CHAPITRE V

Une cloche à la sonorité discordante réveilla Fidelma en sursaut. Pendant un bref instant, elle se demanda où elle se trouvait, mais les oscillations du bateau eurent tôt fait de la ramener à la réalité. Elle s’était endormie en songeant à Cian et avait fait un cauchemar qu’elle ne parvenait pas à se rappeler. Ces horribles souvenirs qui remontaient à une dizaine d’années continuaient de la hanter.

La sonnerie aigre de la cloche, sûrement actionnée par Wenbrit, la poussa hors de sa couchette. Le chat avait disparu. Elle se passa rapidement un peigne dans les cheveux, remit de l’ordre dans ses vêtements et sortit sur le pont principal.

Elle s’était maintenant tout à fait habituée au roulis du bateau. La mer était calme. Le soleil à son zénith avait chassé les ombres, le vent était tombé et la voile pendait, grondant de temps à autre quand une brève rafale s’y engouffrait. Le navire progressait avec lenteur sur les flots bleus. Quelques marins, assis en tailleur sur le pont, hochèrent la tête quand Fidelma passa près d’eux, et l’un d’eux la salua dans sa langue.

Elle descendit l’escalier à la poupe et retrouva le poste d’équipage que lui avait indiqué Wenbrit, grâce aux odeurs de cuisine et à la faible lumière des lanternes.

Sept personnes étaient assises à une longue table placée derrière le mât principal qui traversait les ponts, tel un tronc d’arbre. La cabine prenait toute la largeur du bateau. Murchad se tenait en bout de table, planté sur ses deux jambes. Derrière lui, le jeune Wenbrit coupait du pain.

Murchad sourit à Fidelma et lui fit signe de venir s’asseoir à sa droite, sur un des bancs de bois. Tout le monde fixa sur elle des regards pleins de curiosité.

Fidelma découvrit qu’elle était placée face à Cian. Elle se tourna aussitôt vers ses nouveaux compagnons et leur adressa un bref sourire. Cian se leva.

— Fidelma, je suppose que tu ne connais personne ici, commença-t-il, ignorant résolument le protocole qui voulait que le capitaine se charge des présentations.

— Avec votre permission, frère Cian... l’interrompit Murchad d’une voix ferme. Soeur Fidelma de Cashel, je vous présente les soeurs Ainder, Crella et Gormán.

Les trois femmes se tenaient à la gauche de Cian.

— Voici frère Cian et à votre droite, les frères Adamrae, Dathal et Tola.

Cian s’était rassis, visiblement contrarié, et Fidelma inclina la tête.

La religieuse à la gauche de Cian, une toute jeune fille dont la présence surprenait en ces lieux, lui adressa un sourire charmeur.

— Il semblerait que vous connaissiez déjà frère Cian ?

— Nous nous sommes rencontrés à Tara, il y a des années de cela, intervint Cian d’un ton bougon.

Pour échapper à la curiosité dont elle était l’objet, Fidelma s’adressa à Murchad.

— Le groupe de pèlerins ne comprend que sept personnes ? Je pensais qu’ils étaient plus... Ah, j’oubliais soeur Muirgel. Je suppose qu’elle a refusé de quitter sa cabine ?

Murchad hocha la tête.

— Soeur Muirgel ainsi que les frères Guss et Bairne sont indisposés, déclara une vieille religieuse assise à l’extrémité de la table. Les fatigues du voyage... vous êtes également une amie de soeur Muirgel ?

— Non, j’ai fait sa connaissance à bord, dans des circonstances qui se prêtaient assez peu à la conversation. Elle se sentait fort mal.

Un vieux moine au teint blême, et aux cheveux gris et sales, renifla d’un air désapprobateur.

— Pourquoi tant de manières, soeur Ainder ? Nos amis ont le mal de mer, voilà tout, et si vous voulez mon avis, quand on n’a pas l’estomac qui convient, on ne devrait pas se lancer dans de telles expéditions.

Soeur Crella, une petite jeune femme aux traits irréguliers, mais qui ne manquait pas de séduction, jetait de fréquents regards autour d’elle comme si elle attendait quelqu’un. Elle afficha sa désapprobation et claqua la langue avec impatience.

— Un peu de charité, frère Tola. Le mal de mer est une épreuve difficile à supporter.

— Pour lutter contre la nausée, il suffit de rester sur le pont et de fixer l’horizon tout en respirant profondément, dit Murchad. Rien de tel que l’air frais pour se remettre d’aplomb, tous les marins savent cela. Et rien de pire que de rester enfermé dans une cabine. Faites passer le message à vos amis.

Fidelma constata avec satisfaction que les conseils de Murchad recoupaient les siens.

— Capitaine !

C’était Ainder, la vieille religieuse au visage anguleux.

— Est-il vraiment nécessaire d’évoquer des dérangements gastriques alors que nous nous apprêtons à prendre ce repas ? Frère Cian, voulez-vous dire les grâces, je vous prie ? Je meurs de faim.

L’idée d’entendre Cian réciter le bénédicité réjouissait fort Fidelma mais, sous son regard inquisiteur, l’ancien guerrier rougit et se tourna vers le vieillard au visage austère.

— Je préfère céder ma place à frère Tola, lança-t-il d’un air de défi.

Puis il ajouta à voix basse :

— En ce moment, les grâces me fuient.

Fidelma, à qui ces paroles s’adressaient, détourna la tête et Murchad, qui avait entendu, haussa les sourcils tandis que frère Tola joignait les mains et entonnait d’une voix forte :

— Benedictus sit Deus in Donis Suis{3}.

— Et sanctus in omnis operibus Suis2, répondirent les convives.

Tout en mangeant, Murchad expliqua à l’assistance que le port où ils débarqueraient n’était pas très éloigné du tombeau du saint où ils désiraient se rendre.

— Il est situé à quelques milles à l’intérieur des terres.

Un murmure d’excitation parcourut le petit groupe. Frère Dathal, un des deux jeunes frères que Fidelma avait remarqués sur le pont plus tôt dans la matinée, parut soudain très intéressé :

— Le tombeau se trouve-t-il près de l’endroit où Bregon a construit sa tour ?

Frère Dathal avait étudié les vieilles légendes des Gaëls. D’après les anciens bardes, les ancêtres du peuple d’Éireann auraient vécu en Ibérie, d’où ils surveillaient l’Irlande depuis une haute tour construite par Bregon, leur chef. C’est le neveu de Bregon, Golamh, également connu sous le nom de Mile d’Espagne, qui avait pris la tête de l’invasion devant mener à la conquête des cinq royaumes.

Un large sourire fendit le visage de Murchad, car les pèlerins ne manquaient jamais de lui poser cette question.

— C’est ce que raconte la légende, mais vous n’en trouverez aucune trace. La tour d’Hercule, la plus haute de la région, est un phare construit par les Romains. Quant à la tour de Bregon, elle devait être d’une hauteur considérable pour permettre d’apercevoir les côtes d’Éireann depuis l’Ibérie !

Comme personne ne semblait apprécier sa plaisanterie, il poursuivit :

— Et puisque nous sommes rassemblés ici, je vais en profiter pour vous prodiguer quelques recommandations que je vous demanderai de transmettre aux absents. Sur ce bateau, il y a des règles à respecter. Vous pouvez vous rendre sur le pont principal aussi souvent qu’il vous plaira, à la seule condition de ne pas gêner le travail de mes hommes. Vos vies dépendent de l’équipage et naviguer dans ces eaux n’est pas une tâche facile.

— J’ai entendu parler de monstres marins, intervint la jeune soeur Gormán.

Fidelma étudia son visage à la dérobée. Dans la mesure où elle allait demeurer au moins une semaine sur ce navire, elle serait nécessairement amenée à nouer des relations avec ses nouveaux compagnons. Gormán n’avait pas plus de dix-huit ans. Elle arborait un air naïf et enfantin, et parlait d’une voix entrecoupée, un peu essoufflée, qui faisait penser à un jeune chiot plein de bonne volonté envers son maître. Ses yeux, d’une étonnante mobilité, donnaient l’impression qu’elle vivait dans un perpétuel état d’anxiété. Fidelma ne se rappelait plus à quoi elle ressemblait à cet âge et pourtant... n’avait-elle pas rencontré Cian à dix-huit ans ? Elle repoussa aussitôt cette pensée.

— Les créatures des abysses sont-elles dangereuses ? reprit soeur Gormán.

Murchad se mit à rire.

— Ne craignez rien des créatures vivant dans les profondeurs. Peut-être en observerez-vous certaines que vous n’avez jamais vues auparavant, mais elles sont pour nous inoffensives. Notre seul ennemi est le temps. Dans l’éventualité où nous serions pris dans une tempête, restez sous le pont et assurez-vous que les lampes et les bougies sont éteintes.

— Mais sans les lanternes nous ne verrons rien du tout ! gémit soeur Crella.

— Sans doute, mais cela vaut mieux que d’affronter un incendie en plus des éléments déchaînés. Afin de prévenir un malencontreux accident, tout doit être assujetti.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda frère Tola, un homme d’allure ascétique.

— Les objets mobiles susceptibles de provoquer des dégâts doivent être attachés. Mais ne vous inquiétez pas, Wenbrit veillera à votre sécurité et il s’assurera que vous ne manquez de rien.

— Risquons-nous d’être pris dans une tempête ? demanda soeur Ainder, une vieille femme sèche et de haute taille.

— C’est possible. Mais je n’ai encore jamais coulé et tous les pèlerins que j’ai pris en charge sont arrivés à bon port.

Les membres de l’assistance échangèrent des sourires crispés et Murchad, qui connaissait son affaire, s’employa à les rassurer.

— Je serai honnête avec vous : pendant ce mois de l’année, les tempêtes ne sont pas rares et il arrive qu’elles se succèdent pendant plusieurs semaines. Mais pourquoi croyez-vous que j’ai choisi ce jour et cette marée pour lever l’ancre ? L’un d’entre vous en connaît-il la raison ?

Certains demeurèrent immobiles tandis que d’autres secouaient la tête.

— Je m’étonne qu’en tant que religieux vous ne connaissiez pas le nom du saint qui est célébré aujourd’hui, ajouta-t-il avec bonne humeur.

Seul le silence lui répondit.

— Vous faites allusion au bienheureux Luc qui exerçait la profession de médecin ? intervint Fidelma.

Murchad lui adressa un regard approbateur.

— Exactement. N’avez-vous jamais entendu parler du petit été de la Saint-Luc ?

Étonnement général.

— Eh bien, les marins ont remarqué qu’il existe une période bénie en plein milieu de ce mois, avec peu de précipitations et beaucoup de soleil. Elle commence aujourd’hui. Voilà pourquoi nous choisissons cette date quand nous prenons la mer en cette saison.

— Vous êtes certain de ce que vous avancez ? demanda soeur Ainder.

— La mer n’offre jamais de certitude. Mais les voyages que j’ai entrepris en cette période de l’année se sont tous bien déroulés à l’exception d’un seul.

Murchad attendit des commentaires qui ne vinrent point et il continua :

— Il existe un autre danger dont je suis certain que vous êtes conscients. Les mers que nous traverserons ne sont pas sûres, et là je me réfère aux pirates qui attaquent et volent les navires, se saisissent de leurs occupants et les vendent comme esclaves.

Un silence pesant s’abattit sur l’assistance.

Fidelma, qui s’était rendue à Rome, savait très bien à quoi Murchad faisait allusion. Elle avait entendu de nombreuses histoires de pillards qui partaient des îles Baléares pour attaquer les ports de l’Italie de l’Ouest, et de pirates d’Arabie qui infestaient toute la Méditerranée – la grande mer du milieu du monde.

— Si nous sommes attaqués, que se passera-t-il ? demanda Cian.

Murchad fit la grimace.

— Nous ne sommes pas un bateau de guerre, frère Cian. Notre seul recours réside en notre habileté de navigateurs et pour le reste, il faudra s’en remettre aux di...

Il se rappela qu’il s’adressait à un groupe de religieux et se corrigea.

— ... à la protection de Dieu.

— Et si la chance et une navigation habile ne suffisent pas ? dit frère Tola. Votre équipage est-il armé et prêt à se battre pour nous défendre ?

Le visage de Cian se crispa.

— Qu’est-ce que j’entends, frère Tola ? Vous toléreriez que d’autres meurent pour vous tandis que vous resteriez les bras croisés ?

Cian ne semblait pas porter ses frères en grande estime.

— Me suggérez-vous de saisir l’épée plutôt que la croix ? s’écria Tola en s’empourprant.

— Pourquoi pas ? répliqua Cian.

Fidelma, à qui ce ton froid et méprisant rappelait de mauvais souvenirs, ne put s’empêcher de frissonner.

— Pierre l’a bien fait dans le jardin de Gethsémani, insista Cian.

— Je suis un prêtre, pas un guerrier ! s’indigna Tola.

— Dans ce cas, pour vous défendre un crucifix sera bien suffisant !

Murchad glissa un regard en biais à Fidelma et elle détecta l’ombre d’un sourire sur ses lèvres. Puis le capitaine leva les mains en un geste implorant, tel le prêtre accordant sa bénédiction à ses fidèles.

— Mes amis, pourquoi vous quereller ? Je ne voulais pas vous alarmer, mais seulement vous prévenir contre les mauvais coups du sort afin que nous soyons prêts à parer à toute éventualité. Si par malheur nous devions rencontrer des pirates, je compte sur vous pour invoquer un pouvoir plus grand que celui de la force physique. Cela n’appartient-il pas à vos enseignements ? De toute façon, ces pirates se tenant en embuscade près des ports, notre route devrait nous tenir éloignés des zones critiques...

— Sauf si ? le provoqua Cian.

— Il est prévu que nous abordions l’île d’Ushant, au large de la côte ouest de l’ancienne Armorique que l’on appelle maintenant la «petite Bretagne ». Ces eaux et celles où nous naviguerons près des côtes d’Ibérie présentent un certain danger. Mais honnêtement, il y a très peu de risques que nous tombions entre les mains de ces pillards.

— Vous ont-ils déjà attaqués ? demanda Fidelma, étonnée par le ton plein d’assurance du capitaine.

Il hocha la tête avec solennité.

— Deux fois au cours de toute ma carrière de marin.

— Et vous avez survécu, ajouta-t-elle pour le bénéfice de ses compagnons.

— À l’évidence, répondit-il en la remerciant du regard. Je crains davantage les tempêtes que les pirates. Mais si par malheur nous étions menacés, je vous demande de rester éloignés de mes hommes afin de ne pas gêner la manoeuvre quand nous tenterons de nous échapper.

— Que s’est-il passé au cours des deux assauts dont vous avez été l’objet ? s’enquit Cian tandis que frère Tola se tournait vers lui d’un air courroucé. Ça ne devait pas être si grave puisque vous en avez réchappé ?

Murchad poussa une exclamation amusée.

— La première fois, j’ai réussi à fuir.

— Et la seconde ? demanda soeur Crella, plus nerveuse que jamais.

Murchad fit la grimace.

— Eh bien, ils m’ont attrapé. Mais quand ils ont constaté que le bateau était vide – je me rendais dans un port pour y charger une cargaison et ne transportais pas de passagers –, le chef pirate décida de me laisser poursuivre ma route. À quoi bon détruire mon bateau alors que je pouvais embarquer des biens de valeur dont il se chargerait de me délester plus tard ? Malgré sa promesse de me retrouver quand j’aurais quelque richesse à lui proposer, je ne l’ai jamais revu.

Tout le monde réfléchissait en silence.

— Que se serait-il passé s’ils étaient tombés sur des pèlerins ? demanda soeur Gormán d’un air craintif.

Murchad regarda ailleurs.

— Voilà une question bien inutile, conclut soeur Ainder.

Puis un appel retentit sur le pont et ils sursautèrent.

— Ah !

Murchad se leva brusquement.

— Ne craignez rien, on me prévient que le vent vient de changer de direction. Excusez-moi, mais je dois retourner à mon travail. Si vous avez d’autres questions concernant le fonctionnement de ce navire et les règles auxquelles vous devez vous plier, Wenbrit est ici pour vous répondre. Ce garçon a passé la plus grande partie de sa vie à bord et il a toute ma confiance.

Il donna une claque sur l’épaule du mousse qui le remercia d’un sourire.

Fidelma, afin de repousser l’inévitable entretien avec Cian, se tourna vers frère Dathal, le religieux assis auprès d’elle.

— Vous venez tous de la même abbaye ?

Le jeune homme, blond et élancé, vida son gobelet de vin et désigna son ami à la chevelure d’un roux flamboyant, qui était à peu près du même âge que lui.

— Frère Adamrae et moi venons de l’abbaye de Bangor. Elle est proche de celle de Moville, à laquelle appartiennent la plupart de nos compagnons.

— Si ma mémoire est bonne, elles se trouvent toutes deux en Ulaidh, observa Fidelma.

— Et plus exactement dans le sous-royaume des Dál Fiatach, répliqua frère Adamrae.

Dans son visage couvert de taches de rousseur, ses veux bleus étincelaient comme de l’eau au soleil d’été, et son calme contrastait avec le tempérament sociable et volubile de son ami.

— Qu’est-ce qui vous attire dans le tombeau de saint Jacques ? poursuivit-elle, consciente que Cian guettait l’opportunité d’engager la conversation avec elle.

— Nous sommes des scribes, expliqua frère Adamrae de sa voix grave.

— Nous dressons un récapitulatif de l’histoire de notre peuple au cours des temps anciens, ajouta frère Dathal de sa voix flûtée.

Fidelma n’écoutait que d’une oreille.

— Je ne suis pas sûre de comprendre le lien entre votre sujet d’étude et ce voyage, murmura-t-elle.

Frère Dathal pointa son couteau vers elle d’un air moqueur.

— Soeur Fidelma ! Ignoreriez-vous la genèse de notre peuple ?

Fidelma revint à la réalité.

— Bien sûr, maintenant je me rappelle que c’est vous qui faisiez allusion à la tour de Bregon. Vous vous intéressez aux vieilles légendes sur nos origines ?

— Ce ne sont pas des légendes, mais de l’histoire ! protesta Adamrae.

Puis il entonna de sa voix grave :

Golamh des Shouts a eu huit fils, On l’appelait aussi Míle d’Espagne...

— Je connais ces textes, mon frère. Mais enfin, votre visite au tombeau de saint Jacques n’est tout de même pas motivée par Golamh et sa descendance ?

— Nous sommes en quête de connaissance, déclara frère Dathal avec enthousiasme. Nos ancêtres ont très bien pu laisser des livres sur cette terre d’Ibérie où les enfants de Bregon, fils de Bratha, ont grandi et prospéré avant de décider d’étendre leur empire au-delà des mers. Voilà pourquoi Bregon a construit sa tour d’où il épiait l’Irlande, et c’est alors qu’Ith, fils de Bregon, arma un navire et s’y embarqua avec trois fois cinquante guerriers ; ils prirent la direction du nord et abordèrent aux rivages de la terre qui deviendrait notre bien-aimée Éireann.

— Plutôt que de s’intéresser à la foi et au tombeau sacré, ces jeunes gens préfèrent l’histoire terrestre, intervint frère Tola.

— Et vous les désapprouvez ?

Frère Tola joua avec la nourriture qui restait dans son assiette.

— Les frères Dathal et Adamrae se sont joints à des pèlerins dans le seul but de satisfaire leur curiosité pour des sujets séculiers, grommela-t-il.

Frère Dathal pâlit.

— Rien n’est plus sacré que la poursuite de la connaissance, frère Tola.

— Rien, à part Dieu et ses saints, répliqua l’autre en se levant soudain. Depuis notre départ de Bangor, vous ne cessez de nous rebattre les oreilles avec vos précieuses recherches destinées à rétablir la vérité historique sur les Gaëls. J’en ai plus qu’assez. Nous sommes partis en pèlerinage pour nous recueillir sur le tombeau d’un grand saint, compagnon du Christ. Cela ne compte-t-il pas davantage que la vanité des hommes ?

— Mépriseriez-vous Ith, le fils de Bregon qui s’est battu en Irlande ? répliqua Adamrae. N’accordez-vous aucune importance à Golamh et à ses fils ? C’est tout de même grâce à nos ancêtres que vous êtes là.

— Pour quelqu’un qui porte le nom du premier homme créé par Dieu, vous tenez votre religion en bien piètre estime ! s’indigna Tola.

Frère Adamrae éclata de rire, ce que frère Tola interpréta comme un blasphème, et Fidelma dissimula un sourire derrière sa main. Les connaissances étymologiques de Tola comportaient quelques lacunes.

— Votre ignorance prouve l’intérêt de ce que vous décrivez comme de la vanité humaine, répliqua frère Dathal, oubliant toute diplomatie. Adamrae n’a rien à voir avec Adam. Il s’agit d’un ancien nom de notre peuple qui signifie « merveilleux ». Comme quoi il n’est jamais très sain de se concentrer sur un seul champ de connaissance.

Frère Tola le toisa d’un air méprisant et quitta la table.

Soeur Ainder, qui par sa contenance sévère formait, aux yeux de Fidelma, le pendant féminin de frère Tola, claqua la langue avec impatience.

— Je regrette que vous vous montriez aussi grossier avec frère Tola, qui est un homme pieux et de grand savoir.

— Ah bon ? ricana frère Dathal.

— Il a longtemps étudié les Écritures et la philosophie.

— Il n’empêche que dans notre domaine, c’est un ignorant, et il s’est montré méprisant à notre égard, répliqua frère Adamrae. Nous n’avons jamais déguisé le but de notre voyage. Notre mission consiste à enrichir notre abbaye, célèbre en tant que lieu d’érudition. Frère Tola semble faire bien peu de cas de la culture.

— Parce qu’il s’intéresse à l’érudition religieuse, qui prime sur les autres.

Frère Adamrae s’employa aussitôt à dénigrer non seulement frère Tola, mais aussi son avocate, soeur Ainder :

— Les études religieuses n’impliquent en aucun cas le dédain des autres disciplines. Depuis notre départ, notre groupe connaît de constantes dissensions. L’intolérance de frère Tola, la luxure de...

— Cela suffit !

L’interjection cinglante de soeur Crella fut suivie d’un silence embarrassé.

— Voudriez-vous que notre compagne du Sud s’imagine que les gens du Nord sont d’un tempérament belliqueux ? reprit Crella d’une voix plus douce.

Puis elle se tourna vers Fidelma avec un sourire poli.

— Le capitaine vous a présentée en tant que Fidelma de Cashel. Appartenez-vous à l’abbaye du même nom ?

Fidelma, qui était autorisée à se réclamer du monastère de Cashel, répondit par l’affirmative.

— Mais vous avez connu frère Cian à Tara ?

Cette dernière question avait été posée par la jeune Gormán.

— Oui, il y a de nombreuses années de cela.

Tous les yeux étaient fixés sur elle et elle se pencha sur son assiette. Ces questions l’ennuyaient et elle refusait de se laisser entraîner dans les querelles qui agitaient ce groupe. Ses problèmes personnels lui suffisaient.

Frère Dathal brisa le silence en citant un poème épique :

Les chefs de ces navires d’outre-mer,

Portant vers Éireann les fils de Míle d’Espagne,

Je me souviendrai ma vie durant

De leurs noms et de leurs exploits.

Il ponctua cette strophe d’un reniflement sonore et s’éclipsa à son tour, suivi de son compagnon aux cheveux roux et à l’humeur sombre.

— Pardonnez à leurs caractères emportés, soeur... soeur Fidelma, c’est bien cela ?

Le visage de soeur Ainder, qui cherchait à se montrer aimable, n’exprimait aucune chaleur.

— Les érudits sont connus pour leurs emportements quand ils parlent de leur discipline, enchaîna-t-elle. Depuis que nous avons quitté Moville, la paix semble nous fuir.

Fidelma hocha la tête.

— Je crains que ma question innocente n’ait déclenché cette querelle.

En face d’elle, la jeune Crella fit la grimace.

— Elle a servi de prétexte, ma soeur. En réalité, depuis notre départ, frère Tola n’a cessé de critiquer Dathal et Adamrae.

Aussitôt, Ainder se dressa sur ses ergots.

— Inutile de faire porter la responsabilité de ces dissensions à frère Tola, qui se bat pour que ce pèlerinage serve la vérité spirituelle.

— Si frère Tola est en quête d’un idéal élevé, il n’aurait pas dû se joindre à nous, rétorqua Crella.

Malgré son âge et le roulis, soeur Ainder réussit l’exploit de sortir précipitamment de la cabine tout en manifestant son indignation. La jeune Gormán la suivit, balbutiant des paroles incompréhensibles.

Wenbrit, qui semblait prendre un malin plaisir à ces conflits entre religieux, entreprit de débarrasser la table.

Quant à soeur Crella, elle continua de manger en silence.

À un moment donné, elle leva les yeux sur Fidelma.

— J’entends d’ici la vieille Ainder maugréant que, de nos jours, les jeunes ne respectent plus leurs aînés, lança-t-elle d’un ton ironique.

— Mon mentor, le brehon Morann, disait que les jeunes avaient de tout temps considéré que les vieux étaient séniles. Rien n’a changé.

— L’estime doit se gagner, soeur Fidelma. Avoir vécu plus longtemps que les autres ne commande en aucun cas le respect.

Wenbrit, qui se tenait près de soeur Crella, fit un clin d’oeil à Fidelma tout en empilant les écuelles.