'épouvantables images défilèrent dans son esprit. La boucherie de Béziers. Des amas de cadavres sanglants, grouillant de mouches. Des flots de sang. Des gorges tranchées, des torses hérissés de pals. Ce jour-là, une fois revenu sous sa tente de campagne, lui, Arnaud Amalric, avait juré devant le Christ d'argent ensanglanté qu'il ne torturerait plus. D'une voix paisible et basse, il s'enquit :
– Es-tu prêt, l'homme ?
– Si fait, chuchota Urdin.
– Alors, fais ton office. Mais avant cela, es-tu parvenu à t'approcher de ma très chère Anne ?
– Nan, admit Urdin. La seule Anne du noviciat a rien d'commun avec la description qu'vous m'avez faite. C't'un p'tit tonneau qui louche.
Arnaud Amalric serra les lèvres de déplaisir et murmura comme pour lui-même :
– Et pourtant… je suis certain qu'elle est aux Clairets. Arrivée depuis peu, donc admise au noviciat. (Il réfléchit et ajouta :) Sous un autre nom, alors. Fie-toi au portrait que je t'en ai brossé. Oublie son prénom. Méfie-toi, elle est redoutable, je te l'ai dit. Tue-la vite, par surprise. Ne lui laisse surtout pas le temps de réagir, elle ne ferait pas de quartier. Comme moi, elle est impitoyable. Contrairement à moi, elle se repaît de la souffrance et de la mort.
– L'marché tient toujours, hein ?
– J'honore toujours mes promesses. Bonnes ou mauvaises, répondit l'homme en noir. (Il ferma les yeux sur un sourire presque tendre avant de préciser :) La jeune fille que tu protèges vivra. Toutefois, l'obscurité, ou du moins la pénombre, demeurera son domaine puisqu'il est le mien. Pour l'instant. Jusqu'à ce que j'ai enfin retrouvé… ce qui me fut dérobé il y a bien longtemps.
– Ça m'va. J'm'habituerai aux ombres. Pour ce que me vaut la lumière ! J'grimpe d'abord et j'arrime le grappin. Pas envie que quelqu'un nous entende. J'vous lance ensuite la corde.
Arnaud Amalric retira ses gants de cheval de fin cuir noir. Urdin remarqua la large bague d'onyx noir qu'il portait à l'auriculaire.
– Le mur ne m'a pas l'air très irrégulier. Ton ascension ne sera pas aisée, remarqua l'homme en noir.
– J'suis animal de foire. J'peux grimper n'importe où.
Urdin leva un visage déjà recouvert d'un duvet soyeux qu'il raserait sitôt rentré aux Clairets et reprit :
– La lune est pleine. Va falloir longer les murs. Toutefois, à part quelques serviteurs laïcs de garde ou d'corvée, doit pas y avoir beaucoup de chalands au-dehors par c'temps.
– Les cellules sont sous les caves, précisa Arnaud comme Urdin tâtonnait à la recherche de ses premières prises.
L'homme-loup escalada le mur avec une stupéfiante aisance. Claire allait vivre. Pour elle, pour la sauver, il avait toute la puissance du monde. Au fond, peu lui importait qui était au juste cet homme. Le diable, peut-être ? Si Urdin l'avait cru lors de leur première rencontre, tel n'était plus le cas. Le diable n'aurait pas eu besoin de son aide. Et quand bien même ? Après tout, Dieu refusait de guérir Claire, Il lui avait infligé cette injuste et monstrueuse punition.
Parvenu au faîte du mur, Urdin s'aplatit à califourchon. Il vérifia que les alentours étaient déserts et ficha deux des crocs du grappin dans le mortier qui maintenait les blocs de pierre.
En un instant, Arnaud Amalric l'avait rejoint. Il ne semblait pas essoufflé par l'effort. Ils descendirent l'un derrière l'autre et longèrent le mur d'enceinte sans un bruit. Ils contournèrent les écuries puis le parloir et parvinrent devant la lourde porte des caves sans avoir croisé âme qui vive.
Urdin extirpa de sa bougette une longue tige d'épais métal, terminée d'un bec arrondi, en commentant à voix basse :
– Aucune porte ne m'résiste avec ça. J'l'ai façonné peu à peu. C'est mon secret. J'en aurai besoin pour nourrir Claire. Après.
Il crocheta la serrure sans effort.
Les deux hommes s'engouffrèrent dans une petite salle qui sentait le vin, le cidre, la cire à bouchon et le bois imbibé de tanin. Urdin jeta un regard vers l'âtre creusé à même le sol dans lequel brûlait un maigre feu.
– Ah, c'tout comme aux Clairets ! Avec ce froid, on réchauffe un peu l'vin. C'qui prouve que fait meilleur être une boutille qu'un homme ! C'qui prouve aussi que quelqu'un va r'venir alimenter l'feu.
Urdin verrouilla la porte afin de ne pas alerter.
– Faut qu'on soit prompts et silencieux, messire. Surtout lui qu'on r'joint, ajouta-t-il sans grande émotion.
Urdin récupéra deux esconces dans sa bougette, en alluma une qu'il tendit à l'homme en noir.
– Elle ne me sera pas utile, conserve-la. J'y vois plus clairement dans l'obscurité. Au contraire, la lumière me blesse.
– Tout comme ma Claire.
– Pas pour les mêmes raisons, toutefois.
Ils avancèrent le long d'un couloir en pente, assez large pour permettre le passage des barriques, et débouchèrent dans une vaste salle où régnait une température plus clémente. Des dizaines de tonneaux étaient rangés le long des murs.
– On est d'jà sous terre, prévient Urdin. Soit les cachots sont au bout, soit y sont en dessous.
L'homme-loup découvrit une porte basse, seulement barricadée d'une traverse, et l'ouvrit. Une suffocante odeur de moisissure le prit à la gorge. Soudain méfiant, il demanda à nouveau :
– C'est pas des menteries, c'que vous m'avez conté, hein ? C't'une crapule, une ordure, ben vrai ? Comme la femme, c'te Anne ?
– D'une très vilaine espèce, je te l'ai dit. Je ne me parjure jamais. Il n'a pas hésité à offrir la vie d'un très jeune homme, son fils spirituel. Un innocent qui n'avait jamais porté tort à personne. Toutefois la femme est bien pire, car elle est plus puissante. Bien plus.
– Sur vot'âme ?
– En ai-je seulement une ? Une qui vaille la peine que je l'engage ? Préfère mon honneur, tu seras mieux loti.
– Sur vot'honneur, alors ?
– Sur mon honneur !
Urdin le précéda dans l'escalier tournant. Une sorte de mousse glissante tapissait les marches de pierre, preuve que l'endroit était fort peu fréquenté.
L'homme murmura :
– Sais-tu si mon vieil ennemi monsieur de Villanova est toujours céans ? J'aurais tendance à le croire. Je flaire sa présence.
Urdin chuchota d'un ton indifférent :
– J'sais pas. C'que j'sais en r'vanche, c'est que j'ai repéré les traces d'un cheval dans la neige, dans un seul sens, ç'ui qui mène à Dame-Marie.
Une seule des trois portes renforcées de clous qui s'alignaient le long du couloir était verrouillée. Urdin la crocheta sans peine.
Frère Henri se redressa d'un bond sur sa paillasse. Il cligna des yeux, peinant à identifier les deux silhouettes qui se rapprochaient de lui. Un petit sourire satisfait détendit ses lèvres sèches et ses flasques bajoues tressautèrent de satisfaction. Il n'en avait pas douté une seconde. Le cavalier noir ne pouvait le laisser aux mains de l'Inquisition. Il avait besoin de sa science.
– Monseigneur, quelle agréable et prévisible visite, ironisa Henri. Soyez assuré que je n'ai rien révélé de votre existence à mes contradicteurs.
– Tu mens, moine, rétorqua Arnaud Amalric d'un ton doux. Je suis bien certain que tu t'es fait un devoir de me trahir afin de te décharger, à peu de frais, de tes péchés. Peu importe. Prévisible, disais-tu ?
– Certes. Vous ne la trouverez jamais sans mon aide. Elle que vous cherchez depuis si longtemps. Or, je sais où se trouve… l'objet de votre convoitise.
– Je ne convoite jamais rien. Je prends lorsqu'il me sied.
– Il n'en demeure pas moins que, sans moi, vous ne pourrez rien prendre ! contra le moine. (Soudain grisé par son atout, il poussa son avantage, déclarant d'une voix sans appel, une voix qu'il aurait réservée à un inférieur :) Je veux sortir à l'instant de cette geôle putride. Je veux ce que vous m'aviez promis. Ma main et l'éternité. Sinon, vous n'obtiendrez jamais ce qui vous fait défaut, menaça Henri en suivant du regard les gestes d'Urdin que leur conversation paraissait ennuyer.
L'homme-loup avait tiré une touaille3crasseuse de sa bougette et l'avait tassée en boule entre ses mains.
– Petit homme, commenta Arnaud Amalric en hochant la tête de tristesse. Urdin, fais ton office. J'ai juré un jour, il y a si longtemps, de ne plus jamais torturer. Je l'ai juré sur ce que je cherche. Là est ta mission : m'épargner l'ultime parjure.
Comprenant qu'il était vaincu, imaginant l'horreur qui allait suivre, Henri ouvrit la bouche de terreur. Urdin fut sur lui en un éclair et lui enfonça son bâillon improvisé dans la gorge, avant de le pousser d'un violent coup de genou et de lui lier les mains dans le dos. L'homme-loup se déshabilla ensuite avec lenteur, expliquant à sa proie et à son donneur d'ordres :
– Rapport aux éclaboussures. J'peux pas rentrer aux Clairets ensanglanté de la tête aux pieds.
– Sage précaution, approuva Arnaud Amalric avant de sortir de la geôle en tirant le battant derrière lui.
Henri écarquilla les yeux d'effroi lorsqu'il découvrit le torse, les jambes et les bras recouverts de poils d'un bon pouce* de longueur. Il tenta de se mettre debout, mais un coup de pied percuta son genou, le faisant choir lourdement dans la terre boueuse. Urdin se pencha et approcha la longue lame crantée de son coutelas du gros visage qui se crispait d'affolement.
– J'ai écorché tant d'bêtes qui m'avaient rien fait. Pour leur viande ou leur fourrure. Mais j'les tuais, avant. T'es mon premier porc bien vif. T'avais un marché avec lui. Moi aussi. C'est toi mon marché. Quand t'en auras assez, que tu s'ras prêt à lui dire c'qu'il veut savoir, hoche la tête.
Urdin retourna Henri d'un autre coup de pied et s'agenouilla à ses côtés, saisissant sa main droite déformée d'arthrose entre ses deux paumes. Il la broya de toutes ses forces. Malgré le bâillon, un hurlement étouffé s'éleva, avant de mourir en sanglots.
Dans le souterrain, adossé au mur opposé des cachots, Arnaud attendait. Urdin ne s'était pas encore servi de sa lame. Le sang n'avait pas encore coulé. Il l'aurait senti. L'odeur du sang ne le quittait plus. Aucun parfum précieux, aucun encens rare ne parvenait à la repousser.
La chaleur accablante de cet avant-midi. Les contours du monde dilués. Ne lui parvenait plus qu'une sorte de brouhaha, parfois percé par un hurlement strident. La déroutante sensation d'avoir abandonné son enveloppe charnelle. Où étaient passées les mouches ? Elles aussi avaient flairé l'odeur du sang, là-bas, juste un peu plus loin. Là-bas, vers le brouhaha seulement percé de hurlements. Une femme avait crié en sanglotant, tendant à bout de bras un enfançon, le suppliant de les épargner. Du sang, des rigoles de sang qui allaient grossir d'autres caniveaux. Un fleuve pourpre.
Derrière la porte, les hurlements reprirent. Et Arnaud la sentit, cette odeur qui était devenue sienne depuis une éternité. Celle de sang.
Combien de temps s'écoula-t-il, combien de sang ? Quelle importance ? Le gros Henri qui n'avait jamais aimé que lui-même ne résisterait pas très longtemps.
Les poils du visage et des mains collés de rouge, Urdin rejoignit son commanditaire. Des gouttes assombries par la pénombre du couloir glissaient avec paresse du fil de sa lame.
– L'est tombé dans les pommes. J'y ai balancé deux beignes, mais ça a pas suffi.
– Réveille-le. Continue, le temps nous presse. Il doit avouer. Il nous faudra sortir dès après vigiles.
Urdin s'exécuta. Arnaud Amalric se fit la réflexion qu'il ne semblait pas affecté par son épouvantable besogne. Cela étant, lui-même n'avait jamais fermé les yeux de dégoût devant des corps suppliciés. Avant, c'était avant, un siècle plus tôt. L'amour se fait parfois monstrueux. Le fol amour que portait l'homme-loup à sa Claire annihilait toutes les répugnances, tous les remords. Arnaud songea qu'au fond il l'enviait.
Deux autres gifles vinrent à bout de l'évanouissement de l'enlumineur. Son visage était trempé de larmes, de sueur, maculé de son sang. Il vit la lame rouge se rapprocher de ses yeux.
– J'te fais gicler l'quel ? demanda Urdin.
Le regard fou, Henri hocha la tête en tous sens.
– Ben voilà, on devient raisonnable. J'vais t'ôter ton bâillon. T'auras pas le temps de crier au secours que tes boyaux se répandront sur le sol. T'as compris ?
Frère Henri hocha à nouveau la tête, le regard toujours rivé sur la lame qui s'était arrêtée à un demi-pouce de son visage.
Surveillant sa victime, Urdin passa un bras par l'entrebâillement de la porte afin de prévenir Arnaud Amalric qui pénétra aussitôt. L'homme-loup remarqua la curieuse intensité du regard sombre et infini qui se posa sur le gros pantin ensanglanté vagissant au sol. Une intensité de fièvre ou de folie.
– Y veut causer.
– Écoutons-le donc. Moine, ne commets pas l'erreur fatale de me mentir. Ma riposte dépasserait tout ce que tu viens de subir. De beaucoup.
Urdin arracha le bâillon. L'enlumineur happa goulûment l'air. Sanglotant de peur et de douleur, il se redressa comme il le put, tendant devant lui ses mains liées, dont la gauche, amputée de deux doigts. Sa robe tailladée, poissée de sang, adhérait à son ventre gras.
– Vous… serez… maudits, à jamais…, gémit-il.
– Dans mon cas, c'est déjà fait, sourit l'homme en noir. Dans celui du loup-garou, j'en doute. Son but est trop pur, sa victime trop immonde. Où ?
– Dans un des ouvrages en cours de restauration, au scriptorium. La solution y est décrite à mots couverts, compréhensibles aux seuls initiés.
– Quel ouvrage ?
– De contemptu mundi, de Bernardus Morlacensis4.
– Ton regard, moine. J'y verrai aussitôt la rouerie.
– Je vous jure sur les Évangiles que…
– Chut… n'aggrave pas encore ton cas.
Le regard noir en gouffre plongea dans celui de l'enlumineur.
– Oh, moine, est-ce bien raisonnable ? murmura Arnaud Amalric d'un ton désolé. Tu retiens quelque chose. Je veux tout. Sais-tu que la mort peut paraître bien douce, bienvenue ? Poursuis ton office, Urdin, jusqu'à ce que cette pathétique baudruche nous révèle ce que nous voulons apprendre, ordonna-t-il avant de sortir à nouveau de la geôle.
L'homme-loup tassa sans hâte la touaille entre ses mains, ne quittant pas des yeux le pantin paniqué et geignant.
– T'as grand tort, mon gars. J'perds mon calme, moi aussi ! Bon, après les amusements de fillette, passons aux choses sérieuses, annonça-t-il d'une voix moqueuse.
Urdin s'agenouilla et intima :
– Ouvre la bouche. D'toute façon, tu vas l'ouvrir !
– Non, pour l'amour de Dieu… Assez ! implora le moine dans un sanglot.
– Et toi, t'as aimé Dieu en sacrifiant ton jeune frère ? cracha l'homme-loup d'un ton de mépris.
– Rappelez-le, supplia frère Henri. Je vais tout dire, sur mon âme.
– Ah, l'beau serment qu'voilà ! (Levant la voix, Urdin appela :) Monseigneur, y veut bien chanter pour vous.
L'homme noir réapparut et lança :
– Ma patience est à son terme. Parle, ne dissimule plus rien. Vite.
D'une voix presque inaudible, frère Henri admit :
– Lorsque… lorsque j'ai percé la véritable signification de ce texte, j'ai commis le sacrilège d'arracher les deux pages dans lesquelles il est contenu. Je les ai insérées au centre duLudus super anticlaudianumd'Adam de la Bassée5, qui se trouvait au scriptorium afin que sa couverture, rongée d'humidité, soit restaurée. Incertain de ma cachette, j'ai finalement creusé un trou en descellant une des dalles, sous une des fenêtres, afin de le dissimuler aux yeux de tous.
Urdin s'avança d'un pas.
– C'est la vérité, s'affola Henri. Je ne retiens rien ! Donnez-moi ce que vous m'avez promis !
– En effet, concéda Arnaud Amalric. Je le lis dans ton regard. Tu as eu raison. La suite sera plus rapide. Bâillonne-le à nouveau, Urdin.
L'homme-loup se jeta sur le moine qui se débattit comme un forcené, tentant de décocher de malhabiles coups de pied à son adversaire.
Urdin se releva, attendant un ordre. Celui qui vint le surprit à peine.
– Va et m'attends dans la première salle. Je ne serai pas long. Nous serons dehors sous peu et tu rejoindras ta Claire. (Il sourit en inclinant la tête sur le côté.) Les histoires de pur amour m'apaisent. Elles sont si rares et précieuses.
L'aube n'était pas encore levée. Monsieur de Villanova avait passé une bonne partie de la nuit à parcourir les ouvrages de la bibliothèque à la lueur de trois chandelles, ne s'accordant que deux courtes heures de repos. La fatigue lui faisait tourner la tête. Le froid intenable qui filtrait par les peaux huilées tendant les fenêtres engourdissait ses articulations, au point qu'il devait fourrer ses doigts dans sa bouche afin de les réchauffer pour parvenir à tourner les pages. Il approchait du but, il le savait, tout comme il sentait que son adversaire le talonnait.
Un jeune moine, blafard comme une lune d'hiver, déboula et bafouilla en s'écroulant presque sur le haut pupitre de lecture.
– Ah, messire médecin, messire médecin… quelle épouvante ! De grâce, de grâce… Père Jacques vous demande, à l'instant. Ah, mon Dieu… Ici… rendez-vous compte ! En ce lieu !
Il emboîta le pas au jeune homme, tentant d'imiter son allure en dépit de sa crainte de glisser sur la neige et de se rompre un membre. Rien ne devait le retarder.
Le moinillon le propulsa dans le bureau de l'abbé. Le père Jacques de Liège se tenait debout derrière sa table de travail, les mains croisées dans le dos, le regard perdu. À son visage de fin du monde, Arnoldus de Villanova sut, avant même qu'il ne prononce une parole.
– Il est mort, n'est-ce pas ? demanda-t-il.
Père Jacques acquiesça d'un signe de tête.
– Un suicide ? Le remords ? Le déshonneur ?
– Non pas, messire médecin. Un vil meurtre. Un meurtre affreux.
– Démon ! cracha monsieur de Villanova entre ses dents. Comment n'ai-je pas perçu sa présence ? Comment a-t-il pu parvenir jusqu'à votre ancien fils ?
– Je l'ignore, mais en tout cas de bien humaine façon. La porte du cachot était grande ouverte. Pourtant, les clefs n'ont pas quitté la ceinture de notre serviteur geôlier. J'en viens à redouter des complicités chez nous. Insupportable perspective.
– Puis-je…
– Je vous en conjure, nous avons besoin de vos lumières afin d'élucider ce mystère. J'ai ordonné que nul ne touche au corps avant votre passage.
– Sage précaution.
– Vous êtes certes médecin, toutefois, préparez-vous à un spectacle insoutenable. Je doute de m'en remettre jamais. Je… les mots me font défaut pour le décrire.
Arnoldus de Villanova ne releva pas. Il avait vu tant d'horreurs dont ce pauvre moine n'avait pas la moindre notion. Lorsqu'il s'agissait d'infliger la peine et la souffrance, l'imagination des hommes était sans limites. Au lieu de cela, il conseilla :
– Je vous recommande, monsieur mon père, d'envoyer quelques serviteurs laïcs armés de torches à l'extérieur. Qu'ils longent le mur d'enceinte à la recherche de traces de pas ou de sabots. Ainsi apprendrons-nous peut-être leur nombre, et surtout s'ils sont bien repartis.
Le jeune moinillon qui avait escorté Arnoldus de Villanova pila à une demi-toise de la porte béante du cachot, secouant la tête avec vigueur en signe de refus, tendant sa torche au savant. Monsieur de Villanova avança. Ce qu'il découvrit le stupéfia. Il s'était attendu à tout autre chose. Henri avait été éventré selon une ligne qui partait du haut de la gorge pour se terminer sous le nombril. Les intestins s'étaient répandus sur le gros ventre flasque, se crevant en se vidant partiellement de leur contenu. L'odeur répugnante des excréments se mêlait à celle du sang. Le savant s'approcha du cadavre. Les bras de l'enlumineur étaient levés au-dessus de sa tête. Deux doigts de la main gauche avaient été tranchés. À en juger par l'hémorragie profuse qui avait endeuillé la terre battue du cachot, l'ablation avait été pratiquée du vivant du copiste. Ce fut surtout l'abject raffinement du meurtrier qui ébranla monsieur de Villanova. Il avait planté le crucifix de bois de frère Henri dans sa bouche, dressé à la manière d'une croix signalant une tombe. Ce détail destiné à dégrader renseigna mieux le scientifique qu'une déclaration. Henri avait été éventré à la manière d'un vulgaire lièvre. Monsieur de Villanova jeta un regard aux viscères malodorants répandus sur l'abdomen gras et pâle. Les autres victimes de son insaisissable ennemi avaient toutes péri de la même façon : égorgées d'un ample et précis mouvement de lame. Sans hargne, sans passion, mais sans mépris. De plates exécutions. Traînait encore dans cette geôle le fantôme d'une rage vengeresse. Arnaud Amalric s'était vengé de la trahison de frère Henri en l'humiliant jusque dans le trépas. Monsieur de Villanova organisa les idées éparses qui tournoyaient dans son esprit. Une prière de reconnaissance lui monta aux lèvres.
– Merci mon Dieu. Il n'est pas le diable. Pas encore ! Seuls les humains se vengent. Le diable punit. Donnez-moi la force d'empêcher à jamais sa métamorphose en démon.
Ainsi que l'avait souligné le père Jacques, le tueur était entré de bien humaine façon dans le cachot. S'agissait-il d'Arnaud Amalric ou d'un sbire ? Le médecin l'ignorait encore. Quoi qu'il en fût, il avait, de toute évidence, amputé frère Henri de deux doigts afin de lui faire avouer quelque chose, l'endroit où se cachait ce qu'Arnaud Amalric cherchait désespérément depuis des lustres : la croix de Béziers. Il l'avait ensuite achevé pour mener sa vengeance à son terme et l'empêcher de révéler la cachette à d'autres. Les pouvoirs de leur ennemi étaient donc bien limités, contrairement à ce que ses frères de combat et lui-même avaient tant redouté. À la lumière des témoignages qu'ils avaient récoltés depuis des années, Arnoldus de Villanova avait cru avoir affaire à un ange déchu, d'une implacable puissance, d'une force et d'une intelligence phénoménales. Cependant, tout ceci était si monstrueusement humain, banal.
Un ineffable soulagement. L'épaisse fatigue qui alourdissait les membres de monsieur de Villanova s'évanouit. Il lui sembla que la vie circulait avec davantage de puissance dans ses veines. Le secret se trouvait ici, il n'en avait plus nul doute.
Il baissa la flamme du flambeau et étudia le sol. Un index avait roulé non loin de l'écuelle qui avait contenu le dernier repas de l'enlumineur. En dépit de ses recherches, il ne trouva pas le majeur, et songea qu'il était peut-être coincé sous le gros corps. Un détail qu'il avait négligé plus tôt l'intrigua : les bras de frère Henri levés au-dessus de sa tête, mains entravées, comme s'il avait été pendu par les poignets. Il les souleva par le lien de cuir qui les ligotait. Dans la terre imbibée de sang étaient tracées à l'envers deux lettres malhabiles : B M, suivies d'un jambage incliné. Frère Henri, malgré les intenables douleurs de l'agonie, s'était lui aussi vengé de son assassin en abandonnant un message, sans doute incomplet. La phrase hargneuse jetée par le vieux moine lors de leur rencontre résonna dans son esprit : « Il ignore ce que j'ai appris. Sans moi, sans mes découvertes, il… » Henri avait passé sa vie dans les livres. Il s'agissait à n'en point douter des initiales d'un titre ou d'un nom d'auteur.
Père Jacques redoutait des complicités internes. Et si… Et si elles profitaient de ce répit pour subtiliser l'ouvrage, le détruire ?
Arnoldus de Villanova se précipita dans le couloir, dépassa le moinillon qui semblait n'avoir pas bougé d'un pouce, et gravit les marches de pierre quatre à quatre.
Père Jacques l'attendait. D'une voix pressée, il informa le médecin :
– Ils étaient deux. L'un à pied et l'autre qui avait attaché son cheval à quelques dizaines de toises de l'enceinte. Je vous avoue mon menu soulagement. Ils ont grimpé au mur, signifiant probablement qu'ils ne jouissaient pas de complicité chez nous, sans quoi on leur eût ouvert la porterie Mineure, qui n'est plus surveillée.
Arnoldus remercia Dieu. Nul en l'abbaye ne leur prêtait main-forte. Nul ne volerait les indications menant à la croix de Béziers. L'autre information que venait de lui confier le père Jacques s'imposa alors à son esprit : deux ! Ainsi, leur ennemi avait eu besoin d'un acolyte pour mener ses sombres œuvres à bien ! N'importe quel démon mineur s'en serait sorti seul. Le médecin s'en voulut de la peur que lui avait souvent inspirée celui qu'il poursuivait depuis si longtemps. Il chassait un homme, rien d'autre.
Il narra ses découvertes à l'abbé avant de requérir de lui l'aide d'un moine lettré afin de passer en revue les centaines d'ouvrages protégés dans la bibliothèque ou dans le scriptorium.
– Nous sommes hommes d'ordre, messire, rectifia Jacques de Liège. Peu après ma nomination au rang d'abbé, j'ai fait réaliser un catalogue recensant tous nos ouvrages, cela afin d'éviter de dispendieux achats en double et, je l'admets, d'ôter toute envie à… des amateurs acharnés, dirons-nous, de subtiliser les manuscrits précieux pour les conserver par-devers eux…
– Ou pour les négocier fort cher à l'extérieur, ajouta monsieur de Villanova.
– En effet, soupira l'abbé. Le cas s'est déjà produit. D'aucuns seigneurs ou gros bourgeois, fiers de leur bibliothèque, sont si désireux de posséder des exemplaires uniques qu'ils n'hésitent pas à mettre la main à la bourse. Certains moines sont tentés de subtiliser des ouvrages afin de les leur vendre.
– Il n'en demeure pas moins que votre rigueur me simplifiera considérablement la tâche. Tous les titres possédés par l'abbaye sont-ils répertoriés dans ce catalogue ?
– En effet. Une note les suit qui indique s'ils se trouvent sur les étagères de la bibliothèque, au scriptorium pour copie ou réparation, ou encore s'ils ont été prêtés de façon permanente aux cuisines, pour les viandiers6, par exemple, ou à l'herbarium pour les ouvrages traitant de simples.
1 Tunique.
2 Vêtement porté sur le chainse, fait d'un lainage léger qui remplaça le doublet.
3 Torchon, chiffon à nettoyer.
4 XIIe siècle. Moine de Cluny. Poète qui laisse une œuvre importante en vers. Il semble avoir incarné un idéal monastique rigoureux, ne dédaignant pas la satire morale dans le but de fustiger les vices.
5 Poème rythmique latin, écrit vers 1280 par Adam de la Bassée, chanoine de Lille.
6 Livres de recettes.