Fidelma décida que la prochaine personne qu’elle interrogerait serait le second, Gurvan, qui avait fouillé le navire de fond en comble. Elle demanda à Murchad où elle pourrait le trouver. Le capitaine lui apprit qu’il était dans la cale en train de « calfater » et il appela Wenbrit qu’il chargea de conduire la jeune femme auprès de Gurvan.
Le Breton était à l’avant du navire, là où on stockait les vivres et le matériel, juste après le quartier des hommes d’équipage de l’Oie bernache. Dans des hamacs accrochés à des barrots dormaient des hommes qui se balançaient au rythme du navire, épuisés d’avoir lutté toute la nuit contre la tempête. Wenbrit, une lanterne à la main, se faufila entre les hamacs, guida Fidelma jusqu’à un espace rempli de coffres et de tonneaux et s’éclipsa.
Après avoir déplacé ce qui le gênait, Gurvan, à la lumière d’une lampe, puisait dans un seau rempli d’une boue à la consistance étrange destinée à colmater la coque du vaisseau.
Fidelma s’accroupit près de lui et l’observa tandis qu’il travaillait. Elle réalisa alors que de petits filets d’eau coulaient ici et là par les bordages, et seules ces planches de bois les séparaient de la mer.
— C’est dangereux ? murmura-t-elle. L’eau peut-elle envahir la cale ?
Gurvan sourit.
— Mais non, lady, Dieu merci ! Ces fuites sont fréquentes, surtout après les épreuves que nous avons subies. D’abord la tempête, et puis le Neck... encore une chance que des madriers n’aient pas cédé. Heureusement, l’Oie bernache en a vu d’autres. C’est un solide navire construit à carvelle{8}. Il peut résister à tout.
— Et que faites-vous ? demanda Fidelma qui n’osait pas demander d’explication sur cette « construction à carvelle ».
— Je calfate. Vous voyez ce seau rempli de feuilles de coudrier ? Cette mixture me sert à obstruer les jointures. L’eau ne passe plus.
— Cela semble si... dérisoire pour lutter contre les éléments.
— Détrompez-vous, c’est une méthode éprouvée, la rassura Gurvan. Nos ancêtres vénètes{9} l’utilisaient déjà quand ils allaient se battre contre la flotte de Jules César. Mais vous ne vous êtes pas déplacée jusqu’ici pour me parler de calfatage ?
— Non, concéda Fidelma, je voulais vous interroger sur la fouille que vous avez menée après la disparition de soeur Muirgel.
— La religieuse qui a été emportée par une lame ?
Gurvan marqua une pause tout en observant son ouvrage.
— Dans une embarcation de douze toises de long, les endroits où une personne peut se cacher sont peu nombreux et il est apparu assez rapidement qu’elle n’était plus à bord.
— Vous avez regardé partout ?
Gurvan eut un sourire patient.
— Partout où une personne pourrait vouloir se soustraire à notre attention, et dans chaque recoin où elle aurait pu être amenée contre sa volonté. Je n’ai pas fouillé le fond de cale, plein de sédiments et de déchets, royaume des rats et des souris.
Fidelma frissonna et Gurvan l’observa d’un air moqueur.
— À part les cabines des passagers qui avaient déjà été inspectées, rien n’a échappé à ma vigilance, lady. Ma conclusion est que cette pauvre jeune femme est passée par-dessus bord.
— Merci, Gurvan.
Fidelma se leva et retourna à l’air libre.
Plus tard, en passant devant la cabine de soeur Gormán, elle hésita, frappa à la porte et entra. Gormán, triste et pâle, était assise sur sa couchette.
— Je vous dérange ? demanda Fidelma.
La jeune fille lui jeta un regard anxieux.
— Non, vous êtes la bienvenue. Je me sens assez désorientée, car ce voyage ne se déroule pas comme je l’avais prévu.
— À quoi vous attendiez-vous ?
— Oh...
Soeur Gormán réfléchit un instant.
— Je suppose que rien ne se passe jamais comme on l’espère, mais un pèlerinage, une traversée vers un tombeau où repose le corps d’un homme qui a connu le Christ de son vivant... cela ne devrait-il pas être un périple rempli de joie et d’imprévu ?
— Il me semble que les imprévus ne manquent pas, dit Fidelma d’un ton détaché.
Soeur Gormán pinça les lèvres. Fidelma attendit une réplique qui ne venait pas, puis elle prit une chaise et s’assit près de la jeune fille.
— La perte de soeur Muirgel est un bien triste événement, dit-elle d’un air pénétré.
L’autre fronça le nez avec dédain et s’écria :
— Oh ! Elle !
— Apparemment, vous ne la comptiez pas parmi vos amis.
— Je regrette qu’elle soit morte, répondit Gormán sur la défensive.
— Mais vous ne l’aimiez pas ?
— Tout à fait, et je ne me sens pas coupable de ne pas l’avoir aimée.
— Personne ne vous le demande.
— Quand quelqu’un décède, on se sent toujours coupable si on a nourri des pensées négatives à son égard.
— C’est votre cas ?
— Comme tout le monde, non ?
— Comment le saurais-je ? Je ne connais pas les membres de votre groupe que j’imaginais soudés puisque vous voyagez ensemble.
— Cela n’implique pas nécessairement un amour réciproque. Je n’ai rien de commun avec ces gens, à l’exception de...
Elle s’interrompit et reprit très vite :
— Soeur Muirgel était un tyran et je... je la détestais !
Fidelma étudia la jeune fille avec gravité.
— Et maintenant, cette haine que vous ressentiez pour elle vous tourmente ?
— Non, pas du tout.
— Pour quelles raisons excitait-elle chez vous une telle inimitié ?
La jeune fille se redressa.
— Elle ne cessait de s’en prendre à moi parce que je suis la plus jeune et que je viens d’une famille pauvre. Mon père n’était pas un chef, mais un valet d’écurie. J’ai appris à lire et je me suis rendue à l’abbaye de
Moville pour continuer à étudier. Mais Muirgel et Crella m’ont forcée à devenir leur servante.
— Vous ont-elles vraiment forcée ?
Fidelma n’était pas naïve au point d’ignorer qu’on pouvait se livrer à des persécutions derrière les murs d’un monastère ou d’une fondation religieuse, comme dans toute autre institution.
— Muirgel décidait et Crella la suivait. Soeur Muirgel était toujours la meneuse pour ce genre de mauvaises actions.
— Donc vous ne la regrettez pas ?
— Dans l’épître aux Romains, Paul a dit : « Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez, ne maudissez pas{10}. »
Fidelma eut un petit sourire.
— Vu les circonstances, je suis certaine que vous serez pardonnée pour vos mauvaises pensées. Aimer ses ennemis est une tâche quasi insurmontable.
— Mais pardonner à nos ennemis n’est-il pas une des premières actions de grâce qui nous désignent comme les agneaux de Dieu ? s’obstina la jeune fille.
— Le pardon est un thème central dans les Évangiles, qui nous enseignent que le Christ nous pardonnera si nous nous efforçons de pardonner à nos détracteurs. Pour être admis dans le royaume des cieux, il faut se dépouiller de son ancien moi afin de renaître dans l’amour de son prochain.
La jeune fille parut peinée.
— Alors ma perte est assurée.
— Mais enfin, soeur Gormán, maintenant que soeur Muirgel est morte...
— Cela ne change rien. Je ne parviens toujours pas à lui pardonner les souffrances qu’elle m’a causées.
Fidelma se renversa sur son siège d’un air songeur.
— Si vous la détestiez à ce point, pourquoi vous êtes-vous associée à cette expédition ?
— C’est soeur Canair qui devait être en charge de ce groupe. Mais Canair était méchante.
— Dans quel sens ? s’étonna Fidelma. Elle aussi vous persécutait ?
— Oh, non ! Soeur Canair ne me prêtait aucune attention, elle ne savait même pas que j’existais. Je les haïssais tous ! Mais je regrette que...
La jeune fille adressa un regard suppliant à Fidelma.
— Je ne voulais pas que soeur Muirgel disparaisse de cette façon. Je voulais juste la punir.
— Que dites-vous ?
— Je jure que ce n’était pas sérieux.
Fidelma fronça les sourcils.
— Seriez-vous impliquée dans la disparition de Muirgel ?
La jeune fille fixait Fidelma avec de grands yeux horrifiés par les pensées qui semblaient surgir dans son esprit.
— Je lui souhaitais les pires malheurs. La nuit dernière à minuit, je suis allée devant la porte de sa cabine et je l’ai maudite.
Fidelma hésitait entre l’amusement et l’indignation.
— Mais comment avez-vous procédé si vous n’êtes pas entrée à l’intérieur ?
Soeur Gormán secoua lentement la tête.
— Pendant la tempête, je l’ai maudite devant la porte fermée avec les paroles du psaume.
Et elle se mit à psalmodier d’une voix plaintive :
Que ses yeux s’enténèbrent pour ne plus voir, fais qu’à tout instant les reins lui manquent !
Déverse sur elle Ton courroux, que le feu de Ta colère l’atteigne ;
... rajoute aux blessures de Ta victime.
Charge-la, tort sur tort, qu’elle n‘ait plus accès à Ta justice ; qu’elle soit rayée du livre de vie, retranchée du compte des justes{11}.
Devant la véhémence de la jeune fille, Fidelma cligna des paupières avant d’essayer de détendre l’atmosphère.
— On ne peut pas dire que ce soit une traduction très exacte du psaume 69, fit-elle observer.
— Mais mon imprécation a opéré ! s’écria la jeune fille sur un ton extatique. Peu de temps après, elle est montée sur le pont et a été emportée par la main vengeresse de Dieu !
— Cela m’étonnerait, répliqua Fidelma d’un ton sec. La main qui l’a tuée était celle d’un être humain.
Soeur Gormán l’observa un instant et son exaltation céda la place à la suspicion.
— Que voulez-vous dire ? N’est-il pas admis qu’elle a été balayée par une vague ?
Fidelma réalisa qu’elle s’était trop avancée.
— Je tentais simplement de vous faire comprendre que vos invocations n’y sont pour rien.
Soeur Gormán réfléchit.
— Une malédiction est une chose terrible et je dois expier mes péchés. Mais je ne ressens aucun remords et je ne parviens pas à pardonner à soeur Muirgel.
L’attitude obstinée et préoccupée d’elle-même de la jeune fille, sa conviction qu’elle était responsable du tragique destin de soeur Muirgel commençaient à agacer Fidelma.
— Une petite précision, soeur Gormán. Vous dites que vous avez quitté votre cabine vers minuit ?
L’autre hocha la tête.
— Et vous partagez votre cabine avec soeur Ainder, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Vous a-t-elle vue ?
— Non, elle dormait profondément et elle a le sommeil lourd.
— La tempête s’était levée ?
— Oui.
— Votre cabine est située près de l’escalier. Quand vous avez remonté le petit couloir, vous n’avez rencontré personne ?
— Non. Comme vous l’avez souligné, à cette heure, la tempête faisait rage.
— Et personne ne vous a entendue maudire Muirgel ?
— Avec les sifflements et les craquements, quiconque se serait tenu près de moi n’aurait rien entendu.
Fidelma avait du mal à se convaincre que la jeune fille n’inventait pas toute cette histoire. Cela semblait tellement bizarre... d’un autre côté, la vérité est souvent invraisemblable, et les versions les plus plausibles d’un événement dramatique se révèlent parfois des mensonges flagrants.
— Combien de temps êtes-vous restée plantée là ?
— Je ne sais pas... peut-être un quart d’heure.
— Et ensuite ?
— Je suis rentrée dans ma cabine. Malgré la tourmente, soeur Ainder dormait. Je me suis couchée, mais n’ai pu m’endormir que quand la tempête a commencé à se calmer.
— Aucun bruit ne vous a dérangée ?
— Si, la porte de la cabine en face de la mienne, qui a claqué au moment où j’allais sombrer dans le sommeil.
— Vous venez de dire que personne ne pouvait vous entendre dans le couloir et maintenant vous m’annoncez que vous avez perçu le bruit d’une porte ?
Soeur Gormán releva le menton d’un air agressif.
— Je vous ai dit que la tempête commençait à se calmer !
— Très bien. Je voulais juste m’assurer que je vous avais bien comprise. Et la cabine en face de vous est occupée par...
— Cian et Bairne.
— Je vois. Vous vous êtes alors endormie et n’avez plus été importunée ?
Soeur Gormán paraissait soucieuse.
— Ma malédiction l’a tuée, vous savez. Et je suppose que je dois être punie.
Fidelma se leva et considéra la jeune fille avec pitié. À l’évidence, cette pauvre petite avait grand besoin de l’aide de son anam-chara. Dans les Églises des cinq royaumes, chacun élisait une anam-chara, une âme soeur, qui servait de confidente.
— Comme le dit le proverbe, Gormán, mille malédictions n’ont jamais déchiré une chemise.
La jeune fille releva la tête.
— J’ai voué soeur Muirgel aux gémonies et ai provoqué sa mort. Maintenant, c’est à mon tour.
Les genoux pressés contre sa poitrine, elle commença à se balancer d’avant en arrière en psalmodiant à mi-voix :
Périsse le jour qui me vit naître et la nuit qui a dit : « Un enfant a été conçu. »
Ce jour-là, qu’il soit ténèbres, que Dieu, de là-haut, ne le réclame pas, que la lumière ne brille pas sur lui !
Que le revendiquent ténèbre et ombre épaisse, qu’une nuée s’installe sur lui, qu’une éclipse en fasse sa proie !
Oui, que l’obscurité le possède, qu’il ne s’ajoute pas aux jours de l’année, n‘entre point dans le compte des mois !
Cette nuit-là, qu’elle soit stérile, qu’elle ignore les cris de joie !
Que la maudissent...
Fidelma abandonna la jeune fille fantasque à ses incantations avec un sentiment voisin du dégoût. À qui devait-elle s’adresser, parmi les religieuses improbables de cette congrégation, pour que l’une d’elles prenne soin de soeur Gormán ? Elle avait besoin de conseils et, vu les circonstances, Fidelma ne pouvait pas assumer cette responsabilité. Qui d’autre était en mesure de tenir ce rôle ? Soeur Ainder manquait de compassion et Crella était trop jeune. Fidelma remit ce problème à plus tard. Il lui fallait d’abord interroger Dathal, Adamrae, Bairne et Tola.
Elle réalisa brusquement qu’il y avait un membre du groupe qu’elle ne connaissait pas. Il s’appelait frère Guss et n’avait pas encore mis le nez hors de sa cabine, pas même quand Murchad avait ordonné que tout le monde monte sur le pont lors de ce passage très dangereux au milieu des écueils. Il partageait une cabine avec frère Tola. Or, en ce moment même, Tola lisait un livre, assis contre un tonneau d’eau de pluie posé près du grand mât. Le moment était donc bien choisi pour tenter une approche de ce religieux insaisissable.
Elle frappa à la porte de la cabine des deux hommes, entendit quelqu’un bouger puis plus rien. Elle insista, une voix faible à l’intérieur finit par lui répondre et elle entra.
La cabine était plongée dans le noir. Quand sa vision se fut adaptée à l’obscurité, elle distingua une silhouette assise sur une des couchettes.
— Frère Guss, je suppose ?
— C’est bien moi, répondit une voix chevrotante.
— On n’y voit rien ici, dit Fidelma en prenant la lanterne accrochée dans le couloir pour l’amener dans la cabine.
Le jeune religieux d’une vingtaine d’années était grand et maigre. Des boucles cuivrées encadraient son visage blême parsemé de taches de rousseur, et il contemplait Fidelma avec de grands yeux bleus effrayés. Puis il baissa la tête comme un enfant qui n’aurait pas la conscience tranquille.
— Nous ne vous avons rencontré ni sur le pont ni au poste d’équipage pour les repas, dit-elle en s’asseyant à côté de lui. Votre état s’est-il amélioré ?
Frère Guss lui jeta un regard soupçonneux.
— J’ai eu le mal de mer. Qui êtes-vous ?
— Fidelma de Cashel.
— Frère Tola m’a parlé de vous.
— Vous vous sentez mieux ?
Pas de réponse.
— Maintenant que nous naviguons dans des eaux paisibles, je pense que vous devriez sortir d’ici pour respirer l’air du large. Comment se fait-il que vous n’ayez pas bougé lors de cette navigation périlleuse dans le détroit ?
— Je n’avais pas compris que cet ordre me concernait.
— Vous n’aviez pas été informé du danger ?
Bouche cousue, le jeune homme la fixait d’un air méfiant.
— Guss est un nom très ancien et peu courant de nos jours, dit Fidelma pour l’amadouer.
L’autre inclina la tête.
— Si mes souvenirs sont bons, il signifie « vigueur » ou « ardeur ». Je suppose qu’on vous appelle Gusán ?
Espérant provoquer une réaction de sa part, elle avait à dessein utilisé ce diminutif qui seyait plus à un enfant qu’à un adulte. Son stratagème fut couronné de succès.
— On m’appelle Guss, répliqua-t-il d’un air d’ennui.
— Et vous venez de l’abbaye de Moville ?
— Oui, j’y suis étudiant.
— Vous étudiez quoi ?
— La science des étoiles, sous la conduite du vénérable Cummian. J’aide aussi à tenir les manuscrits consacrés aux phénomènes astronomiques.
Malgré son air abattu, une nuance de fierté résonna dans sa voix.
— Cummian ? Je croyais qu’il n’était plus de ce monde.
— Vous le connaissez ? dit Guss en fronçant les sourcils.
— De réputation. Il a étudié avec Mo Sinu maccu Min, le célèbre abbé de Bangor, et a écrit de nombreux ouvrages sur les calculs astronomiques. À l’heure qu’il est, il doit être très vieux. Donc vous êtes un de ses disciples ?
— Oui. Et j’ai déjà obtenu le degré du cinquième ordre de la sagesse !
— Félicitations. Cela me fait plaisir de savoir qu’il y a quelqu’un ici qui peut lire la carte des cieux et nous éclairer sur le chemin à suivre dans ces mers agitées.
Tout en l’encourageant par la flatterie à sortir de son attitude hostile, elle remarqua que la main droite du jeune homme ne cessait de masser son bras gauche. Et elle discerna une tache sombre sur sa manche.
— Vous vous êtes blessé ? demanda-t-elle d’un ton compatissant. Laissez-moi vous examiner.
Il rougit et se renfrogna.
— Ce n’est rien, juste une égratignure.
Puis il retomba dans un silence inamical.
— Qu’est-ce qui vous a amené à accomplir ce pèlerinage, frère Guss ?
— Cummian.
— Je ne comprends pas.
— Autrefois, lui aussi est allé au tombeau de saint Jacques et il m’a conseillé de faire de même, afin de parfaire mon éducation.
— Il estimait que les voyages sont formateurs ? hasarda Fidelma.
— Mais non !
Fidelma comprit soudain ce qu’il voulait dire.
— Ah ! Le Champ des Étoiles !
— Cummian affirme que lorsque vous vous tenez près du tombeau du saint par une nuit de pleine lune, vous voyez distinctement le chemin de la vache blanche qui mène en Éireann. C’est en le suivant que nos ancêtres seraient arrivés jusque chez nous.
Le jeune homme s’était enfin animé.
Fidelma savait que le chemin de la vache blanche avait reçu des noms divers. En latin, il s’appelait Circulus Lacteus, la Voie lactée.
— On a baptisé cet endroit le Champ des Étoiles car c’est là qu’elles sont disposées dans les cieux avec la plus grande clarté, ajouta Guss.
— Et donc Cummian...
— Quand soeur Canair a annoncé qu’elle organisait ce pèlerinage, Cummian s’est arrangé pour que je parte avec elle.
— Naturellement, vous connaissiez soeur Canair ?
Il secoua la tête.
— Pas avant que mon maître ne me la présente. Dans la communauté, les étudiants en astrologie vivent à l’écart.
— Vous fréquentiez certaines personnes du groupe ?
— Je ne connaissais pas ceux de Bangor, je veux parler des frères Cian, Dathal, Adamrae et Tola. Les autres, je les avais déjà croisés.
— Par exemple soeur Crella ?
Son visage se crispa.
— Je connais Crella.
Fidelma se pencha vers lui.
— Et vous ne l’aimez pas ?
Guss parut soudain méfiant.
— Là n’est pas le problème.
— Vous éprouvez des réticences à son égard. Pour quelles raisons ?
Guss haussa les épaules sans desserrer les dents.
Fidelma essaya une autre tactique.
— Vous appréciiez soeur Muirgel ?
Frère Guss battit des paupières.
— Je l’ai rencontrée plusieurs fois à l’abbaye, avant que le pèlerinage soit annoncé, répondit-il d’une voix tendue.
Fidelma décida de risquer une interprétation.
— Vous aimiez Muirgel ?
— Je ne le nie pas, répondit Guss d’une voix très calme.
— De quelle façon l’aimiez-vous ?
Ils s’affrontèrent du regard.
— Je l’aimais, c’est tout.
Fidelma se redressa tout en tentant de deviner les pensées de son interlocuteur.
— Il n’y a pas de mal à cela, fit-elle remarquer. Et comment recevait-elle vos avances ?
— Elle y répondait favorablement.
— Excusez-moi de m’être montrée un peu trop curieuse, dit Fidelma en posant une main sur son bras, mais le capitaine m’a demandé d’enquêter sur les circonstances de sa mort et cela explique mon attitude un peu inquisitrice.
Le jeune homme éclata d’un rire grinçant.
— Je vais vous les exposer, moi, les circonstances de sa mort : elle a été assassinée !
Fidelma en resta sans voix. Puis elle dit :
— Vous récusez la version selon laquelle elle aurait été balayée par une vague ? Mais alors, quelle explication proposez-vous à sa disparition ?
— Aucune !
Sa réponse n’était-elle pas un peu trop rapide ?
— Pourquoi aurait-elle été tuée ?
— Par jalousie, peut-être.
— Qui était jaloux de Muirgel ?
Elle se rappela soudain les accusations portées par Crella contre Bairne, au cours de la cérémonie funéraire.
« Vous étiez juste jaloux », voilà les mots que Crella avait employés.
— Frère Bairne ?
Guss la fixa d’un air ahuri.
— Bairne ? Sans doute s’intéressait-il de très près à Muirgel, mais c’est Crella qui l’a tuée.
Devant ce nouveau rebondissement, Fidelma demeura un instant sans réaction. Puis elle se reprit.
— Le mieux serait encore que vous me racontiez votre histoire. Quand avez-vous rencontré soeur Muirgel et quelles étaient exactement vos relations ?
— Je suis tombé amoureux d’elle quand elle est arrivée à l’abbaye. Au début, elle m’a à peine remarqué, elle préférait les hommes plus mûrs, comme frère Cian, un guerrier plus âgé qu’elle. Il lui plaisait beaucoup.
— Et lui, l’appréciait-il ?
— Pendant une courte période, on les voyait beaucoup ensemble.
— Ont-ils eu une liaison ?
Frère Guss rougit, sa lèvre trembla et il hocha la tête.
— Pourquoi Crella était-elle jalouse ?
— Elle se montrait hostile envers toute personne qui l’éloignait de Muirgel, mais dans ce cas précis...
— Oui ?
— C’est Muirgel qui a supplanté Crella auprès de Cian.
Fidelma avait du mal à rester impassible. Décidément, ce Guss était prodigue en révélations surprenantes.
— Cian, qui avait une liaison avec Crella, s’est ensuite tourné vers Muirgel ?
— Muirgel m’a avoué qu’elle regrettait cette tocade. En réalité, ça n’a duré que quelques jours.
— Et vous, avez-vous eu des relations intimes avec soeur Muirgel ?
Le jeune homme hocha la tête.
— Quand cela a-t-il débuté ?
— Juste avant que nous partions en pèlerinage. Quand j’ai dit à Muirgel que je me joignais à l’expédition sur les conseils de mon maître, elle a obligé Canair à l’accepter dans le groupe. Bien sûr, Crella a aussitôt décidé de nous accompagner.
— Muirgel devait beaucoup tenir à vous pour vous suivre dans ce voyage.
— En toute honnêteté, je n’aurais jamais cru que je l’intéresserais. C’est elle qui a recherché ma compagnie et m’a déclaré d’entrée de jeu que je l’attirais. Moi, je n’avais jamais osé lui adresser la parole, car je pensais que je lui étais indifférent. Après cela... eh bien, tout s’est passé pour le mieux.
— Crella était-elle informée de votre liaison ? Selon elle, Muirgel n’avait toujours pas réglé ses problèmes avec Cian.
Le regard de Guss se durcit.
— Je crois qu’elle savait. Elle enviait le bonheur de Muirgel qui m’a confié que Crella la menaçait.
— Hein ? À la suite de cette confidence, auriez-vous surpris une altercation entre les deux cousines ?
— Oui, elles se sont querellées quelques jours avant que nous n’atteignions Ardmore. Quand on s’est arrêtés pour prendre un repas dans une taverne, Muirgel s’est rendue au bord d’un ruisseau, non loin de là, pour se laver et se rafraîchir. Moi, j’étais allé chercher de la bière et quand je les ai rejointes, je les ai entendues qui se disputaient.
— Vous rappelez-vous précisément les mots qu’elles ont employés ?
— Je ne me souviens pas des termes exacts, mais Crella accusait Muirgel de...
Il hésita et rougit.
— ... d’utiliser à ses fins l’affection que je lui portais et de jouer avec moi comme elle l’avait fait avec les autres. Crella était convaincue que Muirgel était toujours amoureuse de Cian.
— Vous êtes certain que Muirgel avait mis un terme à sa liaison avec Cian ?
Guss se fâcha.
— Oh, oui ! Quant à notre amour, à moi et à Muirgel, il était des plus naturels et s’exprimait sans aucune réticence.
Les allusions du jeune homme étaient parfaitement claires.
— Et vous trouviez le temps et l’endroit pour cela au cours d’un voyage avec vos compagnons ? demanda Fidelma en tentant de ne pas laisser transparaître son scepticisme.
— Je ne mens pas ! répliqua Guss avec indignation.
— Je vous crois.
— Vraiment ? N’écoutez pas Crella qui est habitée par la rancoeur.
— Très bien. Venons-en au matin où le bateau a pris la mer. Vous êtes monté à bord en compagnie de Muirgel ?
— Tout le monde a embarqué au même moment.
— Racontez-moi comment cela s’est passé.
— Après le déjeuner, nous avons quitté l’abbaye et rejoint le port. Soeur Canair n’était pas là et Muirgel l’a remplacée. Murchad est venu nous prévenir qu’il fallait partir, sinon nous allions manquer la marée, auquel cas le prix de la traversée que nous avions payé ne serait plus valide.
— Personne n’a protesté en disant qu’il fallait attendre soeur Canair ?
— Nous sommes tous tombés d’accord sur un point : si soeur Canair avait voulu nous accompagner, elle serait arrivée à l’heure sur le quai. Soeur Crella a fait remarquer que Canair ne s’était même pas souciée de nous faire parvenir un message.
— Pourquoi soeur Muirgel a-t-elle pris le groupe sous son aile ?
— Elle était la plus ancienne de l’abbaye.
— Mais frère Tola et soeur Ainder...
— Tola vient de Bangor et si soeur Ainder est la plus âgée, Muirgel appartenait depuis plus longtemps qu’elle à la communauté.
— Et pourtant Cian, un moine de Bangor, a fini par prendre la tête de votre expédition.
— Il s’est arrogé ce droit sans consulter personne et surtout pas soeur Muirgel. Elle était très consciente de son rang et ne l’aurait jamais autorisé à usurper ce qu’elle considérait comme une prérogative légitime.
— Donc vous êtes montés à bord...
— Et nous sommes allés droit à nos cabines.
— Qui a organisé la répartition des couchettes ?
— Muirgel.
— Quand ?
— Dès notre arrivée.
— Si elles étaient si proches, pourquoi Muirgel et Crella ne partageaient-elles pas la même cabine ?
— Muirgel s’y refusait pour la raison que je vous ai expliquée. Elle s’est d’ailleurs disputée avec Crella à ce sujet.
— Crella m’a affirmé qu’elle avait promis de partager une cabine avec Canair.
— Première nouvelle. Surtout que Canair n’était même pas là.
— Donc au départ, soeur Muirgel n’était pas indisposée au point de négliger ses nouvelles tâches de responsable de votre groupe ?
— Elle était consciente de ses devoirs et à ce propos, elle ignorait que vous deviez vous joindre à nous. Elle s’était arrangée pour disposer d’une cabine pour elle seule. Par la suite, nous avions prévu...
Il se cacha le visage dans les mains en frissonnant.
— Elle n’a pas dû apprécier que je veuille partager sa cabine.
— Effectivement.
— Comment le savez-vous ? s’étonna Fidelma.
— Je suis allé la trouver, répliqua Guss sans se troubler.
— Si elle était aussi malade qu’elle le prétendait, elle ne vous aurait pas reçu. Elle m’a affirmé qu’elle ne voulait voir personne.
— Sauf moi.
— Très bien. Et quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Un peu avant minuit. La tempête soufflait déjà très fort.
— Dites-moi comment cela s’est passé.
— Je lui ai apporté une boisson et de la nourriture, et nous avons discuté quelques instants. C’est tout. À un moment donné, on a entendu du bruit à l’extérieur de la cabine. Je crois qu’il s’agissait-il d’une personne seule. Cela peut sembler bizarre, mais on aurait juré que quelqu’un récitait un texte en pleine tempête.
— Vous avez des soupçons sur l’identité de la personne ?
— Non, mais la voix était celle d’une femme et nul n’a cherché à pénétrer à l’intérieur de la cabine. Quand ces déclamations ont cessé, je suis allé regarder dans le couloir qui était désert, mais j’ai entendu une porte se refermer.
— Et que s’est-il passé ?
— Muirgel voulait se reposer et elle m’a demandé de retourner dans ma cabine en me disant que les occasions de nous retrouver ne manqueraient pas au cours de la traversée. Je lui ai obéi. Et au matin, Cian est venu m’apprendre qu’elle avait été emportée par une lame. Je ne parvenais pas à le croire.
— C’est le choc que vous avez ressenti qui vous a poussé à ne plus bouger d’ici ?
Frère Guss haussa les épaules.
— Je n’arrivais pas à me résoudre à affronter les autres, et surtout Crella.
Fidelma se leva.
— Merci, frère Guss, votre récit m’a été très utile.
Le jeune homme se redressa.
— Soeur Muirgel n’a pas été emportée par les flots ! lança-t-il avec force.
Fidelma ne répondit rien. À part elle, elle partageait la conviction de Guss, mais un détail la troublait. Ce jeune homme venait de perdre la femme qu’il adorait, or il ne présentait pas les signes d’affliction auxquels on s’attendrait en de telles circonstances.