Murchad montra la côte émergeant du léger brouillard qui flottait sur les eaux.
— Voici l’île d’Ushant.
— Elle semble immense, observa Fidelma qui se tenait à ses côtés.
Au cours des dernières heures, elle avait tourné et retourné dans sa tête la scène de la mort de Canair telle qu’elle lui avait été décrite par Guss. Et si Muirgel avait été tuée parce qu’elle était un témoin gênant ? À moins que Guss n’ait eu raison d’incriminer la jalousie. Auquel cas, fallait-il envisager la culpabilité de Crella ? La mort de Guss aurait-elle été intentionnelle et non accidentelle ? La version de Crella contredisait celle de Guss et, faute de preuves, le mystère demeurait entier.
Une heure ou deux auparavant, un service avait été célébré pour soeur Muirgel avant que sa dépouille ne soit confiée aux profondeurs de l’océan. Cette seconde messe dite en sa mémoire s’était déroulée dans le calme et le recueillement. On avait également prié pour le pauvre frère Guss en recommandant son âme à Dieu. Quelle étrange sensation, songea Fidelma, de savoir qu’une des personnes présentes se moquait bien des valeurs et des sentiments célébrés pendant cette cérémonie ! Maintenant, c’était la fin de l’après-midi et le soleil déclinait dans le ciel où s’amoncelaient les nuages.
Il faisait froid. Peu à peu, la côte s’était rapprochée. Elle n’était plus qu’à quelques milles.
— C’est une grande île, dit le capitaine en réponse à la remarque de Fidelma. Et dangereuse. Je crois que nous aurons de la chance.
— Comment l’entendez-vous ?
— Cette brume, au ras des flots, pourrait très bien monter et se transformer en un épais brouillard. C’est assez fréquent autour d’Ushant. Ici, les courants sont puissants et les récifs innombrables. Si par malchance le vent forcit, on risque d’être précipités sur les rochers de cette côte déchiquetée. Dans ces parages, une tempête peut durer une dizaine de jours sans vous laisser aucun répit.
La côte noire et la mer presque invisible sous la brume avaient quelque chose de sinistre. Aucune colline n’adoucissait le relief de cette île dont le point le plus élevé, estima Fidelma, ne devait pas dépasser deux cents pieds. Le fracas des vagues sur les rochers du rivage et le sifflement du vent donnaient à Ushant un caractère menaçant.
— Comment allez-vous l’aborder ? demanda Fidelma. Je ne distingue qu’un mur de rocs infranchissable.
Murchad fit la grimace.
— Nous ne l’aborderons certainement pas par la côte nord. En contournant l’île par le sud, nous pénétrerons dans la baie qui abrite le principal port de l’île. Une église y a été construite par le bienheureux Paul Aurélien, le Breton.
Il tendit le bras.
— Nous allons passer derrière ce promontoire – vous le voyez ? -, là où se tient un navire qui se dirige vers nous.
Un bateau avait surgi à la pointe du cap.
— Navire en vue ! annonça l’homme de vigie.
Murchad se recula.
— Nous l’avions repéré ! cria-t-il et levant la tête. Tu aurais dû nous prévenir il y a dix minutes !
Gurvan apparut à la poupe.
— C’est un bateau à voile carrée de Montroulez.
— Ce qui ne nous apprend rien sur celui qui le commande. Et un homme de vigie ne sert pas à grand-chose s’il ne nous prévient pas avec un temps d’avance.
Fidelma étudia le navire à la haute proue, semblable en bien des points à l’Oie bernache.
Gurvan, qui avait rejoint Drogon à la rame de gouverne, observait le nouveau venu avec attention.
— Ce vaisseau a un problème, capitaine !
Murchad retourna au bastingage.
— Sa voile est mal arrimée, il est trop près du vent et cela ne va pas arranger nos affaires, grommela-t-il.
Quant à Fidelma qui ne distinguait rien de tout cela, elle faisait confiance à l’expérience de Gurvan et de Murchad, dont l’oeil exercé repérait le moindre manquement aux bons usages de la navigation.
Puis Murchad laissa échapper une exclamation qui fit sursauter Fidelma.
— L’imbécile ! Il ne résiste pas au vent de terre qui risque de le précipiter sur les rochers.
Les deux navires se rapprochaient, mais, à l’inverse du premier, l’Oie bernache, à l’ouest de la barrière d’écueils, disposait de toute la place pour manoeuvrer.
— Il ne change pas de cap ! À croire qu’il ne voit pas le danger ! s’énerva Gurvan.
Des membres de l’équipage, alignés le long du bastingage, contemplaient la scène tout en commentant la manoeuvre.
— Tous aux drisses ! hurla Murchad.
Les marins coururent aux cordages qui permettaient de hisser et d’amener la voile. Fidelma sentit que le vent tournait. Curieux comme elle était devenue sensible aux éléments depuis qu’elle avait pris conscience de leur importance sur un bateau.
— Je le savais ! s’énerva Murchad. Que le diable emporte cet imbécile !
Fidelma crut comprendre que le capitaine du navire devant eux aurait dû repositionner sa voile et tirer un bord ou zigzaguer contre le vent, qui s’engouffra dans la voile avec violence. Le bateau fut projeté vers l’avant, droit vers les écueils, puis il gîta avec un vent contraire. Il penchait si dangereusement que Fidelma crut qu’il allait se coucher sur l’eau. Soudain, il se redressa tandis que le vent frappait à nouveau la voile de plein fouet et, malgré le vacarme autour d’eux, Fidelma perçut le claquement de la pièce de cuir qui se déchirait.
— Priez pour eux, lady ! s’écria Gurvan. Ils sont perdus.
— Que voulez-vous dire ? balbutia Fidelma qui se mordit la lèvre d’avoir posé une question aussi sotte.
Pendant un instant, le bateau sembla étrangement immobile, puis la voile de gouverne et ce qui restait de la voile principale se gonflèrent, et le navire fila comme une flèche.
Le bruit qui s’éleva ne ressemblait à rien de ce que Fidelma avait entendu auparavant. On aurait dit un animal gigantesque fuyant dans les sous-bois, arrachant les buissons, fendant et déracinant les arbres sur son passage. Et il fallait imaginer ce tumulte mille fois amplifié par la surface de l’eau.
Fidelma regarda avec horreur le navire se désintégrer sous ses yeux.
— Mon Dieu, il s’est fracassé sur les rochers ! s’exclama Murchad. Que Dieu vienne en aide à ces malheureux !
Le mât s’abattit comme un jeune arbre frappé par la foudre, emportant le gréement. Puis les planches se brisèrent. Fidelma vit de petites silhouettes sauter dans les eaux glacées et écumeuses. Bien qu’elle ne pût entendre les hurlements à cause des vagues battant les rochers, elle s’imagina les percevoir.
En quelques instants le navire avait disparu au milieu d’écueils comme des pics, ne laissant alentour que du bois. Fidelma vit passer des planches, un tonneau, un panier d’osier... et aussi des corps dont on ne distinguait pas le visage, immergé.
Murchad semblait transformé en pierre. Puis, comme un homme se réveillant d’un sommeil pesant, il se secoua, toussa et coassa sans parvenir à maîtriser son émotion :
— Amenez la voile principale.
Les mains qui tenaient déjà les drisses se mirent en mouvement.
Cian et d’autres membres du groupe de pèlerins qui venaient d’apparaître commencèrent à poser des questions.
Murchad fixa Cian et se mit à vociférer :
— Ramenez vos compagnons sous le pont ! Sur-le-champ !
Gênée, Fidelma s’avança et entreprit de pousser les pèlerins vers l’escalier.
— Un bateau vient de sombrer après avoir heurté les rochers, expliqua-t-elle devant les exclamations indignées des religieux. Il y a peu d’espoir pour les malheureux qui étaient à son bord.
— Ne peut-on faire quelque chose ? demanda soeur Ainder. Nous avons le devoir d’assister les personnes en danger.
Fidelma jeta un coup d’oeil à Murchad qui criait des instructions et elle pinça les lèvres.
— Le capitaine fait tout ce qu’il peut, assura-t-elle à la religieuse. Et si vous voulez l’aider, commencez par obéir à ses ordres.
— La proue au vent, Gurvan ! Jetez les ancres ! Stabilisez le bateau et abaissez la barque !
Fidelma comprit que Murchad s’apprêtait à aller porter secours aux éventuels survivants.
Voyant que ses compagnons battaient en retraite à regret, elle se tourna vers le capitaine :
— Vous êtes certain que nous ne pouvons pas vous aider ?
Murchad secoua la tête.
— Ce n’est pas le moment, lady. Plus tard, peut-être.
Fidelma, qui n’avait aucune envie de descendre ou de rejoindre sa cabine, se réfugia dans un coin d’où elle pouvait observer la scène sans déranger personne.
Laissant la rame de gouverne à un autre, Gurvan entreprit avec deux hommes de mettre l’esquif à l’eau. Chacun savait ce qu’il avait à faire et la manoeuvre se déroula dans une parfaite coordination qui suscita l’admiration de Fidelma. l’Oie bernache s’était immobilisée, voiles basses. Les ancres avaient réduit le roulis. Cependant, Fidelma comprit que le navire ne resterait pas longtemps stationnaire. Le temps était compté avant que Murchad n’ordonne de hisser la voile et de s’éloigner de cet endroit lugubre.
L’esquif heurta la mer avec un bruit sourd et se dirigea droit vers le lieu du naufrage, montant et descendant sur les eaux agitées avec Gurvan à la proue et deux marins aux avirons.
Fidelma se pencha pour mieux les suivre du regard.
— Cela m’étonnerait qu’il y ait des survivants, dit une petite voix auprès d’elle.
C’était Wenbrit. Le mousse, très pâle, avait porté la main à son cou, marqué d’une cicatrice. Il semblait la proie d’une grande frayeur. Sans doute le choc du spectacle auquel il avait assisté.
— De tels naufrages sont-ils fréquents ?
Le garçon cligna des yeux.
— Un bateau qui va se briser sur une barrière de rochers à cause d’une navigation hasardeuse, cela demeure assez rare. Les personnes responsables de tels désastres ne connaissent pas la mer et ne la respectent pas, on devrait leur interdire de poser le pied sur un navire où ils mettent la vie des autres en danger. Ceux qui sombrent à cause d’une tempête, c’est différent. Mais il arrive qu’un capitaine ou des hommes d’équipage aient abusé des boissons fortes, et ceux-là sont impardonnables.
Fidelma était intriguée par la véhémence contenue du mousse.
— Apparemment, c’est un sujet sur lequel tu as longuement réfléchi, Wenbrit.
Le garçon éclata d’un rire sans joie.
— J’ai dit quelque chose d’inconvenant ?
Aussitôt, le mousse recouvra son sérieux.
— Excusez-moi, lady, ce n’est pas votre faute et maintenant je peux bien vous le dire : Murchad m’a sauvé la vie. Il m’a sorti de la mer lors d’un naufrage.
— Quand cela s’est-il passé ?
— Il y a quelques années. J’étais sur un vaisseau qui a connu le même sort que celui-ci.
Il désigna les débris flottant sur l’eau.
— Le capitaine était soûl, il a donné des ordres aberrants et le bateau s’est éventré sur les écueils. Murchad, qui passait par là, m’a récupéré un ou deux jours plus tard. J’étais attaché à un morceau de grille en bois – sans elle j’aurais coulé – et une des cordes qui m’y retenaient s’était enroulée autour de mon cou. Je sais que vous avez remarqué ma cicatrice.
Maintenant, Fidelma comprenait mieux pourquoi le mousse adorait Murchad qu’il considérait comme un héros.
— Donc tu as commencé très tôt à travailler à bord d’un navire ?
Wenbrit eut un sourire triste.
— Tes parents n’y voyaient pas d’objection ?
Wenbrit la regarda et, dans ses yeux sombres, elle lut une profonde angoisse.
— Mon père était le capitaine.
— Ah...
— Il était soûl, selon son habitude.
— Et ta mère ?
— Je n’ai aucun souvenir d’elle. Il m’a dit qu’elle était morte peu de temps après ma naissance.
— Quelqu’un d’autre a-t-il été sauvé en même temps que toi ?
— Je ne le pense pas. Je n’ai gardé aucun souvenir entre l’instant où le bateau a coulé et celui où je me suis retrouvé sur l’Oie bernache. Murchad m’a raconté que quand il m’a récupéré, j’étais à deux doigts de la mort.
— N’as-tu pas tenté de retrouver des survivants ? Ton père est peut-être encore en vie.
Wenbrit haussa les épaules.
— Murchad s’est rendu au port d’attache de mon père, en Cornouailles. L’équipage y était considéré comme ayant disparu corps et bien.
— Et à part Murchad, qui connaît ton histoire ?
— La plupart des hommes d’équipage, lady. Maintenant, ce bateau est devenu ma maison, et j’ai une famille plus aimante que celle que j’ai perdue.
Fidelma posa une main sur son épaule.
— Remercie Dieu pour ces bienfaits, Wenbrit. Et aussi celui qui en t’attachant à une grille t’a donné une chance d’être sauvé.
L’esquif venait d’atteindre une nappe de débris flottants. Gurvan, debout en équilibre instable, les examinait avec attention. Puis il poussa un cri et pointa un corps du doigt avant de se rasseoir. Les marins ramèrent avec énergie.
— Ils ont trouvé un survivant ! dit Fidelma.
Wenbrit secoua la tête.
— Non, c’est un cadavre. Regardez, ils le remettent à l’eau.
— Ne pouvons-nous récupérer des corps ? dit Fidelma qui se demandait s’il ne conviendrait pas d’accomplir quelque cérémonie funéraire pour les personnes défuntes.
— En mer, lady, on s’intéresse aux vivants, pas aux morts.
Un individu fut hissé dans la barque. Puis ils virent quelqu’un qui tentait de nager en se débattant dans l’eau.
— Voilà deux âmes de sauvées, murmura Wenbrit.
Un quart d’heure plus tard, la barque revenait avec trois rescapés. À peine étaient-ils hissés à bord que Murchad se dépêchait de donner l’ordre de prendre le large, et même Fidelma se rendait compte que le vent et la marée poussaient insensiblement l’Oie bernache vers les rochers. Lors de la manoeuvre, et grâce aux explications de Wenbrit, elle s’aperçut qu’en plus de ses ancres le navire était équipé de quatre grands sacs en cuir remplis de sable que l’on jetait à l’eau pour le stabiliser.
— Hissez la grand-voile ! hurla Murchad. Levez les ancres et les sacs ! Parés à virer ! Gurvan, à la rame de gouverne !
Tandis que l’équipage était occupé à mettre le navire à l’abri du danger, Fidelma s’avança vers les trois hommes.
Deux d’entre eux, apparemment des matelots ordinaires d’après leur mise, gisaient inconscients. Le troisième s’était assis, toussant et crachant. Ses vêtements, même trempés, trahissaient une personne d’une certaine éducation, mais il ne portait pas d’arme.
Il était bien bâti, ce qui expliquait peut-être qu’il ait survécu indemne dans ces eaux glacées, blond, et arborait de longues moustaches retombant de part et d’autre de sa bouche, à la mode gauloise. À part ça, il avait des yeux bleu clair et un visage agréable, aux traits réguliers. D’après son teint, il était habitué à la vie en plein air et portait des bijoux de prix.
— Quomodo vales ? lui demanda Fidelma.
Vu son rang et quelle que soit sa langue maternelle, il parlait sûrement le latin, mais à la grande surprise de Fidelma, il lui répondit en gaélique, et avec l’accent du royaume de Laigin.
— Moi ça va, mais mes compagnons...
Il désigna les deux corps allongés près de lui.
— ... ne semblent pas en aussi bonne forme.
Fidelma se pencha et prit le pouls du premier. Il était très faible.
— Je pense qu’il a avalé beaucoup d’eau, dit l’Irlandais.
Wenbrit s’avança.
— Je connais un moyen de le ramener à la vie, lady.
Fidelma se recula et regarda le garçon se mettre à califourchon sur le naufragé.
— Allongez-lui les bras derrière la tête et quand je vous le dirai, poussez-les vers moi, puis vous recommencerez cette opération plusieurs fois.
Un autre homme d’équipage procéda de même avec le second matelot.
Fidelma suivit les instructions du mousse et vit la poitrine de l’homme monter et s’abaisser. Entre chaque mouvement, Wenbrit soufflait de l’air dans la bouche du noyé. À l’instant même où Fidelma jugeait cette manipulation inefficace, l’homme produisit un gargouillis, l’eau jaillit de sa bouche et il se mit à tousser. Wenbrit le fit rouler sur le côté, il hoqueta et vomit sur le plancher.
Fidelma se recula. L’autre matelot, qui avait une blessure au front, n’avait pas repris connaissance, mais il respirait normalement. Deux marins l’emmenèrent dans les quartiers de l’équipage. Quant à l’homme de Laigin, qui était déjà debout et semblait rétabli, il regardait autour de lui d’un air mélancolique.
Wenbrit aida le matelot ressuscité à s’asseoir. L’homme commença à parler dans sa langue et Wenbrit lui répondit.
— Donc il n’est pas irlandais ? demanda Fidelma à l’homme de Laigin.
— Non, il appartenait à l’équipage d’un navire marchand de Bretagne. Quant à moi, j’avais payé ma traversée comme passager jusqu’à l’embouchure de la Sléine.
— Vous êtes de Laigin, n’est-ce pas ?
— Effectivement. Et je suppose que je me trouve sur un navire irlandais ?
— Oui, d’Ardmore plus exactement, mais l’équipage dont Murchad est le capitaine vient de diverses contrées.
L’homme sourit.
— Donc vous venez du royaume de Muman et il s’agit d’un bateau de pèlerins. Où vous rendez-vous ?
— Au tombeau de saint Jacques, en Ibérie.
L’homme jura à voix basse.
— Cela ne m’arrange pas. Où est le maître de ce navire ? Il faut que je lui parle.
Fidelma jeta un coup d’oeil en direction de Murchad, très occupé sur le gaillard d’arrière.
— À moins que vous ne désiriez plonger à nouveau dans les eaux en contrebas, je vous conseille d’attendre un peu.
De toute façon, nous allons faire escale à Ushant dans un instant.
— J’en arrive, soupira l’homme.
Fidelma interpella Wenbrit, maintenant occupé à briquer le pont.
— Comment vont tes deux naufragés ?
— Ils ont eu de la chance ! répondit le mousse. Dans un instant, je vais aller chercher des boissons pour les réchauffer ainsi que pour vous, fit-il en se tournant vers le rescapé.
— Excellente idée, mon garçon, approuva le moustachu.
— Comment vous appelez-vous ? lui demanda Fidelma d’un ton léger.
— Je ne le révélerai qu’au capitaine, répondit l’autre avec brusquerie.
Fidelma s’apprêtait à le remettre à sa place pour ses mauvaises manières quand sa cape s’ouvrit, et l’emblème du Collier d’or apparut à son cou. Elle avait été décorée de l’ancien ordre dynastique des Eóghanacht par son frère Colgú, roi de Cashel. Le soleil brilla sur la croix. Plus tard, Fidelma se demanda si elle avait accompli ce geste exprès ou par inadvertance. Toujours est-il qu’il eut un effet spectaculaire sur son interlocuteur, qui la fixa avec de grands yeux.
L’emblème des Niadh Nasc, les guerriers de la garde personnelle des rois de Cashel, symbolisait une vénérable fraternité nobiliaire de Muman. Cette décoration était remise par le roi en personne et lors de la cérémonie celui ou celle qui était honoré jurait allégeance au souverain. Les origines de cette croix – un ancien symbole du soleil – se perdaient dans la nuit des temps. Certains scribes ne craignaient pas d’affirmer qu’elles remontaient à mille ans avant Jésus-Christ.
L’homme de Laigin, conscient maintenant qu’il ne s’adressait pas à une religieuse ordinaire – et d’ailleurs Wenbrit ne lui accordait-il pas le titre de « lady » ? ―, s’éclaircit nerveusement la voix et s’inclina avec respect.
— Pardonnez-moi d’avoir manqué à la courtoisie la plus élémentaire, lady. Je suis Toca Nia du clan Baoiscne. J’ai commandé la garde de feu Fáelán, roi de Laigin. À qui ai-je l’honneur ?
— Fidelma de Cashel.
— La soeur de Colgú ? Le dálaigh qui a officié lors du conflit entre Muman et Laigin, celui qui...
— Colgú est bien mon frère.
— Savez-vous que je vous connais de réputation ?
— Je ne suis qu’une religieuse avocate à ses heures qui se rend en pèlerinage en Ibérie.
Toca Nia éclata d’un rire joyeux.
— Vous êtes trop modeste. Je me rappelle maintenant vous avoir déjà rencontrée, mais je ne vous avais pas reconnue avant que vous ne me donniez votre nom.
Ce fut au tour de Fidelma de manifester sa surprise.
— Vraiment ? Mais...
— Nous n’avions pas été présentés. J’ai assisté à votre plaidoirie dans la salle de réception bondée de l’abbaye de Ros Ailithir, il y a de cela plus d’un an. Après la mort de Fáelán, mon roi, j’ai continué quelque temps à servir le jeune Fianamail. Je l’ai accompagné, ainsi que l’abbé Noé de Fearna et le brehon Forbassach, jusqu’à l’abbaye où vous avez mis au jour le complot destiné à dresser le royaume de Laigin contre celui de Muman{23}.
Ce procès remontait à un an seulement ? Cela semblait une éternité à Fidelma.
— Drôle d’endroit pour se retrouver, dit-elle d’un ton aimable. Comment va Fianamail, roi de Laigin ? Un jeune homme emporté et plein de fougue, si mes souvenirs sont bons.
Toca Nia sourit et hocha la tête.
— Je l’ai quitté après le procès de Ros Ailithir : je crois bien que j’en avais assez de la guerre. On m’avait rapporté que le prince de Montroulez cherchait un homme pour dresser ses chevaux. J’ai quelque talent dans ce domaine et j’ai donc passé une année à sa cour. Je retournais à Laigin quand...
Il eut un geste éloquent en direction de la mer, ce qui ramena Fidelma à la situation présente. Déjà, la barrière de rochers déchiquetés n’était plus qu’une ligne au loin. Une fois de plus, grâce à ses exceptionnelles qualités de marin, Murchad était parvenu à surmonter de redoutables périls.
Elle avisa le capitaine qui s’avançait vers eux.
Toca Nia le salua.
— Souffrez-vous de blessures ? lui demanda Murchad en parcourant d’un oeil exercé la silhouette bien découplée de son hôte.
— Je me porte comme un charme, et cela grâce à vous et à la rapide intervention de votre courageux équipage, capitaine.
— Et vos compagnons ?
Wenbrit répondit pour lui :
— L’un sera sur pied dès demain et quant à l’autre, il lui faudra un peu plus de temps pour se remettre, car il s’est ouvert le front.
— Comment s’appelait ce bateau qui a coulé ?
— Le Morvaout, ce que je traduirais par le « cormoran ».
— Et que transportait-il ? Des pèlerins ?
— Non, répondit Toca Nia en souriant. Il acheminait une cargaison de vin et d’huile d’olive jusqu’à Laigin, et m’avait pris comme passager à son bord.
— Permettez, intervint Fidelma. Murchad, je vous présente Toca Nia, qui a été commandant de la garde du roi de Laigin, puis dresseur de chevaux pour le prince de... ?
— Montroulez, une principauté au nord de la petite Bretagne.
— À quoi pensait votre capitaine en menant son bateau dans des eaux aussi dangereuses ? s’enquit Murchad d’un air fâché.
L’ancien guerrier haussa les épaules.
— Le capitaine est mort il y a deux jours. Cela explique que le navire ait fait escale à Ushant au lieu de prendre la direction de Laigin, situé au nord. C’est le second qui a pris le relais, or il n’était pas compétent, buvait trop de cidre et ne parvenait pas à se faire obéir de certains membres de l’équipage.
— Prétendriez-vous que... que l’équipage s’est mutiné ? s’étonna Fidelma.
— Quelque chose comme ça, lady.
— Les deux matelots que j’ai repêchés étaient-ils eux aussi impliqués dans cette révolte ? tonna Murchad. Je ne veux pas de mutins à mon bord.
— Je l’ignore, soupira Toca Nia. Mais la disparition du capitaine a entraîné des désordres qui nous ont été fatals.
— De quoi est-il mort ? A-t-il été tué dans la mutinerie ?
— Du tout, son coeur l’a lâché alors qu’il était à la barre. J’ai déjà été le témoin de tels phénomènes inexplicables, pendant la bataille ou même après. L’homme ne souffre d’aucune blessure et pourtant le coeur s’arrête de battre.
— Le capitaine était-il le seul marin aguerri ? s’énerva Murchad. Voilà qui est bizarre.
— Bizarre ou non, vous avez été le témoin du résultat de ces regrettables événements, un miracle si j’en ai réchappé... grâce à votre prompt secours. Et maintenant, capitaine, je dois rejoindre Laigin.
Murchad secoua la tête.
— Nous sommes en route pour le tombeau de saint Jacques et ne reverrons pas Ardmore avant au moins trois semaines. Mais comme nous allons faire escale à Ushant, vous ne manquerez pas d’y trouver un bateau qui vous ramènera à bon port.
L’ancien guerrier sourit d’un air las.
— Il faut que je vende ces babioles...
Il montra ses mains chargées de bagues.
— Une année de mes gains a sombré au fond de l’océan et je ne possède que ce que j’ai sur moi. Peut-être parviendrai-je à persuader un vaisseau de m’engager comme homme d’équipage ?
Murchad l’examina d’un air peu convaincu.
— Vous avez de l’expérience ?
L’homme hurla de rire.
— Aucune, je le jure sur les dieux de la bataille. Je suis un bon soldat, versé dans les stratégies de la guerre et les arts du combat, j’aime les chevaux et je connais les secrets du dressage. Je parle trois langues, je sais lire, écrire et même calligraphier les caractères de l’ogam. Mais je n’ai aucune expérience de la navigation.
Murchad pinça les lèvres.
— Dans ce cas, il faudra vous débrouiller seul à Ushant. Et maintenant excusez-moi, j’ai du travail.
Wenbrit, qui était revenu avec un flacon de liqueur, en versa dans un gobelet pour le rescapé.
— Vous devriez enfiler des vêtements secs, monseigneur. Je me charge de vous trouver une tenue qui vous convienne.
— Merci, petit.
Soudain, l’homme qui avait porté le gobelet à sa bouche s’interrompit au milieu de sa phrase, écarquilla les yeux d’un air incrédule, et un tic nerveux agita son visage.
Fidelma se retourna pour tenter de comprendre ce qui motivait ce brusque changement d’attitude.
Cian venait d’apparaître. Il regardait autour de lui et venait aux nouvelles après qu’on l’eut renvoyé sous le pont avec les pèlerins.
Toca Nia émit un grognement sauvage et, laissant échapper le gobelet qui se brisa, il bondit en direction d’un Cian stupéfait.
— Bâtard, assassin ! hurla-t-il.
Puis il envoya son poing dans la figure de frère Cian qui se mit à saigner du nez et bascula vers l’arrière, les yeux agrandis par l’incrédulité.