CHAPITRE III
LA GRANDE CONSOLATION
Émily replia silencieusement les pages du manuscrit d’Alban Morris.
Il n’y avait pas de doute possible : son père était mort de sa propre main !
Cécilia n’avait pas desserré sa douce étreinte. Émily appuya sa tête sur le sein de sa petite amie. Elle souffrait sans mot dire ; sans mot dire aussi Cécilia se pencha pour lui mettre un baiser au front.
Au dehors, les sons épars dans l’air étaient en harmonie avec leurs douloureuses pensées. D’une maison voisine s’échappaient des voix d’enfant scandant une mélodie traînante et plaintive ; la brise par moments frôlait contre les vitres les premières feuilles jaunies par l’automne.
Combien de temps les deux jeunes filles, serrées l’une contre l’autre, demeurèrent-elles ainsi sans bouger ? Émily rompit le silence la première.
« Ah ! du moins, vous me restez, tous, chère Cécilia.
– Je ne vous reste pas seule, mon amie.
– Eh ! qui donc me reste encore ?
– Oh ! j’aurais là-dessus quelque chose à vous répondre ; mais je crains de vous blesser.
– Me blesser !… Vous rappelez-vous, ma chérie, ce fait que nous avons lu ensemble dans je ne sais quel livre d’histoire ? Il s’agissait d’un supplicié mort sur la roue. Son épouvantable agonie s’était prolongée assez pour qu’il pût déclarer qu’après les premiers coups du bourreau, sa faculté de souffrir s’était, en quelque sorte, engourdie. Je crois bien que les souffrances morales obéissent à la même règle. Non, vous ne me blesserez pas, ma Cécilia. Rien ne peut plus ajouter à ma douleur.
– J’espère que je n’y ajouterai pas, Émily. Je voulais seulement vous faire une question. Est-ce que vous êtes, dites-moi, engagée à M. Mirabel ?
– Non, en vérité. Il m’a pressée de prendre cet engagement, mais je m’y suis toujours refusée.
– Ah ! et pourquoi vous y refusiez-vous ?
– C’est… c’est que je pensais à un autre.
– À quel autre ?
– À Alban Morris.
– Ah ! quel bonheur ! s’écria Cécilia dans un sincère élan de joie.
– De quoi êtes-vous donc si heureuse, Cécilia ?
– Vous rappelez-vous, Émily, ce qui vous paraissait singulier tout à l’heure. Vous me demandiez, avec quelque surprise, pourquoi M. Morris, au lieu de venir à vous lui-même, m’avait chargée de vous apporter le récit que vous venez de lire. Je m’en étais étonnée la première, et je ne m’étais pas fait faute de lui exprimer mon étonnement. « Vous voyez, m’a-t-il dit, qu’il ne reste plus une ombre sur M. Mirabel ; Émily est donc maintenant libre, – et libre grâce à moi, – de devenir sa femme. Mais je n’ai pas la force de le lui apprendre moi-même. Pour elle aussi bien que pour moi, le mieux, est donc que j’évite sa présence. Les souvenirs du passé plaideront-ils en ma faveur ? je l’ignore. Si son cœur est changé, si elle doit être plus heureuse avec M. Mirabel qu’avec moi… » Il s’est interrompu. « Eh quoi, ai-je dit, vous vous soumettrez ? » Il a répondu : « Je me soumettrai. Son bonheur avant tout. Je l’aime ! »
Cécilia s’arrêta en voyant les traits bouleversés d’Émily.
« Chère amie, qu’avez-vous ? Vous ai-je fait de la peine ?
– Oh ! non, non, Cécilia, vous me remplissez le cœur de joie, au contraire !
– À la bonne heure ! Eh bien, dites, voulez-vous recevoir Alban Morris ?
– Oh ! dans un pareil moment ! quand je suis encore si troublée !….
– Ce moment est le bon. C’est en ce moment que vous avez besoin d’avoir auprès de vous tous ceux qui vous aiment. Et qui donc pourrait, mieux qu’Alban Morris, calmer votre pauvre cœur tourmenté ? »
Elle jeta de côté les feuilles manuscrites qu’Émily avait sous les yeux.
« Écartez cela de vous, dit-elle. J’ai vu M. Morris ce matin même, avant de venir ici. J’étais très inquiète de la façon dont vous prendriez cette révélation douloureuse. Je voulais l’avoir là, à proximité. Votre vieille bonne sait où il est. Laissez-moi l’envoyer chercher. »
Elle se levait. La porte s’ouvrit. Mistress Ellmother parut sur le seuil, riant et pleurant à la fois.
« Je suis une femme abominable ! cria-t-elle. J’ai écouté par le trou de la serrure ! Et, de plus, je lui ai menti.
– À qui ? dit Cécilia.
– À M. Alban Morris donc ! je lui ai dit que vous aviez besoin de le voir. Donnez-moi mes huit jours si vous voulez ; mais il est ici. Le voilà ! »
Alban entra tout éperdu et se précipita aux pieds d’Émily.
Cécilia et mistress Ellmother disparurent en silence. Le cœur oppressé d’Émily se fondit, elle éclata en sanglots.
« Alban ! Alban ! pourrez-vous me pardonner ? » s’écria-t-elle.
Il lui releva doucement la tête de façon à pouvoir plonger les yeux dans ses yeux.
« Mon amour, laissez-moi vous regarder. Vous rappelez-vous notre dernier entretien sous les beaux ombrages de Netherwoods ? Qu’est-ce que je vous disais ? Que j’avais la foi intime et profonde qu’en s’accomplissant, notre destinée, tôt ou tard, nous réunirait. Eh bien, aux jours les plus douloureux, j’ai gardé cette douce espérance. Ma chère âme, la voilà réalisée ! »