CHAPITRE XIII

Ce soir-là après le repas, Fidelma décida de poursuivre ses investigations. Elle alla frapper à la porte des frères Dathal et Adamrae. L’atmosphère était oppressante, comme dans les autres cabines à l’arrière, et après la brise revigorante sur le pont, Fidelma y étouffait.

— Que voulez-vous, ma soeur ? lui demanda frère Adamrae d’un ton rogue.

— Vous interroger, mais ne vous inquiétez pas, ce ne sera pas long.

— Je suppose que cela concerne soeur Muirgel, grommela frère Dathal. J’ai appris par Crella que vous meniez une enquête.

— De quel droit venez-vous nous poser des questions ? renchérit frère Adamrae.

— Je suis déléguée par le capitaine, répondit Fidelma. Comme vous le savez je suis un...

— Dálaigh, la coupa frère Adamrae. Mais nous n’avons rien à voir là-dedans, d’ailleurs nous ne venons pas de la même abbaye, alors dépêchons-nous d’en finir.

Frère Dathal jeta un regard d’excuse à la jeune femme.

— Il faut nous comprendre : nous sommes très occupés par notre travail, car nous essayons de traduire des documents.

— Le temps est précieux pour tout le monde, répliqua Fidelma d’une voix grave, et je regrette que celui de Muirgel se soit prématurément épuisé.

Elle prit le parchemin posé sur la table. Il était écrit en ogam, l’ancien alphabet de la langue d’Éireann.

— Ceathracha is cheithre chéad...

Frère Dathal parut surpris.

— Vous savez lire les caractères de l’ogam ?

— Ogma des Temps immémoriaux, dieu de la Littérature et de l’Apprentissage, n’a-t-il pas donné cet alphabet au peuple de Muman ? Et une femme de Muman n’est-elle pas la mieux placée pour interpréter ces signes ?

Frère Adamrae fronça les sourcils.

— N’importe qui peut prononcer les lettres, mais que signifie ce texte ? Interprétez-le puisque vous êtes si maligne.

Fidelma pinça les lèvres et se concentra.

Quatre et cent années n‘est pas une tromperie imputable au peuple de Dieu, je vous l’assure, sur la surface de la mer de Romhar ils ont navigué et la mer de Meann ils ont traversé, ainsi sont venus les fils de Mile jusqu’à la terre d’Éireann.

Dathal et Adamrae n’en revenaient pas de la facilité avec laquelle elle traduisait le poème.

Puis frère Adamrae poussa un grognement sceptique.

— Très bien, vous connaissez la langue de ces textes, mais la comprenez-vous vraiment ? Tiens, par exemple, où situez-vous la mer de Romhar ? Et la mer de Meann ?

— Oh, cela n’est pas très compliqué ! Romhar, aujourd’hui Rua Mhuir, est la mer Rouge et Meann, la forme ancienne de la mer du Milieu que les Latins appellent Méditerranée.

Frère Dathal s’esclaffa devant la gêne de son compagnon.

— Bravo, ma soeur !

Frère Adamrae se détendit à son tour et sourit à Fidelma.

— Les mystères que recèlent les anciens textes ne sont pas accessibles à tous, concéda-t-il. Et nous nous consacrons à l’élucidation de leurs secrets.

— Tout comme je me consacre à la poursuite de la vérité, conclut Fidelma. Le capitaine m’a demandé de l’aire un rapport sur les événements pour une raison bien simple : si quiconque découvre une faute dans la manière dont il a conduit ce voyage, il pourrait être amené, du fait de sa négligence, à payer des compensations.

— J’entends bien, dit Dathal. En quoi pouvons-nous vous aider ?

— Tout d’abord, quand avez-vous vu soeur Muirgel pour la dernière fois ?

Frère Dathal jeta un coup d’oeil à son compagnon et haussa les épaules.

— Je ne m’en souviens pas.

— Peut-être quand nous sommes montés à bord ? suggéra frère Adamrae.

— Je crois que tu as raison. Elle nous a désigné notre cabine et, après cela, nous n’avons plus été en contact avec elle. On nous a rapporté qu’elle était en proie au mal de mer et ne quittait plus sa couchette.

— Où étiez-vous pendant la tempête, la nuit dernière ? Je veux juste m’assurer que personne ne l’a surprise en train de grimper l’escalier qui mène au pont.

— Nous sommes restés ici, confirma Dathal. On pouvait à peine tenir debout, alors on ne risquait pas d’aller se promener dans le bateau.

Frère Adamrae hocha la tête.

— Nous comparions cet ouragan à celui qu’ont affronté les enfants des Gaëls lors de leur traversée à destination de Gothia. Eber, fils de Tat, et Lamhghlas, fils d’Aghnon, meurent peu de temps après l’apparition des sirènes à la surface des eaux. Elles chantent une musique si triste que les enfants des Gaëls sombrent dans le sommeil. Seul Caicher, le druide, sait comment se protéger du sortilège et il parvient à les sauver en leur versant de la cire dans les oreilles. Quand ils arrivent aux confins de Sliabh Ribhe, Caicher prophétise qu’ils ne trouveront pas le repos tant qu’ils n’atteindront pas la terre du nom d’Éireann. Il ajoute aussi que lui-même ne la verra pas, seuls ses descendants y débarqueront.

Fidelma fixa le jeune homme enthousiaste qui venait de lui débiter cette légende d’une traite.

— Je constate que pour vous, les temps anciens sont une passion. Votre sujet vous habite.

— Nous avons le projet d’écrire un volume sur l’histoire des enfants des Gaëls avant leur arrivée dans les cinq royaumes, répliqua un frère Dathal rayonnant.

— Je vous souhaite bonne chance dans votre entreprise et j’aurai grand plaisir à lire votre ouvrage. Mais pour l’instant, je dois terminer mon enquête. Si je vous ai bien compris, vous n’avez jamais revu soeur Muirgel après votre embarquement ?

Frère Adamrae hocha la tête et Fidelma réprima un soupir de frustration.

Il y en avait un qui mentait parmi les pèlerins : celui-là même qui s’était rendu dans la cabine de Muirgel pour la poignarder avant de la traîner sur le pont et de la jeter par-dessus bord. Mais pourquoi le meurtrier avait-il laissé derrière lui une robe tachée de sang avec des déchirures correspondant à des coups de couteau ? Cela n’avait pas de sens.

— Excusez-moi, frère Dathal, balbutia-t-elle soudain. J’étais distraite. Que me disiez-vous ?

— La vie humaine est sacrée et je réprouve cet acte abominable, mais force est d’admettre qu’il n’y aura pas grand monde pour regretter Muirgel.

— Oui, bien des gens ne l’aimaient pas.

— Certains la haïssaient, frère Tola par exemple. Et puis aussi soeur Gormán. Bref, elle n’a pas laissé que de bons souvenirs.

— Vous parlez aussi pour vous ? demanda aussitôt Fidelma.

Dathal consulta son compagnon du regard.

— Nous ne la détestions pas. Mais enfin, on ne l’appréciait guère.

— Et pourquoi cela ?

Frère Adamrae haussa les épaules.

— Elle nous méprisait. C’était une jeune femme très intéressée par la chair, il est donc inutile de s’étendre sur les raisons de son dédain à notre égard. Enfin, tout le monde ne peut pas être aimable et charitable. Regardez frère Tola : je n’aurais pas été trop bouleversé s’il nous avait faussé compagnie.

En se rappelant les opinions tranchées de Tola sur l’érudition, Fidelma ne put réprimer un sourire.

— Je vous comprends. Mais y avait-il quelque chose de particulier chez soeur Muirgel qui attisait l’hostilité ?

Frère Dathal se mit à rire.

— Toute sa personne était exaspérante. Elle ne cessait de rappeler qu’elle était la fille d’un chef et que l’autorité sur le groupe lui revenait à cause de son rang.

— Pourquoi avoir choisi de partir en pèlerinage avec elle ?

— Pas avec elle, mais avec soeur Canair, l’organisatrice de cette expédition. Nous pensions qu’elle était en mesure de contenir Muirgel qui tentait déjà d’affirmer son autorité.

— Soeur Canair était différente de Muirgel ?

— Elles ne se ressemblaient en rien. Soeur Muirgel était mesquine, jalouse, ambitieuse et hautaine !

Fidelma ouvrit de grands yeux et frère Adamrae vola au secours de son ami.

— Pardonnez à Dathal ces pensées peu chrétiennes, dit-il avec un doux sourire. Parfois, la vérité peut s’avérer dure et implacable.

— Quelles étaient exactement ses ambitions ?

Les deux hommes se consultèrent du regard et ce fut frère Dathal qui répondit.

— Le pouvoir, je suppose, sur les gens en général et les hommes en particulier.

— J’ai cru comprendre qu’elle persécutait la petite soeur Gormán.

— Ça, je l’ignorais, intervint Adamrae, mais Gormán est une personne assez secrète.

— Et de qui Muirgel était-elle jalouse ? demanda Fidelma à Dathal.

— De soeur Canair. Demandez à ses compagnons de Moville. Nous ne l’avions jamais rencontrée avant de nous mettre en route et, sur le chemin d’Ardmore, nous en avons entendu de belles. Quand vous marchez pendant plusieurs jours en groupe, vous apprenez bien des choses sur ce que les gens essayent de cacher. La jalousie de Muirgel à l’égard de Canair était effrayante.

— Pourquoi ?

— Soeur Muirgel était habitée par une haine qui aurait très bien pu dégénérer en violence ouverte. On dit que Muirgel était jalouse de Canair à cause de... de frère Cian.

— Qui vous a raconté cela ?

— Frère Bairne.

— Cela ne vous a pas inquiétés que soeur Canair ait manqué à l’appel le matin de l’embarquement et que soeur Muirgel l’ait aussitôt remplacée ?

Frère Adamrae secoua la tête.

— Non, et cela pour deux raisons. Tout d’abord, soeur Canair ne nous a pas accompagnés jusqu’à Ardmore. Avant que nous n’arrivions à l’abbaye, elle nous a quittés pour aller rendre visite à quelqu’un. À partir de là, il était logique de supposer qu’elle n’était jamais parvenue à Ardmore. D’autre part, soeur Muirgel est restée avec nous au monastère et a cheminé en notre compagnie jusqu’au port où nous n’avons pas trouvé Canair. Puis on nous a annoncé que nous devions embarquer immédiatement ou rester à terre. Or Dathal et moi étions très impatients de nous rendre en Ibérie pour y retracer l’histoire de notre peuple. Nous n’avons pas hésité.

Fidelma réfléchissait.

— Encore une question...

Frère Dathal sourit.

— Et une question en entraînant une autre...

— Vous êtes certains que Muirgel était jalouse de soeur Canair et de Cian ? On m’a appris qu’elle désirait mettre un terme à sa relation avec Cian.

— Bairne est de parti pris : il était très amoureux de Muirgel... qui ne portait pas Canair en son coeur, ça, je vous le garantis. Peut-être qu’elle ne supportait pas l’ascendant que Canair exerçait sur notre groupe ?

Frère Adamrae se leva.

— Je crois que nous avons fait tout notre possible pour vous aider, ma soeur. Et cela m’étonnerait que vous tiriez grand profit de nos bavardages. Vous avez dû parler de tout cela à frère Bairne, ou alors vous vous apprêtez à le faire.

Il ouvrit la porte et Fidelma s’en alla, pensive. Elle n’avait guère avancé.

Quand elle entra dans sa cabine après avoir frappé, Cian releva la tête d’un air surpris.

— Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-il. Serais-tu venue te lamenter une fois de plus sur le passé ?

— Je cherchais frère Bairne, qui partage ta cabine, répliqua Fidelma d’un ton froid.

— Comme tu le vois, il n’est pas là.

— Quand puis-je le trouver ?

— Suis-je le gardien de mon frère{19} ?

Fidelma le contempla d’un air dégoûté.

— Vu les circonstances, je n’apprécie guère la plaisanterie.

Et elle le quitta avant qu’il ait eu le temps de répondre.

Elle trouva frère Bairne assis devant un gobelet de bière à la table du poste d’équipage. Il semblait triste et avait les yeux rouges.

Fidelma s’assit auprès de lui et il releva la tête.

— Je sais, dit-il aussitôt, vous voulez me poser quelques questions. Oui, j’étais amoureux de Muirgel et non, je ne l’ai pas vue après que la tempête se fut levée.

Elle demeura impassible.

— Vous m’avez bien déclaré que vous veniez de Moville ?

— Oui, où je me préparais à aller prêcher la bonne parole chez les Barbares.

— Vous connaissiez bien Muirgel ?

— Je viens de vous dire que j’étais amoureux d’elle.

— Excusez-moi, mais cela n’implique pas nécessairement que vous étiez proches.

— Je l’ai connue pendant plusieurs mois.

— Ainsi que soeur Crella ?

— À l’évidence. Elles étaient plus ou moins inséparables. Muirgel et Crella partageaient tout.

— Jusqu’à leurs prétendants ?

Frère Bairne rougit et resta muet.

— Muirgel répondait-elle à vos avances ?

— Je suppose que vous avez consulté soeur Crella sur ce point ?

— Admettons que votre réponse soit négative. L’amour non réciproque est un lourd fardeau, Bairne. Haïssiez-vous Muirgel parce qu’elle vous repoussait ?

— Bien sûr que non ! Je l’aimais.

— Ce matin, pourquoi avez-vous choisi de citer un passage du Livre d’Osée ?

— J’étais bouleversé. Je n’ai pas réfléchi, j’avais envie de manifester ma colère...

— Vous désiriez blesser Muirgel ?

— Non, je... je ne le pense pas. Si Muirgel s’était tournée vers moi, je l’aurais aimée et protégée. Mais elle m’a rejeté, recherchant la compagnie de gens qui lui ont fait du mal. Même ce bâtard manchot avec qui je suis obligé de partager ma cabine a pu parvenir à ses fins avec elle...

— Frère Cian ?

— Si j’avais reçu un entraînement de guerrier, je lui aurais donné une bonne leçon, à celui-là !

— Vous avez confié à Dathal et Adamrae qu’il avait une liaison avec Muirgel. Et aussi que Muirgel s’était éprise de lui et jalousait Canair, qui l’avait supplantée auprès de Cian.

— Il l’avait laissée tomber pour soeur Canair, ça, c’est sûr. De toute façon, avec lui ça ne dure jamais longtemps. Sans doute que Canair avait davantage à lui offrir à ce moment-là.

— Et Muirgel était jalouse ?

— Comme tout un chacun quand il est trahi.

Fidelma se surprit à rougir. Par bonheur, le jeune homme fixait son gobelet.

— Quand avez-vous vu Muirgel pour la dernière fois ?

— Hier soir, je lui ai parlé à travers la porte de sa cabine juste avant minuit.

— Ah bon ?

— Elle ne m’a pas ouvert. Je lui ai demandé si elle se sentait mieux et si elle désirait quelque chose. Elle m’a crié qu’elle voulait rester seule et je suis allé me coucher.

— Vous vous êtes relevé pendant la nuit ?

Il secoua la tête.

— Quand vous êtes-vous réveillé ?

— À l’aube. Il fallait que j’aille aux defectora.

Par politesse, il avait utilisé le mot latin.

— Ah, oui. On m’a dit que vous n’aviez pas utilisé les defectora de l’arrière du navire, mais ceux de l’avant, or ils sont situés loin de votre cabine. Pourquoi cela ?

Frère Bairne la regarda d’un air surpris.

— Je suppose que j’avais oublié qu’il en existait d’autres plus proches.

— Et quand vous êtes revenu, avez-vous croisé quelqu’un ?

— Oui, ce bâtard de Cian devant la porte de Muirgel. Il vérifiait si personne n’avait souffert de la tempête. J’ai attendu, me demandant s’il essayait de renouer avec Muirgel, mais il a réapparu quelques secondes plus tard en disant qu’il ne l’avait pas trouvée.

— Et ensuite, vous avez appris qu’elle n’était nulle part sur le navire.

Frère Bairne se pencha vers Fidelma.

— Si vous voulez la vérité, ma soeur, je ne crois pas une seconde que Muirgel soit tombée par-dessus bord.

Et il se renferma dans un silence hostile.

— Mais qui est le coupable, d’après vous ? insista Fidelma.

— Soeur Crella.

— Vous me l’avez déjà dit, répliqua Fidelma d’un ton détaché, mais vous ne m’avez fourni aucun motif.

— La jalousie !

Fidelma étudia attentivement le visage du jeune homme.

— De qui était-elle jalouse ?

— De Muirgel ! Tout cela tourne autour de ce bâtard qui veut toujours avoir raison.

— De qui parlez-vous ?

— Du manchot. C’est lui qui est à l’origine de ce drame, vous pouvez me croire !

Fidelma se leva tôt. Quand elle s’arracha à la tiédeur de sa couchette, il faisait encore nuit. Mouse Lord, roulé en boule à ses pieds, poussa un feulement de contrariété et s’étira avec volupté.

Elle fit une petite toilette en regrettant de ne pas pouvoir prendre un bain, car elle se sentait moite et mal réveillée. Puis elle s’habilla, jeta sa lourde cape sur ses épaules et sortit sur le pont.

Une faible ligne lumineuse, à l’horizon, signalait l’approche de l’aube et un silence insolite enveloppait le bateau. Ici et là, Fidelma entrevoyait les silhouettes sombres des hommes d’équipage, fidèles au poste. Comme elle, ils attendaient le lever du soleil.

Fidelma s’avança à pas prudents vers la proue. Murchad et Gurvan se tenaient non loin des deux hommes de quart qui tenaient la rame de gouverne. Le vent murmurait dans le gréement et bruissait dans les voiles.

La veille au soir, la nuit était tombée sur le bateau saxon qui s’évertuait en vain à les rattraper. Puis Murchad avait ordonné d’éteindre toutes les lumières pouvant donner leur position, et l’Oie bernache avait poursuivi vers le nord pendant une bonne heure avant de changer de cap. Vent arrière, ils filaient maintenant vers le sud-ouest, s’écartant toujours davantage de la dernière position connue du Saxon.

L’heure était venue de vérifier si la ruse avait réussi.

Dans le petit matin glacial, les vents avaient faibli et la bande lumineuse au loin grandissait.

Personne ne se salua. Les personnes présentes étaient tournées vers l’est, raides comme des piquets.

— Rouge, dit Gurvan, brisant le silence.

Chacun savait que cela annonçait du mauvais temps. Puis l’attente reprit. Peu à peu une lumière grise s’étendit sur les flots, gagna en intensité et brusquement Murchad hurla :

— Vigie en haut du mât ! Hoel !

Il y eut une pause, puis une voix faible leur parvint.

— Horizon dégagé... aucune voile en vue...

Des murmures de soulagement s’élevèrent et tout le monde se détendit.

— Rien, pas même un espar ! se réjouit Murchad.

— Je crois que votre stratagème a été couronné de succès, capitaine, dit Gurvan.

Murchad frappa dans ses mains et un sourire rayonnant éclaira son visage.

— J’échangerais des rames contre une voile n’importe quel jour de la semaine ! lança-t-il. Ah, la voilà, ajouta-t-il en inclinant la tête.

Fidelma haussa les sourcils.

— La brise de l’aube, lady. Le vent tourne. Nous arriverons à Ushant dans la journée, peut-être même vers midi et si le vent se renforce...

Il se tourna vers les lueurs rouges du levant.

— ... on s’y abritera en attendant une éclaircie. Je n’ai pas envie d’affronter la mer de Biscaye par gros temps si je peux l’éviter.

Murchad avait retrouvé sa bonne humeur.

— Garde le cap, Gurvan. Je vais prendre mon déjeuner. Soeur Fidelma, me ferez-vous l’honneur de vous joindre à moi ?

Fidelma accepta volontiers cette invitation inhabituelle et Murchad ordonna à Wenbrit de les servir dans sa cabine.

Après les tensions des dernières vingt-quatre heures, la jeune femme se réjouissait de rompre le jeûne de la nuit avec Murchad plutôt qu’avec ses compagnons pèlerins. Ce fut le capitaine qui aborda le premier le su jet brûlant qui les préoccupait tous deux.

— Quelles informations avez-vous rassemblées sur la mort de soeur Muirgel ?

Fidelma s’assit sur une des deux chaises placées de part et d’autre d’une petite table en bois, et le capitaine sortit une bouteille et deux gobelets d’argile d’un placard.

— De la corma, annonça-t-il tout en versant le liquide. Ça nous aidera à lutter contre le froid.

L’idée d’ingurgiter dès l’aube une boisson aussi forte répugnait fort à Fidelma, mais elle était glacée. Elle prit le gobelet, but une gorgée qui se répandit comme du feu dans sa gorge tandis que les larmes lui montaient aux yeux.

— J’ai parlé à tous les pèlerins, commença-t-elle, niais sans révéler que nous soupçonnions qu’elle n’était pas passée par-dessus bord par accident. Or il se trouve que deux personnes sont convaincues qu’elle a été assassinée.

— Quelles sont vos conclusions ?

— Je crains de ne pas avoir de réponse vraiment simple à cette question.

Wenbrit entra, portant un plateau avec des viandes froides, du fromage et des fruits, accompagnés de pain recuit.

Wenbrit sourit à Fidelma.

— Frère Cian m’a demandé où vous étiez passée. Je lui ai répondu que vous déjeuniez avec le capitaine et i I a paru très mécontent.

Fidelma leva les yeux au ciel sans répondre.

— Dis-moi, mon garçon, as-tu annoncé aux passagers que nous étions parvenus à échapper aux pirates ? demanda le capitaine.

— Oui, mais à part quelques-uns, cette nouvelle n’a pas paru les intéresser outre mesure. Pourtant, si les

Saxons nous avaient rattrapés, ils auraient compris leur douleur.

Il hésitait avant de sortir.

— Tu as quelque chose à ajouter ? demanda aussitôt Murchad.

— Oh, rien de très important ! Après tout, les pèlerins ont payé pour leur traversée, mais...

— Je t’écoute et dépêche-toi un peu, je n’ai pas beaucoup de temps.

— Figurez-vous qu’hier matin et ce matin, j’ai noté qu’on avait subtilisé de la nourriture : de la viande, des fruits et du pain. En petites quantités, remarquez...

— Comment cela ?

— Et il manquait un couteau à viande. J’ai d’abord cru que je m’étais trompé, mais maintenant j’en ai acquis la certitude. Pourtant, je n’ai pas lésiné sur les rations et, s’ils désirent un supplément, ils n’ont qu’à demander. Quant aux couteaux, ce sont des objets de prix et...

Fidelma se pencha vers lui d’un geste vif.

— Tu es sûr que c’est un des passagers qui se sert en cachette ? Les repas que tu as servis étaient effectivement très copieux. Un membre de l’équipage pourrait-il être tenu pour responsable ?

Wenbrit secoua la tête.

— Les vivres destinés à l’équipage et aux passagers sont remisés dans des endroits différents. Aucun marin n’irait piocher dans les provisions réservées aux passagers.

Murchad s’éclaircit la voix :

— Je vais annoncer aux pèlerins que s’ils désirent un supplément, ils n’ont qu’à le demander. Pour la forme, je le rappellerai aussi à mes hommes.

Le garçon hocha la tête et sortit de la cabine.

Fidelma observa Murchad d’un air pensif.

— Vous appréciez beaucoup ce garçon, n’est-ce pas ?

Murchad parut un peu gêné.

— Wenbrit est un orphelin que j’ai sauvé d’un naufrage. Mon union avec ma femme n’ayant jamais été bénie par des enfants, je l’ai en quelque sorte adopté. C’est un petit gars intelligent.

— Grâce à lui, il m’est venu une idée. M’autorisez-vous à fouiller une nouvelle fois le bateau avec Gurvan ?

Murchad fronça les sourcils.

— Pour quoi faire ?

— Je vous l’expliquerai quand j’aurai accordé davantage de réflexion à mon hypothèse.

Murchad voulut verser un second gobelet de curma à Fidelma qui refusa.

— Non merci, Murchad, une deuxième rasade de ce puissant breuvage ne me vaudrait rien.

Le capitaine se resservit et se renversa sur son siège.

— Ce frère Cian semble vous porter un grand intérêt, lady, dit-il avec un regard en coin.

Pour sa plus grande confusion, Fidelma s’empourpra.

— Comme je vous l’ai déjà expliqué, je l’ai connu il y a dix ans, pendant mes années d’études.

— J’ai passé peu de temps en sa compagnie, mais j’ai cru constater chez lui une certaine amertume. Son bras paralysé, je suppose ?

— Vous supposez bien.

— Nous parlions de soeur Muirgel, enchaîna Murchad devant l’embarras évident de la jeune femme. Éclaircir les raisons de sa disparition n’est certes pas facile, mais avez-vous trouvé des pistes ?

Fidelma poussa un bref soupir.

— Il s’agit sans aucun doute d’un assassinat, mais je n’ai aucune idée de l’identité du coupable.

— Qu’avez-vous appris ?

— Soeur Muirgel était détestée par certains et suscitait chez d’autres une jalousie sans bornes pouvant mener aux dernières extrémités. Je n’ai qu’une certitude : la personne qui l’a poignardée à travers son vêtement est à bord, néanmoins j’ignore si je parviendrai à la démasquer avant notre arrivée en Ibérie.

— Cependant, vous y travaillez ?

— Certes.

— Il nous reste plusieurs jours de navigation avant d’atteindre notre destination, ajouta Murchad d’un air sombre. Et en l’état actuel des choses, nous sommes tous en danger.

Fidelma secoua la tête.

— Je ne le pense pas. Le meurtrier s’est attaqué à soeur Muirgel parce qu’elle était l’objet d’une haine bien particulière.

L’appréhension se lisait sur le visage de Murchad.

— N’en êtes-vous pas venue à soupçonner telle personne plutôt qu’une autre ? plaida-t-il d’une voix angoissée.

— Tant que je n’ai pas de certitudes, je ne me perds jamais en spéculations inutiles. Mais je vous promets que si je découvre quelque chose de tangible, vous en serez le premier informé.

Fidelma se leva, déjà rassasiée, car pour le déjeuner elle se contentait habituellement de quelques fruits.

— Et maintenant, quelles sont vos intentions ? s’enquit Murchad.

— Je vais examiner de près la cabine de Muirgel.

Il la laissa partir à regret.

— Tenez-moi informé et surtout soyez prudente. L’assassin n’hésitera pas à frapper à nouveau s’il a le sentiment d’être cerné. Quand vous m’affirmez que vous ne craignez rien, je ne vous crois qu’à moitié...

Elle lui adressa un bref sourire depuis la porte.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, Murchad, la passion qui a inspiré ce crime concernait soeur Muirgel et personne d’autre.

Dehors, il faisait froid. Les lueurs rouges à l’horizon avaient cédé la place à un bleu cristallin, mais le mauvais temps ne tarderait pas. Depuis son enfance, Fidelma avait été initiée au déchiffrage des signes du ciel. Le soleil pâle et lumineux, qui semblait annoncer une belle matinée, disparaîtrait bientôt derrière les nuages. Elle se demanda ce qui était arrivé à la foi inébranlable du capitaine dans « le petit été de la Saint-Luc ».

Elle se rendit sous le pont, dans la partie réservée aux cabines de poupe, et s’arrêta devant le poste d’équipage d’où s’élevaient les voix des pèlerins qui prenaient leur déjeuner. Le moment était bien choisi pour aller fouiller dans les affaires de Muirgel. Pour l’instant, elle préférait garder ses investigations secrètes : il serait toujours temps d’en parler au groupe, de préférence quand elle aurait découvert le nom du coupable.

Plusieurs personnes avaient pu tuer Muirgel. Cependant, d’après son expérience, les solutions les plus évidentes correspondaient rarement à la réalité. Mais alors, comment réagir devant plusieurs suspects possibles ? Fidelma avait du mal à l’admettre, mais frère Eadulf lui manquait cruellement. Leurs discussions et ses commentaires lui permettaient d’aller au fond des choses et de remettre les événements en perspective.

Elle ouvrit la porte de la cabine obscure qui dégageait une odeur désagréable, et s’arrêta sur le seuil pour allumer une lampe à la lanterne se balançant dans le couloir. Puis elle jeta un coup d’oeil dans le passage pour s’assurer que personne ne l’avait vue et s’enferma à l’intérieur de l’habitacle.

Des couvertures étaient posées en tas sur la couchette qu’avait occupée soeur Muirgel. Fidelma leva sa lanterne. Rien n’accrocha son regard. Il n’y avait là ni papiers, ni livres, ni possessions personnelles qui auraient pu lui révéler des indices intéressants. Elle tourna alors lentement sur elle-même, en quête d’une patère ou d’un meuble de rangement. Toujours rien. Les bagages de soeur Muirgel devaient être recouverts par ces couvertures entassées sur le lit. Lors de sa dernière visite ici, où elle avait examiné avec Wenbrit le vêtement de soeur Muirgel confié par la suite à Murchad, elle ne se rappelait pas un tel désordre.

Elle posa la lanterne près du lit, se pencha... et c’est alors qu’elle fut saisie d’une sombre prémonition. Les couvertures ne semblaient-elles pas recouvrir la forme d’un corps ? Elle tendit une main hésitante, se saisit d’un pli du tissu et tira d’un coup.

Une femme en chemise était étendue sur le dos, les yeux ouverts. D’une blessure portée à la gorge par un couteau s’écoulait du sang au rythme des battements du coeur. La jugulaire avait été tranchée. Les yeux sombres et vitreux se tournèrent vers Fidelma, suppliants. Les lèvres se tordirent, il en sortit un gargouillement, et de la bave rougie jaillit par la bouche.

Fidelma se pencha vers la femme agonisante. Elle émit une respiration sifflante sans parvenir à articuler un son et avança une main fermée qui retomba lourdement. Puis sa tête versa sur le côté.

Un flot sanglant s’écoula des lèvres entrouvertes tandis qu’un objet glissait de la main de la morte et tombait avec un bruit sourd sur le sol. Fidelma le ramassa. C’était un petit crucifix en argent attaché à une chaîne brisée.

Fidelma se releva avec des gestes lents, tenant haut la lampe pour mieux examiner le visage de la femme. Et là elle tituba, un vertige la saisit tandis qu’elle se remémorait les événements des dernières vingt-quatre heures.

Le cadavre à la gorge tranchée qui reposait sur la couchette était celui de soeur Muirgel.