— Je peux t’aider ? demanda Russell.
— Merci, Marvin, mais je préfère m’en occuper tout seul, et je ne veux pas être distrait de ce que je fais, répondit Ghosn.
— Je comprends. Appelle-moi si tu as besoin de quelque chose.
Ibrahim enfila ses vêtements les plus chauds et sortit dans le froid. La neige tombait à gros flocons. Il en avait déjà vu au Liban, bien sûr, mais jamais à ce point. La tempête avait commencé depuis moins d’une demi-heure, et il y avait déjà une couche de trois bons centimètres. Le vent du nord-est était mordant et il fut glacé jusqu’aux os, le temps de faire les soixante mètres qui le séparaient de la grange. La visibilité était inférieure à deux cents mètres. Il entendait la circulation sur l’autoroute qui passait tout près, mais ne voyait pas les phares des voitures. Il entra dans la grange par une porte latérale et se prit à regretter que le bâtiment ne soit pas chauffé. Ghosn se força à se dire qu’il ne fallait pas se laisser abattre par des choses de ce genre.
L’emballage en carton qui masquait l’engin aux regards indiscrets n’était pas solidement fermé, et il en vint facilement à bout. À l’intérieur, il y avait une boîte métallique qui imitait un magnétoscope du commerce avec ses cadrans et autres boutons. L’idée venait de Günter Bock, et ils avaient acheté la carcasse pour rien à une agence de presse syrienne qui en avait commandé un neuf. Les tapes d’accès pratiquées dans le magnétoscope étaient presque parfaitement adaptées aux besoins de Ghosn, et il restait suffisamment de place pour loger la pompe à vide, qui était là en cas de besoin. Ghosn vit tout de suite que ce n’était pas nécessaire. Le manomètre montrait que la bombe était restée parfaitement étanche. Il n’en fut pas surpris — il était aussi bon soudeur qu’il l’avait dit à feu Manfred Fromm —, mais il en éprouva une certaine satisfaction. Il vérifia ensuite les batteries, des batteries au cadmium-nickel toutes neuves et chargées, comme l’indiquait le circuit de test. La minuterie était juste à côté. Après s’être assuré que les bornes de mise à feu étaient déconnectées, il vérifia l’heure affichée — préréglée sur l’heure locale — avec celle de sa montre, et trouva un écart de trois secondes. Ça n’avait pas grande importance pour ce qu’il voulait en faire. Il avait laissé trois verres dans la caisse comme témoins de chocs éventuels, et les retrouva intacts. Les transporteurs en avaient pris le plus grand soin, comme il l’avait espéré.
— Tu es fin prêt, mon garçon, dit doucement Ghosn.
Il ferma la trappe de visite, s’assura qu’elle était convenablement fixée, puis remit le couvercle en carton. Il souffla sur ses doigts pour les réchauffer, et regagna la maison.
— Le temps va nous gêner ? lui demanda Qati.
— Il y a une autre tempête qui arrive derrière celle-là. Je crois que nous devrions partir demain soir, avant qu’elle ait commencé. La seconde risque d’être moins forte, peut-être trois ou quatre centimètres de neige, à ce qu’ils disent. Si on passe entre les deux, la route sera en état. On ira ensuite au motel pour attendre l’heure voulue.
— Très bien. Et le camion ?
— Je vais le peindre aujourd’hui, dès que j’aurai installé les radiateurs. Il n’y en a pas pour plus de deux heures. J’ai terminé les masques, dit Russell en finissant de boire son café. On charge la bombe dès que j’ai fini la peinture, OK ?
— Ça mettra combien de temps à sécher ? demanda Ghosn.
— Trois heures. Je veux que la peinture tienne bien.
— C’est parfait, Marvin.
Russell se mit à rire en ramassant les assiettes du petit déjeuner.
— Mec, je me demande ce que vont penser les types qui ont fait le film.
Il se retourna pour voir l’étonnement de ses invités.
— Günter ne vous a pas raconté ?
Ils n’avaient pas du tout envie de rire.
— J’ai vu le film à la télé, Dimanche noir. C’est un type qui a eu l’idée de tuer les spectateurs d’une finale avec une bombe placée dans un dirigeable.
— Tu plaisantes, fit Qati.
— Non. Dans le film, ils avaient mis une grosse bombe antipersonnel au fond de la nacelle d’un ballon, mais les Israéliens s’en rendent compte, et les mecs de la CIA arrivent sur l’heure — vous voyez, comme au cinéma. Avec mon peuple, c’était la cavalerie qui se pointait sur l’heure, comme ça ils pouvaient tuer tous ces sauvages d’Indiens.
— Et dans le film, l’objectif était de tuer toute la foule ? demanda calmement Ghosn.
— Ouais, c’est ça. — Russell rangeait les assiettes dans le lave-vaisselle. — Mais pas comme nous.
Il se retourna.
— Hé, vous faites pas de bile. Si on se contente de foutre en l’air la retransmission télé du match, ça va emmerder les gens, vous pouvez pas savoir. Et ce stade est couvert, non ? Ce dirigeable — ça n’aurait pas marché. Pour faire ça, il faut une bombe atomique ou quelque chose du même genre.
— C’est une idée, fit Ghosn avec un petit rire, en se demandant ce qui allait suivre.
— Une bonne idée, ouais. Ça pourrait déclencher une vraie guerre nucléaire — merde, mec, tu t’imagines, avec tous les gens qui habitent dans les Dakotas, où il y a toutes ces bases du SAC ? Mais je crois pas qu’on pourrait se risquer à ce petit jeu.
Russell versa du produit et mit la machine en route.
— Vous avez quoi dans votre truc, au juste ?
— Un explosif très compact et très puissant. Ça va aussi endommager le stade, bien sûr.
— Je m’en doutais. Bon, foutre en l’air la télé, ça ne sera pas difficile, c’est du matériel fragile, tu vois ? Et si on se contente de ça, ça va faire un effet que tu n’imagines pas.
— Je suis bien d’accord, Marvin, mais j’aimerais que tu t’expliques davantage là-dessus, fit Qati.
— On n’a jamais eu d’acte terroriste meurtrier, dans ce pays. Avec celui-là, ça va changer. Les gens ne se sentiront plus en sécurité, ils vont mettre des contrôles et des appareils de détection partout. Ça va les emmerder, les faire réfléchir. Peut-être qu’ils vont commencer à se rendre compte des vrais problèmes. C’est ça qui importe, non ?
— Exact, Marvin, répondit Qati.
— Je peux t’aider pour la peinture ? demanda Ghosn.
Ce type pouvait commencer à se montrer curieux, se disait Ibrahim, et il fallait le surveiller.
— Volontiers.
— Promets-moi de mettre le chauffage en route, lui dit l’ingénieur en souriant.
— Faut bien, sans ça la peinture ne séchera pas correctement. J’m’imagine qu’il fait plutôt froid pour toi.
— Ça doit être dur pour vous de vivre dans un endroit pareil.
Russell prit ses gants et son manteau.
— Hé, mec, c’est notre pays, tu sais.
* * *
— Vous espérez vraiment le trouver ? demanda le starpom.
— Je crois qu’on a une bonne chance, répondit Dubinin, penché sur la carte. Il est quelque part là-dedans, très au large — il y a trop de pêcheurs et de filets par là — et plutôt dans le nord de la zone.
— Facile, commandant, ça ne fait que deux millions de kilomètres carrés à fouiller.
— Et nous n’en fouillerons que les deux tiers. J’ai dit une bonne chance, pas une certitude. Dans trois ou quatre ans, on aura ces véhicules automatiques sur lesquels les ingénieurs travaillent, et on pourra envoyer nos sonars dans le chenal profond.
Dubinin faisait allusion à la prochaine étape de la technologie sous-marine, un mini-sous-marin automatique contrôlé par son bateau mère via un câble à fibres optiques. Il serait capable d’emporter simultanément des capteurs et des armes, et, en plongeant très profond, il permettrait de découvrir si les conditions sonar entre mille et deux mille mètres étaient aussi bonnes que le suggérait la théorie. Cela risquait de changer radicalement la règle du jeu.
— Quelque chose sur les indicateurs de turbulence ?
— Négatif, commandant, répondit un lieutenant de vaisseau.
— Je me demande si ces trucs en valent bien la peine..., grommela le commandant en second.
— Ils ont marché la dernière fois.
— La mer était belle, là-haut. Ça n’arrive pas tous les jours en hiver dans le Pacifique Nord.
— Ça peut quand même nous donner des tuyaux intéressants. Nous devons nous servir de tout ce que nous avons. Pourquoi êtes-vous si pessimiste ?
— Même Ramius n’a réussi à pister un Ohio qu’une fois, et c’était pendant les essais, ils avaient un problème de ligne d’arbre. Et il n’a réussi à garder le contact que, combien de temps ? Soixante-dix minutes.
— Celui-là, on l’a déjà eu.
— C’est vrai, commandant.
Le starpom tapotait la carte avec son crayon. Dubinin songeait à ce qu’on lui avait dit de son adversaire au briefing renseignement — les vieilles habitudes étaient dures à perdre. Harrison Sharpe Ricks, capitaine de vaisseau, diplômé de l’École navale, à son deuxième commandement de SNLE, brillant ingénieur et technicien, sans doute appelé à de plus hautes fonctions. Un type dur et exigeant, très respecté dans la Marine. Il avait commis une erreur, une fois, et Dubinin se dit qu’il n’en ferait sans doute pas une seconde.
* * *
— Cinquante mille yards, exactement, rendit compte l’enseigne de vaisseau Shaw.
« Ce type ne fait pas la manoeuvre du Russe Fou », songea Claggett tout à coup.
— Il ne s’attend pas à se trouver dans le rôle du gibier, non ? demanda Ricks.
— Je ne pense pas, mais sa flûte est moins bonne qu’il ne croit.
L’Akula conduisait une recherche en échelon. Les branches longues étaient grossièrement orientées sud-ouest-nord-est et, à la fin d’une passe, il descendait un peu au sud-est avant d’entamer la suivante. L’intervalle entre les passes était d’environ cinquante mille yards, soit vingt-cinq nautiques. Cela faisait une portée sonar estimée à environ treize nautiques pour l’antenne filaire du Russe. Du moins, se dit Claggett, c’est ce que les types du Renseignement en auraient déduit.
— Vous savez, je crois qu’on va le tenir à cinquante mille yards, histoire de rester en sûreté, reprit Ricks après avoir réfléchi quelques instants. Ce type est beaucoup plus silencieux que ce à quoi je m’attendais.
— Sa machine fait un peu moins de bruit, non ? S’il se planquait au lieu d’essayer de couvrir la zone...
Claggett était content de voir que son commandant se remettait à raisonner comme un ingénieur prudent. Et il n’en était pas vraiment surpris. Quand les choses devenaient sérieuses, le naturel de Ricks reprenait le dessus, ce qui convenait assez bien au second : il ne trouvait pas très sérieux de jouer les SNA avec un SNLE à un milliard de dollars.
— On pourrait le garder à trente-cinq, quarante.
— Vous croyez ? Mais dans quelle mesure sa portée sonar risque-t-elle de s’améliorer s’il réduit ?
— C’est vrai, ça devrait aller mieux pour lui, mais le Deuxième Bureau fait référence à une antenne comme la nôtre... donc ça ne fait pas grande différence. Même comme ça, on l’entend déjà pas mal, ajouta Ricks nonchalamment.
Il était d’en train d’inscrire une étoile en or dans ses notes.
* * *
— Alors, qu’en pensez-vous, MP ? demanda Jack à Mme Foley.
Il tenait la traduction. Elle préférait lire l’original en russe.
— Hé, je l’ai recruté, Jack. C’est mon homme.
Ryan regarda sa montre : c’était presque l’instant convenu, et sir Basil Charleston était ponctuel. Le téléphone protégé sonna à l’heure pile.
— Ryan.
— Ici Bas.
— Alors, ça donne quoi ?
— Ce truc dont nous avons parlé, on a mis notre copain dessus, et il n’a rien trouvé, mon vieux.
— Même pas que nos impressions pouvaient être fausses ? demanda Jack, les yeux fermés, comme s’il refusait d’entendre ces nouvelles.
— Non, Jack, même pas ça. J’admets que je trouve cela un peu bizarre, mais il est plausible, même si c’est peu probable, que notre ami puisse ne pas être au courant.
— Merci d’avoir essayé. Nous vous revaudrons ça.
— Désolé de ne pas pouvoir vous aider.
La communication s’interrompit. Ryan se dit que c’était la pire des nouvelles possibles. Il fixa un instant le plafond.
— Les British sont incapables de confirmer ou de démentir les allégations de Spinnaker, déclara Jack. Que peut-on tenter de plus ?
— C’est vraiment comme ça ? demanda Ben Goodley. Ça se termine toujours sur un simple avis ?
— Ben, si nous savions prédire l’avenir, on ferait fortune à la Bourse, répondit Ryan d’un ton cassant.
— Mais vous avez fait fortune ! souligna Goodley.
— Il m’est arrivé d’avoir de la chance en quelques bonnes occasions.
Ryan coupa court sur le sujet.
— Qu’en pensez-vous, Mary Pat ?
Mme Foley semblait fatiguée, mais elle venait d’avoir un bébé. Jack se dit qu’il devrait lui conseiller de se ménager.
— Je suis bien obligé de soutenir mon agent, Jack, vous le savez. C’est notre meilleur informateur politique. Il rencontre Narmonov en tête à tête, et c’est pour ça qu’il a tant de valeur. C’est aussi pour ça qu’il a toujours été difficile de le recouper, mais il ne nous a jamais induits en erreur, non ?
— Le plus ennuyeux, c’est qu’il commence à me convaincre.
— Pourquoi est-ce ennuyeux, Ryan ?
Jack alluma une cigarette.
— Parce que je connais Narmonov. Cet homme aurait pu me faire disparaître par une nuit froide, près de Moscou. On a fait un marché, et voilà. Il faut être capable de beaucoup de confiance pour faire une chose pareille. S’il ne m’avait pas fait confiance, alors... alors tout aurait changé, de manière imprévisible et brutale. Vous ne trouvez pas que c’est assez ennuyeux ?
Le regard de Ryan errait dans la pièce.
— Oui, je suis d’accord, répondit le chef du département Russie. Je pense qu’il faut rester sur cette position.
— Moi aussi, fit Mary Pat.
— Ben ? demanda Jack. Vous avez cru ce que disait ce type depuis le début. Ce qu’il raconte confirme l’analyse que vous aviez faite à Harvard.
Benjamin Goodley n’aimait pas être ainsi poussé dans ses retranchements. Au cours de ces quelques mois passés à la CLA, il avait assimilé une leçon sévère, mais importante : c’était une chose que de se former une opinion dans un milieu académique, de discuter au club de l’université d’Harvard, c’en était une autre ici. C’est avec les opinions que l’on se formait en ce lieu que se faisait la politique du pays. Et il comprenait bien ce que cela signifiait pour lui : se faire prendre par le système.
— J’ai horreur d’avouer ce genre de choses, mais j’ai changé d’avis. Il y a peut-être là une dynamique que nous n’avons pas examinée d’assez près.
— Que voulez-vous dire ? demanda le chef du département Russie.
— Faisons une hypothèse. Si Narmonov s’en va, qui le remplacera ?
— Kadishev est l’une des options possibles, disons qu’il a une chance sur trois, environ, répondit Mary Pat.
— En théorie, et même ailleurs, ce n’est pas ce qu’on appelle un conflit d’intérêts ?
— MP ? demanda Ryan, en la regardant de nouveau.
— OK, et alors ? Quand nous a-t-il menti ?
Goodley décida de jouer le jeu, comme s’il s’agissait vraiment d’un débat académique.
— Madame Foley, j’ai essayé de trouver toutes les raisons pour lesquelles Spinnaker se tromperait. J’ai vérifié tout ce à quoi j’ai pu avoir accès. Je n’ai trouvé qu’une seule chose, un très léger changement de style dans ses rapports de ces derniers mois. Mais il n’en a pas moins changé de style, d’une manière très subtile. Ses affirmations sont plus nettes, moins spéculatives dans certains domaines. Ça pourrait coller avec ses rapports — j’entends leur contenu, mais... mais cela peut aussi avoir une autre signification.
— Vous fondez votre analyse sur sa façon de mettre les points sur les i ? demanda l’expert en affaires russes de façon un peu insolente. Mon jeune ami, nous ne mangeons pas de ce pain-là.
— Bon, il faut que je montre ça à la Maison-Blanche, déclara Ryan. Je compte dire au président qu’à notre avis, il a raison. Je vais demander à Andrews et à Kantrowicz de venir nous voir pour donner leur avis — des objections ?
Personne ne dit rien.
— OK, merci. Ben, voulez-vous rester un instant ? Mary Pat, faites-vous un long week-end. C’est un ordre.
— Le bébé a la diarrhée, et je n’ai pas beaucoup dormi, expliqua Mary Pat Foley.
— Vous n’avez qu’à mettre Ed de garde de nuit, lui suggéra Jack.
— Ed n’a pas de seins, et je la nourris moi-même, vous savez ?
— MP, vous ne vous êtes jamais dit que l’allaitement maternel était une conspiration montée par ces feignants d’hommes ? lui demanda Ryan en souriant.
Elle lui lança un regard si épuisé que cela mit un terme à sa bonne humeur.
— Je connais, deux heures du matin toutes les nuits. À lundi.
Goodley se rassit quand les deux autres furent partis.
— OK, vous pouvez m’engueuler.
Jack lui fit signe de s’expliquer.
— Que voulez-vous dire ?
— J’ai émis une idée stupide.
— Une idée stupide, mon cul. Vous avez été le premier à faire cette suggestion, et vous avez fait du bon travail.
— Ce n’est pas une idée de génie, grommela le diplômé d’Harvard.
— Non, mais vous êtes allé chercher au bon endroit.
— Si c’était vrai, quelle serait la probabilité que vous puissiez recouper ceci avec d’autres sources ? demanda Goodley.
— Un peu plus d’une chance sur deux, mettons soixante pour cent, maxi. Mary Pat a raison. Ce type nous fournit des informations que nous ne pourrions pas obtenir autrement. Mais vous aussi, vous avez raison : il tire profit de sa fiabilité. Il faut que je règle cette affaire avec la Maison-Blanche avant le week-end. Ensuite, je demanderai à Jake Kantrowicz et Éric Andrews de venir faire un tour la semaine prochaine. Vous aviez des projets pour le week-end ? lui demanda Jack.
— Non.
— Eh bien maintenant, vous en avez. Je veux que vous repreniez toutes vos notes et que vous nous fassiez un papier de synthèse.
Ryan tapa de la main sur son bureau.
— Et je le veux lundi matin.
— Pourquoi ?
— Parce que vous êtes intellectuellement honnête, Ben. Quand vous épluchez quelque chose, vous le faites à fond.
— Mais vous n’êtes jamais d’accord avec mes conclusions ! objecta Goodley.
— Ça n’arrive pas très souvent, c’est vrai, mais vos arguments sont de premier ordre. Personne n’a tout le temps raison, ni tort, d’ailleurs. La discipline intellectuelle est quelque chose de très important, et vous la pratiquez fort bien, monsieur Goodley. J’espère que vous aimez la vie à Washington, car je souhaite vous offrir un poste à temps plein ici. Nous mettons en place une nouvelle équipe à la DI. Sa mission consistera à prendre systématiquement des positions opposées à celles adoptées par les départements d’analyse, une équipe adverse interne qui rendra compte directement au DDI. Vous pourriez être numéro deux de la section russe. Vous croyez que vous y arriveriez ? Réfléchissez bien, Ben, lui demanda Jack de façon pressante. L’équipe nominale ne vous fera pas de cadeau. Beaucoup de travail, un salaire de misère, et pas beaucoup de satisfactions au bout. Mais vous aurez accès à des informations de premier ordre, et il y aura toujours des gens qui vous prêteront attention. La note de synthèse que je vous demande sera votre examen de passage — si vous êtes intéressé. Je ne veux pas savoir ce que seront vos conclusions, mais je veux quelque chose qui tranche avec ce que peut me raconter tel ou tel. Vous prenez ou pas ?
Goodley se tortillait dans son siège et hésitait à répondre. Bon Dieu, voilà qui risquait de torpiller sa carrière. Mais pouvait-il le dire ?
— Je dois vous avouer quelque chose.
— Allez-y.
— Quand Mme Elliot m’a envoyé ici...
— C’était pour me critiquer, je sais. — Ryan s’amusait énormément. — J’ai fait un joli travail de séduction, non ?
— Jack, ça allait plus loin que ça. Elle voulait que je vérifie un certain nombre de choses, que j’essaie de trouver des éléments qu’elle puisse utiliser contre vous.
Le visage de Ryan se figea.
— Et ?
Goodley rougit, mais continua d’une voix pressée.
— Et je lui ai fourni ce qu’elle cherchait. J’ai consulté votre dossier, l’enquête de la SEC, j’ai trouvé quelques trucs sur vos opérations financières, la famille Zimmer, des trucs dans ce genre-là. — Il s’interrompit. — J’ai honte de moi-même.
— Vous avez appris quelque chose ?
— Sur votre compte ? Vous êtes un bon patron. Marcus est con et paresseux, mais il fait bonne impression dans les salons. Liz Elliot est une vraie salope, mais futée. Elle adore manipuler les gens. Elle s’est servie de moi de façon pas croyable, comme si j’étais son chien-chien. C’est vrai, j’ai appris quelque chose. Je ne recommencerai jamais, jamais. Monsieur, je n’ai jamais fait des excuses à personne, mais vous deviez le savoir. Vous aviez le droit de savoir.
Ryan regarda le jeune homme droit dans les yeux pendant au moins une minute, se demandant s’il allait réagir, et à quelle sorte de type il avait affaire. Il finit par écraser sa cigarette.
— Je vous conseille de me faire un bon papier, Ben.
— Je ferai de mon mieux.
— Vous me l’avez déjà donné, monsieur Goodley.
* * *
— Eh bien ? demanda le président Fowler.
— Monsieur le président, Spinnaker rend compte qu’il manque à coup sûr un certain nombre d’armes nucléaires tactiques dans l’inventaire de l’armée soviétique, et que le KGB mène une enquête frénétique pour les retrouver.
— Où ça ?
— À travers toute l’Europe, Union soviétique comprise. En supposant que le KGB soit fidèle à Narmonov, ou du moins sa grande majorité, ce que croit Narmonov... notre homme dit qu’il n’en est pas sûr. Les militaires soviétiques ne le sont pas, eux. Il dit que l’hypothèse d’un coup d’État militaire est plausible, mais que Narmonov ne prend pas les mesures nécessaires pour le prévenir. Il est tout à fait possible qu’il s’agisse d’un chantage. Si ce qu’il prétend est exact, il se pourrait que le pouvoir change rapidement de mains, avec des conséquences impossibles à évaluer.
— Et qu’en pensez-vous ? demanda seulement Dennis Bunker.
— À Langley, l’opinion générale est qu’il peut s’agir de renseignements fiables. Nous sommes en train d’examiner soigneusement tous les éléments.
Nos meilleurs consultants extérieurs sont à Princeton et à Berkeley. Je les ai convoqués chez moi lundi matin pour vérifier nos données.
— Quand aurez-vous des conclusions définitives ? demanda le secrétaire d’État Talbot.
— Tout dépend de ce que vous entendez par définitives. Nous aurons des premières conclusions à la fin de la semaine prochaine. Pour le définitif, ça prendra beaucoup plus longtemps. J’ai essayé d’obtenir une confirmation du côté de nos collègues britanniques, mais ils sont restés secs.
— Comment cela pourrait-il se manifester ? demanda Liz Elliot.
— L’URSS est un pays très vaste, répondit Ryan.
— C’est un univers, fit Bunker. Quelle est votre pire estimation ?
— Nous n’avons pas encore étudié ce point, répondit Jack. Quand on commence à parler de disparition d’armes nucléaires, le pire risque de ne pas être triste.
— Avons-nous des raisons de penser que cette menace pourrait être dirigée contre nous ? demanda Fowler.
— Non, monsieur le président. Les militaires soviétiques sont des gens rationnels, et ce serait une folie. -
— Votre foi en la gent militaire est touchante, fit Liz Elliot. Vous pensez vraiment qu’ils sont plus intelligents que les nôtres ?
— Ils font ce qu’on leur dit de faire, intervint sèchement Dennis Bunker. J’aimerais que vous ayiez un peu plus de respect pour eux, madame Elliot.
— Nous réglerons cette question un autre jour, coupa Fowler. Qu’auraient-ils à gagner en nous menaçant directement ?
— Rien, monsieur le président, répondit Ryan.
— Je suis d’accord, confirma Brent Talbot.
— Je me sentirai mieux quand il n’y aura plus ces SS-18, observa Bunker, mais Ryan a raison.
— J’aimerais que vous analysiez également ce point, dit Elliot, et vite.
— D’accord, promit Jack.
— Comment se passe l’opération Mexico ?
— Nos hommes sont en place, monsieur le président.
— De quoi s’agit-il ? demanda le secrétaire d’État.
— Brent, il est temps que je vous parle de cette histoire. Allez-y, Ryan.
Jack décrivit en quelques minutes le contexte et le concept opérationnel.
— Je n’arrive pas à croire qu’ils osent faire une chose pareille : c’est révoltant, fit Talbot.
— C’est pour ça que vous avez décidé de ne pas assister au match ? lui demanda Bunker en souriant. Moi, j’y crois. Il vous faudra combien de temps pour avoir l’enregistrement des conversations dans l’avion ?
— Compte tenu de l’heure d’arrivée prévue à Washington et du temps de traitement... disons vers dix heures du soir.
— Alors, ça vous laisse le temps de voir la partie, Bob, fit Bunker.
C’était la première fois que Ryan voyait quelqu’un s’adresser au président de cette manière. Fowler hocha négativement la tête.
— Je regarderai la retransmission à Camp David, je veux avoir les idées claires pour cette rencontre. En plus, il va y avoir une bonne tempête à Denver dimanche. Ce serait trop difficile de revenir ici, et les services secrets ont passé deux heures à m’expliquer que les matches de foot sont très mauvais pour moi — enfin, pour eux, cela va sans dire.
— Ça va être un sacré match, fit Talbot.
— Quel est le pronostic ? demanda Fowler.
« C’est pas vrai ! » se dit Jack.
— Les Vikings vont gagner, affirma Bunker. Je veux en profiter au maximum.
— On voyage ensemble, dit Talbot. À condition que ce ne soit pas Dennis qui pilote.
— Abandonnez-moi dans les collines du Maryland. Il faut bien que quelqu’un s’occupe des affaires de l’État.
Fowler souriait. Et Jack trouvait ce sourire un peu étrange.
— Revenons aux choses sérieuses. Ryan, vous dites que vous ne voyez pas de menace contre nous ?
— Il faut que je revienne un peu en arrière, monsieur. Pour commencer, je dois insister sur le fait que le rapport Spinnaker n’a pu être confirmé.
— Vous me dites que la CIA est d’accord.
— Il existe un consensus, c’est un élément. Nous effectuons toutes les vérifications possibles, comme je viens de vous le dire.
— OK, dit Fowler. Si ce n’est pas vrai, nous n’avons aucune raison de nous faire du souci ?
— Non, monsieur le président.
— Et sinon ?
— Il y a un risque de chantage politique en Union soviétique et, dans la pire hypothèse, d’une guerre civile avec utilisation d’armes nucléaires.
— Cela signifierait une menace dirigée contre nous ?
— Une menace directe est peu probable.
Fowler se laissa aller dans son fauteuil.
— Ça se conçoit assez bien, j’imagine. Mais je veux une bonne analyse, vraiment très bonne, aussi rapidement que possible.
— Oui, monsieur. Croyez-moi, monsieur le président, nous examinons tous les aspects de cette affaire.
— J’ai apprécié votre compte rendu, Ryan.
Jack se leva pour prendre congé. Ils étaient beaucoup plus polis, maintenant qu’ils avaient réussi à se débarrasser de lui.
* * *
Les marchés s’étaient créés tout seuls, surtout dans le secteur oriental de Berlin. Les soldats soviétiques, qui n’avaient jamais joui d’une très grande liberté, s’y retrouvaient soudain dans une ville occidentale, qui leur offrait la possibilité de s’enfuir et de disparaître. Le plus surprenant était qu’ils n’étaient pas nombreux à en profiter. Une des raisons en résidait d’ailleurs dans l’existence de ces marchés qui se tenaient au grand jour. Les soldats soviétiques étaient plus étonnés chaque jour par les demandes des Allemands, des Américains et de beaucoup d’autres, qui essayaient d’acheter des souvenirs de l’Armée rouge : ceinturons, chapkas, bottes, uniformes complets, toutes sortes de bricoles, et ces imbéciles payaient cash. Des devises fortes, dollars, livres, deutsche mark, dont la valeur en Union soviétique était multipliée par dix. Des acquéreurs plus avertis avaient réussi à obtenir des choses beaucoup plus conséquentes, comme un char T-80, mais il avait fallu la complicité d’un commandant de régiment, qui avait mis cette disparition sur le compte d’une destruction dans un incendie. Le colonel avait pu s’acheter une Mercedes 560SEL, et il lui restait encore une fortune pour ses vieux jours. Les agences de renseignement occidentales s’étaient procuré tout ce qu’elles souhaitaient, et elles laissaient les petits marchés aux amateurs et aux touristes. Elles faisaient l’hypothèse que les Soviétiques toléraient ce trafic pour la simple raison que cela rapportait gros en devises à leur économie. Les Occidentaux payaient couramment dix fois le prix de revient.
Erwin Keitel s’approcha d’un soldat soviétique qui marchandait, un maréchal des logis assez ancien.
— Bonjour, dit-il en allemand.
— Nicht spreche, répondit le Russe. Anglais ?
— En anglais, ça va.
— Da.
Le Russe fit un signe d’approbation.
— Dix uniformes.
Keitel étendit ses doigts pour que le nombre soit sans ambiguïté.
— Dix ?
— Dix, des grands, de ma taille, fit Keitel.
Il parlait russe à la perfection, mais cela aurait été plus ennuyeux qu’autre chose.
— Des uniformes de colonel, rien que de colonel, OK ?
— Colonel — podovnik. Des officiers de régiment, oui ? Trois étoiles ici ?
Il montrait ses épaules.
— Oui, approuva Keitel. Des uniformes de blindés, rien que de blindés.
— Pourquoi vous vouloir ? demanda le maréchal des logis, par pure politesse.
Il était cavalier, et n’aurait aucune difficulté à trouver les vêtements.
— Faire film — film télévision.
— Télévision ? — Le regard de l’homme s’alluma. — Ceinturons, bottes ?
— Oui.
Il regarda à droite et à gauche.
— Pistolets ?
— Vous pouvez trouver ça ?
Le maréchal des logis sourit et fit un signe emphatique, pour bien manifester qu’il n’était pas n’importe qui.
— Coûte cher.
— Il faut que ce soient des pistolets russes, des vrais, dit Keitel, qui espérait que cette conversation en petit nègre était suffisamment claire.
— Oui, je peux avoir ça.
— Combien de temps ?
— Une heure.
— Combien ?
— Cinq mille marks, pas pistolets. Cinq mille marks encore, dix pistolets.
À ce prix-là, Keitel savait que c’était de l’escroquerie.
Il leva ses doigts une nouvelle fois.
— Dix mille marks, oui, je paie.
Et pour manifester qu’il était sérieux, il lui montra une liasse de billets de cent marks. Il en mit un dans la poche du soldat.
— J’attends une heure.
— Je reviens ici, une heure.
Le soldat quitta les lieux. Keitel se rendit à la Gasthaus la plus proche et commanda une bière.
— Facile comme tout, dit-il à un collègue. Je croirais presque que c’est un piège.
— Tu as entendu parler du char ?
— Le T-80 ? Oui, pourquoi ?
— C’est Willi Heydrich qui a fait le coup pour le compte des Américains.
— Willi ? — Keitel hocha la tête. — Il a touché combien ?
— Cinq cent mille marks. Quels cons, ces Américains.
— Mais ils ne le savaient pas encore.
L’homme eut un rire triste. Cinq cent mille DM avaient suffi à l’ex-Oberstleutnant Wilhelm Heydrich pour monter une boîte — une Gasthaus comme celle-ci — qui lui procurait un niveau de vie largement supérieur à ce qu’il aurait pu espérer à la Stasi. Heydrich était l’un des subordonnés les plus prometteurs de Keitel, et maintenant, il avait tout lâché, abandonnant son héritage politique, pour devenir citoyen de la nouvelle Allemagne, un de plus. Son entraînement au renseignement lui avait servi une dernière fois, il s’était foutu des Américains.
— Et le Russe ?
— Celui avec qui il a fait le marché ? Ha ! soupira l’homme. Deux millions de marks. Il a sûrement versé quelque chose au commandant de la division, il a eu sa Mercedes et a placé le reste à la banque. Son unité est rentrée en Union soviétique peu après, et un char de plus ou de moins dans une division ?... Même les inspecteurs n’ont rien dû voir.
Ils continuèrent à discuter en regardant la télé accrochée au-dessus du bar — une horrible habitude empruntée aux Américains, songea Keitel. Quarante minutes plus tard, il sortit, et son collègue resta là à le surveiller. Après tout, il pouvait s’agir d’un piège.
Le maréchal des logis russe ne tarda pas à revenir, tout sourire, mais les mains vides.
— Où est-ce ? lui demanda Keitel.
— Camion, à côté..., expliqua-t-il par gestes.
— Ecke ? Coin ?
— Da, le mot, coin. Um die Ecke.
Il faisait de grands signes de tête.
Keitel fit un geste à son collègue, qui alla chercher la voiture. Erwin avait envie de demander au sous-officier combien il reversait à son lieutenant, lequel prélevait en général un pourcentage important, mais ça n’avait pas d’importance.
Un camion léger GAZ-69 de l’armée soviétique était garé une rue plus loin. Il suffisait de ranger la voiture derrière et de transférer la marchandise. Mais Keitel commença bien sûr par vérifier ce qu’il achetait. Il y avait dix tenues de combat camouflées, assez légères, mais de bonne qualité, car destinées à des officiers. Dix bérets noirs avec une étoile rouge et un insigne représentant un tank assez antique tenaient lieu de coiffures. Les épaulettes portaient les trois étoiles de colonel plein. Il y avait aussi des ceinturons et des bottes.
— Pistolen ? demanda Keitel.
L’homme commença par vérifier qu’il n’y avait personne, avant de sortir dix boîtes de carton. Keitel en montra une au hasard, il l’ouvrit. Elle contenait un PM Makarov. C’était une arme automatique neuf millimètres copiée sur le modèle allemand Walther PP. Pour manifester sa générosité, le Russe y avait ajouté cinq boîtes de munitions.
— Ausgezeichnet, fit Keitel en cherchant son argent.
Il compta neuf mille neuf cents marks.
— Merci, dit le Russe. Si vous besoin autre chose, vous voir moi, oui ?
— Merci.
Keitel lui serra la main et monta en voiture.
— Dans quel monde vivons-nous ? fit le chauffeur en démarrant. Trois ans avant, ces soldats seraient passés en cour martiale — peut-être même auraient-ils été fusillés.
— Voilà, nous venons d’enrichir l’Union soviétique d’une dizaine de milliers de marks.
Le conducteur poussa un grognement.
Doch, et la « marchandise » a dû leur en coûter péniblement deux mille ! Comment appelle-t-on ça ?...
— Un prix de gros.
Keitel ne savait pas s’il devait rire ou pleurer.
— Nos amis russes apprennent vite. Ou alors, c’est parce que ces moujiks ne savent pas compter au-delà de dix.
— Notre projet est dangereux.
— C’est vrai, mais on est bien payés.
— Vous croyez que je fais ça pour de l’argent ? demanda l’homme, outré.
— Non, mais à partir du moment où on risque sa vie, ça mérite salaire.
— C’est vrai, mon colonel.
Keitel ne s’était encore jamais encore vraiment interrogé sur ce qu’il était en train de faire. Bock ne lui avait rien dit. Malgré son professionnalisme, Keitel avait oublié de se souvenir d’une chose : il travaillait avec un terroriste.
* * *
Ghosn trouvait l’air étrangement calme. Il n’avait encore jamais vu autant de neige. Il en était tombé cinquante centimètres, et, avec les flocons qui continuaient, l’air étouffait les sons à un point incroyable. On entendait le silence, se dit-il, à l’abri de l’auvent.
— Tu aimes ça, hein ? lui demanda Marvin.
— Oui.
— Quand j’étais gosse, on avait des tempêtes terribles, pas comme celle-là, il tombait des mètres de neige, et parfois un mètre en une seule fois. En plus, il faisait vraiment froid, moins vingt ou moins trente. Quand tu mettais le nez dehors, t’avais l’impression d’être sur une autre planète, et tu t’imagines ce que c’était cent ans plus tôt, quand on habitait dans un tipi avec la femme et les bébés, les chevaux dehors, quand tout était pur et propre. Ça devait être extra, mec, ça devait être vachement sympa.
Ce type était un poète, mais il était stupide. Une vie aussi primitive, quand la plupart des enfants mouraient avant d’avoir un an, crevaient de faim en hiver parce qu’il n’y avait pas de gibier à chasser. Et quelle pitance trouvaient les chevaux ? Et comment faisaient-ils sous la neige ? Combien d’hommes et de bêtes mouraient de froid ? Pourtant, il portait cette existence aux nues. C’était stupide. Marvin était courageux, tenace, fort, dévoué, mais il ne comprenait rien, il ne connaissait pas Dieu et vivait à sa fantaisie. Ce n’était vraiment pas de chance.
— Quand partons-nous ?
— Laissons deux heures aux types de l’Équipement pour déblayer les routes. Tu prendras la voiture — c’est une traction avant, facile à conduire. Je prendrai le camion. On n’est pas pressé, pas vrai ? Et il ne faut pas prendre de risques.
— Tu as raison.
— Rentrons avant de geler sur pied.
* * *
— Faudrait qu’ils se décident à nettoyer un peu l’atmosphère, dit Clark quand il eut fini de tousser.
— C’est dégueulasse, approuva Chavez.
Ils avaient loué une petite chambre pas loin de l’aéroport ; tout ce dont ils avaient besoin tenait dans les placards. Ils avaient établi les contacts voulus. L’équipe de maintenance habituelle serait malade à l’arrivée du 747. Une maladie de convenance, bien entendu. Finalement, ce n’était pas si difficile d’introduire l’équipe de la CIA à bord. Les Mexicains n’aimaient pas spécialement les Japonais, au moins les officiels, qu’ils trouvaient encore plus arrogants que les Américains. Et pour un Mexicain, ce n’est pas peu dire. Clark consulta sa montre : encore neuf heures à subir cet air infect. Ce n’était qu’une courte visite de courtoisie pour voir le président mexicain, selon toute vraisemblance, avant d’aller rencontrer Fowler à Washington. Cela rendait encore plus facile la mission de Clark et Chavez.
* * *
Ils partirent pour Denver à minuit pile. Les équipes des Ponts et chaussées du Colorado avaient bien fait leur travail, tout ce qui n’avait pas été enlevé avait été sablé et salé, et le trajet qui prend une heure en temps normal ne leur demanda qu’un quart d’heure de plus. Marvin s’occupa des réservations, paya trois nuits cash, et demanda une facture pour une prétendue note de frais. L’employé remarqua le logo d’ABC sur le camion, et regretta de leur avoir donné des chambres sur la cour. S’ils s’étaient garés devant, il aurait peut-être eu davantage de clients. Dès qu’ils furent repartis, le réceptionniste retourna devant la télé. Les supporters du Minnesota devaient arriver le lendemain, et ça promettait un joli chahut.
* * *
L’entrevue avec Lyalin se révéla plus facile à organiser que prévu. La rencontre de Cabot avec le nouveau chef de la CIA coréenne s’était passée au mieux — les Coréens connaissaient leur métier — et il avait pu partir pour le Japon avec douze heures d’avance. Le chef de l’antenne avait un lieu de prédilection, un restaurant de geishas situé à un kilomètre de l’ambassade. C’était en outre un endroit facile à surveiller.
— Voilà mon dernier rapport, dit l’agent Mushashi, en lui tendant une enveloppe.
* * *
— Notre président est très impressionné par la qualité de vos informations, répondit Cabot.
— Et moi par mes honoraires.
— Alors, que puis-je pour vous ?
— Je voulais m’assurer que vous me preniez bien au sérieux, dit Lyalin.
— Mais oui, lui affirma Cabot.
« Ce type croit-il qu’on lui file des millions de dollars pour le plaisir ? » C’était la première fois que Cabot se trouvait en face d’un agent. On l’avait prévenu de ce à quoi il devait s’attendre, mais il était tout de même un peu surpris.
— J’ai l’intention de passer de l’autre côté dans un an, avec ma famille. Que comptez-vous faire pour moi ?
— Eh bien, on vous interrogera un bout de temps, puis on vous aidera à trouver un endroit agréable où vous puissiez vivre et travailler.
— Où ça ?
— Où vous voulez, dans des limites raisonnables.
Cabot parvenait mal à cacher son exaspération, c’était le boulot d’un officier traitant débutant.
— Que voulez-vous dire, dans des limites raisonnables ?
— On ne vous laissera pas vous installer en face de l’ambassade d’URSS. Vous pensez à quelque chose ?
« Et c’est pour ça que vous vouliez me voir ? »
— Vous aimez quel genre de climat ?
— Plutôt chaud, je crois.
— Eh bien, pourquoi pas la Floride ? Il y a beaucoup de soleil.
— Je vais réfléchir. — L’homme se tut. — Vous ne mentez pas ?
— Monsieur Lyalin, nous prenons le plus grand soin de nos hôtes.
— OK. Je vais continuer à vous envoyer mes rapports.
Et il quitta les lieux sans plus de façons.
Marcus Cabot réussit à rentrer un juron, mais le regard qu’il jeta au chef de poste déclencha un fou rire.
— C’est la première fois qu’un rendez-vous va aussi vite, non ?
— Vous voulez dire que c’est terminé ?
Cabot n’arrivait pas à y croire.
— Monsieur le directeur, c’est un métier bizarre. Ça paraît dingue, mais vous venez de faire quelque chose de très important, lui dit Sam Yamata. Maintenant, il est convaincu qu’on s’occupe de lui. Et vous avez eu raison de faire allusion au président.
— Si vous le dites.
Cabot ouvrit l’enveloppe et commença à lire.
— Seigneur tout-puissant !
— Quelque chose au sujet du voyage du premier ministre ?
— Oui, et des détails que nous n’avions pas. La banque, les pots-de-vin à d’autres responsables... On n’aurait même plus besoin de sonoriser son avion...
— Sonoriser son avion ? demanda Yamata.
— Faites comme si vous n’aviez rien entendu.
Le chef de poste fît signe qu’il avait compris.
— C’est impossible, vous n’êtes jamais venu.
— Il faut que j’envoie ça à Washington le plus rapidement possible.
Yamata consulta sa montre.
— C’est trop tard pour le vol régulier.
— Il n’y a qu’à l’envoyer en fax protégé.
— Nous ne sommes pas équipés pour ça, côté Agence, je veux dire.
— Et les types de la NSA ?
— Ils ont ce qu’il faut, monsieur le directeur, mais on vous a prévenu, la sécurité de leurs systèmes...
— Il faut absolument que le président en prenne connaissance, ça doit partir. Je le prends sur moi.
— Bien, monsieur.