Ryan occupait l’appartement réservé aux VIP à l’ambassade US, et il regardait les aiguilles tourner. Il remplaçait Alden à Riyad, mais il allait voir un prince, et les princes sont comme tout le monde, ils n’aiment pas modifier leur emploi du temps. Il était donc obligé d’attendre que les aiguilles veuillent bien simuler la durée du vol d’Alden qui devait arriver de l’autre bout du monde. Au bout de trois heures, il en eut assez de regarder la chaîne satellite et alla faire une promenade, discrètement escorté par un agent. D’ordinaire, Ryan lui aurait demandé de se transformer en guide, mais ce n’était pas le jour. Il voulait se vider le cerveau. C’était la première fois qu’il venait en Israël, et il voulait se faire sa propre impression, pendant qu’il repassait dans sa tête ce qu’il avait vu à la télé.
Il faisait chaud dans les rues de Tel-Aviv, et il faisait encore plus chaud là où il allait. Les rues étaient pleines de gens qui faisaient leurs courses ou vaquaient à leurs affaires. Il y avait autant de policiers qu’il l’avait imaginé, mais ce qui était le plus frappant, c’était tous ces civils hommes et femmes avec leur pistolet-mitrailleur Uzi sous le bras et qui rentraient probablement d’une séance d’entraînement. Il y avait de quoi choquer les Américains adversaires du port d’armes, mais Ryan se disait que toutes ces armes promenées au grand jour devaient réduire sérieusement la délinquance dans la rue. Il savait que les crimes crapuleux étaient plutôt rares, ici. En revanche, les bombes et autres actes terroristes ne l’étaient pas. Et les choses avaient plutôt tendance à empirer, mais ce n’était pas nouveau. La Terre sainte, songeait-il, également sacrée pour les chrétiens, les musulmans et les juifs, avait eu de tout temps la malchance de se trouver au carrefour de l’Europe et de l’Afrique d’une part, des empires romain, grec, égyptien et de l’Asie — les Babyloniens, les Syriens, les Perses —, de l’autre. Or, s’il est une constante dans l’histoire militaire, c’est bien que les carrefours sont toujours disputés. L’apparition du christianisme, puis celle de l’islam sept cents ans plus tard n’avaient pas amélioré les choses. Le partage des forces en présence s’était simplement modifié, et avait donné davantage d’importance religieuse à cette région contestée depuis trois millénaires. Cela ne faisait que rendre les guerres plus féroces.
Il était trop facile de considérer tout cela d’un oeil froid. La première croisade, en 1066 si Ryan se souvenait bien, avait été déclenchée pour des raisons très terre-à-terre. Les chevaliers et les nobles étaient des gens dont le sang bouillait, et ils avaient plus de descendances que ce que leurs châteaux et leurs cathédrales pouvaient entretenir. Un rejeton de race noble ne pouvait pas cultiver la terre, et ceux qui ne mouraient pas dans leur petite enfance devaient chercher aventure. Quand le pape Urbain II avait annoncé que la terre du Christ était tombée aux mains des infidèles, ç’avait été l’occasion pour ces hommes de lancer une guerre d’agression pour reconquérir une terre religieusement importante et pour se tailler de nouveaux fiefs, trouver des paysans à pressurer et mettre la main sur les voies d’accès à l’Orient, ce qui leur permettait de percevoir tranquillement des droits de passage. L’objectif principal n’était sans doute pas le même pour tout le monde, mais tous étaient venus. Jack se demandait combien de pieds différents avaient foulé ces rues, et comment ils avaient fait pour concilier leurs objectifs personnels, commerciaux, politiques avec leur cause théoriquement sacrée. La même chose était sans doute vraie des musulmans, car, trois cents ans après Mahomet, la vénalité avait aussi contaminé leur ferveur originelle. Coincés au milieu, il y avait les juifs, du moins ceux qui n’avaient pas été massacrés par les Romains, ou ceux qui étaient revenus dans leur pays. Les juifs avaient probablement été encore plus maltraités par les chrétiens au début du second millénaire.
« On dirait un os, un os impérissable sur lequel se jettent sans fin des meutes de chiens affamés. »
Si cet os était toujours là, si les chiens continuaient à arriver sans cesse, c’était à cause de ce que ce pays symbolisait. Il avait un passé si riche. Des dizaines de figures historiques avaient vécu ici, dont le Fils de Dieu, comme le croyait le catholique Ryan. Au-delà de la signification du lieu, cette étroite passerelle de terre entre les continents et les cultures, il y avait les pensées, les idéaux, les espoirs qui peuplaient la tête des hommes, matérialisés dans le sable et les pierres de cet endroit singulièrement déplaisant, si déplaisant que seuls les scorpions auraient dû s’y trouver bien. Jack se disait qu’il y avait cinq grandes religions dans le monde, dont trois avaient essaimé loin de leur terre d’origine. Ces trois religions étaient nées à quelques kilomètres de l’endroit où il se trouvait.
« Ainsi, tout naturellement, c’est ici qu’elles se font la guerre. »
Le blasphème était saisissant. Le monothéisme était né ici, non ? Il avait commencé avec les juifs, s’était renforcé avec les chrétiens et les musulmans, mais c’était ici que l’idée était née. Le peuple juif — israélite était un mot trop étrange — avait défendu sa foi pendant des millénaires avec la plus extrême férocité, il avait survécu à tout ce que lui infligeaient les païens et les animistes, et il subissait finalement ses pires épreuves de la main même de ceux dont la religion était née dans ce pays qu’il avait défendu. Non seulement cela semblait injuste — c’était naturellement totalement injuste —, mais les guerres de religion sont les pires de toutes. Contre celui qui combat pour Dieu, il n’y a rien à faire. Son ennemi combat Dieu Lui-même, ce qui est hautement haïssable. À cette idée, chaque soldat se prend pour Son épée vengeresse. Il n’existe plus aucune limite. Celui qui tentait d’épargner l’ennemi-pécheur subissait les châtiments les plus terribles. Rapines, pillages, massacres, les crimes les plus épouvantables devenaient plus qu’un droit, un devoir, une cause sacrée. On ne se contentait pas de vous payer pour commettre des horreurs, on vous y encourageait puisque Dieu était de votre côté. Cela se manifestait jusque dans les tombes. En Angleterre, les chevaliers qui étaient partis aux croisades étaient enterrés sous des gisants aux jambes croisées, si bien que, pour l’éternité, chacun saurait qu’ils avaient servi au nom de Dieu. Chacun saurait aussi qu’ils avaient trempé leurs épées dans le sang des enfants, violé tout ce qui leur tombait sous les yeux, volé tout ce qui existait à la surface de la Terre. Et c’était pareil des deux côtés. Les juifs avaient souvent été du côté des victimes, mais ils avaient aussi été du bon côté de l’épée quand ils en avaient eu l’occasion, car tous les hommes se ressemblent, vices et vertus confondus.
Et ces salopards aimaient ça, se disait Jack avec tristesse, en regardant un flic qui essayait de régler une dispute au coin d’une rue. « Pourtant, il a bien dû y avoir des hommes de bonne volonté, ici aussi. Mais qu’ont-ils fait ? Et je me demande ce que Dieu peut bien penser de tout ça ? »
Mais Ryan n’était pas prêtre, ni rabbin ni imam, il n’était qu’officier de renseignement, il n’était qu’un instrument au service de son pays, un observateur et un collecteur d’informations. Il continua à observer ce qui se passait autour de lui et oublia l’histoire un instant.
Les gens étaient habillés de tenues légères qui leur permettaient de supporter la chaleur étouffante, et l’agitation de la rue lui rappelait Manhattan. Ils avaient presque tous un transistor. Devant un restaurant installé sur le trottoir, pas moins de dix personnes écoutaient le bulletin d’information horaire. Jack sourit, ces gens étaient comme lui. Quand il conduisait, il écoutait toujours une station d’information continue. Les regards qu’il croisait étaient attentifs, on sentait un niveau d’alerte si intense qu’il fallait un moment pour l’oublier. C’était bien naturel. L’incident qui s’était produit au Mont du Temple n’avait pas déclenché de vague de violence, mais tout le monde la craignait. Et les gens, Ryan n’était pas surpris de le constater, ne comprenaient pas à quel point la plus grande menace qui pesait sur eux, c’était précisément cette absence de violence. Israël manifestait une myopie bien compréhensible. Encerclés par des pays qui avaient toutes les raisons de vouloir la perte de leur État, les Israéliens avaient hissé la paranoïa au niveau d’un art, et la sécurité du pays était leur obsession. Mille neuf cents ans après Massada et la diaspora, ils étaient retournés dans un pays qui était sacré pour eux, fuyant l’oppression et le génocide… tout ça pour les y retrouver. Seule différence, c’étaient eux maintenant qui tenaient l’épée, et ils avaient parfaitement appris à s’en servir. Pourtant, cette voie aussi était une impasse. Les guerres se transforment un jour en paix, mais leurs guerres à eux n’étaient jamais finies. Elles s’arrêtaient, s’interrompaient, elles ne cessaient pas définitivement. Pour Israël, la paix n’avait jamais été autre chose qu’un entracte, le temps d’enterrer les morts et d’entraîner la prochaine génération de combattants. Les juifs avaient échappé à une quasi-extermination par la main des chrétiens, et ils avaient parié leur vie sur leur capacité à vaincre des pays arabes qui avaient exprimé immédiatement leur désir de terminer ce qu’Hitler avait commencé. Dieu en pensait sans doute exactement ce qu’il avait pensé des croisades. Malheureusement, il n’y avait que dans l’Ancien Testament que l’on voyait la mer s’ouvrir et le soleil s’arrêter dans le ciel. À notre époque, les hommes étaient censés se débrouiller tout seuls, mais les hommes ne font pas toujours ce qu’on attend d’eux. Quand Thomas More écrivait L’Utopie, la description de ce pays où les hommes agissent uniquement en accord avec la loi morale, il avait donné le même nom au livre et au pays. « Utopie » signifie « nulle part ». Jack hocha la tête et tourna au coin d’une rue bordée d’immeubles de couleur blanche.
— Hé, Ryan !
L’homme avait dépassé la cinquantaine. Il était plus petit et plus gros que Jack, portait une barbe abondante soigneusement entretenue et parsemée de gris. Il ressemblait moins à un juif qu’à un chef de guerre de l’armée assyrienne sous Sennachérib. Une grande épée ou une masse d’armes n’aurait pas déparé entre ses mains. S’il n’avait pas été aussi souriant, Jack aurait préféré avoir John Clark avec lui.
— Bonjour, Avi. C’est inattendu de vous trouver ici.
Le général Abraham Ben Jacob était l’équivalent de Ryan au sein du Mossad, directeur adjoint de l’agence d’espionnage israélienne. C’était une personnalité dans le monde du renseignement. Il avait été officier dans l’armée jusqu’en 1968, dans les troupes parachutistes, et avait acquis une bonne expérience des opérations spéciales. Rafi Eitan l’avait remarqué et entraîné chez lui. Son chemin avait croisé celui de Ryan une douzaine de fois pendant ces dernières années, mais cela se passait toujours à Washington. Professionnellement, Ryan avait le plus grand respect pour lui, mais il ne savait pas très bien si c’était réciproque. Le général Ben Jacob était maître dans l’art de dissimuler ce qu’il pensait ou ressentait.
— Alors, quoi de neuf à Washington, Jack ?
— Tout ce que je sais, je l’ai vu sur CNN à l’ambassade. Rien d’officiel, bien sûr, et même si c’était le cas, vous connaissez les règles mieux que moi, Avi. Où pourrions-nous déjeuner dans le coin ?
Tout cela était monté de toutes pièces, bien sûr. À deux minutes, cent mètres plus loin, ils s’installèrent dans l’arrière-salle d’un petit restaurant tranquille que les gardes du corps des deux hommes pouvaient facilement surveiller. Ben Jacob commanda deux Heineken.
— Là où vous allez, vous serez privé de bière.
— Très drôle, Avi. Vraiment très drôle, répondit seulement Ryan après avoir avalé une gorgée.
— C’est vous qui remplacez Alden à Riyad, si j’ai bien compris ?
— Comment voulez-vous que quelqu’un comme moi remplace Alden où que ce soit ?
— Vous présenterez votre plan à peu près au même moment qu’Adler. Nous allons l’écouter avec le plus grand intérêt.
— Dans ce cas, ça ne vous gênera pas d’attendre un peu, j’imagine.
— Pas le moindre petit indice, d’un pro à un autre ?
— Surtout pas.
Jack avala sa bière d’un trait. Le menu était en hébreu.
— Je suppose que je devrai vous laisser passer commande… bravo !
« J’ai déjà été mené en bateau, mais jamais à ce point. »
— Alden. — Ce n’était pas une question. — Il est de mon âge. Dieu tout-puissant, il aurait dû savoir que les femmes d’expérience sont plus fiables et plus faciles à deviner.
Même pour des affaires de coeur, il conservait son vocabulaire professionnel.
— Il aurait pu s’occuper davantage de sa femme.
Ben Jacob sourit.
— J’avais oublié que vous êtes catholique.
— Ce n’est pas ça, Avi. Quel est l’imbécile qui désire plus d’une femme dans sa vie ? fit Ryan, impassible.
— Il est foutu, c’est ce que dit notre ambassade. Mais qu’est ce que ça veut dire ?
— C’est possible, personne ne m’a demandé mon avis. J’ai du respect pour ce type, il donne de bons conseils au président. Il nous écoute, et quand il n’est pas d’accord avec l’Agence, c’est en général qu’il a une bonne raison. Il m’a pris de court il y a six mois à propos de je ne sais plus quoi. Ce type est très brillant, mais aller courir le guilledou comme ça… enfin, tout le monde a ses petits défauts. C’est vraiment trop stupide de se faire virer d’un poste pareil pour une raison aussi…
« Et en ce moment, en plus », enrageait Jack intérieurement.
— Il ne faut pas prendre des gens comme ça au gouvernement. C’est trop facile de les compromettre.
— Les Russes commencent à se méfier de ce genre de pièges… et la fille était juive, non ? Ce n’était pas quelqu’un de chez vous, Avi ?
— Ryan ! Moi, faire une chose pareille ?
Si les ours riaient, cela aurait ressemblé au rugissement d’Avi Ben Jacob. — Non, ça ne vient pas de chez vous. Il n’y avait pas de chantage derrière tout ça, c’est évident.
Jack avait failli dépasser les bornes. Les yeux du général se rétrécirent.
— Ça ne vient pas de chez nous. Vous croyez qu’on est fous ? Elizabeth Elliot va remplacer Alden.
Ryan leva le nez de sa bière. Il n’avait pas pensé à ça. Oh merde… !
— C’est une amie pour vous et pour nous, insista Avi.
— Ça vous est souvent arrivé d’être en désaccord avec un ministre en vingt ans, Avi ?
— Jamais, naturellement.
Ryan renifla et finit la bouteille.
— Qu’est-ce que vous me disiez déjà tout à l’heure, ce truc entre pros, vous vous souvenez ?
— Nous faisons tous deux le même métier. De temps en temps, quand on a beaucoup de chance, ils écoutent nos avis.
— Et parfois, ils nous écoutent et nous avons tort…
Le regard du général ne cilla pas en entendant Ryan faire cette réflexion. Ce garçon mûrissait. Il aimait l’homme autant qu’il estimait le professionnel, mais les goûts et dégoûts personnels n’ont pas leur place dans le monde du renseignement. Quelque chose d’important était en train de se produire : Scott Adler revenait de Moscou, il était allé voir le cardinal d’Antonio avec Ryan au Vatican. Il était aussi prévu que Ryan attende Adler ici pour aller voir le ministre israélien des Affaires étrangères, mais le surprenant faux pas d’Alden remettait tout en cause.
Même pour un professionnel du renseignement, Avi était un homme singulièrement bien informé. Ryan faisait son petit laïus — Israël était-il vraiment l’allié le plus fiable des États-Unis au Proche-Orient ? C’était normal, venant d’un historien, se disait Avi. Mais Ryan pouvait bien penser ce qu’il voulait, la plupart des Américains voyaient Israël de cette façon, si bien que les Israéliens en savaient plus sur ce qui se passait à l’intérieur du gouvernement US que n’importe quel autre pays — davantage encore que les Britanniques, qui avaient pourtant des relations officielles avec les milieux du renseignement américain.
Ses sources avaient fait savoir aux adjoints de Ben Jacob que Ryan était derrière tout ce qui se passait. C’était difficile à croire : Jack avait beau être quelqu’un de très brillant, presque autant qu’Alden, par exemple, il disait de lui-même qu’il n’était qu’un exécutant, pas un maître, quelqu’un qui appliquait une politique, pas celui qui la décidait. En outre, le président américain n’aimait pas Ryan, et il ne s’en était jamais caché auprès de ses proches. Elizabeth Elliot était connue pour le détester, elle aussi, et Avi le savait. Il s’était sans doute passé quelque chose avant les élections, un manque d’égard imaginaire, une remarque déplacée. De notoriété publique, les membres du gouvernement étaient particulièrement susceptibles. « Ce n’est pas comme Ryan et moi », songea le général Jacob. Ils avaient vu plusieurs fois la mort en face, et cela créait peut-être un lien entre eux. Ils pouvaient ne pas être d’accord sur tout, mais ils se respectaient.
Moscou, Rome, Tel-Aviv, Riyad. Que déduire de cet itinéraire ?
Scott Adler était l’homme du secrétaire d’État, Talbot, et c’était un diplomate remarquable. Talbot aussi était quelqu’un hors pair. Le président Fowler n’était peut-être pas brillant lui-même, mais il avait choisi une équipe remarquable pour l’entourer. Sauf Elliot, corrigea Avi. C’est à Adler, son adjoint, que Talbot confiait les dossiers importants. Et même lorsque la négociation prenait un tour plus sérieux, Adler était toujours là à ses côtés.
Le plus étonnant, c’était que pas un des informateurs habituels du Mossad n’avait la moindre idée de ce qui se tramait. Ils avaient seulement parlé de quelque chose d’important au Proche-Orient. Rien de sûr… Entendu dire que Jack Ryan, à la CIA, était mêlé à l’affaire… Et c’était tout.
Il y avait de quoi enrager, mais Avi y était habitué. Le renseignement est un jeu où on ne connaît jamais toutes les cartes. Le frère de Ben Jacob, pédiatre, rencontrait exactement les mêmes problèmes. Quand un enfant est malade, il vous dit rarement où il a mal. Mais au moins, son frère pouvait poser des questions, toucher, faire un examen…
— Jack, il faut que j’aie quelque chose à rapporter à mes supérieurs, dit le général Jacob d’un ton plaintif.
— Allons, allons, général.
Jack se retourna et demanda une autre bière.
— Dites-moi, que s’est-il passé exactement sur le Mont ?
— Cet homme était — est — un malade. Il est à l’hôpital sous surveillance constante, on craint qu’il n’essaie de se suicider. Sa femme venait de le quitter, il est tombé sous la coupe d’un religieux fanatique, et… — Ben Jacob haussa les épaules — … ça a été terrible.
— C’est vrai, Avi. Vous voyez dans quel bazar politique vous vous trouvez maintenant ?
— Jack, on se débat avec ce problème depuis…
— Je le sais bien, Avi. Vous êtes très brillant, mais vous ne comprenez pas ce qui se passe, vraiment pas.
— Alors, expliquez-moi.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, et vous le savez très bien. Ce qui vient d’arriver change radicalement les choses, mon général. Vous devez en prendre conscience.
— Change quoi ?
— Il va vous falloir attendre. Moi aussi, j’ai des ordres.
— Votre pays va-t-il recourir à des menaces ?
— Des menaces ? Non, Avi, cela n’arrivera jamais. Comment pourrions-nous vous menacer ?
Ryan se disait qu’il parlait trop. « Ce type est bon », pensa-t-il.
— Mais vous ne pouvez pas nous dicter notre politique.
Jack ravala sa réponse.
— Vous êtes très habile, mon général, mais j’ai mes ordres. Il vous faudra attendre. Je suis désolé que les gens de Washington ne puissent pas vous aider, mais je ne peux rien faire non plus.
Ben Jacob changea de tactique.
— C’est moi qui vous invite à déjeuner, alors que mon pays est moins riche que le vôtre.
Jack éclata de rire.
— Et la bière est bonne ; comme vous dites, je n’en boirai pas là où je vais. Si c’est bien là que je vais…
— L’équipage a déjà rempli le plan de vol. J’ai vérifié.
— Essayez de garder un secret.
Jack fit un sourire au serveur qui lui apportait sa bière.
— Avi, soyons sérieux, vous ne croyez tout de même pas que nous ferions quoi que ce soit qui menace la sécurité de votre pays ?
« Eh bien si ! » pensa le général, mais il ne le dit pas, bien entendu. Il choisit de se taire. Ryan n’était pas dupe et profita de ce silence pour changer de sujet.
— On m’a dit que vous étiez grand-père.
— Oui, ma fille a rajouté un peu de poil gris à ma barbe. Une petite fille, Leah.
— Vous avez ma parole, Leah grandira en sécurité dans son pays, Avi.
— Et qui y veillera ? demanda Ben Jacob.
— Ceux qui y veillent déjà.
Ryan était très fier de sa réponse. Ce pauvre vieil Avi cherchait désespérément des tuyaux, et il était triste de voir à quel point il n’arrivait pas à s’en cacher. Même les meilleurs d’entre nous sont parfois poussés dans leurs retranchements.
Ben Jacob nota mentalement qu’il fallait remettre à jour le dossier de Ryan. La prochaine fois, il fallait qu’il ait plus de données sur son compte. Quel que soit le jeu, le général était quelqu’un qui n’aimait pas perdre.
* * *
Charles Alden regardait pensivement son bureau. Il ne partirait pas sur-le-champ, bien sûr, cela traumatiserait le gouvernement. Sa lettre de démission était signée, posée sur le buvard vert du bureau, et elle était datée de la fin du mois. Mais c’était juste pour la galerie. Dès aujourd’hui, c’était terminé. Il allait continuer à se montrer, à lire des rapports, à pondre des notes, mais c’est Elizabeth Elliot qui assurerait dorénavant les briefings. Le président avait manifesté quelques regrets, mais il avait gardé son sang-froid habituel. « Désolé de vous perdre, Charlie, vraiment désolé, surtout en ce moment, mais j’ai peur qu’il n’y ait pas d’autre solution… » Dans le Bureau ovale, il avait réussi à rester calme, en dépit de la rage qu’il ressentait. Même Arnie Van Damm avait eu un mot gentil : « Oh merde, Charlie ! » Il était furieux des conséquences politiques, mais il avait réussi à montrer un peu d’humanité envers son compagnon de misère. On ne pouvait pas en dire autant de Fowler, ce champion de la veuve et de l’orphelin.
Avec Liz, ç’avait été encore pire. Cette chienne arrogante, avec son silence et son regard éloquents. Elle allait tirer le bénéfice de tout ce qu’il avait accompli. Elle le savait très bien, et en salivait d’avance.
Le communiqué devait paraître dans la matinée, mais la presse était déjà au courant. Qui avait vendu la mèche, c’était une autre histoire. Elliot, incapable de résister à sa jubilation ? Arnie van Damm, pour essayer en catastrophe de limiter les dégâts ? Il y avait une bonne douzaine d’autres candidats.
À Washington, on passe très vite de la notoriété à l’obscurité. L’air gêné de sa secrétaire, les sourires forcés des bureaucrates de l’aile ouest. Cependant, l’anonymat est précédé d’une dernière phase de renommée quand il faut annoncer la nouvelle : comme pour une étoile qui explose, la mort publique est précédée d’une fanfare tonitruante. Ça, c’était le boulot des médias. Le téléphone sonnait sans interruption, ils étaient au moins une vingtaine à l’attendre chez lui ce matin, caméras et projecteurs en batterie, sachant pertinemment pourquoi ils étaient là.
Quelle salope, avec ses yeux bovins ! Mais comment avait-il pu être aussi con ! Charles Winston Alden s’assit dans son fauteuil hors de prix et fixa son bureau hors de prix. Il avait un mal de tête terrible, sans doute le stress et la colère. C’était bien cela ; mais ce qu’il ne savait pas, c’est que sa tension était deux fois plus forte que la normale, et que le stress n’arrangeait pas les choses. Il oubliait également qu’il n’avait pas pris son hypotenseur depuis une semaine. Il oubliait régulièrement les petites choses, alors qu’il appliquait une méthode rigoureuse pour résoudre les problèmes les plus complexes.
Et cela arriva brutalement. À partir d’une faiblesse dans le cercle de William, l’artère qui irrigue le cerveau. Conçue pour amener le sang dans tous les endroits qui ne sont plus alimentés par les vaisseaux vieillissants, cette artère voit passer un énorme flux de sang. Après vingt ans d’hypertension, vingt ans de médicaments qu’il prenait quand il y pensait ou quand il avait rendez-vous chez son médecin, plus le stress de voir sa carrière interrompue, sans compter les soucis personnels, l’artère se rompit dans l’hémisphère droit. Ce qui n’était qu’une mauvaise migraine devint tout à coup la mort, tout simplement. Alden écarquilla les yeux, ses mains essayèrent désespérément d’agripper son crâne. Il était trop tard, l’hémorragie s’amplifia, le sang coula de plus en plus. Son cerveau était privé d’oxygène, la pression intracrânienne augmentait, d’autres cellules cérébrales furent irrémédiablement touchées.
Alden était paralysé, mais il n’avait pas encore perdu conscience, et son esprit brillant enregistrait tout ce qui lui arrivait avec une clarté extraordinaire. Il était déjà incapable de bouger, mais il savait que c’était la mort. Si proche, se disait-il, et son esprit essayait de lutter de vitesse avec elle. Trente-cinq ans pour en arriver là, tous ces livres, ces séminaires, les étudiants si brillants, les tournées de conférences, les causeries, les campagnes. Tout ça pour en arriver là. Et dire que j’étais à deux doigts de réussir quelque chose d’important. Oh mon Dieu ! Mourir maintenant, mourir comme ça ! Mais il savait bien qu’il allait mourir, que c’était inéluctable. Il espérait qu’il se trouverait quelqu’un pour le regretter, il n’avait pas été si mauvais bougre, non ? Il s’était donné du mal pour changer les choses, pour rendre le monde meilleur, et il était sur le point de faire quelque chose de vraiment important… cela aurait mieux valu pour tout le monde si ça lui était arrivé quand il sautait cette maudite petite vache… mais cela aurait encore mieux valu, il le savait au moment de mourir, si ses études et son intelligence avaient été ses seules pass…
La disgrâce d’Alden et son limogeage de facto furent cause de ce que l’on mit longtemps à se rendre compte de sa mort. Il n’était plus dérangé à chaque minute par sa secrétaire, et il fallut près d’une heure. Comme elle bloquait tous les appels, personne ne pouvait le joindre. Cela n’aurait eu aucune importance en temps normal, mais sa secrétaire en eut du remords pendant plusieurs semaines. Quand elle fut sur le point de partir, elle décida de l’avertir. L’interphone ne répondait pas. Agacée, elle insista : toujours rien. Elle finit par se lever et alla frapper à sa porte. Elle l’ouvrit, et poussa un hurlement, si fort que l’agent de sécurité de garde à l’autre bout du bâtiment l’entendit. La première à arriver sur les lieux fut Helen d’Agustino, l’un des gardes du corps personnels du président, qui déambulait dans le couloir pour se dégourdir les jambes.
— Merde !
Elle dégaina immédiatement. Elle n’avait jamais vu autant de sang, du sang qui coulait de l’oreille droite d’Alden et qui dégoulinait sur son bureau. Elle donna l’alerte sur son poste portatif. Sans doute une balle dans la tête. Elle balaya rapidement la pièce des yeux, pointant son Smith & Wesson modèle 19. Rien dans les vitres. Elle fouilla la pièce du regard. Personne. Alors, c’était quoi ?
De la main gauche, elle essaya de tâter le pouls d’Alden, sur la carotide. Bien sûr, il n’y en avait plus, mais on lui avait appris à vérifier ce genre de choses. Dehors, on bloquait tous les accès de la Maison-Blanche, on mettait les armes en batterie, les visiteurs étaient priés de rester là. Les agents des services secrets fouillaient tout l’immeuble.
— Bordel ! s’exclama Pete Connor en entrant dans la pièce.
— On a tout inspecté ! annonça une voix dans leurs écouteurs. L’immeuble est sûr. Faucon est en sécurité.
« Faucon » était le nom de code du président pour les services secrets, typique de leur humour, tant cela tranchait avec le caractère du président et avec sa politique.
— L’ambulance dans deux minutes ! ajouta le central.
Ça allait plus vite qu’un hélicoptère.
— Pas de panique, Daga, fît Connor. Ça m’a tout l’air d’une attaque.
— Poussez-vous de là !
C’était le chef infirmier de la Marine. Les agents des services secrets avaient des notions de secourisme, bien sûr, mais la Maison-Blanche disposait également d’une permanence médicale, et l’infirmier arriva. Il portait une espèce de trousse d’urgence comme celles que l’on utilise en campagne, mais ne se donna même pas la peine de l’ouvrir. Il remarqua immédiatement tout le sang sur le bureau, et il coagulait déjà. L’infirmier évita de toucher au corps — il s’agissait peut-être d’un crime, et il avait été appelé par les gens de la Sécurité —, le sang coulait surtout de l’oreille droite. Un autre petit filet s’échappait aussi de l’oreille gauche, mais la lividité post-mortem se manifestait déjà sur son visage. Le diagnostic n’en était pas plus facile pour autant.
— Il est mort sans doute depuis environ une heure, les mecs. Hémorragie cérébrale, une attaque. Ce type ne faisait pas de l’hypertension ?
— Je crois bien, fit l’agent d’Agustino après réflexion.
— Il faudra vérifier pour en être sûr, mais c’est de ça qu’il est mort. Vidé de son sang.
Un médecin arriva, un médecin-chef de la Marine, qui confirma les premières observations de son infirmier.
— Ici Connor, dites à l’ambulance que ce n’est pas la peine de se presser. « Pèlerin » est mort, apparemment de mort naturelle.
L’autopsie serait faite pour rechercher toutes les causes possibles, naturellement : poison, intoxication alimentaire ou par l’eau. Mais tout était surveillé en permanence à la Maison-Blanche. D’Agustino et Connor échangèrent un regard : il souffrait bien d’hypertension, et il avait eu une sale journée.
— Comment va-t-il ?
Toutes les têtes se retournèrent. C’était « Faucon » qui arrivait, le président en personne, entouré d’une nuée d’agents qui se pressaient à la porte. Et Elizabeth Elliot derrière lui. D’Agustino se dit qu’il faudrait lui trouver un nouveau nom de code, à celle-là. Elle se demandait si « Harpie » ne ferait pas l’affaire. Daga n’aimait pas cette salope, comme tous les gens de la sécurité. Mais on ne les payait pas pour l’aimer, ni même pour aimer le président.
— Il est mort, monsieur le président, déclara le médecin. Il s’agit apparemment d’une attaque.
Le président prit la nouvelle sans rien manifester. Les agents de la sécurité savaient qu’il avait vu sa femme se battre pendant des années contre un cancer, elle était morte quand il était encore gouverneur de l’Ohio. Ils se disaient que cette épreuve avait dû le blinder, et ils espéraient que c’était vrai.
Toutes ses capacités d’émotion avaient été arrachées de lui-même. Il émit un petit bruit bizarre, fit une grimace, secoua la tête, et tourna les talons.
Liz Elliot prit sa place, essayant de voir quelque chose par-dessus l’épaule d’un agent. Helen d’Agustino l’observa. Elliot aimait se maquiller, Daga le savait, mais elle la voyait pâlir sous sa peinture. Le spectacle était horrible, on aurait cru qu’un seau de peinture rouge avait été renversé sur le bureau.
— Oh mon Dieu ! murmura Elliot.
— Dégagez le passage, s’il vous plaît ! ordonna un nouvel arrivant.
C’était un agent avec une civière. Il poussa Liz Elliot sans ménagement, mais Daga remarqua qu’elle était trop choquée pour s’en formaliser, elle était encore blême, les yeux hagards. « Elle peut bien se croire en béton, se dit l’agent Helen d’Agustino, elle n’est pas si dure que ça. » Elle en conçut une certaine satisfaction.
« Les jambes en coton, hein, Liz ? » Un mois après être sortie de l’École des services secrets, Helen d’Agustino faisait une surveillance discrète dans la rue lorsque le sujet — un faussaire — l’avait repérée, et, sans qu’elle ait encore compris pourquoi, avait sorti un gros automatique. Il avait même tiré un coup dans sa direction, mais ça s’était arrêté là. C’est comme cela qu’elle avait gagné son surnom, Daga. Elle avait sorti son SW et avait collé trois pruneaux entre les côtes du pauvre con à trente-sept mètres de distance, aussi facilement qu’au stand. Ça ne l’avait pas empêchée de dormir. Daga faisait partie de l’équipe de tir du Service quand ils avaient battu les tireurs d’élite des commandos Delta. Visiblement, Daga était solide, et Liz Elliot ne l’était pas, toute arrogante qu’elle soit. L’agent spécial Helen d’Agustino ne réalisa pas que, à compter de ce moment, Liz Elliot était conseiller de « Faucon » pour les affaires de Sécurité nationale.
* * *
La réunion avait été très détendue, et pour Gunter Bock, c’était la première fois que cela arrivait. Ils n’étaient pas tombés dans la rhétorique débridée qu’affectionnaient tant les soldats de la Révolution. Son vieux frère d’armes, Ismael Qati, était un être de feu qui parlait cinq langues, mais Bock se rendit bien compte qu’il n’était pas lui-même. Il n’y avait plus cette férocité dans son sourire, il faisait moins de grands gestes en parlant, et Bock se demanda s’il se sentait dans son assiette.
— J’ai eu beaucoup de peine en apprenant ce qui était arrivé à ta femme, dit Qati, revenant un instant à des sujets plus personnels.
— Merci mon ami. — Bock se força à faire bonne figure. — Ce n’est rien, comparé à tout ce qu’a enduré ton peuple. Il y a toujours des revers.
Et il y en avait bien d’autres dans le même cas, ils le savaient. La qualité de leurs réseaux d’information avait toujours constitué leur meilleure arme, mais les sources de Bock étaient taries. La Fraction Armée rouge avait tiré parti pendant des années de multiples moyens d’information : ses sympathisants au gouvernement ouest-allemand, les types si utiles de l’appareil de renseignement est-allemand, et tous ses équivalents des pays de l’Est, copiés sur leur maître, le KGB. Bon nombre de ces renseignements venaient sans doute de Moscou, mais ils transitaient via les petits pays pour des raisons politiques que Bock n’avait jamais cherché à éclaircir. Après tout, le socialisme mondial est un combat qui justifie beaucoup de contorsions purement tactiques. « Enfin, était », corrigea-t-il intérieurement.
Tout ça était bien terminé, ce soutien qui les avait tant aidés. Les services de renseignement du bloc de l’Est pourchassaient maintenant leurs anciens camarades comme des chiens de meute. Les Tchèques et les Hongrois avaient littéralement vendu des informations sur leur compte à l’Occident ! Les Allemands de l’Est avaient déclaré forfait au nom des nécessités de la grande Allemagne. L’Allemagne de l’Est — la République Démocratique allemande — avait cessé d’exister. Maintenant, ce n’était plus qu’une modeste province de l’Allemagne capitaliste. Et les Russes… Tout le soutien indirect qu’ils avaient trouvé chez les Soviétiques s’était évanoui, peut-être à jamais. Avec la déroute du socialisme en Europe, leurs informateurs au sein des gouvernements avaient été balayés, retournés, ou avaient simplement cessé de parler après avoir perdu foi dans l’avenir socialiste. En un clin d’oeil, l’arme la meilleure et la plus utile des combattants européens de la révolution avait disparu.
Ici, heureusement, les choses étaient différentes, différentes pour Qati. Les Israéliens étaient aussi fous que vicieux. Bock et Qati savaient tous les deux que s’il y avait une constante dans le monde, c’était l’incapacité des Juifs à prendre une initiative politique significative. Ils étaient extraordinairement forts pour faire la guerre, mais incapables de faire la paix. Comme s’ils ne voulaient pas entendre parler de paix. Bock n’était pas très calé en histoire, mais il était à peu près sûr qu’un tel comportement n’avait pas de précédent. La révolte des Arabes indigènes et des Palestiniens captifs dans les territoires occupés était une plaie sanglante à l’âme d’Israël. A une époque, la police et les services de sûreté nationale avaient réussi à infiltrer facilement les groupes arabes, mais la révolte était maintenant entrée dans les têtes, et cette époque était révolue. Qati, au moins, avait une opération en cours, et Bock l’enviait, quelle que fut la difficulté de la situation. Qati avait un autre avantage assez pernicieux, l’efficacité de son adversaire. Le renseignement israélien menait cette guerre contre les combattants arabes de la liberté depuis maintenant deux générations. Les moins bons étaient morts sous les balles des officiers du Mossad, et les survivants, comme Qati, étaient le résultat d’un processus de sélection darwinien : ils étaient forts et rusés.
— Comment faites-vous avec les indicateurs ? demanda Bock.
— On en a identifié un la semaine dernière, répondit Qati avec un sourire cruel. Il nous a donné le nom de son officier traitant avant de mourir. Maintenant, on le tient à l’oeil.
Bock approuva du chef. Autrefois, l’officier israélien aurait été assassiné, mais Qati avait appris. On le surveillait — avec soin, mais de façon intermittente — et il pourrait permettre d’identifier d’autres indics.
— Et les Russes ?
Qati réagit violemment à cette question.
— Les porcs ! Ils ne nous donnent rien qui vaille, nous sommes livrés à nous-mêmes. Ç’a toujours été comme ça.
Qati avait retrouvé son animation d’antan, mais sa figure finit par reprendre son air fatigué.
— Tu sembles fatigué, ami.
— La journée a été longue. Pour toi aussi, j’imagine.
Bock bâilla et s’étira.
— On continue demain ?
Qati se leva en faisant signe que oui, et conduisit son visiteur à sa chambre. Ils se serrèrent la main pour se dire bonsoir. Cela faisait presque vingt ans qu’ils se connaissaient. Qati retourna dans la pièce de séjour et sortit faire quelques pas. Ses gardes du corps étaient là, bien réveillés. Il leur dit quelques mots, comme il en avait l’habitude, car la loyauté tient à l’attention que l’on porte aux besoins de ses hommes. Puis il alla se coucher après avoir fait sa prière du soir. Cela le gênait vaguement, que son ami Gunter soit incroyant. C’était pourtant un homme courageux, habile, dévoué à sa cause, mais Qati n’arrivait pas à comprendre que l’on puisse vivre sans avoir la foi.
« Vivre ? Mais vit-il vraiment ? » se demandait Qati en s’allongeant. Ses bras et ses jambes douloureux connaissaient le repos, mais la douleur ne cessait pas, elle allait et venait. Bock était un type fini, non ? Il aurait mieux valu pour Petra et pour lui qu’ils meurent de la main du GSG-9. Les commandos avaient bien dû avoir envie de la tuer, mais, à en croire la rumeur, ils l’avaient trouvée avec un bébé à chaque sein, et un homme ne peut pas tuer dans ces conditions. Qati haïssait les Israéliens au-delà de toute expression, mais il était incapable d’une chose pareille. Ce serait une offense à Dieu Lui-même. Petra, songeait-il, souriant dans l’obscurité. Il l’avait prise une fois, Günter n’était pas là. Elle se sentait seule, il était tout heureux d’un récent succès au Liban, l’assassinat d’un conseiller israélien auprès des milices chrétiennes, et ils avaient partagé leur ferveur révolutionnaire pendant deux heures de rêve.
« Günter est-il au courant ? Est-ce que Petra lui a dit ? »
Peut-être, mais ça n’avait pas d’importance. Pour un Arabe, cela aurait constitué une humiliation mortelle, mais Bock n’était pas ce genre d’homme. Les Européens ne sont pas très regardants sur ce sujet. Cela surprenait beaucoup Qati, mais il y avait bien d’autres choses qui l’étonnaient dans la vie. Bock était un véritable ami, il en était sûr. La même flamme brûlait dans leurs âmes. C’était dommage, tous ces événements en Europe qui rendaient la vie de son ami si dure : sa femme entre les barreaux, ses enfants enlevés. Ce dernier point glaçait littéralement Qati. Ils étaient cinglés d’avoir eu des enfants. Qati ne s’était jamais marié, et il ne fréquentait pas beaucoup les femmes. Dix ans plus tôt, au Liban, toutes ces filles européennes, dont quelques-unes n’étaient encore que des adolescentes. Ce souvenir le faisait sourire, des choses qu’une fille arabe n’aurait jamais faites. Elles avaient un tempérament du feu de dieu, et elles voulaient qu’on le sache. Il savait bien qu’elles s’étaient servies de lui autant qu’il s’était servi d’elles. Mais Qati était jeune alors, et il avait la passion d’un jeune homme.
Cette passion était bien éteinte, et il se demandait si elle reviendrait jamais. Il l’espérait. Il espérait surtout guérir suffisamment pour avoir l’énergie de faire encore au moins une chose. Le docteur disait que le traitement faisait son effet, il le supportait mieux que beaucoup de gens. Même s’il était encore fatigué, même si les nausées se manifestaient encore de temps en temps, il ne devait pas se décourager. C’était normal. À chaque visite, le médecin lui répétait qu’il avait grand espoir. La semaine dernière, il avait insisté : il allait réellement mieux, il avait une bonne chance de s’en sortir. Mais Qati se disait que ce qui était important, c’est qu’il avait un but dans l’existence. Et il était sûr que c’était cela qui le maintenait en vie.
* * *
— Quels sont les résultats ?
— Ça suit son cours, répondit Cabot sur la liaison satellite sécurisée. Charlie a eu une attaque à son bureau. — Un silence. — C’est sans doute ce qui pouvait arriver de mieux à ce pauvre vieux.
— Liz Elliot prend sa place ?
— Exact.
Ryan pinça les lèvres en faisant la grimace, comme s’il venait d’avaler un médicament amer. Il regarda sa montre : Cabot s’était levé tôt pour l’appeler et lui communiquer ses instructions. Son patron et lui n’étaient pas exactement copains, mais c’est la mission qui comptait. « Il est peut-être pareil avec E.E. », songea Ryan.
— OK, patron, je décolle dans une heure et demie, et on communiquera le message au même moment, comme prévu.
— Bonne chance, Jack.
— Merci, monsieur le directeur.
Ryan coupa la communication, sortit de la pièce réservée aux transmissions et retourna dans sa chambre. Ses bagages étaient déjà bouclés, il n’avait plus qu’à nouer sa cravate. Il garda son manteau sur l’épaule, il faisait trop chaud pour l’enfiler, encore plus chaud là où il allait, et il n’en aurait pas besoin. Mais on s’attendait à ce qu’il en porte un, encore une de ces conventions qui imposent le maximum d’inconfort pour les besoins du décorum. Ryan attrapa sa valise et sortit.
— On synchronise nos montres ?
Adler l’attendait à la porte et ricana.
— Hé, Scott, je ne mange pas de ce pain-là !
— Mais bien sûr, espèce de…
— J’aime mieux ça. Bon, j’ai un avion à prendre.
— Il ne décollera pas sans vous, observa Adler.
— Les petits avantages de la fonction publique, pas vrai ?
Ryan regardait le couloir, qui était complètement vide, mais il se demandait si les Israéliens n’avaient pas réussi à le sonoriser. Si c’était le cas, le Musak risquait d’interférer avec leurs micros.
— Qu’en pensez-vous ?
— Ça vaut de l’or.
— A ce point ?
— Ouais, répondit Adler en souriant. Vous avez eu une fameuse idée, Jack. La bonne idée.
— Je ne l’ai pas eue tout seul, et, de toute façon, je n’en revendiquerai pas la paternité. Personne n’en saura jamais rien.
— On verra. Au boulot.
— Laissez-moi voir comment ils réagissent. Bonne chance.
— C’est mazeltov, non, qu’il faut dire ?
Adler lui serra la main :
— Bon vol.
La limousine de l’ambassade déposa Jack au pied de l’avion, dont les moteurs tournaient. Il eut la priorité au roulage, et, moins de cinq minutes après avoir embarqué, ils étaient en l’air. Le VC-20B mit cap au sud, survola Israël vers le sud puis vira à l’est au-dessus du golfe d’Akaba, avant de pénétrer dans l’espace aérien saoudien.
Fidèle à son habitude, Ryan contemplait le paysage par le hublot. Son esprit n’était plus à ce qu’il devait faire, mais il ressassait tout cela depuis plus d’une semaine, et son cerveau continuait à fonctionner sans qu’il en eût conscience. L’air était pur, il n’y avait pratiquement pas de nuages tandis qu’ils survolaient cette terre déserte faite de sable et de cailloux. Les seules taches de couleur étaient celles des buissons rabougris, trop petits pour qu’on les distingue individuellement, et qui donnaient au paysage l’aspect d’un visage mal rasé. Jack savait que la plus grande partie d’Israël présentait le même aspect, de même que le Sinaï où s’étaient déroulées ces batailles de blindés, et il se demandait pourquoi des hommes acceptaient de mourir pour des pays de ce genre. Le fait est qu’ils le faisaient depuis qu’il y avait des hommes sur la planète. C’est ici qu’avaient eu lieu les premières guerres organisées, et cela continuait. Du moins jusqu’à maintenant.
Riyad, capitale de l’Arabie Saoudite, se trouve à peu près au centre du pays, qui est aussi grand que la moitié est des États-Unis. L’avion d’affaires descendit assez rapidement — il n’y avait guère de trafic dans la région —, l’air était calme, et le pilote fit son approche sans encombre vers l’aéroport international de Riyad. Quelques minutes plus tard, ils roulaient en direction du terminal. Le steward ouvrit la porte avant.
Après deux heures d’air conditionné, Jack eut l’impression de pénétrer dans un four. Il faisait au moins quarante-huit degrés à l’ombre, mais il n’y avait pas d’ombre. Pis encore, le soleil se reflétait sur le bitume comme sur un miroir, et Ryan prit cela en pleine figure. Le chef de poste adjoint de l’ambassade était venu l’accueillir, avec les gardes habituels. Il alla transpirer dans une autre limousine d’ambassade.
— Le vol a été bon ? demanda le DCM.
— Pas mauvais. Tout est prêt ?
— Oui, monsieur.
Cela faisait du bien de se faire appeler « monsieur », se dit Jack.
— J’ai reçu pour instructions de vous accompagner jusqu’à la porte.
— Parfait.
— Cela vous intéressera sans doute de savoir que la presse ne nous a posé aucune question. Washington a réussi à maintenir le couvercle.
— Ça changera dans cinq heures d’ici.
Riyad était une ville très propre, mais différente des métropoles occidentales. Le contraste avec les villes israéliennes était saisissant : pratiquement tout y était neuf. Et ce n’était qu’à deux heures, mais deux heures de vol. Contrairement à la Palestine, cet endroit n’avait jamais été un carrefour. Les anciennes routes commerciales évitaient soigneusement les chaleurs de l’Arabie, et si les villes côtières avaient connu une certaine prospérité pendant des millénaires grâce à la pêche et au commerce, les nomades de l’intérieur connaissaient une existence misérable, unis par leur seule foi musulmane, qui avait pris naissance dans les villes saintes de La Mecque et Médine. Deux choses avaient changé tout cela. Pendant la Première Guerre mondiale, les Britanniques avaient utilisé la région pour créer une diversion, obligeant les Turcs à immobiliser une partie des forces qui auraient été plus utiles auprès de leurs alliés allemands et austro-hongrois. Deuxièmement, autour de 1930, on avait découvert du pétrole, tellement de pétrole que celui du Texas ne représentait rien à côté. L’Arabie avait changé, puis le monde entier.
Les relations entre les Saoudiens et l’Occident ont toujours été délicates. Les Saoudiens offrent un curieux mélange de simplicité et de sophistication. Il y a une génération, ils menaient encore une vie nomade. Simultanément, il y avait une tradition admirable d’enseignement coranique, un code sévère, mais scrupuleusement juste, analogue à la tradition talmudique du judaïsme. En un rien de temps, ces gens s’étaient trouvés à la tête d’une richesse qui défiait l’imagination. L’Occident les regardait comme des rebuts de la société, mais ils ne faisaient qu’entrer dans une lignée de pays nouveaux riches à laquelle l’Amérique appartenait elle-même il n’y a pas si longtemps. Ryan, qui était lui aussi un nouveau riche, regardait tous ces immeubles avec une sympathie amusée. Les gens qui ont hérité de leur richesse — une richesse gagnée par des ancêtres pleins de suffisance dont on oublie pudiquement les manières rustiques — ne sont jamais à l’aise avec ceux qui ont fait leur fortune eux-mêmes, au lieu d’en hériter. Et ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour les nations. Les Saoudiens, comme leurs frères arabes, en étaient encore à apprendre comment devenir une nation, être riches et exercer une influence, mais cette expérience était aussi excitante pour eux que pour leurs amis. Ils avaient subi quelques leçons, parfois pas trop dures, parfois un peu plus, comme récemment avec leurs voisins du nord. Mais, en règle générale, ils les avaient bien retenues, et Ryan espérait maintenant que la prochaine étape serait franchie facilement. Une nation démontre sa grandeur davantage en aidant les autres à faire la paix qu’en manifestant sa puissance par la guerre ou la domination commerciale. Il avait fallu à l’Amérique tout l’intervalle de temps qui sépare Washington de Roosevelt pour le comprendre. Roosevelt, dont le prix Nobel de la paix ornait le mur d’un bureau à la Maison-Blanche. « Il nous a fallu près de cent vingt ans, songeait Jack alors que sa voiture tournait puis s’immobilisait. Roosevelt a obtenu son prix pour avoir réglé quelques querelles de bas étage et des rectifications de frontières, et nous exigeons de ces pauvres gens qu’ils en fassent autant alors qu’ils ne forment une nation que depuis moins de cinquante ans. Qui sommes-nous pour nous permettre de les regarder de haut ? »
La chorégraphie qui préside aux manifestations officielles est aussi gracieuse et rigoureuse que celle des ballets. La voiture — dans le temps, c’était un carrosse — s’avance. Un fonctionnaire ouvre la portière — on l’appelait un valet de pied. L’hôte attend dans une solitude pleine de dignité, tandis que son visiteur descend de voiture. S’il est bien élevé, le visiteur remercie de la tête le valet de pied, et Ryan était bien élevé. Un autre fonctionnaire, de plus haut rang, accueille le visiteur avant de le conduire auprès de son hôte. Des gardes se tiennent de chaque côté de l’entrée ; dans ce cas, c’étaient des soldats en armes. Les photographes avaient été tenus à l’écart, pour des raisons évidentes. Ce genre d’affaires se traitent plus agréablement quand il fait moins chaud, mais au moins, le baldaquin faisait de l’ombre. On conduisit donc Ryan auprès de son hôte.
— Bienvenue dans notre pays, monsieur Ryan.
Le prince Ali lui tendit la main d’un geste décidé.
— Merci, Votre Altesse.
— Voulez-vous me suivre ?
Ali fit entrer Jack et le DCM, qui les laissa là. Le bâtiment était un palais — Riyad possède beaucoup de palais, car il y a beaucoup de princes —, mais Ryan se disait que « palais de travail » aurait été une expression plus convenable. Grâce à l’air conditionné, il ne faisait guère plus de trente-huit degrés, ce qui lui parut très supportable. Le prince portait une robe assez ample, et il était coiffé d’un voile maintenu par deux trucs circulaires… deux quoi ? se demanda Jack. On avait dû le lui dire, mais il ne s’en souvenait plus. Alden savait comment cela s’appelait — Charlie connaissait la région beaucoup mieux que lui —, mais Alden était mort, et c’est Jack qui avait le ballon.
Ali ben Cheik était répertorié au Département d’État et à la CIA comme ministre sans portefeuille. Plus grand, plus mince, et plus jeune que Ryan, il était conseiller auprès du roi pour les affaires étrangères et le renseignement. Il était vraisemblable que le service de renseignement saoudien — formé selon le modèle britannique — relevait de lui, mais ce n’était pas parfaitement clair : encore un autre legs des British, qui traitent les affaires de secret beaucoup plus sérieusement que les Américains. Bien que le dossier d’Ali fût assez épais, il ne parlait pratiquement que de ses antécédents. Il avait été élevé à Cambridge, était entré comme officier dans l’armée de Terre, avant de poursuivre ses études à Leavenworth et à Carlyle aux États-Unis. À Carlyle, il était le plus jeune de son cours, il était colonel à vingt-sept ans — être prince royal vous aide à faire carrière — et était sorti troisième d’une promotion dont les dix premiers prenaient le commandement d’une division ou un poste équivalent. Le général qui avait raconté à Ryan ce qu’il savait d’Ali se souvenait de lui comme d’un jeune homme agréable, avec de grandes qualités intellectuelles et supérieurement doué pour le commandement. Ali avait joué un rôle majeur quand il avait fallu persuader le roi d’accepter l’aide américaine pendant la guerre du Golfe. On le considérait en général comme quelqu’un de sérieux, qui décidait vite, et qui se montrait rapidement désagréable quand il avait l’impression qu’on lui faisait perdre son temps, en dépit de ses manières courtoises.
On reconnaissait facilement son bureau, grâce aux deux officiers qui montaient la garde devant la porte à deux battants. Un troisième homme leur ouvrit, se courbant à leur passage.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous, commença poliment le prince.
— En bien, j’en suis sûr, répondit Ryan, en essayant de paraître décontracté.
AH s’en tira avec un sourire malicieux.
— Nous avons des amis communs en Angleterre, sir John. Vous continuez à vous entraîner au pistolet ?
— Je n’ai plus le temps, vous savez.
Ali lui indiqua un fauteuil.
— Il y a des choses auxquelles il faut accepter de consacrer du temps.
Ils s’assirent tous deux. Un serviteur entra avec un plateau d’argent, servit le café avant de s’éclipser, et on en vint aux choses sérieuses.
— Je suis vraiment désolé de ce que j’ai appris au sujet de Charles Alden. Un homme si brillant, disparaître de façon aussi stupide… Que Dieu ait pitié de son âme. Mais cela faisait longtemps que je désirais faire votre connaissance, monsieur Ryan.
Jack but une gorgée de café, qui était épais, amer, et horriblement fort.
— Merci, Votre Altesse. Merci également d’avoir accepté de me recevoir à sa place.
— Les démarches diplomatiques les plus efficaces sont souvent celles qui débutent de façon informelle. Alors, que puis-je faire pour vous ?
Ali sourit et s’enfonça davantage dans son siège. Les doigts de sa main gauche jouaient dans les poils de sa barbe. Ses yeux étaient sombres comme du charbon, et, si on pouvait croire qu’il regardait distraitement son visiteur, on sentait bien que l’atmosphère de la pièce était devenue plus grave. Ryan eut l’impression que le changement avait été instantané.
— Mon pays souhaiterait explorer les voies susceptibles de… il s’agit des grandes lignes d’un plan pour essayer de réduire les tensions dans la région.
— Avec Israël, naturellement. Je suppose qu’Adler fait en ce moment la même proposition aux Israéliens.
— C’est parfaitement exact, Votre Altesse.
— Voilà qui est passionnant, remarqua le prince avec un sourire amusé. Continuez, je vous prie.
Jack commença son exposé.
— Dans cette affaire, nous devons préserver à tout prix la sécurité physique de l’État d’Israël. Avant que nous soyons nés vous et moi, les États-Unis et d’autres pays ont assisté pratiquement sans broncher à l’extermination de six millions de juifs. Mon pays se sent encore gravement coupable de cette infamie.
Ali approuva gravement avant de répondre.
— C’est une chose que je n’ai jamais pu comprendre. Vous auriez peut-être pu agir différemment, mais Roosevelt et Churchill étaient de bonne foi quand ils ont pris un certain nombre de décisions stratégiques pendant la guerre. Ce qui s’est passé ensuite avec les juifs, dont personne ne voulait entendre parler avant le déclenchement du conflit, est naturellement une autre histoire. Je trouve vraiment très étrange que votre pays n’ait pas donné asile à tous ces pauvres gens. Il n’en reste pas moins que personne n’a vu venir ce qui allait se passer, ni les juifs, ni les gentils. Ensuite, Hitler contrôlait entièrement l’Europe, il vous était impossible d’intervenir directement. Vos dirigeants se sont donc dit que le meilleur moyen de mettre fin à cette tuerie consistait à gagner la guerre le plus rapidement possible. Et c’était logique. Ils auraient pu essayer de trouver une solution politique, cela s’appelait l’Endlösung, je crois, mais ils ont conclu que c’était impossible à mettre en oeuvre. A posteriori, cela semble maintenant inexact, mais cette décision a été prise honnêtement.
Ali s’arrêta un instant pour laisser cette leçon d’histoire faire son chemin.
— De toute manière, nous comprenons, nous acceptons même sous certaines conditions, les raisons pour lesquelles vous soutenez l’État d’Israël. Notre accord, et je suis sûr que vous en conviendrez, exige que vous reconnaissiez de la même façon les droits des autres peuples. Cette région n’est pas peuplée uniquement de Juifs et de sauvages.
— Cela est à la base même de notre proposition, répondit Ryan. Si nous parvenons à trouver une formule qui reconnaît ces droits, accepteriez-vous un plan selon lequel les États-Unis garantiraient la sécurité d’Israël ?
Jack n’eut pas le temps de reprendre sa respiration pour poursuivre.
— Bien sûr, nous l’avons toujours dit très clairement. En dehors de l’Amérique, qui d’autre peut garantir la paix ? Si vous devez envoyer vos troupes pour qu’Israël se sente en sécurité, si vous signez un traité pour solenniser votre garantie, ce sont des choses que nous accepterons, mais qu’en est-il des droits des Arabes ?
— A votre avis, comment devrions-nous faire pour les prendre en compte ? demanda Jack.
Le prince Ali fut surpris par la question. C’était à Ryan de lui présenter le plan américain. Il était sur le point de se mettre en colère, mais il était trop intelligent pour cela. Il savait bien que ce n’était pas un piège, mais un changement fondamental de la politique américaine.
— Monsieur Ryan, vous avez sûrement une raison de me poser cette question, mais la question n’en reste pas moins une figure de rhétorique. Je pense que c’est à vous de trouver la réponse.
La réponse dura trois minutes. Ali secoua tristement la tête.
— Cela, monsieur Ryan, c’est quelque chose qui nous paraîtrait sans doute acceptable, mais les Israéliens n’accepteront jamais. Ou, plus exactement, ils rejetteront cette idée pour cette raison même que nous l’aurons acceptée. Ils pourraient l’accepter, bien sûr, mais ils ne le voudront pas.
— Pensez-vous que ce soit acceptable pour votre gouvernement ?
— Je dois naturellement en parler aux autres ministres, mais je crois que notre réponse serait favorable.
— Vous n’avez vraiment aucune objection ?
Le prince s’interrompit pour finir son café. Il regardait le mur derrière Ryan.
— Nous pourrions proposer plusieurs modifications, mais rien d’important. Je crois en fait que la négociation sur ces points mineurs pourrait aboutir facilement et rapidement, car ils n’ont pas de conséquence pour les autres parties en présence.
— Qui choisiriez-vous pour représenter les musulmans ?
Ali se pencha en avant.
— C’est très simple, n’importe qui pourrait vous le dire. L’imam de la mosquée Al-Aqsa est un savant éminent et un linguiste. Il s’appelle Ahmed ben Youssef. On le consulte à travers tout l’Islam sur des points de théologie. Les sunnites comme les chiites s’en remettent à ses décisions. De plus, il est d’origine palestinienne.
Ce serait aussi simple que ça ? Ryan ferma les yeux et se força à respirer profondément. Youssef n’était pas exactement un modéré, et il avait réclamé le retrait d’Israël à l’ouest du Jourdain. Mais il avait aussi condamné le terrorisme en tant que tel pour des raisons religieuses. Ce n’était pas le parfait interlocuteur, mais si les musulmans le désignaient comme leur représentant, ce serait toujours assez bien.
— Vous êtes optimiste, monsieur Ryan, vous êtes trop optimiste. Je vous accorde volontiers que votre plan est plus honnête que ce que mon gouvernement imaginait, mais il ne sera jamais appliqué.
Ali se tut et fixa Ryan droit dans les yeux.
— Maintenant, je dois me poser la question : est-ce bien une proposition sincère, ou est-ce seulement quelque chose qui a l’apparence de la sincérité ?
— Votre Altesse, le président Fowler prononce un discours devant l’assemblée générale des Nations-Unies jeudi prochain. Il y présentera son plan, et c’est sérieux. Je suis autorisé à inviter officiellement votre gouvernement à participer à des négociations qui auront lieu au Vatican pour parvenir à un traité.
Le prince parut réellement surpris.
— Vous croyez réellement que vous allez en venir à bout ?
— Nous ferons l’impossible, Votre Altesse.
Ali se leva et se dirigea vers son bureau. Il décrocha son téléphone, appuya sur une touche et commença à parler très vite. Ryan ne comprenait rien de ce qu’il disait. Il eut un bref moment de distraction. Comme l’hébreu, l’arabe s’écrit de droite à gauche, et il se demandait comment faisait le cerveau pour s’en arranger.
« T’as une veine de cocu, mon salaud ! se dit-il. Ça pourrait marcher ! »
Ali raccrocha et se tourna vers son visiteur.
— Je crois que le moment est bien choisi pour rendre visite à Sa Majesté.
— Tout de suite ?
— Notre forme de gouvernement présente un avantage : lorsqu’un ministre désire en rencontrer un autre, il va voir un cousin ou un oncle. Nous faisons marcher une affaire de famille. Je suis sûr que votre président est un homme de parole.
— Le discours des Nations-Unies est déjà rédigé, je l’ai lu. Il sait bien qu’il va se mettre le lobby pro-Israélien à dos, mais il y est prêt.
— Je les ai déjà vus à l’oeuvre, monsieur Ryan. Même lorsque nous nous battions pour notre peau au coude à coude avec les soldats américains, ils nous contestaient le droit d’acquérir les armes dont nous avions besoin pour assurer notre propre défense. Vous croyez que ça va changer ?
— Le communisme soviétique est au bout du rouleau, le Pacte de Varsovie également. Il y a tellement de choses qui ont façonné le monde dans lequel j’ai grandi, et qui sont définitivement terminées… Il est grand temps d’en finir avec les derniers troubles qui agitent la terre. Vous me demandez si nous sommes en mesure de réussir — et pourquoi pas ? Votre Altesse, la seule certitude immuable, c’est que les choses changent tout le temps.
Jack savait bien qu’il manifestait un enthousiasme excessif, et se demandait ce que faisait Scott Adler à Jérusalem. Adler n’était pas homme à s’emporter, mais il savait mettre les points sur les i. Cela faisait tellement longtemps que ce n’était pas arrivé aux Israéliens, Jack ne savait même plus quand c’était, ou si on avait même jamais essayé. Mais le président était déterminé. Si les Israéliens essayaient de bloquer le processus, ils risquaient fort de se retrouver isolés comme jamais.
— Et vous oubliez Dieu, monsieur Ryan.
Jack sourit.
— Mais non, Votre Altesse. C’est cela qui compte, n’est-ce pas ?
Le prince Ali essaya de sourire, sans y parvenir. L’heure n’était pas encore au sourire. Il lui indiqua la porte.
— Notre voiture nous attend.
* * *
Les drapeaux et les étendards sont déposés, depuis l’époque de la Révolution, au dépôt de l’intendance de New Cumberland, en Pennsylvanie. Un général de brigade et un archiviste avaient posé sur une table l’emblème qui avait été celui du 10e régiment de cavalerie des États-Unis. Le général se demandait si quelques-unes des déchirures n’avaient pas été ramassées pendant la campagne du colonel John Grierson contre les Apaches. Cet étendard allait revenir à son régiment, même s’il n’avait plus beaucoup d’utilité. On allait peut-être le sortir de sa housse une fois par an, mais on en referait un neuf sur le même modèle. Ce qui arrivait était plutôt rare. À cette époque de coupes budgétaires, on allait former une nouvelle unité. Le général ne trouvait rien à y redire ; le 10e avait un passé glorieux, mais il ne s’était jamais remis du film qu’avait réalisé Hollywood sur les régiments noirs. Car le 10e avait été l’une de ces unités noires -9e et 10e régiments de cavalerie, 24e et 25 e d’infanterie — qui avaient participé à la conquête de l’Ouest. L’étendard datait de 1866. Il représentait un bison, car les Indiens qui combattaient les cavaliers du 10e trouvaient que les cheveux de leurs adversaires ressemblaient à la fourrure du bison. Les soldats noirs avaient participé à la défaite de Geronimo, et ils avaient sauvé la peau de Teddy Roosevelt lors de la charge de la colline de San Juan. Le général le savait parfaitement. C’est à peu près à cette époque qu’ils avaient été reconnus officiellement et, si le président reprenait cet emblème pour des raisons politiques, après tout, pourquoi pas ? Le 10e avait une histoire honorable, politique ou pas.
— Comptez une semaine, dit le civil, je ferai le travail moi-même. Mon Dieu, je me demande ce que Grierson penserait en voyant les monstres qui tiennent lieu de bisons !
— C’est vrai, admit le général.
Il avait commandé le 11e régiment de cavalerie blindée plusieurs années avant. Celui-ci était toujours en Allemagne, et on pouvait se demander si ça allait durer encore longtemps. Mais l’historien n’avait pas tort. Avec ses 129 chars, ses 228 transports blindés, ses 24 canons automoteurs, ses 83 hélicoptères, ses 5000 hommes, un régiment blindé moderne était plus proche en fait d’une brigade mobile, dotée d’une puissance de feu formidable.
— Où sera-t-il basé ?
— Le régiment sera formé à Fort Stewart, mais après, je ne sais pas. Ils seront peut-être rattachés à la 18e division parachutiste.
— On va les peindre en beige, hein ?
— Probablement. Ce régiment s’y connaît en désert, vous savez.
Le général toucha l’étendard. Ouais, on sentait encore le sable, le sable du Texas, du Nouveau-Mexique, de l’Arizona. Il se demanda si les cavaliers qui avaient suivi cet étendard savaient qu’il allait renaître. Probable.