— Commodore, j’ai beaucoup de mal à le croire, dit Ricks en essayant de rester calme.
Il était bronzé et reposé après ses vacances à Hawaii. Il s’était arrêté à Pearl Harbor au passage pour aller jeter un coup d’oeil à la base sous-marine. Voilà ce qu’il rêvait de commander : la première escadrille. C’était une escadrille de SNA, mais si un type comme Mancuso commandait une escadrille de SNLE, il n’y avait pas de raison pour que ce ne soit pas possible.
— Jones est vraiment un type hors pair, fit Mancuso.
— Je n’en doute pas, mais les gens de chez nous ont revu les bandes.
C’était une procédure en vigueur depuis plus de trente ans. Les enregistrements effectués par les sous-marins en patrouille étaient toujours revisionnés par une équipe de spécialistes à terre pour vérifier ce qu’avait fait l’équipage. On voulait être certain que personne n’avait pisté un SNLE.
— Ce type, Jones, était peut-être un opérateur sonar remarquable, mais maintenant, il est consultant, et il faut bien qu’il justifie ses honoraires, non ? Je ne dis pas qu’il est malhonnête, c’est son boulot d’essayer de repérer des anomalies, mais dans ce cas, il a pris tout un paquet de coïncidences pour essayer d’en faire une hypothèse. C’est la seule chose à dire. Les enregistrements sont très contestables — en fait, il s’agit uniquement de pures spéculations. Mais le fond de l’affaire, c’est que, si vous acceptez sa théorie, alors il faut admettre que l’équipage qui a réussi à détecter un 688 n’a pas été capable de repérer un sous-marin russe. Vous trouvez ça plausible ?
— Votre raisonnement est tout à fait pertinent, Harry. Jones ne dit pas qu’il est sûr de lui, il dit qu’il y a une chance sur trois.
Ricks hocha la tête.
— Je dirais plutôt une sur mille, et encore, en étant généreux.
— Pour ce que ça vaut, le Groupe est d’accord avec vous, et il y avait des types d’OP-02 ici il y a quelques jours, ils ont dit la même chose.
« Alors, quel est le but de cette conversation ? » eut envie de demander Ricks, mais il ne dit rien.
— Le bateau a subi les vérifications acoustiques quand il est reparti, non ?
Mancuso fit oui de la tête.
— Ouais, avec un 688 juste à sa sortie du bassin, on a tout vérifié.
— Et ?
— Et c’est toujours un vrai trou noir. Le SNA l’a perdu à trois mille yards, il était à cinq noeuds.
— Alors, qu’est-ce qu’on écrit ? demanda Ricks, en essayant de rester aussi naturel que possible Le rapport serait dans son dossier, voilà qui était important.
Ce fut au tour de Mancuso de se sentir gêné. Il n’avait encore rien décidé. Le bureaucrate qui sommeillait en lui murmurait qu’il avait fait tout ce qu’il fallait. Il avait entendu le consultant, rendu compte par la voie hiérarchique au Groupe, à l’Escadre et enfin au Pentagone. L’analyse des experts était unanimement négative : Jones avait encore fait preuve de sa paranoïa bien connue. Le problème, c’est que Mancuso avait navigué trois ans avec Jones à bord du Dallas et qu’il ne l’avait jamais vu se tromper. Jamais, pas une seule fois. Cet Akula était bien quelque part dans le golfe d’Alaska. Entre l’instant où le P-3 l’avait perdu et celui où on l’avait revu devant sa base, l’Amiral Lunin avait disparu de la planète. Où était-il pendant ce temps ? Si l’on traçait des cercles de temps/vitesse, il était possible qu’il se soit trouvé dans la zone de patrouille du Maine, possible qu’il se soit dérobé pour être rentré à temps. Mais il était également possible — il était même diablement probable — qu’il n’ait jamais mis les pieds dans la zone du SNLE américain. Le Maine ne l’avait pas détecté, pas plus que l’Omaha. Quelle était la probabilité que le sous-marin russe ait pu échapper à la détection de la part de deux des meilleurs bâtiments américains ?
Pas lourde.
— Vous savez ce qui m’ennuie ? demanda Mancuso.
— Quoi ?
— Ça fait trente ans que nous faisons naviguer des SNLE. Nous n’avons jamais été détectés au large. Quand j’étais second du Hammerhead, on a fait des exercices contre le Georgia, et je vous garantis qu’on a mis le paquet. Je n’ai jamais essayé de pister un Ohio quand j’avais le Dallas, et le seul exercice que j’ai conduit contre Pulaski est le plus dur que j’aie jamais connu. Mais j’ai pisté des Delta, des Typhon, tout ce que les Russes ont mis à la mer. J’ai ramassé des pains dans la coque avec des Victor. Nous sommes tellement bons dans ce genre de choses… — Le chef d’escadrille fronça les sourcils. — Harry, nous nous sommes habitués à être les meilleurs.
Ricks essaya de répondre calmement.
— Bart, nous sommes vraiment les meilleurs. Les seuls qui approchent notre niveau sont les British, et je crois qu’on les a distancés. Il n’y a personne d’autre capable de se mesurer à nous. Et puis, j’ai une idée.
— Quelle idée ?
— M. Akula vous embête. OK, je comprends parfaitement. C’est un bon sous-marin, équivalant aux premiers 637, sûrement leur meilleur sous-marin. D’accord, nos ordres nous disent de nous maintenir à distance de tout ce que nous rencontrons — mais vous avez fait un rapport très élogieux quand Rosselli a pisté ce même Akula. Et le Groupe a dû vous remonter les bretelles.
— Exact, Harry. Y a un ou deux types qui n’ont pas apprécié du tout, mais s’ils n’aiment pas ma façon de commander cette escadrille, ils peuvent toujours en mettre un autre à ma place.
— Que savons-nous de l’Amiral Lunin ?
— Il est en remise en état, il doit sortir fin janvier.
— Compte tenu de ses performances passées, il sera encore un peu plus silencieux.
— Probablement. Le bruit court qu’il a un nouveau sonar, disons dix ans de retard sur les nôtres, ajouta Mancuso.
— Mais ce n’est pas ça qui fait les bons opérateurs, on ne craint encore rien de ce côté-là. C’est facile à démontrer.
— Comment ? lui demanda Mancuso.
— Pourquoi ne pas proposer au groupe que tout bâtiment qui se trouve à côté d’un Akula le piste à fond ? On peut laisser les SNA s’approcher tout près. Mais, si un SNLE en voit un d’assez près pour le pister sans risquer de contre-détection, qu’on y aille, nous aussi. Je crois que nous avons besoin de renseignements sur ce canard. S’il représente vraiment une menace, il faut que nous accumulions les données dont nous disposons.
— Harry, le Groupe va en rester sur le flanc, je crois qu’ils ne vont pas aimer du tout.
Mais Mancuso l’avait déjà fait, et Harry le savait bien. Ricks soupira.
— Alors ? Nous sommes les meilleurs, Bart. Vous le savez, je le sais. Eux aussi le savent. Nous pourrions nous fixer quelques lignes de conduite raisonnables.
— Lesquelles ?
— La plus grande distance à laquelle on ait détecté un Ohio, c’est combien ?
— Quatre mille yards, Mike Heimbach sur le Scranton contre Frank Kemeny sur le Tennessee. Kemeny a détecté Heimbach le premier — environ une minute plus tôt. Tout ce qui a été fait de mieux résultait d’essais arrangés à l’avance.
— OK, prenons un facteur de sécurité de… disons cinq. C’est plus que sûr, Bart. Mike Heimbach avait un bateau tout neuf, le dernier système sonar intégré, et trois opérateurs du groupe en complément, si je me souviens bien.
Mancuso approuva du chef.
— Exact, c’était un essai délibéré, et on a tenté de mettre toutes les conditions contre nous pour voir si quelqu’un pouvait détecter un Ohio. Bathy isotherme, sous la couche, tout.
— Et le Tennessee a quand même gagné, insista Ricks. Frank avait reçu pour consigne de faciliter la tâche de son adversaire, et il a eu la première détection. Je me souviens qu’il avait une solution trois minutes avant Mike.
— C’est vrai. — Mancuso réfléchit un moment. — Admettons une séparation de vingt-cinq mille yards, sans jamais s’approcher plus près.
— Parfait. Je sais que je suis capable de pister un Akula à cette distance. J’ai un bon service DSM — on en a tous, Bon Dieu. Si je croise encore une fois ce type, je reste à l’écart et j’enregistre le maximum de signatures. Je trace un cercle de vingt-cinq mille yards autour de lui et je reste à l’extérieur. Il n’y a pas une seule chance qu’il arrive à me détecter.
— Y a cinq ans, le Groupe nous aurait fait fusiller, uniquement pour avoir eu une conversation de ce genre, observa Mancuso.
— Les choses ont changé. Écouter, Bart, on peut laisser un 688 approcher plus près, mais qu’est-ce que ça prouve ? Si c’est vraiment la vulnérabilité des SNLE qui nous tracasse, pourquoi tourner autour du pot ?
— Vous êtes sûr que vous en seriez capable ?
— Bien sûr que oui ! Je vais faire un projet et le passer à vos ops, vous n’aurez plus qu’à le transmettre au Groupe.
— Vous savez très bien que ça va remonter à Washington.
— Ouais, eh bien, y en a assez de « Nous nous cachons et nous en sommes fiers ». On ressemble à quoi, à un tas de vieilles dames ? Bon sang, Bart, je commande un navire de guerre. Quelqu’un prétend que je suis vulnérable, d’accord ; je vais prouver que c’est un ramassis de conneries. Personne ne m’a jamais pisté, personne n’y arrivera jamais, et je veux le prouver.
L’entretien n’avait pas pris le cours prévu par Mancuso. Ricks parlait comme un vrai sous-marinier, et c’était le genre de discours que Mancuso aimait entendre.
— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ? Ça va faire du bruit de haut en bas de l’échelle, attendez-vous à des retombées en pluie fine.
— Vous aussi.
— C’est moi qui suis chef d’escadrille, c’est mon boulot.
— Je veux bien en prendre le risque, Bart. OK, je vais entraîner mon équipage comme jamais, surtout les opérateurs sonar, la table traçante. J’ai le temps, et j’ai un sacré équipage.
— OK, écrivez-moi un projet. Je le transmettrai avec avis favorable.
— Vous voyez que c’est facile ? fit Ricks avec un sourire.
« Si on veut commander une escadrille avec de bons pachas, songea-t-il, il faut se distinguer de la foule. » Au Pentagone, les gars d’OP-02 allaient en faire une maladie, mais ils verraient bien que l’idée venait de Harry Ricks, et ils le connaissaient comme quelqu’un de sérieux et de consciencieux. À partir de là, et avec l’appui de Mancuso, le projet finirait bien par être accepté, même s’ils faisaient quelques difficultés. Harry Ricks, le meilleur sous-marinier de la Marine, un homme qui voulait appliquer ses compétences et agir. Ce n’était pas une trop mauvaise image de marque, et on s’en souviendrait.
— Alors, c’était bien, Hawaii ? demanda Mancuso, agréablement surpris par le commandant (équipage or) de l’USS Maine.
* * *
— Très intéressant, l’Institut d’astrophysique Karl-Marx.
Le colonel du KGB tendit à Golovko des photos noir et blanc.
Le directeur adjoint les reposa après les avoir examinées.
— Le bâtiment est vide ?
— Pratiquement vide. Voici ce que nous avons trouvé à l’intérieur : un bon de livraison pour cinq machines-outils américaines. De très bonnes machines, très chères.
— Qui servent à quoi ?
— À beaucoup de choses, comme la fabrication de miroirs de télescopes, ce qui colle très bien avec la couverture de l’institut. Nos amis de Sarova nous ont dit que ça pouvait aussi servir à construire des éléments d’armes nucléaires.
— Parlez-moi de cet institut.
— Tout a l’air parfaitement normal. C’est le meilleur astronome de RDA qui le dirigeait. Il a été fusionné avec l’Institut Max-Planck, à Berlin. Ils ont en projet un grand télescope au Chili et ils participent à un programme de satellite astronomique en rayons X avec l’Agence spatiale européenne. Il convient de noter que les rayons X ont énormément de choses à voir avec la recherche sur les armes nucléaires.
— Comment peut-on savoir qu’il s’agit de recherche scientifique et pas de…
— On ne peut pas, admit le colonel. Je me suis livré à une petite enquête. Nous-mêmes, nous avons laissé filer un certain nombre d’informations.
— Quoi ? Et comment ça ?
— Il se publie beaucoup d’articles d’astrophysiques dans les revues spécialisées. Ça commence par : « Imaginons le centre d’une étoile avec un flux de rayons X présentant telle et telle caractéristique », sauf qu’il y a un truc… Ce que l’auteur décrit est un flux beaucoup plus élevé que tout ce qui existe dans le coeur de n’importe quelle étoile, à quatorze ordres de grandeur près.
— Je ne comprends pas.
Golovko avait du mal avec tout ce charabia scientifique.
— L’article décrit un environnement physique dans lequel l’activité est cent mille milliards de fois plus importante que ce que l’on trouve dans n’importe quelle étoile. En fait, ce qu’il décrit, c’est le coeur d’une bombe thermonucléaire au moment de l’explosion.
— Et la censure a laissé passer ça ! s’exclama Golovko, complètement estomaqué.
— Mon général, les censeurs sont des analphabètes en matière scientifique. Dès qu’ils voient : « Imaginons le centre d’une étoile », ils se disent que ça ne risque pas de mettre en cause la sûreté de l’État. Cet article a été publié il y a quinze ans. Mais il y en a eu d’autres. La semaine dernière, j’ai eu l’occasion de découvrir à quel point nos mesures de protection ne servent à rien. Imaginez ce que ça doit être chez les Américains. Heureusement, n’importe qui n’est pas capable d’y comprendre grand-chose. Mais ce n’est pas impossible du tout. J’ai discuté avec des ingénieurs, à Kyshtym. Avec un peu d’appui ici, nous pourrions analyser toute la littérature scientifique ouverte. Cela nous prendrait cinq ou six mois. Ça n’a pas de conséquence directe pour le sujet qui nous occupe, mais je crois que ce ne serait pas inutile. Et je crois aussi que nous avons considérablement sous-estimé le danger de dissémination d’armes nucléaires dans le tiers monde.
— Mais ce n’est pas vrai, objecta Golovko. Nous savons bien que…
— Mon général, j’ai contribué au rapport qui a paru il y a trois ans. Je peux vous dire que j’avais été très optimiste dans mes hypothèses de l’époque.
Le directeur adjoint réfléchit quelques instants.
— Piotr Ivanovitch, vous êtes un homme intègre.
— Non, je suis quelqu’un qui a peur, répondit le colonel.
— Revenons à l’Allemagne.
— Oui, parmi tous ceux que nous soupçonnons de participer à un projet de bombe atomique en RDA, il y en a trois que nous n’avons pas retrouvés. Ces trois-là sont partis avec leur famille. Les autres ont repris un emploi. Deux d’entre eux sont susceptibles de travailler sur des thèmes de recherche qui pourraient avoir des applications militaires, mais, je le répète, comment savoir ? Où se situe la frontière entre la physique pacifique et la recherche militaire ? Je n’en sais rien.
— Et les trois manquants ?
— L’un d’eux s’est installé en Amérique du Sud. Je propose que nous lancions une opération pour aller voir de plus près ce qui se passe en Argentine.
— Et les Américains ?
— Rien de sûr. Je pense qu’ils sont dans le brouillard tout comme nous.
Le colonel se tut un instant.
— Je vois mal pourquoi ils auraient intérêt à favoriser la prolifération d’armes nucléaires, c’est contraire à leur politique.
— Expliquez-moi alors comment a fait Israël.
— Les Israéliens ont obtenu des matières nucléaires il y a plus de vingt ans auprès des Américains, du plutonium provenant de l’usine de Savannah River, et de l’uranium enrichi fabriqué en Pennsylvanie. Les Américains ont même lancé une enquête. On pense qu’il s’agit de la plus grosse opération jamais montée par le Mossad, avec l’aide de juifs américains qui occupaient des postes clés. Il n’y a pas eu de poursuites. Il était impensable d’apporter des preuves susceptibles de mettre en cause des sources impossibles à démasquer, et il aurait été politiquement peu opportun de mettre le doigt sur les faiblesses des mesures de sécurité, dans un domaine aussi sensible. Tout a été réglé en douce. Les Américains et les Européens ont montré un certain laxisme en vendant de la technologie nucléaire à de nombreux pays — le capitalisme à l’ouvrage, il y avait de grosses sommes en jeu —, mais nous avons commis la même erreur avec la Chine et l’Allemagne, non ? conclut le colonel. Je ne crois pas que les Américains aient plus intérêt que nous à voir des armes nucléaires dans les mains des Allemands.
— Quelle est la prochaine étape ?
— Je ne sais pas, mon général. Nous allons continuer à chercher en essayant de ne pas nous faire remarquer. Je crois vraiment que nous devrions voir ce qui se passe en Amérique du Sud. Ensuite, je suggère quelques enquêtes très discrètes dans l’armée allemande pour voir si nous ne trouvons pas trace de programme nucléaire militaire de ce côté-là.
— S’il y en avait un, nous le saurions. — Golovko prit l’air soucieux. — Mon Dieu, comment dire une chose pareille ? Quels sont les systèmes d’emport les plus vraisemblables ?
— L’avion. Il n’y a pas besoin de lanceur balistique, il n’y a pas si loin de l’Allemagne de l’Est jusqu’à Moscou. Ils sont bien placés pour connaître les capacités de notre défense aérienne, on a laissé suffisamment de choses chez eux.
— Ça y est, Piotr, les bonnes nouvelles sont terminées pour l’après-midi ?
Le colonel fit un petit sourire amer.
— Rien d’autre, et quand je pense à ces imbéciles d’Occidentaux qui chantent sur tous les tons que le monde est enfin devenu sûr.
* * *
Le processus de dépôt sous vide de l’alliage tungstène-rhénium était d’une simplicité enfantine. Ils utilisaient pour cela un four à ondes radioélectriques, une sorte de four à micro-ondes. La poudre métallique était d’abord versée dans un moule et introduite dans le four, mais le chauffage ne suffisait pas à faire fondre le tungstène, qui a une chaleur spécifique élevée. Il fallait donc mettre la poudre sous pression, moyennant quoi on obtenait un bloc qui n’était pas exactement aussi solide que du métal, mais suffisamment pour être ensuite traité comme tel. Ils firent une par une douze pièces identiques. Les tolérances n’étaient pas très sévères, et les éléments furent soigneusement rangés sur l’une des étagères installées dans l’atelier.
La plus grosse des machines-outils travaillait sur une pièce de béryllium assez imposante qui mesurait cinquante centimètres sur vingt. Sa forme tourmentée en rendait l’usinage assez délicat, même sur une machine à commande numérique, mais il fallait bien en passer par là.
— Comme vous pouvez le voir, le flux neutronique initial sera sphérique à partir du primaire, mais il se fera piéger par le béryllium, expliquait Fromm à Qati. Ces pièces métalliques réfléchissent les neutrons qui arrivent à environ vingt pour cent de la vitesse de la lumière. Ils s’échapperont par cet orifice unique. À l'intérieur de l’hyperboloïde, vous avez le cylindre de deutérure de lithium enrichi au tritium.
— Ça va si vite que ça ? demanda le commandant. Mais les explosifs auront tout détruit avant.
— Non. L’explosion est très rapide, mais il faut seulement trois secousses aux neutrons pour déclencher la réaction nucléaire.
— Trois quoi ?
— Secousses. — Fromm eut un petit sourire. — Vous savez ce qu’est une nanoseconde, ja ? Dans ce laps de temps, la lumière ne parcourt que trente centimètres.
Qati hocha la tête. Sûr, c’était pas longtemps.
— Bon. Une « secousse » dure dix nanosecondes, le temps pour la lumière de parcourir trois mètres. Le mot a été inventé par les Américains dans les années quarante à partir d’une plaisanterie de techniciens, vous voyez ce que je veux dire. Pour exprimer les choses autrement, en trois « secousses », le temps que met la lumière pour parcourir environ neuf mètres, la bombe a explosé. C’est plusieurs milliers de fois moins que le temps nécessaire à des explosifs chimiques pour détruire quoi que ce soit.
— Je vois, fit Qati, en mentant à moitié.
Il quitta les lieux, laissant Fromm à ses rêveries abominables. Gunter l’attendait dehors.
— Alors ?
— J’ai quelque chose pour la partie américaine de l’opération, lui dit Bock.
Il déplia une carte et la posa sur le sol.
— Nous’allons déposer la bombe ici.
Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda aussitôt le commandant. Il y a combien de gens ?
— Plus de soixante mille. Si la bombe fonctionne comme prévu, le rayon mortel couvrira toute cette zone. Le nombre total de morts devrait être compris entre cent et deux cent mille.
— C’est tout ? Avec une arme nucléaire ?
— Mais, Ismaël, ce n’est jamais qu’une grosse bombe.
Qati ferma les yeux et jura silencieusement. Une minute avant, on lui expliquait qu’il s’agissait de phénomènes qui dépassaient l’entendement normal, et maintenant, on lui expliquait le contraire. Mais le commandant était assez intelligent pour savoir que les deux experts avaient simultanément raison.
— Et pourquoi cet endroit ?
Bock le lui expliqua.
— Ce serait quand même pas mal d’arriver à tuer leur président.
— Tentant, mais pas forcément très efficace. Nous pourrions poser la bombe à Washington, mais je pense que les risques sont élevés, beaucoup trop élevés. Commandant, nous devons tenir compte du fait que nous n’avons qu’une seule bombe, et une seule chance. Nous devons donc minimiser le risque d’être détecté et choisir le site en fonction de la facilité d’accès plus que de toute autre considération.
— Et pour l’Allemagne ?
— Ça a marché sans problème.
— Allons-nous y arriver ? demanda Qati, les yeux perdus dans les collines poussiéreuses du Liban.
— À mon avis, soixante pour cent de chances.
« Enfin, nous allons punir les Américains et les Russes », songea le commandant. Mais une autre question lui vint immédiatement à l’esprit : « Cela suffira-t-il ? » Le visage de Qati se fit plus dur.
Et ce n’était pas la seule inconnue. Qati savait qu’il allait mourir. Les progrès de la maladie étaient fluctuants, comme une marée qui avance inexorablement, mais la marée ne revenait jamais exactement là où elle était parvenue un mois ou un an plus tôt. Il se sentait plutôt bien aujourd’hui, mais il savait très bien que c’était tout à fait relatif. Il y avait plus de chances pour que sa vie se termine dans l’année qui venait, que de voir le plan de Bock réussir. Était-il possible qu’il meure sans voir sa mission accomplie ?
Non, et si sa propre mort était hautement probable, quelle importance avait alors la vie des autres ? C’étaient des infidèles, après tout.
« Gunter est un infidèle, un vrai de vrai. Marvin Russell ne vaut pas mieux, un païen, en plus. Les gens que tu te proposes de tuer… ce ne sont pas tous des incroyants. Ce sont des Gens du Livre, les disciples induits en erreur du prophète Jésus, mais ils croient au Dieu unique. »
Et les juifs aussi étaient des Gens du Livre. Le Coran l’affirmait clairement. Ils étaient les ancêtres spirituels de l’islam, et les fils d’Abraham, tout comme les Arabes. Leur religion avait tellement de points communs avec la sienne. Sa guerre contre Israël n’était pas une guerre de religion. Ce qui était en cause, c’était son peuple, chassé de sa terre, chassé par un autre peuple qui se prétendait poussé par des motifs religieux alors que la vraie raison était tout autre.
Qati savait regarder en face ses propres croyances, contradictions comprises. Les Américains étaient ses ennemis, les Russes étaient ses ennemis. C’était là sa théologie personnelle, et, bien qu’il se prétendît musulman, ce qui guidait son existence avait très peu de choses à voir avec Dieu, quoi qu’il eût pu raconter à ses partisans.
— Continue à mettre ton plan au point, Gunter.