— Cela passe l’entendement ! s’écria Murchad pour la énième fois tout en se grattant la tête.
Fidelma était allée le chercher en se gardant bien d’éveiller l’attention de quiconque. Maintenant, le capitaine, abasourdi, fixait le visage de la morte.
— Vous êtes sûre qu’il s’agit de soeur Muirgel ? Je ne l’ai vue que très brièvement au moment de l’embarquement.
Fidelma hocha la tête.
— Je ne l’ai qu’entr’aperçue moi aussi quand je lui ai parlé dans cette cabine, mais c’est bien elle. Ce n’est certainement pas une des trois autres religieuses.
— Il semblerait donc que soeur Muirgel a été tuée deux fois ! fit observer Murchad avec une froide ironie. La première quand on a retrouvé sa robe ensanglantée, et la seconde quand on lui a tranché la gorge. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Que soeur Muirgel a voulu nous faire croire à sa disparition alors qu’elle se cachait à bord... sans doute avec la complicité d’un tiers. Vous vous rappelez ce qu’a dit Wenbrit sur les vivres qui manquaient ? J’ai aussitôt songé à une histoire de ce genre, et voilà pourquoi je désirais entreprendre une nouvelle fouille. Muirgel jouait la comédie. Je ne vois pas trace du couteau...
— Mais pourquoi Muirgel désirait-elle que l’on croie à son assassinat ou à sa noyade ?
Fidelma baissa les yeux sur le crucifix qu’elle venait de ramasser. Muirgel le tenait dans son poing fermé et l’avait laissé échapper en expirant.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le capitaine.
— Son crucifix. Il a dû lui être d’un certain réconfort au cours de ses derniers instants. Elle le serrait contre elle quand elle a rendu l’âme.
— Une femme très pieuse, fit observer Murchad tout en désignant le crucifix autour du cou de la religieuse.
Fidelma ouvrit de grands yeux. Il était d’un style bien différent de celui qui reposait dans le creux de sa main, plus petit, mais finement ouvragé, et elle comprit aussitôt qu’il n’appartenait pas à Muirgel. Elle le retourna et vit qu’il portait une inscription.
— Approchez la lanterne, dit-elle à Murchad.
Un nom que l’usure du métal rendait à peine lisible apparut. Canair.
Fidelma pinça les lèvres.
— Avez-vous déjà rencontré soeur Canair ?
— Je ne l’ai jamais vue. Tout comme pour vous, le prix de son voyage a été négocié par l’abbaye de Saint-Declan avant l’arrivée des pèlerins. Je ne connaissais que le nom des pèlerins et leur nombre. Douze traversées avaient été payées, mais seules dix personnes se sont présentées. Vous étiez comptée à part. On m’a rapporté que soeur Canair, qui dirigeait le groupe, n’était pas arrivée à Ardmore et comme nous devions appareiller avec la marée...
Il eut un geste d’impuissance.
— Et maintenant, que fait-on ?
Fidelma était soucieuse.
— Pour moi, cela ne change rien et je vais poursuivre mon enquête. À présent, nous avons un corps pour prouver le crime et certains éléments commencent à se mettre en place. Par exemple, je m’explique mieux l’attitude de frère Guss. Alors qu’il affirmait être très amoureux de Muirgel, il ne semblait pas autrement bouleversé à l’idée qu’elle ait été emportée par les flots. Donc il savait qu’elle était vivante. Il n’en demeure pas moins que je ne suis pas beaucoup plus avancée quant à la résolution de ce mystère. Mes soupçons s’orientent différemment, mais les questions sans réponses semblent se multiplier.
Fidelma se tourna vers le capitaine.
— Je suppose que tout le monde est encore à table ? Allez chercher les frères Guss et Tola, et précisez-leur qu’ils devront attendre mon autorisation avant d’entrer dans la cabine. Ah, et envoyez-moi un de vos matelots.
Murchad tourna les talons sans faire de commentaire. Presque aussitôt, un marin au visage rougeaud passa la tête par l’entrebâillement de la porte.
— Je m’appelle Drogon, lady, et c’est le capitaine qui m’envoie.
— Vous allez contrôler l’accès à cette cabine, Drogon, et vous veillerez à ce que personne n’entre ici à moins d’y avoir été convié par moi.
Drogon leva le poing à son front et se retira. Un instant plus tard, Fidelma entendit la voix querelleuse de frère Tola qui s’indignait d’avoir été convoqué de façon aussi cavalière et exigeait des explications. Fidelma alla ouvrir.
— Entrez, frère Tola, lança-t-elle d’un ton sec.
Puis elle ajouta à l’adresse de frère Guss qui se tenait derrière lui :
— Attendez ici que nous en ayons terminé.
— Que se passe-t-il ? tonna frère Tola en regardant autour de lui d’un air ennuyé.
Fidelma alla à la couchette et leva sa lanterne.
Frère Tola poussa une exclamation de surprise et s’avança d’un pas.
— De qui s’agit-il ? demanda Fidelma sans le quitter des yeux.
Le visage du religieux trahissait une stupéfaction non feinte.
— Soeur Muirgel ! murmura-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ? Je croyais qu’elle s’était noyée.
— Retournez auprès de vos compagnons, Tola, lui intima Fidelma d’une voix douce. Et jusqu’à ce que j’intervienne, ne soufflez mot à quiconque de ce que vous avez vu. Et maintenant, faites entrer frère Guss.
Le religieux, visiblement choqué, sortit de la cabine en laissant derrière lui une Fidelma déçue. Elle avait espéré qu’il trahirait par quelque signe qu’il n’était pas surpris de voir le cadavre sanglant de Muirgel. Or il ne semblait pas déguiser sa réaction et son ébahissement était sincère. Quelqu’un toussa et le jeune moine apparut.
Fidelma leva sa lampe et attendit.
Le jeune homme devint blanc comme un linge, recula, et Fidelma redouta qu’il ne s’évanouisse. Puis il cacha son visage dans ses mains en gémissant.
— Muirgel ! Oh, mon Dieu, Muirgel !
Fidelma le fit asseoir.
— Expliquez-vous, frère Guss. Quand je vous ai interrogé hier, vous saviez que Muirgel était encore en vie, sinon vous ne seriez pas aussi accablé par la douleur. Où se cachait-elle et pourquoi ?
— J’aimais Muirgel, répondit le jeune homme en pleurant à chaudes larmes, et oui, je savais qu’elle n’était pas morte.
— Pourquoi avait-elle imaginé cette mise en scène ?
— Elle craignait qu’on ne l’assassine, hoqueta Guss,
— C’est pour cette raison qu’elle se terrait à bord ?
Le jeune homme hocha la tête, incapable de maîtriser ses sanglots.
— Mais pourquoi s’est-elle embarquée sur l’Oie bernache si elle était la proie de telles appréhensions ?
— Elle n’avait pas compris qu’elle serait la prochaine victime. Une fois à bord, il était trop tard. Je l’ai donc aidée à se protéger.
— La prochaine victime ? s’exclama Fidelma.
— Soeur Canair a été tuée la veille de notre départ.
Fidelma s’assit à son tour.
— Seriez-vous en train de me dire que vous et Muirgel saviez en montant sur ce bateau que soeur Canair était morte ?
— C’est une longue histoire, murmura Guss qui avait repris le contrôle de lui-même.
— Contez-la-moi.
— Nous voulions nous cacher du meurtrier et nous échapper à la prochaine escale : nous espérions que le bateau accosterait à l’île d’Ushant pendant la nuit.
— Voilà un plan curieux. Pourquoi ne pas vous adresser directement au capitaine ?
— Une idée de Muirgel. Elle était convaincue que personne ne voudrait la croire. Maintenant, ils seront bien obligés.
Le jeune homme frissonna, en proie à une profonde détresse.
— Donc le meurtrier est à bord. Connaissez-vous son identité ?
— Non, contrairement à Muirgel qui a préféré garder le secret pour me protéger. Cependant, je crois deviner de qui il s’agit.
Guss, qui souffrait d’un violent choc émotionnel, parlait en articulant lentement, comme dans un rêve, et ses yeux ne parvenaient pas à se fixer.
En d’autres circonstances, Fidelma aurait pris soin de lui et lui aurait donné une boisson forte pour le réconforter, mais le temps pressait. Il lui fallait très vite réunir le plus d’informations possible. Fouillant dans les replis de ses vêtements, elle en sortit la petite croix en argent que soeur Muirgel serrait dans sa main.
— Vous reconnaissez ceci ?
Guss éclata d’un rire hystérique.
— Cette croix appartenait à soeur Canair.
— Comment avez-vous appris la mort de soeur Canair ? La parole de Muirgel est-elle l’unique preuve dont vous disposiez ?
— Nous avons tous les deux vu son corps. Nous étions ensemble.
— Vous êtes certain qu’il s’agissait de Canair ?
— Je ne suis pas près d’oublier cette vision.
— Quand cela s’est-il passé ?
— La nuit avant l’embarquement.
— À l’abbaye d’Ardmore ?
— Non, pas à l’abbaye. Cette nuit-là, Muirgel et moi étions ailleurs.
Les rebondissements de cette histoire étaient tellement ahurissants que Fidelma était prête à tout entendre.
— Je croyais que votre groupe demeurait au monastère ?
— Nous y sommes arrivés tard dans l’après-midi, après l’annonce de soeur Canair qu’elle devait rendre visite à quelqu’un non loin de là. Elle a promis de nous rejoindre à l’abbaye, ou au port à l’aube si elle rentrait trop tard. L’abbé avait déjà retenu notre traversée sur l’Oie bernache et donc nous n’avions plus à nous soucier de rien.
— Et soeur Canair ne s’est pas présentée.
— Non, pour la bonne raison qu’elle était déjà morte.
— Quand l’avez-vous appris ?
— Au monastère, la plupart de nos compagnons, fatigués par le voyage, s’étaient retirés dans leurs cellules. Muirgel m’a alors chuchoté qu’elle voulait aller se promener. Elle m’a donné rendez-vous devant les portes de l’abbaye en me recommandant de ne pas me faire remarquer. Elle désirait demeurer seule avec moi, or Crella la suivait comme son ombre et cela lui portait sur les nerfs. Nous étions amoureux.
Il tomba dans un profond silence.
— Poursuivez, lui ordonna Fidelma.
— Quand nous nous sommes retrouvés, elle était d’excellente humeur et m’a annoncé qu’elle avait repéré une taverne au pied de la colline où nous pourrions passer la nuit sans que personne ne vienne nous embêter.
— Vous étiez d’accord ?
— Bien sûr.
— Et vous avez passé la nuit dans cette auberge ?
— Une partie.
— À quel moment soeur Canair intervient-elle dans votre récit ?
Frère Guss poussa un profond soupir.
— À peine étions-nous couchés, à l’auberge, qu’on entend des bruits dans la chambre voisine, puis un cri étouffé et des pas précipités dans le couloir. Nous n’y prêtons pas une grande attention quand, subitement, des gémissements s’élèvent de la pièce à côté.
— Qu’avez-vous fait ?
— Par curiosité, Muirgel va à la porte de notre chambre, écoute et jette un coup d’oeil dans le corridor. La porte de la chambre voisine est entrouverte et une bougie brûle à l’intérieur de la pièce. Persuadée que son occupant souffre de quelque mal, elle veut aller lui proposer son aide.
Le jeune homme s’interrompit et Fidelma lui versa un gobelet d’eau qu’il but avidement. Puis il reprit son récit :
— Muirgel revient vers moi en courant. Bouleversée, elle me murmure : « C’est soeur Canair ! » Je vais voir et je trouve Canair étendue sur le lit, la gorge tranchée et poignardée à plusieurs reprises dans la région du coeur.
Fidelma plissa les paupières.
— Elle venait d’être la victime d’un assaut d’une rare violence, commenta-t-elle.
Frère Guss ne répliqua rien.
— Mais elle était encore en vie. N’avez-vous pas dit qu’elle poussait des gémissements ?
— Les râles de l’agonie, articula le jeune homme d’une voix blanche, car quand je suis arrivé auprès d’elle, elle n’était plus de ce monde. J’ai recouvert son corps avec une couverture, soufflé la chandelle et rejoint Muirgel.
— Était-elle morte quand Muirgel l’a trouvée baignant dans son sang ? A-t-elle prononcé quelque parole avant d’expirer ?
Frère Guss secoua la tête.
— Muirgel a pris peur et s’est enfuie. De toute façon, nous ne pouvions plus rien pour elle.
— Avez-vous vu l’arme qui a infligé les blessures ?
— Non, j’étais trop choqué pour suivre une quelconque logique. Avec Muirgel, nous avons longuement discuté de la meilleure stratégie à adopter. À la fin, elle a proposé que nous retournions à l’abbaye en faisant comme si nous ne l’avions jamais quittée.
— Mais l’aubergiste aurait pu témoigner que vous aviez dormi dans son établissement ?
— Nous n’avons pas pensé à cela.
— Pourquoi n’avez-vous pas donné l’alarme ? Peut-être aurait-on pu démasquer le meurtrier.
— Parce que nous aurions été obligés de révéler que nous étions dans la pièce à côté. Le meurtrier aurait été informé de notre présence, notre voyage aurait dû être annulé... cela engendrait toutes sortes de complications.
Guss baissa la tête.
— En y repensant, cela semble bête et égoïste, mais, sur le moment, nous ne l’avons pas jugé ainsi. Nous étions là, à côté de ce cadavre ensanglanté... vous allez nous mépriser, sûrement, mais loin d’un tel drame et à la lumière du jour, on a l’esprit plus clair.
— Il sera toujours temps de juger quand nous aurons rassemblé tous les éléments de cette affaire. Poursuivez.
— Avant l’aube, nous étions de retour à l’abbaye.
— N’avez-vous pas craint que l’aubergiste prévienne les autorités ? Votre fuite aurait pu faire porter les soupçons sur vous.
— Nous avions laissé de l’argent bien en évidence sur la table pour payer la chambre, et fermé la porte de Canair en espérant qu’on ne découvrirait pas son corps avant un certain temps. On croyait que tout le monde dormait, mais quand on est partis, on a vu l’aubergiste qui chargeait un chariot à la lumière d’une torche. Il nous tournait le dos. On s’est dépêchés de regagner l’abbaye, où nous avons pris notre déjeuner au réfectoire comme si de rien n’était. Personne ne nous a posé de questions.
Fidelma se frotta la joue d’un air pensif. Cette histoire était tellement invraisemblable que le jeune homme devait sûrement dire la vérité.
— Et il ne manquait personne de votre groupe à l’abbaye ?
— Non.
— Personne ne vous a suspectés de ne pas avoir passé la nuit au monastère ?
— Peut-être Crella. Elle n’arrêtait pas de nous jeter des regards lourds.
— Quand soeur Canair n’est pas apparue au port, vous n’avez pas parlé de votre histoire ?
— Non, et tout s’est passé normalement. Muirgel prit la tête du groupe et distribua les cabines. Afin que nous puissions nous y retrouver plus tard, elle s’en attribua une pour elle seule où elle m’emmena avant que le bateau ne prenne la mer. Elle était pâle et tremblante, égarée par la peur. Selon elle, l’assassin de Canair était à bord et elle le savait avec certitude.
Il pointa du doigt le crucifix que Fidelma tenait à la main.
— Elle a vu quelqu’un qui portait cette croix. Canair lui avait raconté qu’il s’agissait d’un cadeau de sa mère dont elle ne se séparait jamais. Muirgel m’a juré que Canair la portait quand elle était partie rendre visite à son amie : son assassin l’avait forcément prise sur son cadavre.
— Mais quand Muirgel a reconnu la personne au crucifix, pourquoi n’est-elle pas allée tout raconter au capitaine ?
— Elle était terrorisée. Elle affirmait qu’elle savait la raison du meurtre de Canair et qu’elle serait la prochaine victime.
— Vous n’avez pas insisté pour en savoir plus ?
— Si, naturellement, mais quand je lui ai demandé pourquoi elle en était si sûre, elle a cité un verset de la Bible.
— Lequel ? Vous vous en souvenez ?
— Quelque chose comme :
Mets-moi comme un sceau sur ton coeur, comme un sceau sur ton bras.
Car l’amour est fort comme la Mort, la jalousie inflexible comme le Shéol.
Ses traits sont des traits de feu, une flamme de Yahvé.
Fidelma réfléchit un instant.
— Elle ne vous a pas révélé le sens caché de ce texte ?
Frère Guss rougit.
— Muirgel... avait connu des hommes avant moi, je ne le nie pas. Elle m’a confié qu’elle et Canair avaient été amoureuses du même homme tout en refusant de s’expliquer davantage.
Fidelma soupira.
— Amoureuses du même homme... la jalousie est inflexible comme le Shéol... sans doute cela désigne-t-il un événement précis, mais lequel ?
— Muirgel affirmait que la personne qui avait assassiné Canair la tuerait avant la fin de la traversée.
— Par jalousie ?
— Oui. Elle m’a alors annoncé qu’elle allait s’enfermer dans sa cabine en prétextant qu’elle avait le mal de mer.
— Puis Wenbrit a décidé que je partagerais sa cabine...
— Elle a réussi à vous évincer, mais même après votre départ, elle se sentait très vulnérable. C’est alors qu’elle a formé le projet de se cacher tout en laissant une robe tachée de sang derrière elle. Elle voulait persuader les gens que son assassinat avait déjà eu lieu.
— Avait-elle prévu qu’on croirait à une noyade ?
— Non, comment deviner qu’une tempête se lèverait ? Muirgel voulait juste qu’on s’imagine qu’elle avait été jetée par-dessus bord. Après, on a regretté d’avoir laissé cette robe, car cela ne faisait que compliquer les choses.
— Sans ce vêtement, on aurait jugé que Muirgel avait été la victime d’un simple accident et on n’aurait pas cherché plus loin, dit Fidelma.
Puis elle ajouta avec un sourire triste :
— Je suppose que c’est vous qui avez procuré le sang pour la robe ?
Guss porta la main à son bras gauche et haussa les épaules.
— Effectivement. Quand vous m’avez interrogé, j’ignorais que vous aviez déjà découvert le vêtement. J’ai été surpris de l’intérêt que vous portiez à ma blessure et j’ai dû trouver une réponse.
— Et je vous ai alors soupçonné d’être impliqué dans ce prétendu assassinat. Où se cachait Muirgel ? Le second a fouillé tout le navire sans aucun résultat.
— Elle se terrait sous ma couchette. Qui aurait eu l’idée d’aller y regarder ? Frère Tola a un sommeil de plomb, même les trompettes de Jéricho ne le réveilleraient pas. Pour des raisons évidentes, elle devait sortir de sa cachette de temps à autre, mais elle s’arrangeait pour le faire pendant la nuit ou juste avant l’aube, et elle n’a jamais rencontré personne.
— Et ce matin ?
— Elle s’est levée tôt et a pensé que le plus sage serait qu’elle retourne dans sa propre cabine. Personne ne songerait à l’y chercher puisqu’elle était officiellement décédée. Je devais l’y rejoindre après le déjeuner.
— À votre avis, qu’est-il arrivé ?
— Elle a été surprise et assassinée par la même personne qui a poignardé soeur Canair.
— Vous avez cependant insinué que vous aviez de fortes présomptions sur l’identité du meurtrier. Vous référiez-vous à la personne dont vous vous êtes plaint au cours de notre conversation d’hier ?
— Crella ? Oui, je suis persuadé que c’est elle qui est venue parler à Muirgel à travers la porte cette nuit-là. Elle n’a jamais cessé de nous espionner. Elle était jalouse de Canair et tout en prétendant adorer Muirgel, elle...
— Vous ne me présentez que des présomptions, or il me faut des faits, le coupa Fidelma. Oui ou non Muirgel vous a-t-elle donné le nom de la personne qui la terrorisait ?
Le jeune homme secoua la tête d’un air accablé.
— Alors à moins que vous ne me fournissiez des éléments de preuve plus substantiels...
— Vous allez laisser Crella échapper à la justice ? s’écria Guss avec colère.
— Ce qui m’intéresse, c’est de découvrir la vérité.
Le jeune homme la défia du regard, puis il se tassa sur lui-même.
— Je l’aimais ! J’aurais fait n’importe quoi pour elle. Et maintenant je crains pour ma propre vie, car
Crella se doutait bien que nous étions amants et que je protégeais Muirgel. Jusqu’où peut aller la jalousie ?
Fidelma ressentait une profonde compassion pour ce garçon.
— Nous resterons sur nos gardes, frère Guss. Puissiez-vous tirer du réconfort des sentiments que vous portiez à Muirgel. Elle partageait votre amour, dites-vous ? Alors vous étiez deux fois béni. Rappelez-vous le chant de Salomon, car c’est un verset de ce Cantique des cantiques que Muirgel vous avait cité. Le suivant commence ainsi :
Les grandes eaux ne pourront éteindre l’amour, ni les fleuves le submerger.
Frère Guss se leva. Sa douleur étant trop grande pour qu’il rejoigne ses compagnons, il retourna dans sa cabine. Quant à Fidelma, elle retrouva Murchad qui l’attendait devant la porte en compagnie de Drogon, son homme d’équipage.
— Continuez de monter la garde, dit-elle à Drogon et ne laissez personne entrer ici sans ma permission ou celle de votre capitaine.
Puis elle se tourna vers Murchad.
— Tout le monde est-il encore en train de manger ?
Il hocha la tête.
— Qu’avez-vous l’intention de leur dire ?
— La vérité. Notre assassin la connaît, alors pourquoi la dissimuler aux autres ? Et puis cette révélation poussera peut-être le meurtrier à commettre quelque erreur.
Murchad suivit Fidelma jusqu’au poste d’équipage où Wenbrit débarrassait la table. Les pèlerins attendaient, assis en silence. Quand frère Tola les avait rejoints en refusant de commenter son absence, ils avaient compris qu’il s’était passé quelque chose de grave. Lorsque Fidelma entra, seul Cian la salua, mais elle ne lui accorda aucune attention. Tout le monde avait les yeux fixés sur elle.
Le jeune Wenbrit s’arrêta, une pile d’écuelles sales dans les mains.
— Nous avons découvert le corps de soeur Muirgel, annonça Fidelma.
Soeur Crella voulut se lever et retomba sur le banc avec un long gémissement angoissé, tandis que soeur Gormán s’agitait en étouffant un rire nerveux. Frère Tola, qui s’était contenu jusqu’à l’arrivée de Fidelma, fut le premier à s’exprimer.
— Donc elle n’était pas tombée à l’eau et pendant tout ce temps elle se trouvait à bord ?
— C’est exact.
— Mais alors comment expliquez-vous qu’elle se soit noyée ? s’écria soeur Ainder.
Fidelma la fixa avec un sourire froid.
— Elle ne s’est pas noyée. Elle a eu la gorge tranchée au cours de la demi-heure qui vient de s’écouler.
Soeur Crella poussa un cri et Fidelma jeta un coup d’oeil rapide autour de la table. À l’évidence, Crella était la plus choquée, mais tout le monde semblait bouleversé.
— Tu en es certaine ? demanda Cian.
— De quoi parles-tu ?
Cian changea de position sous son regard inquisiteur.
— Eh bien, de soeur Muirgel ! D’abord, on nous annonce qu’elle est morte, puis bien vivante et à nouveau décédée !
Fidelma se tourna vers frère Tola.
— C’est bien soeur Muirgel, confirma Tola d’une voix blanche. J’ai identifié le corps de même que frère Guss...
Il chercha celui-ci du regard et s’aperçut qu’il était absent.
Fidelma devança sa question.
— Frère Guss est allé s’étendre dans sa cabine. Il est très affecté.
Tout le monde était pétrifié, à l’exception de Crella qui sanglotait.
— Chacun d’entre vous peut-il me dire où il se trouvait au cours de la demi-heure qui vient de s’écouler ? demanda Fidelma.
— Comment cela ? s’énerva soeur Gormán dont l’agitation allait croissant. Soupçonneriez-vous l’un d’entre nous d’être le coupable ?
— Cela m’étonnerait qu’un des membres de l’équipage soit concerné ! répondit Fidelma avec un petit sourire. Soeur Muirgel connaissait son meurtrier. En réalité, elle avait manigancé de disparaître afin de lui échapper. Elle se cachait pendant le jour et sortait de son refuge la nuit ou au petit matin pour manger et se dégourdir les jambes.
« Un détail me revient. Le matin suivant sa disparition, quand cet épais brouillard enveloppait le bateau, je l’ai rencontrée sur le pont et ne l’ai pas reconnue... Quant à toi, Wenbrit, en ce qui concerne la nourriture qui te manquait, tu tiens maintenant ton explication.
Le mousse la fixait d’un air ahuri.
— D’après vous, soeur Muirgel se serait arrangée pour que l’on pense qu’elle était passée par-dessus bord ? dit soeur Ainder qui avait du mal à suivre. Mais pourquoi ?
— Elle voulait tromper l’assassin.
Frère Tola émit un rire sardonique.
— Comment aurait-elle pu se soustraire à notre présence sur ce bateau ? Votre histoire est invraisemblable.
— Permettez-moi de ne pas être d’accord avec vous...
Fidelma résista au désir de lui révéler que Muirgel avait passé la première nuit tout près de sa couchette pendant qu’il dormait.
— ... mais laissons cela. Le plus important, c’est ma conviction que le meurtrier de Muirgel est un membre de votre groupe. Où était chacun d’entre vous au cours de l’heure qui vient de s’écouler ?
Ils se dévisagèrent d’un air suspicieux.
— Il y a une heure environ, nous sommes tous venus déjeuner, déclara frère Tola qui s’était improvisé leur porte-parole.
Avant cela, ils affirmèrent qu’ils se trouvaient dans leur cabine, à l’exception de soeur Ainder qui s’était rendue aux defectora, et de Cian qui se dégourdissait les jambes sur le pont.
— Frère Bairne, vous confirmez que vous étiez dans votre cabine ? s’enquit Fidelma.
— M’accuseriez-vous ? tempêta le jeune homme qui avait rougi. Auquel cas, il vous faudra prouver ce que vous avancez.
— Si je vous accusais, je posséderais déjà les éléments de preuve établissant votre culpabilité, répliqua Fidelma. Et maintenant, il va falloir que je m’entretienne avec chacun d’entre vous en particulier.
— De quel droit ? maugréa soeur Ainder. Cette histoire est ridicule. D’abord cette fille passe par-dessus bord, puis elle réapparaît, un accident se change en meurtre et nous ne sommes mêmes pas sûrs que le cadavre en est un !
— Vous avez été avertie de mes prérogatives et de mon autorité dans cette enquête, la coupa Fidelma.
Frère Tola jeta un coup d’oeil à Murchad.
— Je suppose que Fidelma agit avec votre approbation, capitaine ?
— Elle a mon entière confiance et je lui ai délégué tous mes pouvoirs dans cette affaire, déclara Murchad d’une voix forte. Je ne le répéterai pas.