CHAPITRE II

MANÈGES


Le lendemain matin, M. Mirabel aperçut de sa fenêtre Émily qui se promenait seule au jardin, en attendant le déjeuner. Il descendit la rejoindre.

 

« Permettez-moi de vous dire un mot avant que nous nous revoyions à table, dit-il d’un air grave. Recevez mes excuses, mes regrets, de vous avoir offensée hier soir. »

 

Le regard étonné d’Émily répondit pour elle avant que ses lèvres eussent prononcé une parole.

 

« Qu’ai-je pu dire ou faire, demanda-t-elle, qui vous fasse croire que vous m’avez offensée ?

 

– Ah ! Dieu merci, je respire ! s’écria M. Mirabel avec cette juvénile gaieté qui était un des moyens de sa popularité féminine. Je craignais sérieusement de m’être montré léger avec vous. C’est une terrible confession à faire pour un clergyman, mais il n’en est pas moins vrai que je suis l’homme du monde le plus irréfléchi. Ç’a été toute ma vie mon écueil de ne savoir pas penser avant d’agir. Ayant conscience de ce défaut, je me défie naturellement de moi-même.

 

– Même en chaire ? » fit Émily.

 

Il éclata d’un rire charmé, malgré la malice de l’accent.

 

« J’aime la question, poursuivit-il, elle prouve que nous sommes toujours bons amis. Le fait est que la vue d’une pieuse assemblée au bas de la chaire me produit un effet analogue à celui des feux de la rampe sur un acteur. Après tout, bien que mes confrères répugnent à en convenir, l’art de l’orateur, même de l’orateur sacré, est identique à celui du comédien, moins les décors et les costumes. »

 

Le révérend reprit d’un air caressant :

 

« Disiez-vous vrai hier soir, en exprimant le désir de m’entendre prêcher ?

 

– Certainement.

 

– C’est très aimable à vous. Je ne crois pas qu’un sermon en vaille la peine (encore un mot irréfléchi !) ; mais si vous voulez faire l’effort de vous lever de bon matin dimanche, vous n’aurez qu’à franchir en voiture une distance de douze milles, et vous serez à l’infortuné petit village où j’exerce mon ministère, en l’absence de celui dont l’épouse opulente affectionne le climat de l’Italie. Mes paroissiens travaillent dans les champs toute la semaine, et profitent du dimanche, fort légitimement selon moi, pour faire un somme à l’église. Je tâche de réagir pourtant, non par des prêches, – mes discours ne feraient qu’ennuyer ces bonnes gens, – mais par de petites histoires tirées de la Bible, que je leur raconte en langage familier. Ça dure un quart d’heure au plus et, je suis fier de le dire, quelques-uns d’entre eux, particulièrement les femmes, réussissent à se tenir éveillées. Si vous, mesdames, m’accordez l’honneur d’une visite, il est inutile de vous dire que je ferai de mon mieux. Quel sera l’effet de cette éloquence sur mon malheureux troupeau, c’est ce que je me refuse à prévoir. Pour votre bienvenue, je ferai balayer l’église et préparer un lunch au presbytère : des haricots, du lard et de la bière, c’est tout ce que contient mon garde-manger. Êtes-vous riche, miss Émily ? J’espère que non.

 

– Je crois bien que je suis aussi pauvre que vous, monsieur Mirabel.

 

– Cela m’enchante (nouvelle parole irréfléchie !) ; notre commune pauvreté est un lien de plus entre nous. »

 

Il n’eut pas le temps de broder sur ce thème, la cloche du déjeuner sonnait.

 

Très satisfait du résultat de sa causerie matinale, il offrit galamment son bras à Émily. La veille, en parlant sérieusement, il s’était trop hâté et il avait bien senti sa méprise. Réparer ce faux pas, reprendre exactement sa place dans l’esprit d’Émily, tel avait été son but, fort heureusement atteint. Ce matin-là, l’aimable clergyman fut plus charmant, plus en verve que jamais.

 

Le repas fini, la société se dispersa selon l’usage ; seul M. Mirabel ne quitta point sa chaise, et M. Wyvil, le plus courtois des hommes, crut devoir lui tenir compagnie. Tout ce qu’il jugea pouvoir se permettre fut une timide insinuation :

 

« Avez-vous des projets pour ce matin ? demanda-t-il.

 

– Certain projet qui dépend entièrement de vous, repartit Mirabel ; mais je crains de vous paraître indiscret. Miss Cécilia me dit que vous jouez du violon. »

 

Le modeste M. Wyvil parut très confus.

 

« Bon Dieu ! vous aurais-je importuné ? dit-il. J’étudie dans une pièce retirée, où personne ne peut m’entendre.

 

– Mon cher monsieur, j’aspire à vous entendre, au contraire ! La musique est ma passion, et le violon mon instrument favori. »

 

M. Wyvil le conduisit à sa chambre, tout rouge de plaisir. Depuis la mort de sa femme, sa passion pour la musique trouvait peu d’encouragement autour de lui. Ses filles et ses amis se gardaient, avec un soin peut-être excessif, de le déranger quand il jouait. Et, il faut bien le dire, ses filles et ses amis, au point de vue de l’art, n’avaient pas tout à fait tort.

 

Jusqu’ici on n’a prêté qu’une attention insuffisante à un phénomène social de nature vraiment incompréhensible. Nous sommes saturés de biographies d’artistes ; la manière dont leur vocation se manifeste dès le premier âge, les obstacles suscités par des familles aveugles, l’infatigable courage, le dévouement qui leur conquièrent enfin la gloire et la fortune, rien n’y est oublié. Mais combien peu d’écrivains ont pris la peine d’observer ces individualités étonnantes qui sont emportées par une attraction irrésistible vers la poésie, la peinture ou la musique, qui surmontent toutes les difficultés, qui bravent tous les désenchantements, – et qui cependant ne possèdent pas l’ombre d’une seule des facultés auxquelles se reconnaissent les vocations. Ici, la nature, « l’infaillible nature », est prise en flagrant délit de contradiction avec elle-même ; elle produit donc des hommes qui ont la rage de courir et n’ont pas de jambes, des femmes stériles, de qui l’amour maternel pourrait suffire à une douzaine d’enfants.

 

Il eût été difficile de découvrir un musicien plus complètement dépourvu que M. Wyvil de sens musical ; ce qui n’empêchait pas que, depuis vingt ans, il mettait son orgueil et son bonheur à ne pas laisser s’écouler un jour sans tirer de son violon quelques accords désastreux.

 

Plus d’une heure durant, il joua, il joua sans merci pour l’insatiable Mirabel.

 

« Est-ce que je ne vous fatigue pas ? » dit-il alors.

 

Non ! l’intrépide amateur en voulait encore et encore.

 

Toutefois, dans une pause où M. Wyvil s’était levé pour chercher un cahier de musique, Mirabel, comme par hasard, prononça le nom d’Émily.

 

« La plus adorable fille que j’aie encore vue ! dit M. Wyvil avec chaleur. Je ne suis pas surpris que ma fille l’aime tant. Elle mène une vie bien solitaire, la pauvre petite, et je suis bien aise de la voir s’égayer un peu ici.

 

– Fille unique ? demanda Mirabel.

 

– Elle est du moins seule au monde. »

 

Et il expliqua la situation d’Émily.

 

Mais ce n’était pas là tout ce que le révérend désirait. Avait-elle usé d’une simple manière de parler en se déclarant aussi pauvre que Mirabel, ou lui avait-elle dit la triste vérité ? Il réussit à tirer la chose au clair avec autant de délicatesse que de précision.

 

M. Wyvil, renseigné par sa fille, lui apprit que le revenu d’Émily ne montait même pas à deux cents livres par an.

 

Après quoi, il ouvrit son cahier.

 

« Naturellement, vous connaissez cette sonate ?… »

 

Et déjà le violon avait repris sa place sous son menton et l’archet caressait les cordes.

 

Mirabel, en apparence absorbé par la musique, débattait en lui-même la nécessité de sacrifier ses inclinations à ses intérêts. S’il demeurait plus longtemps sous le même toit qu’Émily, il en arriverait sûrement à cette impardonnable folie : offrir le mariage à une fille pauvre. La seule issue qui put le sauver d’un tel entraînement, c’était l’absence. Il avait promis qu’après être retourné à Vale Régis le dimanche, il viendrait retrouver dès le lundi ses amis de Monksmoor. Cette promesse imprudente, il comprenait maintenant qu’il ne devait pas la tenir.

 

Il s’était arrêté à cette résolution quand tout à coup la terrible activité de l’archet de M. Wyvil fut suspendue par l’entrée d’un tiers. C’était la femme de chambre de Cécilia qui apportait à son maître un gentil billet plié en triangle.

 

Fort étonné, M. Wyvil ouvrit le papier et lut les quelques lignes qui suivent, tracées par la main de sa fille :

 

« Bien cher papa, on me dit que M. Mirabel est avec vous et, comme il s’agit d’un secret, j’écris ce que je ne puis aller vous dire. Émily a reçu ce matin une lettre bizarre qui l’intrigue et m’inquiète. Quand vous serez libre, nous vous serions bien obligées de venir nous dire comment Émily doit répondre. »

 

Mirabel, profilant de la diversion, allait discrètement s’échapper. Wyvil le retint par la manche.

 

« Ce n’est rien, lui dit-il, rien de pressé du moins, je réglerai cela tout à l’heure en cinq minutes. Mais, auparavant, terminons la sonate ».

 

Je dis non
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