CONCLUSION
CAUSERIE DANS L’ATELIER
L’hiver était venu. Alban nettoyait sa palette après une bonne journée de travail, la servante vint l’avertir que le thé était servi.
« Et puis, monsieur, il y a là une dame qui vous demande.
– Son nom ?
– Miss Ladd. »
Alban courut au-devant de la visiteuse, les deux mains tendues.
« Soyez la très bien revenue ! s’écria-t-il. Je n’ai pas besoin de vous demander si le voyage vous a fait du bien. Vous paraissez de dix ans plus jeune qu’au départ.
– C’est fort possible, dit miss Ladd en riant ; mais je serai bientôt de dix ans plus vieille si je retourne à Netherwoods. Notre ami le docteur Allday avait raison de déclarer close et finie ma période d’activité. Il faudra que je cède l’école à une directrice plus jeune et plus forte, pendant que, moi, je coulerai le plus doucement possible ce qui me reste à vivre dans quelque paisible retraite. Vous et Émily pouvez vous attendre à m’avoir pour voisine… Mais où est-elle donc, Émily ?
– En voyage. Dans le Nord.
– Dans le Nord ! Est-ce que par hasard elle serait chez mistress Delvin ?
– Vous l’avez dit. Oh ! mais elle sera soignée comme il faut ; mistress Ellmother l’accompagne. Vous connaissez Émily ; il n’y a pas moyen de la retenir, quand il s’agit de remplir ce qu’elle considère comme un devoir. On n’a jamais fait appel en vain à sa bonté, à sa pitié. Ce malheureux homme s’éteignait lentement. Depuis des mois il n’a eu que des intervalles de santé relative. Mistress Delvin nous a écrit que la fin était proche et que son frère n’était déjà plus en état d’exprimer qu’un seul désir : revoir une dernière fois Émily. Il y avait des heures qu’il ne parlait plus quand ma femme est arrivée. Néanmoins il l’a reconnue et sa figure s’est éclairée d’un faible sourire. C’est à peine s’il a eu la force de lui tendre une main tremblante. Elle l’a prise, s’est installée à son chevet, lui a dit d’affectueuses paroles. À la tombée de la nuit, il s’est endormi, mais sans lâcher la main qu’il tenait. Peu à peu sa main s’est glacée, et on s’est aperçu alors que, sans un mouvement, sans un soupir, sans un frémissement des paupières, il avait passé du sommeil à la mort. Émily a voulu rester ensuite à la tour, pour assister et consoler la pauvre mistress Delvin, à qui sa présence est infiniment douce. Mais, Dieu soit loué ! elle revient ce soir.
– Je n’ai pas besoin, fit miss Ladd, de vous demander si vous êtes heureux ?
– Heureux ?… Je chante en recevant ma douche le matin. Si ce n’est pas un signe certain de bonheur chez un homme de mon âge, je ne m’y connais pas.
– Et vos affaires, comment vont-elles ?
– Magnifiquement. Depuis que vous voyagez, pour cause de santé, je me suis fait peintre de portraits. L’image de M. Wyvil doit décorer l’hôtel de ville du bourg dont il est le représentant, et notre bonne Cécilia a décidé le maire et les échevins, tous fascinés de sa grâce, à me confier cet important travail.
– N’y a-t-il aucun projet de mariage en train pour cette charmante enfant ? dit miss Ladd. Nous autres vieilles filles racornies, nous sommes grands partisans du mariage, monsieur Morris, bien que généralement on suppose le contraire.
– Il y a une chance, dit Alban. On a vu à Monksmoor un jeune lord, aimable et beau garçon, très estimé dans les régions parlementaires. Le hasard l’a fait arriver quelques jours avant l’anniversaire de naissance de Cécilia, et il m’a consulté sur le genre de présent qu’il pourrait offrir. Je lui ai dit : « Ah ! si vous pouviez découvrir quelque pâtisserie nouvelle !… » Quand il a été bien convaincu que je ne plaisantais pas, il a dépêché à Paris et à Tours son maître d’hôtel, avec l’ordre de faire, chez les confiseurs et les pâtissiers locaux, de savantes et gourmandes recherches. J’aurais voulu que vous pussiez voir Cécilia quand le jeune lord a présenté ses cadeaux savoureux. Si je pouvais peindre ce sourire et ce regard, je serais le plus grand artiste du monde. Je crois qu’elle l’épousera. Est-il besoin de dire qu’ils seront immensément riches ? Nous n’avons pas à les envier. Nous sommes riches aussi. Tout est relatif Le portrait de M. Wyvil mettra trois cents livres dans ma poche. J’en ai gagné cent vingt depuis mon mariage en illustrant des publications pour les éditeurs, et il ne s’en faut que de cinq schellings dix pence – vous voyez à quel point je suis précis – que ma femme ne jouisse d’un revenu annuel de deux cents livres. Conclusion : nous sommes riches autant qu’heureux.
– Bon pour le présent ; mais l’avenir ? dit miss Ladd avec un malin sourire.
– Le docteur Allday en répond, de l’avenir. Il raffole des plaisanteries, aussi grivoises que vénérables, qu’il était d’usage, au temps de sa jeunesse, d’adresser aux nouveaux mariés. « Mon bon ami, » m’a-t-il dit, l’autre jour, je vous préviens que vous pourriez bien, d’ici à quelques mois, vous trouver dans la gracieuse nécessité d’avoir recours à la faculté pour une jeune mère de votre connaissance. Dans ce cas, rappelez-vous, je vous prie, que je suis le médecin en titre de toute la famille. » L’excellent homme parle de me procurer la commande d’un autre portrait. « Le plus grand des ânes mes confrères – c’est lui qui parle – vient d’être nommé baronnet, et ses amis enthousiasmés ont décidé qu’ils le feraient peindre de grandeur naturelle, ses jambes cagneuses dissimulées sous une robe, et ses yeux de grenouille fixant à travers ses besicles un regard impérieux sur quelque patient apeuré. – Je vous obtiendrai ça ! » – Vous dirai-je ce que le docteur pense de la guérison de mistress Rook ? »
Miss Ladd leva les deux mains dans un geste d’étonnement.
« La guérison !… Cette malheureuse est donc guérie ?
– Mais oui, et c’est une cure des plus prodigieuses, à ce qu’il paraît. Dans les cas de blessures aussi graves que la sienne, on n’avait pas encore constaté de rétablissement. Lorsqu’on a raconté la chose au docteur Allday, il est devenu très grave. « Je commence à croire au diable, dit-il, personne autre que ce docteur n’aurait pu sauver mistress Rook ! » Tout le monde n’est pas de cet avis. Les feuilles médicales se sont occupées de l’intéressante malade ; puis on l’a fait admettre dans un excellent asile, où elle jouit d’une confortable oisiveté qui la mènera, espérons-le, à une verte vieillesse. Ce qu’il y a de drôle, c’est que, si on lui parle de sa miraculeuse guérison, elle secoue mélancoliquement la tête : « Quel dommage ! dit-elle, j’étais prête à monter au ciel. » M. Rook, débarrassé de son épouse, est le plus heureux des hommes. Il est au service d’un vieux gentleman idiot, qu’il mouche, promène et surveille ; et quand on lui demande s’il est content de sa place, il cligne de l’œil et tape sur sa poche. – Maintenant, miss Ladd, il me semble que c’est à votre tour de me dire vos nouvelles. En avez-vous qui vaillent les miennes ?
– Oh ! oh ! je crois que je pourrais trouver le pendant de mistress Rook. Vous souciez-vous de savoir ce qu’est devenue Francine de Sor ? »
Alban, qui jasait avec une gaieté d’écolier, prit subitement un air grave.
« Je ne doute pas, dit-il, non sans aigreur, que miss de Sor ne soit en bonne voie ; elle est trop perverse, trop dépourvue de cœur et de sens moral, pour ne pas être en pleine prospérité.
– C’est votre ancien scepticisme qui se réveille, monsieur Morris ; mais le scepticisme n’est pas toujours clairvoyant. Ce matin même, je suis allée chez le correspondant qui avait recueilli Francine avant mon départ de l’Angleterre. Pour toute réponse à mes questions, il m’a montré la dépêche qu’il avait reçue du père de mon ancienne pensionnaire. Le message était assez bref pour qu’on pût le retenir facilement.
« Que ma fille fasse tout ce que bon lui semblera, pourvu qu’elle ne revienne jamais ici ! » C’est en ces termes que M. de Sor s’exprime au sujet de sa progéniture. L’agent, d’ailleurs, est aussi sentimental que son client. – « C’est une sotte ! me disait-il, elle a été deux fois dupe : d’abord d’un amour déçu et maintenant d’un prosélytisme adroit. » Il m’a raconté alors que le desservant d’une chapelle catholique du voisinage avait capté et converti la riche héritière ; elle est maintenant novice dans un couvent de carmélites de l’ouest de l’Angleterre ! Vous seriez-vous attendu à ce dénouement ? »
Miss Ladd parlait encore, on entendit résonner la sonnette de la porte d’entrée.
Alban prêta l’oreille et tout à coup s’élança dans le vestibule.
« La voilà ! s’écria-t-il ; Émily ! mon Émily est revenue ! »
FIN