V. – Miss Jethro se défend et se justifie.
» Je rendis la lettre à miss Jethro, en silence.
» Les quelques paroles que nous échangeâmes alors furent simples et brèves.
» – Vous avez dit non ?
» Elle baissa gravement la tête en signe d’assentiment.
» J’aurais voulu lui épargner les autres questions ; mais il fallait éclairer à tout prix cette situation terrible.
» – Il s’est tué, n’est-ce pas, de désespoir, de sa propre main ?
» – Je ne sais rien de certain et de précis ; mais je le crains.
» – Ah ! et vous l’aimiez pourtant ?
» Elle me lança un regard d’étonnement sévère.
» – Est-ce que j’avais le droit d’aimer ? Est-ce que j’avais le droit d’accepter le nom d’un honnête homme ?
» Elle reprit :
» – On dirait que vous me faites responsable de cette mort !
» – Involontairement responsable.
» Mais elle ne m’écoutait pas, elle suivait le fil de sa pensée.
» – Croyez-vous qu’en écrivant ma réponse j’aie un seul instant envisagé l’éventualité d’un suicide ? James Brown était un homme sincèrement religieux. S’il eût été en pleine possession de ses facultés, il eût reculé d’horreur à l’idée d’une telle mort comme devant un crime.
» Je ne pouvais m’empêcher de trouver qu’elle avait raison. Il se peut que la seule vue d’une lame de rasoir ait égaré un homme torturé par une intolérable douleur au moment où l’on venait d’écraser sa dernière espérance. Il serait peu équitable de demander compte à miss Jethro de cet acte de démence.
» En revanche, il m’était difficile d’approuver l’attitude gardée par elle lorsque la mort de M. Brown fut attribuée à un meurtre.
» – Pourquoi n’avoir pas protesté ? lui dis-je.
» Elle sourit amèrement.
» – Une femme ne songerait pas à s’étonner. Une femme comprendrait d’instinct que je reculais devant une confession publique de mon odieux passé. Une femme se souviendrait que je plaignais du plus profond de mon âme l’homme qui m’avait aimée et que je ne voulais point qu’à sa mémoire s’associât le souvenir d’une violente passion pour une créature avilie, passion se terminant misérablement par un suicide. Et, d’ailleurs, quand même je me fusse résignée à ce sacrifice de toute pudeur intime, qui sait si la parole d’une femme telle que je me serais avouée l’eût emporté sur l’opinion des médecins et le verdict du jury ? Non, monsieur, je n’ai rien dit, et j’avais résolu de me taire, tant qu’une alternative suprême ne me serait pas posée. Le jour où M. Mirabel m’a suppliée de lui venir en aide, vous savez ce que j’ai fait. Et maintenant que les soupçons, même après un laps de temps considérable, risquent de troubler la vie d’un innocent, vous le voyez, fût-ce au prix de mon honneur, je n’hésite pas à élever la voix. Que pouvez-vous réclamer de plus ?
» – Mon pardon ! lui dis-je. Pardonnez-moi de vous avoir méconnue. Et veuillez m’accorder encore une faveur. Puis-je répéter ce que je viens d’entendre à la personne qui, entre toutes, possède le droit incontestable de connaître la vérité ?
» – Vous voulez parler d’Émily Brown ? dit-elle. Pour elle, oh ! faites ce qu’il vous plaira.
» Sa voix eut un attendrissement singulier quand elle ajouta :
» – Dites de ma part à la fille de James Brown que son image est mon refuge quand mes souvenirs me rongent le cœur. Je le croyais bien mort, ce misérable cœur ; elle lui a rendu un souffle de vie. Jamais plus, dans notre pèlerinage terrestre, nous ne nous retrouverons face à face ; je la prie de me plaindre et de m’oublier. Adieu, monsieur Morris ! adieu pour jamais !
» J’avoue que je me sentis les yeux humides. Lorsque ce brouillard se fut dissipé, je m’aperçus que j’étais seul. »