Les sifflements du vent, le bruissement des lames à la crête d’écume qui lui semblaient gigantesques et menaçantes lui remplirent les oreilles. Elle crut entendre un cri au loin, mais ne s’arrêta pas de nager. Et soudain, une tête apparut auprès d’elle.
C’était Gurvan.
— Vite, tenez-vous à moi ! lança-t-il avant de disparaître sous une vague et de réapparaître aussitôt.
Fidelma l’attrapa par les épaules, incapable d’émettre un seul son.
— Pour l’amour du ciel, ne me lâchez pas !
Fidelma vit qu’il avait une corde attachée autour de la taille qui se tendit et les entraîna avec elle. Des silhouettes sombres alignées le long du bastingage tiraient sur le filin tandis qu’ils progressaient vers le navire à une lenteur désespérante. Tous les hommes d’équipage avaient joint leurs efforts pour les sauver. Puis ils commencèrent à les tirer le long de la coque.
Une pensée horrible traversa l’esprit de Fidelma tandis qu’ils longeaient la coque, impuissants, à la merci d’un simple lien qui pouvait céder à tout instant. Si jamais ils lâchaient prise, la force irrésistible des courants les attirerait sous la quille et ils périraient noyés.
Puis ils furent hissés hors de l’eau qui les abandonna à regret, les vagues revenant sans cesse les harceler comme pour les entraîner dans le tréfonds de l’océan.
— Cramponnez-vous ! cria Gurvan.
Tandis qu’ils pendaient le long de la coque, Fidelma resserra son étreinte autour du matelot et pria pour que la corde ne rompe point.
Enfin des bras se tendirent, les saisirent, les attirèrent par-dessus le bastingage et les déposèrent sur le pont, toussant et tremblant de tous leurs membres.
Quand Fidelma parvint à s’asseoir, le jeune Wenbrit se précipita vers elle pour recouvrir ses épaules de sa robe de bure. Elle croisa son regard affolé et grimaça un sourire pour le rassurer.
Une fois qu’elle eut repris son souffle, elle se redressa en titubant et se retint à Wenbrit, car elle n’était pas encore assurée sur ses jambes. Elle vit Gurvan appuyé au bastingage, qui avait lui aussi du mal à respirer. S’il avait tardé une minute de plus à la secourir, elle était perdue. Maintenant, le bateau fendait les flots, la voile gonflée tirant sur la vergue. Elle tendit une main à Gurvan qui la saisit dans la sienne, puis ils se regardèrent en silence, incapables de parler.
— Vous m’avez sauvé la vie, dit enfin Fidelma.
Le second haussa les épaules, mais son visage exprimait une profonde angoisse.
— J’aurais dû me montrer plus vigilant quand vous étiez dans l’eau, lady, articula-t-il d’une voix rauque.
Murchad, qui venait de les rejoindre, parut soulagé en constatant que Fidelma ne souffrait d’aucune blessure.
— Je vous avais avertie qu’il était dangereux de se baigner, dit-il d’un ton sévère.
— Regardez, capitaine ! s’écria Gurvan en montrant le bastingage. La corde a été sectionnée.
Il n’en restait effectivement que deux toises environ attachées à la lisse.
— Le bout est-il effrangé ? demanda Fidelma.
Mais elle réalisa que c’était une question idiote, car n’importe qui aurait constaté que le filin avait été coupé net, certainement avec une lame aiguisée.
— Quelqu’un a essayé de vous tuer, lady, dit Gurvan d’un ton solennel.
Une évidence dont on ne pouvait douter.
— Après que j’eus plongé, combien de temps êtes-vous resté près du bastingage ?
Gurvan réfléchit.
— J’ai attendu de voir si tout se passait bien. Puis vous avez agité la main et je vous ai adressé un signe de tête. À cet instant, frère Tola m’a distrait. Il m’a demandé qui prenait un bain et il a commencé à me poser des questions sur les dangers d’une telle entreprise.
— Vous vous êtes absenté pendant combien de temps ?
— Quelques minutes pour communiquer une ou deux informations au capitaine qui se tenait à la poupe.
— Qui y avait-il sur le pont ?
— Quelques hommes d’équipage.
— Je ne parle pas d’eux, mais des passagers.
— La jeune soeur Gormán, soeur Crella accompagnée de ce Cian au bras gourd... et aussi frère Bairne, toujours aussi taciturne.
Fidelma jeta un regard circulaire autour d’elle et vit que la plupart des religieux l’observaient à une certaine distance, l’air gêné. Tous avaient assisté à son sauvetage.
— L’une de ces quatre personnes était-elle proche de la corde ?
— Pas particulièrement, mais tous pouvaient passer devant à un moment ou à un autre. Je suis revenu dès que le vent s’est levé et là, j’ai constaté que la corde avait été sectionnée. J’ai appelé deux hommes d’équipage qui ont attrapé un filin et vous connaissez la suite.
Fidelma tomba dans un profond silence qu’interrompit le jeune Wenbrit.
— Lady, si vous ne voulez pas prendre froid, il vaudrait mieux que vous vous changiez.
Fidelma sourit en constatant que la soie de son vêtement lui faisait comme une seconde peau, et elle resserra sa robe autour de ses épaules.
— Un gobelet de corma serait le bienvenu, Wenbrit. Je serai dans ma cabine.
Elle traversa le pont à pas rapides tandis que les passagers se dispersaient et discutaient entre eux à voix basse avec des accents passionnés.
Malgré la corma, une friction vigoureuse et des vêtements secs, il fallut bien une demi-heure à Fidelma pour se réchauffer. Puis elle alla rejoindre Murchad dans sa cabine. Le capitaine ne s’était pas encore remis du choc qu’il avait subi : la soeur de son roi, Colgú de Cashel, avait failli périr noyée alors qu’il en avait la garde !
— Comment vous sentez-vous ? Vous êtes-vous rétablie ? demanda-t-il en la voyant.
— Je me sens vraiment idiote, répliqua Fidelma. Comment ai-je pu oublier qu’un assassin peut parfois acquérir le goût morbide de tuer ?
Murchad sursauta.
— Vous pensez que nous avons un fou à bord ?
— Tuer est toujours le signe d’un esprit malade.
— Vous continuez de suspecter frère Cian ? Après tout, personne d’autre ne pouvait bénéficier de la mort de Toca Nia. C’est donc lui qui aurait poignardé soeur Muirgel avant de tenter de vous réduire au silence ?
Fidelma secoua la tête.
— Ce n’est pas la logique que je suivrais. La personne qui a tué Toca Nia n’est peut-être par celle qui s’en est prise à soeur Muirgel. Et nous oublions soeur Canair, dont frère Guss nous a assuré qu’elle aussi avait été poignardée. Bien sûr, à l’heure qu’il est, Guss ne peut plus témoigner. Le motif qui empêche l’arrestation et le jugement de Cian s’applique également à l’assassinat de Canair... où sont les témoins ? Cependant, je suis prête à croire que Guss disait la vérité.
— Donc soeur Crella serait la coupable.
— C’est une possibilité. Les lacunes et les contradictions de son récit ne plaident pas en sa faveur. Mais pourquoi m’aurait-elle donné des détails qui pouvaient être immédiatement contredits ? Mentait-elle ou croyait-elle à son interprétation des événements ? Le problème, c’est que j’ignore ses motivations.
— Comment tout cela a-t-il pu se produire ? s’étonna Murchad. Une vie en mer m’a amené à regarder la mort en face, mais jamais de cette façon. Peut-être cette traversée est-elle maudite. J’ai entendu le jeune frère Dathal s’exprimer sur ce sujet. Il a fait allusion au voyage de Donn, le dieu de la Mort...
Fidelma eut un petit sourire.
— Si la superstition sert à emprisonner le monde par la peur, la raison ouvre la cage. Il y a une réponse logique à ces mystères et nous finirons par la trouver.
Elle marqua une pause avant de poursuivre :
— Étiez-vous sur le pont pendant que je me baignais ?
— Oui. J’ai vu Gurvan aider à vous nouer la corde autour de la taille avant de l’attacher au bastingage. Et, bien sûr, je n’ai cessé de repasser ces images dans ma mémoire pour savoir si quelqu’un s’était approché de la corde.
— À un moment donné, Gurvan est venu discuter avec vous.
— C’est exact. Après avoir vérifié que tout allait bien, il s’est engagé dans une conversation avec Tola, puis le temps s’est rafraîchi et il est venu me trouver. Je lui ai alors demandé de vous ramener à bord, car je savais que nous allions bientôt prendre de la vitesse.
— Et vous n’avez rien remarqué ?
— Deux membres de l’équipage avaient grimpé au mât, prêts à ajuster la voile dès que le vent se lèverait. Je leur ai parlé pendant que vous vous changiez. Ils n’ont rien vu. Il y avait bien quelqu’un d’autre, remarquez...
Il fronça les sourcils et se passa la main dans les cheveux.
— ... mais j’ignore de qui il s’agit.
— Décrivez-moi cette personne.
— C’était un religieux avec un capuchon rabattu sur les yeux.
— S’agissait-il d’un homme ou d’une femme ?
— Impossible à dire, lady.
— Cette personne s’est approchée du bastingage ?
— Peut-être. En tout cas, elle était seule. Le vent s’est levé, j’ai appelé l’équipage, Gurvan est retourné à la corde et a compris qu’il se passait quelque chose d’anormal. La silhouette du religieux avait disparu et j’ai supposé qu’il s’était rendu sous le pont.
Murchad ouvrit soudain de grands yeux.
— En y repensant, il n’a pas pris l’escalier.
— Mais alors par où est-il passé ?
— Sans doute par la trappe avant.
— Mais elle ne donne pas accès aux ponts inférieurs ?
— Si, il y a un panneau d’écoutille dans le passage qui sépare votre cabine de celle de Gurvan, mais personne ne l’utilise. Du moins aucun des passagers, car cela mène aux réserves qu’il faut traverser avant de rejoindre d’autres zones du bateau.
— Donc il existe un moyen de passer sous les ponts pour rejoindre les cabines arrière ?
Murchad le confirma et Fidelma se dressa.
— Allons jeter un coup d’oeil dans la cale.
Fidelma alla chercher une lampe dans sa cabine, où Mouse Lord sommeillait, pelotonné au pied de sa couchette, et rejoignit Murchad qui soulevait déjà une petite trappe se confondant avec les lattes du plancher. Jusqu’à cet instant, Fidelma ne l’avait pas remarquée. L’ouverture était tout juste assez grande pour une personne.
— Cet escalier est peu utilisé ?
— Nous ne l’empruntons que très rarement.
Ils s’arrêtèrent en bas des marches qui donnaient sur un petit espace de rangement où l’on tenait à peine debout. Fidelma leva sa lanterne.
— Beaucoup de poussière, murmura-t-elle. Apparemment, vous vous servez très peu de cet endroit.
— Il est toujours vide, nous entassons nos réserves dans l’espace qui communique avec celui-là.
Fidelma pointa un doigt en direction d’une série d’empreintes de pas.
— En tout cas, Gurvan y est venu quand il recherchait soeur Muirgel. Je suppose qu’après une tempête, il inspecte toute la coque ?
— Bien sûr.
Elle se retourna et examina attentivement les degrés qu’ils venaient de descendre.
Le bois portait des taches d’un brun sombre et sous la dernière marche se détachait une empreinte très nette.
— Vous et Gurvan êtes à peu près de la même corpulence, n’est-ce pas ? demanda Fidelma.
— Oui, pourquoi ?
— Placez votre pied à côté de cette empreinte, Murchad. Attention, ne marchez pas dessus.
Murchad s’exécuta. Sa botte était plus grande que la chaussure de la personne qui était passée par là.
— Cette empreinte n’a pas été laissée par Gurvan quand il a découvert le corps de Toca Nia, conclut Fidelma.
— Et alors ?
— Alors voilà où l’assassin de Toca Nia s’est caché pendant la nuit. Il a parcouru toute la longueur du bateau en silence, puis il a attendu et grimpé ces marches. J’ai été réveillée par des grattements que j’ai mis sur le compte de rats et de souris. Du coup, alors que j’avais affaire au meurtrier de Toca Nia, j’ai obligé Mouse Lord à sortir de ma cabine pour qu’il parte en chasse. Pendant ce temps, l’assassin, poussé par un accès de haine frénétique, poignardait Toca Nia. Il s’est tellement acharné sur sa victime que le sang a coulé à flots sur le sol et il a marché dedans. J’ai remarqué les empreintes qu’il avait laissées et tenté de les dissocier de celles de Gurvan. Dans le passage, elles semblaient avoir disparu et j’ai pensé que le meurtrier les avait effacées. J’ignorais tout de cette trappe. En réalité, il est reparti par où il était venu en empruntant cet escalier.
Murchad secoua la tête d’un air perplexe.
— Tout cela ne nous avance pas beaucoup.
— Au contraire, dit-elle d’une voix vibrante, enfin nous tenons une preuve tangible.
— Je vous écoute.
— La taille de l’empreinte sous cette marche me donne de précieux renseignements sur l’individu qui a tué Toca Nia. Je commence à entrevoir comment se raccordent les différents éléments de cette enquête. Les coïncidences sont beaucoup plus rares que nous ne le pensons et maintenant, je peux vous affirmer qu’une seule et même personne a tué Toca Nia, soeur Canair et soeur Muirgel. D’ailleurs...
Fidelma s’interrompit et tomba dans un profond silence.
— Si j’étais vous, je redoublerais de prudence, lady, murmura Murchad, le front plissé par la contrariété. Si cette personne a déjà tenté de vous assassiner, elle recommencera à la première occasion. Et si vous êtes sur le point de découvrir son identité, elle vous perçoit certainement comme une menace.
— Elle est folle à lier et elle aime tuer en secret, de cela je suis certaine. Quant à son identité, j’ai le choix entre trois noms sur ce bateau. Bien entendu, nous devons demeurer très vigilants.
Le soir venu, les vents changèrent à nouveau de direction. Après le repas du soir, servi par Wenbrit dans une atmosphère tendue, Fidelma retrouva Murchad et Gurvan à l’aviron de gouverne.
— Je crains qu’une nouvelle tempête se prépare, lady, lui annonça Murchad d’un air renfrogné. Décidément, ce voyage est particulièrement pénible. Si le temps était resté au beau, dans deux jours nous accostions en Ibérie. Maintenant, Dieu sait jusqu’où nous allons dériver.
Fidelma leva la tête. Les mêmes nuages noirs annonciateurs de tempête de la première nuit roulaient dans le ciel en une course éperdue. Mais ils semblaient moins menaçants.
— Dans combien de temps l’orage va-t-il éclater ?
— Vers minuit.
Les yeux de Fidelma tombèrent sur la proue du bateau qui fendait les flots. Une écume blanche filait de part et d’autre de la coque. Tout semblait si calme et tranquille !
À minuit, Fidelma fut le témoin d’un changement de temps si brutal qu’elle ne se souvenait pas d’avoir assisté à pareil spectacle. Le vent, d’une incroyable versatilité, lui donnait le vertige. Assise sur le pont, elle analysait et triait dans sa tête les différents événements survenus au cours de la traversée quand elle sentit le navire tanguer sous elle. Elle se leva.
Gurvan, qui surveillait le travail des matelots sécurisant le gréement, s’avança vers elle.
— Rentrez dans votre cabine, lady, et n’oubliez pas...
— De ranger tous les objets qui pourraient me blesser.
Fidelma avait appris sa leçon au cours de la précédente tempête.
— Les éléments vont-ils se déchaîner avec autant de violence que la dernière fois ? demanda-t-elle.
Gurvan fit la grimace.
— Ça ne s’annonce pas trop bien. Il va falloir lutter contre le vent.
— Ne serait-ce pas plus facile de se laisser dériver, même si on dévie de notre cap ?
Le second secoua la tête.
— Avec cette mer, on serait obligés d’affronter des vagues qui balaieraient le pont en permanence. Elles pourraient même finir par nous engloutir.
Comme pour illustrer ses propos, les embruns commencèrent à déferler. La houle autour d’eux s’était mise à bouillonner, le mât pencha et gémit sous les rafales, et le cuir de la voile claqua à se rompre.
— Disparaissez ! s’écria Gurvan.
Tête baissée, Fidelma traversa précautionneusement le pont principal pour rejoindre sa cabine.
Elle rangea machinalement tout ce qui pouvait se transformer en projectile au cours de la tourmente et alla s’asseoir sur sa couchette. Bientôt, la tempête faisait rage. Et elle se prolongeait. Les heures passaient. Loin de s’apaiser, les éléments semblaient redoubler de fureur.
À un moment donné, Fidelma alla jusqu’à la fenêtre. Le pont était désert, il faisait nuit noire et la pluie – ou était-ce la bruine ? - formait un rideau mouvant. On se serait cru sous l’eau. Et puis soudain, des embruns balayèrent le pont et lui envoyèrent une gifle en plein visage.
Quand elle retourna sur sa couchette, elle était trempée.
Dominant faiblement le vacarme du vent et des océans lui parvint un étrange grondement, venant de la paroi où s’appuyait sa couchette. Soudain, de l’eau jaillit, bouillonnant entre deux planches de la coque.
Les yeux agrandis par l’horreur, Fidelma resta pétrifiée. Puis elle attrapa une couverture qu’elle enfonça dans la faille avec l’énergie du désespoir. Elle sentit le bois bouger. Progressivement, l’eau s’introduisit partout, mouillant ses vêtements, le matelas en paille, les couvertures. Et il faisait si froid qu’elle commença à claquer des dents.
Elle tenta d’appeler à l’aide, mais sa voix était noyée par le bruit. Elle perdit la notion du temps et resta là, priant pour que la voie d’eau ne s’agrandisse pas. Elle ne sentait plus ses mains depuis longtemps.
Puis la porte s’ouvrit et Wenbrit apparut, un seau à la main et un paquet sous le bras. Il s’avança en titubant.
— C’est grave ? lui cria le mousse dans l’oreille.
— Très grave !
Il posa le seau et d’autres objets sur le sol, puis il ôta la couverture pour inspecter les dégâts.
— Je vais renforcer la coque et colmater la brèche ! Ne vous inquiétez pas, ça va tenir.
Il se saisit de morceaux de bois qu’il commença à clouer sur la zone endommagée. Puis il calfata le tout avec des feuilles de coudrier et le jet se réduisit à un petit filet d’eau.
— Cela suffira pour l’instant ! hurla Wenbrit. Tout le monde est trempé !
Une heure après son départ, Fidelma, épuisée, somnolait sur le matelas mouillé quand Mouse Lord, qui était resté caché dans un coin, poussa un « miaou » lamentable. La pauvre bête était terrifiée. Fidelma lui murmura des encouragements et il sauta près d’elle avant de se rouler en boule sur sa poitrine. Le chat lui tenait chaud, la rassurait, et tous deux finirent par s’endormir.
Une vive douleur, de petites aiguilles qui lui rentraient dans la gorge et puis un cri terrifiant, que dans son demi-sommeil Fidelma associa à celui des bean sidhe : des fées qui tiennent un rôle un peu particulier dans la mythologie puisqu’elles gémissent et se plaignent à l’imminence de la mort. Puis elle vit Mouse Lord, arqué sur sa poitrine, le poil hérissé, les griffes plantées dans sa chair. Il sauta de la couchette et le feulement aigu cessa.
Fidelma bondit, le souffle coupé, et avant de perdre l’équilibre elle eut juste le temps de voir la porte se refermer sur une frêle silhouette.
À cet instant, le chat traversa l’habitacle à la vitesse de l’éclair et fila sous la couchette. La jeune femme, qui s’était remise debout à grand-peine, se précipita vers la porte. Personne. Elle revint dans la cabine tandis que mille questions lui tournaient dans la tête.
Le chat était redevenu silencieux. L’obscurité était trop grande pour que Fidelma distingue quoi que ce soit, mais elle avait le sentiment que l’aube n’était pas loin. Dans le navire ballotté par les flots, elle chancela et s’agrippa à son lit où elle alla s’asseoir.
— Mouse Lord ? dit-elle d’une voix douce. Qu’est-ce que tu as ?
Mais le chat ne répondit pas. Elle savait qu’il était là, car elle l’entendait respirer bruyamment et bouger avec une maladresse inhabituelle. Pour l’instant, Fidelma ne pouvait pas lui venir en aide. Il lui fallait attendre la lumière du jour. Incapable de dormir, elle regarda le ciel s’éclaircir tandis que la tempête ne montrait aucun signe d’apaisement. Dès qu’elle fut en mesure de le faire, Fidelma s’accroupit et regarda sous la couchette.
Mouse Lord, sifflant et crachant, la griffa quand elle tendit la main. Jamais il ne s’était comporté ainsi.
Puis elle entendit tourner la poignée de la porte. C’était Wenbrit portant un petit seau de cuir avec une serviette posée dessus.
— Voilà des biscuits pour vous, lady. Et de la corma pour vous réchauffer. Aujourd’hui, je ne servirai pas de repas, j’ai trop à faire et mieux vaut que personne ne bouge. Cette tempête ne s’apaisera pas avant ce soir. Mais que faites-vous par terre ?
— J’ai un problème avec Mouse Lord, lui expliqua Fidelma. Il refuse de me laisser l’approcher.
— Mais... il y a du sang sur votre robe.
Elle tâta sa poitrine et sentit une substance poisseuse.
— Mouse Lord vous aurait-il griffée ?
— Je crois qu’il est blessé. Ne pourrais-tu le sortir de là-dessous ?
Elle venait de comprendre que ce sang n’était pas le sien. Quand Mouse Lord avait été effrayé pendant la nuit, il avait juste sorti ses griffes avant de sauter à terre.
Wenbrit s’agenouilla. Il lui fallut batailler un certain temps avant de parvenir à récupérer Mouse Lord, en lui immobilisant les pattes de devant pour l’empêcher de se débattre. Le garçon, tout en murmurant des paroles consolatrices, posa la petite bête sur le lit.
— Il est blessé, dit-il en fronçant les sourcils. Il porte une profonde coupure et il y a du sang sur son arrière-train. Que s’est-il passé ?
Comprenant qu’on ne lui voulait aucun mal, Mouse Lord s’était calmé.
— Je ne comprends pas... oh !
Fidelma venait de repérer un couteau sur sa couchette, celui-là même que Crella lui avait remis et dont elle affirmait que frère Guss l’avait dissimulé sous son lit. Il était maculé de sang : celui de Mouse Lord. Fidelma maudit sa sottise. Elle avait ramené le couteau qu’elle avait rangé dans son sac et il avait disparu avant l’assassinat de Toca Nia.
Wenbrit avait fini d’examiner le chat.
— Je vais l’emmener avec moi. Il faut que je nettoie sa blessure et que je la recouse. Il a reçu un coup de couteau et il a essayé de se lécher pour arranger ça, mais ça ne suffira pas. Pauvre bête.
Fidelma était désolée. Wenbrit, penché sur Mouse Lord, lui murmurait des mots doux. L’animal se laissa caresser et gratter la tête, puis se mit à ronronner doucement.
— Dites-moi ce qui s’est passé exactement, lady.
— Je crois que Mouse Lord m’a sauvé la vie. Il dormait roulé en boule sur ma poitrine quand le meurtrier a ouvert la porte. Sans doute le chat a-t-il bougé. À l’évidence, mon agresseur ne l’a pas vu et j’ai eu la chance qu’il lance le couteau plutôt que de venir me poignarder dans mon sommeil. Mouse Lord a fait dévier la course de la lame qui l’a touché à l’arrière-train. Il s’est alors mis à crier, ce qui m’a réveillée et a effrayé l’assassin.
— Avez-vous reconnu votre assaillant ?
— Non, il faisait bien trop sombre.
Fidelma frissonna en comprenant qu’une fois de plus elle était passée à deux doigts de la mort. Puis elle rassembla ses esprits.
— Occupe-toi de Mouse Lord, Wenbrit. Soigne-le bien. Bientôt, nous aurons toutes les réponses à nos questions. Deo favente, cette tempête va s’apaiser et je pourrai me concentrer sur mon enquête.
Mais les faveurs du Seigneur se firent attendre pendant encore toute une journée et toute une nuit. Secouée par la tempête dans un vacarme incessant, Fidelma ne ressentait plus rien. Elle devint indifférente à son sort et n’avait qu’une envie : dormir pour échapper à cet enfer. Par moments, le navire s’inclinait au point qu’on pouvait croire qu’il ne parviendrait jamais à se redresser. Puis l’Oie bernache finissait par retrouver son équilibre jusqu’à ce qu’une autre vague gigantesque déferle en rugissant.
Parfois, Fidelma était convaincue que le bateau coulait. Elle le voyait immergé dans les flots. Trempée par les embruns, elle avait du mal à reprendre sa respiration, son corps était meurtri, couvert d’ecchymoses de tant de ballottements, et elle se sentit gagnée par un engourdissement mortel.
Quand l’aube se leva à nouveau, elle nota avec lassitude que le vent avait faibli et le tangage aussi. Elle sortit de sa cabine et regarda autour d’elle. Le ciel gris était encore parsemé de gros nuages sombres se détachant sur un fond nuageux plus clair. Elle vit même l’orbe du soleil à l’horizon. Il ne s’agissait pas d’une aube bien revigorante, mais le beau temps pouvait se lever.
Puis Murchad vint à sa rencontre. Il semblait totalement épuisé après deux jours passés pour une bonne part à la rame de gouverne.
— Comment vous sentez-vous, lady ? Wenbrit m’a raconté ce qui s’était passé et j’ai demandé à Gurvan de garder l’oeil sur vous au cas où vous seriez à nouveau attaquée.
— Pour tout vous avouer, j’ai connu des jours meilleurs.
Elle aperçut Wenbrit qui traversait le pont, ce qui lui rappela le chat.
— Comment va Mouse Lord ? demanda-t-elle à Murchad.
Le capitaine sourit.
— Il va boiter un peu pendant quelque temps, mais il reprendra bientôt la chasse aux souris. Le jeune Wenbrit lui a recousu sa blessure et il a déjà retrouvé pas mal d’énergie. Je suppose que vous ignorez qui vous a jeté ce couteau ?
— Il faisait trop sombre.
Puis elle changea de sujet.
— En avons-nous fini avec la tempête ?
— À peu de chose près, je pense que oui. Le vent souffle maintenant vers le sud, on va pouvoir hisser la grand-voile et revenir à notre cap initial. Franchement, ce voyage ne me laissera aucun regret et je me languis de me retrouver dans les bras d’Aoife.
— Aoife ?
— C’est le nom de ma femme. Même les marins sont mariés, vous savez.
Cela rappelait quelque chose à Fidelma mais quoi ? Brusquement les paroles d’une vieille chanson lui revinrent en mémoire.
Toi qui m’as aimé aux jours d’autrefois
Tu as sombré dans la haine et la rancoeur,
Tu as repoussé l’amour que tu me portais
Et tu fais de la vengeance ta seule loi !
— Je songeais à la jalousie d’Aoife, la femme de Lir, le dieu des Océans. Elle détruisait tous ceux qui l’aimaient.
— Je vous jure que mon épouse est gentille et généreuse, protesta le capitaine.
Fidelma sourit.
— Loin de moi de critiquer votre épouse, c’est son nom qui a suscité cette pensée. Aoife m’a rappelé un souvenir intéressant.
Quel était le verset que Muirgel avait mentionné à Guss quand elle lui avait annoncé savoir pourquoi elle pourrait bien être la prochaine victime ?
...la jalousie inflexible comme le Shéol.
Ses traits sont des traits de feu, une flamme de Yahvé.
Sur la mer, les vagues couronnées d’écume s’étaient assagies, et les grosses lames se faisaient plus rares et moins impressionnantes. Enfin les éléments épars de l’énigme étaient tombés en place et tout prenait un sens. Elle se tourna vers Murchad avec un grand sourire de satisfaction.
— Désolée, capitaine, j’étais ailleurs.
C’est alors qu’elle prit conscience des dégâts provoqués par la tempête. Le pont était couvert d’espars brisés, le tonneau d’eau douce avait éclaté, des cordages pendaient du gréement et les marins s’étaient effondrés sur place, incapables de bouger tant ils étaient épuisés.
— Y a-t-il eu des blessés ? demanda Fidelma, consternée par ce spectacle.
— Un ou deux hommes d’équipage, juste des égratignures, avoua Murchad.
— Et les passagers ?
— Ils vont bien.
Pour Fidelma, après ce qu’ils avaient subi cela ressemblait fort à un miracle.
— Demain ou après-demain, nous serons en vue des côtes d’Ibérie, lady. Et si nous avançons bien, nous ne tarderons pas à arriver au port, situé à quelques milles seulement du tombeau de saint Jacques.
— Il me tarde d’échapper à votre bateau, Murchad, soupira Fidelma.
Le capitaine lui adressa un regard sombre.
— Une fois que nous aurons mis pied à terre, il nous sera impossible d’amener l’assassin de Toca Nia devant la justice. C’est très contrariant. Cette histoire poursuivra l’Oie bernache comme un fantôme : mes matelots ont déjà baptisé cette traversée « la pérégrination des damnés ».
— Entre nous, cette affaire sera bientôt résolue, le rassura Fidelma. La mention du nom de votre femme m’a permis de mettre de l’ordre dans mes idées et, soudain, tout s’est éclairé.
Murchad la fixa d’un air interdit.
— Aoife vous a aiguillée sur la piste du meurtrier ?
— Inutile de vous le dissimuler plus longtemps : je l’ai identifié. Mais avant de révéler son nom, je préfère attendre que tous les pèlerins soient réunis pour le repas de midi. J’aimerais que Gurvan, Wenbrit et vous-même assistiez à ce repas. Je pourrais avoir besoin de votre aide pour maîtriser les récalcitrants.
Devant son air ahuri, elle posa la main sur son bras.
— Ne vous faites pas de souci, Murchad. Cet après-midi, vous connaîtrez enfin le nom de la personne responsable de tous ces crimes abominables.