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RÉSOLUTION

— Intéressant.

— Je crois qu’il s’agit d’une occasion assez rare, souligna Ryan.

— Il est fiable, on peut lui faire confiance ? demanda Cabot.

Ryan sourit à son patron.

— Monsieur, c’est l’éternel problème. Vous devez comprendre comment ça marche. On n’est jamais sûr de rien — je veux dire qu’il faut des années avant d’obtenir un certain degré de certitude. Ce jeu comporte très peu de règles, et personne ne connaît le score. — Il s’appelait Oleg Yourevitch Lyalin, Cabot ne le savait pas encore, et c’était un « illégal » du KGB qui travaillait sans couverture diplomatique. Son identité d’emprunt était celle de représentant d’un conglomérat industriel soviétique. Lyalin dirigeait au Japon tout un réseau dont le nom de code était Chardon. — Ce type est un véritable homme de terrain. Son réseau est meilleur que celui du résident du KGB à Tokyo, et sa meilleure source est tout simplement au gouvernement.

— Et ?

— Et il nous offre son réseau.

— Est-ce aussi important que je commence à le penser ? demanda le DCI à son adjoint.

— Patron, c’est pas tous les jours qu’on a une occasion pareille. Nous n’avons pratiquement aucune activité au Japon. Nous n’avons pas assez de gens qui parlent la langue — même ici pour traduire leurs documents — et nos priorités ont toujours été ailleurs. Il nous faudrait des années pour bâtir fût-ce une simple infrastructure. Les Russes, eux, opèrent là-bas depuis l’époque des tsars. Il y a à cela une raison historique : les Japonais et les Russes se sont combattus pendant longtemps, et la Russie a toujours regardé le Japon comme un adversaire stratégique, si bien qu’ils ont toujours accordé une grande importance à leurs activités là-bas, bien avant de dépendre de la technologie japonaise. Ce type nous fait profiter du travail des Russes, les stocks, les effets à recevoir, l’usine, tout quoi.

— Mais ce qu’il nous demande…

— L’argent ? Et alors ? Ce n’est même pas le cent millième de ce que ça peut rapporter à notre pays, souligna Jack.

— Un million de dollars par mois ! protesta Cabot.

Net d’impôt, aurait-il pu ajouter, mais il n’en fit rien.

Ryan réussit à ne pas rire.

— Bon, ce salopard est près de ses sous, d’accord. À propos, c’était combien le dernier déficit de notre balance commerciale avec le Japon ? demanda Jack en haussant le sourcil. Il nous offre de nous donner ce qu’on veut, aussi longtemps qu’on veut. Tout ce qu’on aura à faire, c’est de le rapatrier avec sa famille si ça devient nécessaire. Il n’a pas envie de prendre sa retraite à Moscou, il a quarante-cinq ans et c’est un âge auquel on commence à y penser. Il faudrait qu’il déménage dans dix ans et pour aller où ? Ça fait treize ans qu’il vit au Japon pratiquement sans interruption, il aime la foule, les voitures, les magnétoscopes, et il n’a pas envie de faire la queue pour acheter des pommes de terre. Et il nous aime bien. Les seuls gens qu’il n’aime pas, ce sont les Japonais, il ne les aime même pas du tout. Il se dit qu’il ne trahit pas son pays, puisqu’il tient à mettre dans le contrat qu’il n’aura rien à faire contre la Mère Russie. Eh bien, ça me convient. — Ryan rit un bon moment. — C’est le capitalisme. Ce type lance une lettre d’information destinée aux dirigeants, et c’est de l’information dont on peut se servir.

— Il la fait payer assez cher.

— Monsieur, ça en vaut la peine. Les renseignements qu’il peut nous fournir valent des milliards dans nos négociations commerciales, et on en retirera des milliards en impôts fédéraux. Monsieur le directeur, j’ai été dans la finance, on trouve une occasion comme celle-là une fois tous les dix ans. La Direction des opérations a bien envie de monter cette affaire, et je suis d’accord. Il faudrait être fou pour dire « non » à ce type. Quant à l’échantillon qu’il nous a fourni, vous avez eu l’occasion de le lire, non ?

Cet échantillon était le compte rendu du dernier conseil des ministres du gouvernement japonais ; il n’y manquait pas un mot, pas un grognement ni un sifflement. C’était hautement intéressant, au moins dans le cadre d’une analyse psychologique. La nature des échanges au cours des conseils permettrait aux analystes américains de savoir des tas de choses sur la façon dont le gouvernement travaillait et prenait ses décisions. Ce sont des données dont on a souvent une vague idée, mais difficiles à vérifier.

— C’était très instructif, en particulier ce qu’ils ont dit sur le président. Je ne lui ai pas transmis cette partie-là, ce n’est pas la peine de l’embêter avec des choses pareilles en ce moment. OK, j’approuve cette opération, Jack. Comment gère-t-on des choses de ce genre ?

— Nous avons choisi un nom de code, Mushashi. C’était le nom d’un samouraï illustre, un maître d’escrime. Et l’opération est baptisée Niitaka. Nous avons choisi des noms japonais pour des raisons évidentes.

Jack décida tout de même de les lui expliquer — Cabot comprenait vite, mais ces affaires de renseignement étaient un peu nouvelles pour lui.

— S’il y a une fuite de notre côté, il vaut mieux faire croire que la source est japonaise, pas russe. Ces noms ne sortiront pas d’ici. Pour les gens de l’extérieur, nous utilisons d’autres noms de code, créés par ordinateur, et on les change chaque mois.

— Et quel est le véritable nom de cet agent ?

— Monsieur le directeur, c’est à vous de décider. Vous avez le droit de le connaître. Jusqu’ici, c’est volontairement que je ne vous l’ai pas donné, parce que je voulais que vous ayez d’abord un panorama d’ensemble. En pratique, les choses sont équitablement réparties ; il y a des directeurs qui veulent savoir, et d’autres qui préfèrent ne pas savoir. Un grand principe dans le renseignement, c’est que moins il y a de gens au courant, moins on court le risque d’avoir des fuites. L’amiral Greer disait que la première loi du renseignement, c’est que la probabilité qu’une opération soit démasquée soit proportionnelle au carré du nombre de gens qui en connaissent les détails. A vous, de décider.

Cabot prit l’air songeur. Finalement, il décida d’attendre.

— Vous aimiez bien Greer, n’est-ce pas ?

— Comme un père. Quand mon véritable père est mort dans un accident d’avion, l’amiral m’a adopté, en quelque sorte.

« C’est plutôt moi qui l’ai adopté », songea Jack.

— Pour Mushashi, vous voudrez sans doute réfléchir avant de décider.

— Et si la Maison Blanche veut connaître tous les détails ? demanda Cabot.

— Monsieur le directeur, quoique puisse penser Mushashi, ses employeurs considéreront ce qu’il fait comme de la haute trahison, et, là-bas, il s’agit d’un crime capital. Narmonov est un brave type, mais les Soviets ont exécuté quarante personnes pour espionnage, à notre connaissance. Il s’agissait de gens comme Top Hat, Journeyman, plus un autre qui s’appelait Tolkatchev, et ils ont tous fait un boulot considérable pour notre compte. On a essayé de les échanger, mais ils ont été passés par les armes avant que les discussions aient seulement eu le temps de commencer. Les procédures d’appel sont plutôt succinctes en URSS, expliqua Ryan. Il y a une chose certaine, si ce type se fait griller, il prendra une balle dans la nuque. C’est la raison pour laquelle nous traitons avec autant de sérieux l’identité de nos agents. Si on fait les cons, il y a des types qui meurent, glasnost ou pas. La plupart des présidents comprennent très bien ça. Ah ! encore une chose…

— Oui ?

— Il veut que ses comptes rendus soient transmis de la main à la main, pas par radio. Si on n’est pas d’accord sur ce point, il renonce. La nature de ses renseignements est telle qu’il n’y a pas urgence. On a déjà travaillé comme ça avec des agents de ce calibre. Il y a un vol quotidien depuis le Japon par United, Northwest ou même Ail Nippon Airways pour l’aéroport international de Dulles.

— Mais…, fît Cabot avec une grimace.

— Oui, je sais, répondit Jack en hochant la tête. Il n’a pas confiance dans la sécurité de nos systèmes de communication, et ça m’inquiète.

— Vous ne croyez pas que… ?

— Je ne sais pas, nous avons eu du mal à pénétrer leur chiffre, et la NSA suppose qu’ils ont les mêmes problèmes avec le nôtre. Mais de telles hypothèses sont hasardeuses. Nous avons déjà eu des indications selon lesquelles nos communications n’étaient pas parfaitement sûres.

— Quelles conséquences cela pourrait-il avoir ?

— Désastreuses, répondit calmement Jack. Monsieur le directeur, nous avons de nombreux systèmes de communication, pour des raisons évidentes. Nous avons Mercury, à l’étage au-dessous, pour nos propres affaires, le reste du gouvernement utilise surtout les réseaux de la NSA. Walker et Pelton ont un système qui est compromis depuis longtemps. Le général Oison, à Fort Meade, affirme qu’ils ont réglé tout ça, mais, pour des raisons financières, nous n’avons pas pu adopter l’ensemble de leur Tapdance à chiffrage unique. Nous pouvons bien mettre la NSA en garde une fois encore — je pense qu’ils n’en tiendront pas compte, mais c’est notre devoir de le faire — et, de notre côté, je crois qu’il est temps de faire quelque chose. Pour commencer, monsieur, nous devrions réexaminer entièrement Mercury.

C’était le centre nerveux des communications de la CIA, quelques étages plus bas.

— C’est cher, fit Cabot. Et avec nos problèmes budgétaires…

— C’est deux fois moins cher que de compromettre systématiquement notre trafic. Monsieur le directeur, il est vital d’avoir un réseau de communication sûr. Sans cela, tout le reste est inutile. Nous avons déjà développé notre propre système à chiffrage unique, il ne nous manque plus que l’argent pour démarrer.

— Rappelez-moi comment ça marche. On me l’a déjà expliqué, mais…

— En fait, c’est notre propre version de Tapdance, un procédé de chiffrement qui ne sert qu’une fois avec des matrices stockées sur CD-ROM. Les transpositions sont générées à partir du bruit radioélectrique atmosphérique, puis surchiffrées à partir du bruit enregistré la veille, et on mélange enfin le tout en utilisant un générateur aléatoire. Les mathématiciens nous disent qu’il n’y a pas plus aléatoire que ça. Les transpositions sont générées par ordinateur puis stockées en temps réel sur des disques laser. Nous utilisons un disque par jour, chaque disque est différent, et il n’en existe que deux copies, une à la station, une à Mercury. Les lecteurs de disque que nous utilisons sont apparemment standard, mais ils disposent d’un laser d’effacement ; dès qu’un code de transposition est lu, il est immédiatement grillé. Quand le disque a été utilisé, ou à la fin de la journée, et le jour finit avant lui, puisque nous parlons de milliards de caractères par disque, on le détruit en le mettant dans un four à micro-ondes. Ça prend deux minutes. En principe, la sécurité est parfaitement assurée, mais le système peut tout de même être compromis à trois niveaux : un, à la fabrication deux, pendant le stockage, ici, et trois, pendant le transport jusqu’à la station. Si une station est compromise, ça s’arrête là. Nous ne sommes pas parvenus à les rendre infalsifiables ; nous avons essayé, mais ce serait beaucoup trop cher et cela les rend plus vulnérables à un défaut aléatoire. Autre aspect du projet, nous devrons embaucher une vingtaine de techniciens supplémentaires. Comme le système est très facile d’emploi, il sera plus utilisé que les précédents. Le plus gros du coût est là. Et nos hommes sur le terrain préfèrent ce système, car il est plus simple.

— Quel est l’investissement ?

— Cinquante millions de dollars. Nous devons agrandir Mercury, et construire l’atelier de fabrication. Nous avons déjà les locaux, mais les machines sont chères. Dès que nous aurons les fonds, le système peut être opérationnel en trois mois.

— Je comprends votre point de vue. Je crois que ça en vaut la peine, mais, pour trouver l’argent… ?

— Si vous m’y autorisez, je pourrais en parler à M. Trent.

— Hmmm. — Cabot baissa les yeux. — D’accord, prenez-le par la douceur, et j’en parlerai de mon côté au président dès son retour. Je vous fais confiance pour Mushashi. À part vous, qui d’autre encore connaît sa véritable identité ?

— Le DO, le chef de poste à Tokyo, et son officier traitant.

Le directeur des opérations (DO) s’appelait Harry Wren et, même si ce n’était pas exactement un type du goût de Cabot, c’était tout de même lui qui l’avait choisi. Wren était dans l’avion pour l’Europe en ce moment. Un an plus tôt, Jack pensait que ce choix était une erreur, mais Wren faisait bien son métier. Il avait choisi un adjoint remarquable, deux adjoints plutôt : les célèbres Ed et Mary Pat Foley. Si Ryan avait eu à choisir un directeur des opérations entre eux deux, il n’aurait su lequel désigner. C’était la meilleure équipe mari et femme que l’Agence ait jamais eue. Si Mary Pat était devenue DO, ç’aurait été une première mondiale, et elle n’aurait pas eu beaucoup de voix au Congrès. Elle attendait son troisième enfant, mais ce n’est pas ça qui l’empêchait de turbiner. L’Agence avait sa propre crèche, avec des serrures à code sur les portes, bien entendu, une équipe de gardes armés jusqu’aux dents, et la plus belle salle de jeu que Ryan ait jamais vue.

— Tout ça me paraît très bien, Jack. Je regrette d’avoir déjà envoyé ce fax au président, j’aurais dû attendre.

— Pas de problème, monsieur, le tuyau a été vérifié à fond.

— Vous me raconterez comment Trent réagit, pour cet investissement.

— Bien, monsieur.

Jack retourna à son bureau. Il commençait à devenir bon à ce petit jeu, et Cabot n’était pas trop difficile à manoeuvrer.

* * *

Ghosn prit le temps de réfléchir, ce n’était pas le moment de s’exciter ni de faire n’importe quoi. Il s’assit dans un coin de l’atelier et grilla cigarette sur cigarette pendant plusieurs heures, les yeux rivés sur la boule de métal brillant posée par terre. « Est-elle très radioactive ? » se demandait-il, mais il était un peu tard pour y penser. Si cette sphère émettait des gammas durs, c’était comme s’il était déjà mort, disait l’autre moitié de son cerveau. C’était le moment de peser les choses, et rester tranquille lui demandait un gros effort de volonté, mais il y parvint.

Pour la première fois de sa vie, il était impressionné par tout ce qu’il avait appris. Il était aussi compétent en mécanique qu’en électricité, mais il ne s’était jamais donné la peine d’ouvrir un ouvrage de physique nucléaire. « À quoi cela pourrait-il bien me servir ? » se disait-il les rares fois où il avait l’occasion de le faire. Évidemment à rien. En conséquence, il s’était borné à approfondir ses connaissances dans ce qui l’intéressait en priorité, les systèmes de mise à feu mécaniques et électroniques, les contremesures, les caractéristiques physiques des explosifs et les performances des systèmes de détection de bombes. Il était particulièrement compétent dans ce dernier domaine et avait lu toute la littérature parue sur les détecteurs placés dans les aéroports et autres zones à protéger.

« Première chose à faire, se dit Ghosn en allumant sa cinquante-quatrième cigarette de la journée, lire tout ce que je peux trouver sur les matières nucléaires, leurs propriétés physiques et chimiques, la technologie des bombes, leur physique, les signatures radiologiques… les Israéliens se sont sûrement rendu compte qu’elle avait disparu, ça date de 1973 ! Alors, comment se fait-il ? Bien sûr. Le Plateau du Golan est de nature volcanique, le sol dont ces pauvres paysans essaient de tirer leurs légumes est basaltique, et le basalte est radioactif… la bombe était enterrée sous deux ou trois mètres de terre dans un terrain rocailleux, et elle était indétectable dans le bruit de fond…

« Je m’en suis sorti ! se dit soudain Ghosn.

« Mais bien sûr ! Si cette arme était « chaude », ils auraient mis une protection biologique ! Grâce soit rendue à Allah !

« Est-ce que je serai capable… ? » C’était là la vraie question, non ?

« Et pourquoi pas, après tout ? »

— Pourquoi pas ? dit tout haut Ghosn. Pourquoi pas ? J’ai tous les morceaux sous la main, un peu abîmés, mais…

Ghosn écrasa son mégot sur le sol à côté des autres et se mit debout. Il toussait à fendre l'âme — il savait bien que les cigarettes le tuaient lentement… c’était encore plus dangereux que « ça »… mais elles l’aidaient à réfléchir.

L’ingénieur souleva la sphère. Qu’en faire ? Pour l’instant, il la posa dans un coin et la cacha sous sa boîte à outils. Puis il sortit et monta dans la jeep, il en avait pour un quart d’heure à aller au quartier général.

— Je veux voir le commandant, dit Ghosn au chef des gardes du corps.

— Il vient de se retirer pour la nuit, dit le garde.

Tous les hommes surveillaient le chef avec un soin jaloux.

— Il me recevra.

Ghosn l’écarta et entra dans le bâtiment. Les appartements de Qati étaient au second étage. Il monta les escaliers, poussa un autre garde et ouvrit la porte de la chambre à coucher. Il entendit quelqu’un qui vomissait dans la salle de bains.

— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? demanda une voix. J’ai dit que je ne voulais pas qu’on me dérange !

— C’est Ghosn, il faut qu’on parle.

— Ça ne peut pas attendre ?

Qati apparut à la porte. Son visage était livide. Il avait posé une question ; ce n’était pas un ordre et cela en disait plus qu’un long discours sur son état. Il se sentirait peut-être mieux quand Ghosn lui aurait raconté.

— Il faut que je vous montre quelque chose, cette nuit.

Ghosn réussit à conserver une voix normale.

— C’est si important que ça ?

Presque une supplication.

— Oui.

— Raconte-moi.

Ghosn fit non de la tête en se grattant l’oreille.

— C’est quelque chose d’intéressant, la bombe israélienne est équipée de détonateurs inconnus. J’ai failli y rester, il faut prévenir les collègues.

— La bombe ? Mais je croyais…

Qati s’arrêta net. Son visage s’éclaira et il prit un air interrogateur.

— Tu m’as dit, cette nuit ?

— Je vais vous y emmener moi-même.

La force de caractère de Qati prit le dessus.

— Très bien, laisse-moi le temps d’enfiler des vêtements.

Ghosn alla l’attendre en bas.

— Le commandant et moi, on va voir quelque chose.

— Mohamed, appela le chef des gardes, mais Ghosn le fît taire.

— C’est moi qui emmène le commandant. Il n’y a aucun problème de sécurité à l’atelier.

— Mais…

— Mais tu te fais du mouron comme une vieille femme ! Si les Israéliens étaient assez intelligents, tu serais déjà mort, et le commandant avec toi !

Il faisait sombre, et on avait du mal à lire une expression sur le visage des gardes, mais Ghosn sentait la rage qui émanait de cet homme, un combattant expérimenté.

— On verra bien ce que va dire le commandant !

— Alors, qu’est-ce qui se passe maintenant ?

Qati apparut à la porte, en train de rentrer sa chemise dans son pantalon.

— Je vais t’emmener moi-même, commandant, on n’a pas besoin de protection.

— Comme tu veux, Ibrahim.

Qati se dirigea vers la jeep et y monta, et Ghosn démarra sous l’oeil étonné des gardes du corps.

— Alors, de quoi s’agit-il exactement ?

— Ce n’est qu’une bombe, pas un pod électronique, répondit l’ingénieur.

— Alors ? On a récupéré des dizaines de ces foutus trucs ! Qu’y a-t-il de si particulier ?

— Vous comprendrez quand vous aurez vu vous-même. — L’ingénieur conduisait vite, les yeux rivés sur la route. — Si vous trouvez que je vous ai fait perdre votre temps, vous pourrez me tuer.

Qati tourna la tête. Cette pensée lui était déjà venue, mais il ne se livrerait pas à un excès pareil. Ghosn n’était peut-être pas de la graine dont on fait les combattants, mais il faisait parfaitement son boulot, il rendait autant de services à l’organisation que n’importe qui. Le commandant resta silencieux pendant tout le reste du trajet, avec l’espoir que ses médicaments lui permettraient d’avaler quelque chose, non, de garder ce qu’il avalait.

Un quart d’heure après, Ghosn gara la jeep à une cinquantaine de mètres de l’atelier et précéda le commandant par un chemin détourné. Qati commençait à en avoir assez et se sentait plutôt irrité. Quand les lumières s’allumèrent, il vit l’enveloppe de la bombe.

— Alors ?

— Venez par là.

Ghosn l’emmena dans un coin. L’ingénieur se pencha et enleva la boîte à outils.

— Prenez ça !

— Qu’est-ce que c’est ?

On aurait dit un boulet de canon de petit calibre, une sphère de métal. Ghosn exultait ; Qati était en colère, mais son humeur allait bientôt changer.

— C’est du plutonium.

Le commandant sursauta, comme si sa tête était montée sur un ressort.

— Quoi ?

Ghosn leva la main. Il parlait doucement, mais d’une voix assurée.

— Ce dont je suis sûr, commandant, c’est qu’il s’agit de la partie active d’une bombe atomique. Une bombe atomique israélienne.

— Impossible, murmura le commandant.

— Touche là, suggéra doucement Ghosn.

Le commandant se pencha et posa un doigt dessus.

— C’est chaud, pourquoi cela ?

— Émission de particules alpha. C’est une forme de radiation qui n’est pas dangereuse, en tout cas ici. C’est du plutonium, l’élément actif d’une bombe atomique. Ça ne peut pas être autre chose.

— Tu en es sûr ?

— Absolument certain, ça ne peut pas être autre chose.

Ghosn s’approcha de la carcasse de la bombe.

— Cela — il saisit de petits composants électroniques —, on dirait des araignées en verre, non ? On appelle ça des krytons, ce sont des interrupteurs de grande précision et leur seule application est la bombe atomique. Ces blocs d’explosif, ceux qui sont intacts, tu remarques que certains sont de forme hexagonale et d’autres pentagonaux. C’est indispensable pour réaliser une sphère explosive parfaite. Une charge creuse, comme dans une grenade antichar, mais focalisée vers l’intérieur. Ces explosifs sont conçus pour écraser la sphère de plutonium et la réduire à la taille d’une noix.

— Mais c’est du métal, ce que tu dis est impossible !

— Commandant, je ne sais pas grand-chose dans ce domaine, mais j’en connais suffisamment. Quand les explosifs sautent, ils compriment le métal comme si c’était du caoutchouc. C’est possible — tu sais bien ce que fait une grenade d’un blindage, non ? Là, il y a assez d’explosif pour faire une centaine de grenades, et ça écrase le métal. Quand le plutonium est comprimé à ce point, les atomes se rapprochent et la réaction en chaîne commence. Réfléchis, commandant.

« La bombe est tombée dans le jardin du vieux le premier jour de la guerre d’Octobre. Les Israéliens étaient paniqués par la force de l’attaque syrienne, et ils ont été impressionnés par l’efficacité des fusées russes. L’avion a été descendu, et ils ont perdu leur bombe. Peu importent les circonstances exactes ; ce qui compte, Ismaël, c’est que nous possédions les éléments d’une arme nucléaire.

Ghosn sortit une cigarette et l’alluma.

— Serais-tu capable de…

— Possible, fit l’ingénieur.

Le visage de Qati se détendit soudain, il ne sentait plus la douleur qui le tourmentait depuis plus d’un mois.

— Allah est vraiment bienfaisant.

— Il est généreux. Commandant, il faut qu’on réfléchisse à tout ça, calmement, à fond. Et pour la sécurité…

Qati hocha la tête.

— Oh oui, tu as bien fait de m’amener tout seul ici. Dans ce domaine, on ne peut faire confiance à personne… personne. — La voix de Qati baissa d’un ton, et il se tourna vers Ghosn. — Que vas-tu faire maintenant ?

— Il faut que je commence par rassembler de l’information, des livres, commandant. Et tu sais où ça se trouve ?

— En Russie ?

Ghosn fit non de la tête.

— En Israël, commandant.

* * *

Le représentant Alan Trent avait rendez-vous avec Ryan dans la salle des auditions du Congrès. C’était celle qu’on utilisait pour les réunions à huis clos, et on vérifiait tous les jours qu’il n’y avait pas de micro.

— Comment va la vie, Jack ? demanda le représentant.

— Pas de problème particulier, Al. Le président a passé une bonne journée ?

— Bien sûr, et le monde entier avec lui. Le pays a une grosse dette envers vous, Ryan.

Jack eut un sourire un peu forcé.

— Mais personne ne doit le savoir, OK ?

Trent haussa les épaules.

— C’est la règle du jeu. Bon. Qu’est-ce qui vous amène de si urgent ?

— Nous lançons une nouvelle opération, Niitaka, expliqua le DDCI.

Il lui raconta le tout pendant quelques minutes. La prochaine fois, il apporterait quelques documents. Pour le moment, il se contentait de prévenir Trent du déclenchement de l’opération et de son but.

— Un million de dollars par mois. Et c’est tout ce qu’il veut ?

Trent éclata de rire.

— Le directeur était sidéré, fît Jack.

— J’aime bien Marcus, mais c’est un sacré fils de pute. On a deux types qui ne jurent que par le Japon à la commission. Ça va être dur de leur faire avaler ça.

— Trois, en vous comptant, Al.

Trent prit l’air outré.

— Moi, aimer le Japon ? Tout ça parce qu’ils ont deux usines de téléviseurs dans ma circonscription, alors qu’un grand équipementier automobile a fermé en licenciant tout le monde ? Et pourquoi devrais-je me plaindre ? Montrez-moi le procès-verbal du Conseil des ministres, ordonna le représentant.

Ryan ouvrit sa mallette.

— Vous ne pouvez pas en prendre de copie, ni en faire mention. Al, c’est une opération à long terme et…

— Jack, je ne débarque pas de ma campagne. Vous avez perdu votre sens de l’humour. Où est le problème ?

— Ce serait trop long, répondit Jack en lui passant les documents.

Al Trent lisait à toute vitesse, et il parcourut les pages à une allure incroyable. Son visage perdit toute expression, et il redevint ce qu’il était au fond de lui-même, un politicien froid et calculateur. Il était plutôt de gauche, mais, contrairement à ceux de son bord, il savait reconnaître quand les choses devenaient sérieuses. Il réservait la passion aux débats à la Chambre et à son lit. Pour tout le reste, il était extrêmement rationnel.

— Fowler va sauter au plafond en découvrant ça. Ces gens-là sont d’une arrogance. Vous qui avez assisté à des conseils, vous avez déjà entendu des choses pareilles ? demanda Trent.

— Uniquement sur des sujets politiques. Moi aussi, j’ai été surpris par le ton, mais c’est peut-être dû à la différence de culture, rappelez-vous ça.

Le représentant leva les yeux un bref instant.

— C’est vrai. Sous le vernis des bonnes manières, ce sont des types complètement givrés, un peu comme les British, mais on se croirait au Bébête Show… Bon dieu, Jack, c’est de la dynamite. Qui l’a recruté ?

— La chanson habituelle. Il s’est montré dans des réceptions, et le chef de poste de Tokyo a flairé un coup. Il l’a laissé mariner quelques semaines avant de bouger. Et le Russe lui a filé en bloc toutes ses exigences.

— À propos, pourquoi l’opération Niitaka ? J’ai déjà entendu ce mot-là.

— C’est moi qui l’ai choisi. Quand l’escadre japonaise s’est dirigée vers Pearl Harbor, le signal de déclenchement de l’attaque était « Montez à l’assaut du mont Niitaka ». Souvenez-vous, vous êtes le seul ici à connaître ce nom de code. Nous le changerons tous les mois, le sujet est suffisamment important pour que nous sortions le grand jeu.

— Bon, convint Trent. Mais si ce type est un agent provocateur ?

— Nous y avons pensé. C’est possible, mais peu probable. Si le KGB est derrière, ce serait contraire à leurs nouvelles méthodes, non ?

— Attendez !

Trent relut la dernière page.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de communications ?

— Ça, c’est plus embêtant.

Ryan lui expliqua ce qu’il préconisait.

— Cinquante millions, vous êtes sûr ?

— Ce sont les frais de démarrage. Après, il y aura les techniciens supplémentaires, ce qui met le total annuel à environ quinze millions.

— C’est raisonnable. La NSA demande beaucoup plus pour son nouveau système.

— Ils ont une infrastructure nettement plus importante que la nôtre. Le chiffre que je vous donne est assez fiable, Mercury n’est pas une grosse installation.

— Et vous voulez tout ça quand ?

Trent savait bien que Ryan avait assez exactement chiffré ce dont il avait besoin. Cela venait de son expérience des affaires, chose plutôt rare dans l’administration.

— Hier, monsieur, ce ne serait pas mal.

Trent hocha la tête.

— Je vais voir ce que je peux faire. Ça doit rester confidentiel, naturellement ?

— Naturellement, répondit Jack.

— Bon sang, jura Trent. J’en ai déjà parlé à Oison. Mais ses spécialistes lui font la danse du ventre à chaque fois, et il gobe tout. Et si…

— … si tout notre système de communications était compromis ? — Mais pour Jack, ce n’était pas une question. — Merci à la glasnost, hein ?

— Marcus voit-il bien toutes les conséquences ?

— Je les lui ai expliquées ce matin, je crois qu’il a compris. Vous savez, Al, Cabot a peut-être moins d’expérience que vous ou moi, mais il comprend vite. J’ai connu des patrons pires que lui.

— Vous êtes trop loyal, c’est peut-être une séquelle de votre passage chez les marines, répondit Trent. Vous auriez fait un bon directeur.

— Aucune chance.

— C’est vrai. Maintenant qu’Elizabeth Elliot est conseiller à la Sécurité nationale, vous avez intérêt à faire gaffe, mais vous le savez déjà.

— Ouais.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Remarquez, ce n’est pas difficile de se la mettre à dos.

— Ça s’est passé juste après la convention, lui expliqua Ryan. J’étais à Chicago pour faire un exposé à Fowler. Je venais de faire deux longs voyages, j’étais fatigué, et elle m’a cherché. Je l’ai mal pris.

— Il faudrait que vous arriviez à être gentil avec elle, suggéra Trent.

— C’est déjà ce que me disait l’amiral Greer.

Trent rendit ses papiers à Ryan.

— C’est difficile ?

— Oui, c’est difficile.

— Essayez tout de même, c’est le meilleur conseil que je puisse vous donner. C’est sans doute parfaitement inutile.

— Oui, monsieur.

— Vous avez malgré tout choisi le bon moment pour faire votre demande. Le reste de la commission va être très impressionné par votre nouvelle opération, les partisans du Japon donneront le mot à leurs amis de la commission des finances, en soulignant que l’Agence fait là quelque chose de très utile. Avec un peu de chance, les fonds seront débloqués d’ici deux semaines. Bon sang, cinquante millions de dollars, c’est une misère. Merci de vous être dérangé.

Ryan referma sa mallette et se leva.

— Mais c’est toujours un plaisir pour moi.

Trent lui serra la main.

— Vous êtes un chic type, Ryan, quel dommage que vous soyez si raide.

Jack se mit à rire.

— On a tous nos défauts, Al.

* * *

Ryan rentra à Langley pour remettre les documents de Niitaka au coffre. Il n’avait plus rien à faire pour aujourd’hui. Il descendit au garage avec Clark et quitta son bureau une heure plus tôt que d’habitude, ce qui ne lui était pas arrivé depuis au moins deux semaines. Quarante minutes plus tard, ils se rangèrent sur le parking d’une supérette entre Washington et Annapolis.

— Bonjour, monsieur Ryan ! cria Carol Zimmer de derrière sa caisse.

L’un de ses fils la remplaça, et elle conduisit Jack dans l’arrière-boutique.

John Clark inspectait le magasin. Ce n’était pas la sécurité de Ryan qui le préoccupait, mais il avait encore quelques inquiétudes à cause des petits durs du coin qui en voulaient au commerce de Zimmer. Chavez et lui s’étaient occupés du chef de la bande devant trois de ses mignons, dont l’un avait essayé de s’interposer. Chavez n’avait pas été trop brutal avec ce minet, qui n’avait même pas eu besoin de passer la nuit à l’hôpital. Il devenait raisonnable.

— Comment vont les affaires ? demanda Jack.

— On fait vingt-six pour cent de mieux que l’an passé à la même époque.

Carol Zimmer était née au Laos quarante ans plus tôt. Elle avait été évacuée par un hélicoptère de l’armée de l’air d’un poste construit sur un piton au moment où les Nord-Vietnamiens prenaient d’assaut ce dernier avant-poste de la présence américaine au Nord-Laos. Elle avait alors seize ans, et elle était la dernière enfant d’un chef Mong qui s’était rangé du côté des Américains. Il avait été un agent courageux et actif, et il en était mort. Elle avait épousé le sergent de l’armée de l’Air, Buck Zimmer, qui avait été tué dans un autre hélicoptère, à la suite d’une autre trahison, et c’est là que Ryan était entré en scène*. Cela faisait des années qu’il était dans l’administration, mais il n’avait pas perdu son sens des affaires. Il avait trouvé un bon emplacement pour le magasin, ses enfants auraient pu se passer de la rente éducation qu’il avait souscrite pour eux. L’aîné de Carol était maintenant à l’université. Ryan en avait touché un mot au père Riley, le gosse avait été pris à Georgetown et il était en première année de médecine. Comme beaucoup d’Asiatiques, Carol montrait pour les études un respect qui confinait au fanatisme, et elle l’avait transmis à tous ses gosses. Elle menait son commerce avec la précision mécanique qu’un sergent prussien attend d’une escouade d’infanterie. Cathy Ryan aurait pu opérer quelqu’un sur le comptoir, tellement il était briqué. Cette réflexion fit sourire Jack : ce serait peut-être un jour au tour de Laurence Alvin Zimmer Junior d’opérer.

— Vous prendre le dîner avec nous ?

— Désolé, Carol, je ne peux vraiment pas. Il faut que je rentre. Mon fils a un match ce soir. Tout va bien ? Pas de problèmes… les voyous ?

— Ils sont jamais revenus. Monsi Clark leur faire frousse pour de bon.

— Si jamais ils reviennent, je veux absolument que vous m’appeliez immédiatement, fit Jack, l’air grave.

— OK, OK, j’ai compris la leçon, lui promit-elle.

— Parfait. Prenez soin de vous.

Ryan se leva.

— Monsieur Ryan ?

— Oui ?

— L’armée de l’Air m’a dit que Buck était mort dans un accident. J’n’ai jamais osé demander à personne, mais à vous, je demande : accident, pas accident ?

— Carol, Buck a perdu la vie en faisant son devoir, en sauvant des vies humaines. J’étais là, et M. Clark aussi.

— Et ceux qui ont fait mourir Buck ?

— Vous n’avez rien à craindre d’eux, fit Ryan sur un ton neutre. Absolument rien.

Jack vit la reconnaissance se manifester dans son regard. Carol avait du mal à parler anglais, mais elle avait très bien compris ce qu’il voulait dire.

— Merci, monsieur Ryan. J’vous demanderai plus jamais, mais je voulais savoir.

— On n’en parle plus.

Il était étonné qu’elle ait attendu aussi longtemps.

* * *

Le haut-parleur fixé sur la coque grésilla.

— CO de sonar. J’ai un bruiteur au zéro-quatre-sept, contact Sierra Cinq. Pas d’autre donnée pour l’instant. On vous préviendra.

— Bien.

Le capitaine de vaisseau Ricks se tourna vers la table traçante.

— Plotteurs, prenez-le.

Le commandant balaya le local des yeux. Les cadrans indiquaient une vitesse de sept noeuds, immersion cent trente mètres, cap trois-zéro-trois. Le contact était par le travers tribord.

L’enseigne chargé du plot consulta immédiatement le micro-ordinateur Hewlett-Packard à tribord arrière du CO.

— OK, j’ai une route… pas encore très nette… il calcule.

Le tout prit deux secondes à la machine.

— Bon, fenêtre de distance… zone de convergence, distance comprise entre trente-cinq et quarante-cinq mille yards s’il est dans la première zone de convergence, cinquante-cinq et soixante et un s’il est dans la seconde.

— C’est presque trop facile, dit le second au pacha.

— Vous avez raison, second, coupez l’ordinateur, ordonna Ricks.

Le capitaine de frégate Walter Claggett, commandant en second du Maine, équipage « or », alla éteindre l’ordinateur.

— On a une panne sur le HP… sans doute six heures de réparations, annonça-t-il. Quel dommage !

— Ça tombe bien, dit l’enseigne de vaisseau Ken Shaw au quartier-maître penché à côté de lui sur la table traçante.

— Ça va aller, monsieur Shaw, répondit l’homme à voix basse. On va s’occuper de vous, on n’a pas besoin de ce truc pour s’en sortir.

— Silence au CO, lança le commandant.

Le sous-marin vint au nord-ouest et les opérateurs sonar continuaient à annoncer leurs éléments. Dix minutes plus tard, l’équipe de la table traçante avait une solution.

— Commandant, annonça Shaw, j’estime que le contact Sierra Cinq est dans la première zone, distance trente-neuf mille yards, route au sud, vitesse entre huit et dix noeuds.

— Vous pouvez faire mieux que ça, répondit sèchement le commandant.

— CO de sonar, Sierra Cinq classe Akula possible, première identification Akula numéro six, Amiral Lunin. Attendez… — un silence — peut-être un changement d’inclinaison sur Sierra Cinq, peut-être en train de virer. CO, changement d’inclinaison confirmé. Je confirme inclinaison cent quatre-vingts.

— Commandant, fit le second, cela nous met en plein dans sa flûte.

— Exact. Sonar et CO, je veux un contrôle de bruit propre.

— Reçu de sonar, attendez. — Quelques secondes. — CO, on a un bruit… je ne suis pas sûr, un cliquetis, on dirait que c’est dans un ballast arrière. On ne l’avait pas jusqu’ici, commandant. Un bruit métallique.

— CO et central, on a un bruit bizarre à l’arrière. J’entends quelque chose, peut-être dans un ballast.

— Commandant, fit Shaw. Sierra Cinq maintenant en route inverse. Route du but au sud-est, en gros cent trente.

— Il nous entend peut-être, grommela Ricks. Je vais passer la couche. Remontez à trente mètres.

— Immersion trente mètres, répéta le maître de central. Barres, cinq degrés de barre.

— Barres arrière à moins cinq. Les barres arrière sont à moins cinq, venir à trente mètres.

— CO et central, le bruit a cessé à l’arrière quand nous avons pris de la pointe positive.

Le second murmura au commandant :

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ?…

— Ça veut sans doute dire qu’un ouvrier a laissé sa caisse à clous dans le ballast, c’est déjà arrivé à un copain.

Ricks commençait à être sérieusement énervé, mais, quitte à avoir un incident de ce genre, autant que ce soit ici.

— Dès qu’on sera au-dessus de la couche, venez au nord, et je veux une analyse du bruiteur.

— Commandant, j’attendrais un peu. Nous savons où est la zone de convergence. On devrait le laisser en sortir, on pourra ensuite manoeuvrer pour le dégager. Il faut lui faire croire qu’il nous a eus avant qu’on commence à bouger. Si on manoeuvre trop brutalement, on court un risque.

Ricks réfléchit.

— Non, on n’a plus ce bruit à l’arrière et on a sans doute disparu de ses écrans. Quand on est passés au-dessus de la couche, on a pu se perdre dans le bruit de mer. Son sonar n’est pas fameux, il ne sait même pas qui nous sommes, il se doute seulement de quelque chose. Comme ça, on va mettre de la distance entre lui et nous.

— Comme vous voudrez, fit le second d’un ton neutre.

Le Maine se stabilisa à trente mètres, largement au-dessus de la thermocline, la limite qui sépare les eaux chaudes de surface et les eaux relativement froides des profondeurs. Cela changeait complètement les conditions acoustiques, se disait Ricks, et enlevait toute chance à l’Akula de le choper.

— CO de sonar, contact perdu sur Sierra Cinq.

— Très bien. Je prends la manoeuvre, déclara Ricks.

— Le commandant prend la manoeuvre, répéta l’officier de quart.

— À gauche dix, venir au trois-cinq-zéro.

— À gauche dix, venir au trois-cinq-zéro. Commandant, la barre est dix à gauche.

— Bien. Vapeur cent tours.

— Vapeur cent tours.

Le Maine vint au nord et augmenta lentement l’allure. Il fallait plusieurs minutes au sonar remorqué pour se stabiliser et redevenir opérationnel. Pendant ce temps, le sous-marin américain était sourd.

— CO et central, on a encore ce bruit ! cracha le haut-parleur.

— Réduisez, vapeur avant un !

— Vapeur avant un tiers. Commandant, vapeur réglée avant un.

— Bien. CO et central, que devient le bruit ?

— Toujours là, commandant.

— On attend encore une minute, décida Ricks. Sonar et CO, quelque chose sur Sierra Cinq ?

— Négatif, aucun contact.

Ricks avala son café et regarda la montre pendant trois minutes.

— Central et CO, le bruit ?

— Rien de changé, commandant. Toujours là.

— Bon Dieu ! Second, réduisez d’un noeud.

Claggett s’exécuta. Le pacha était en train de se planter. Un classe Akula, l’Amiral Lunin. Estimé en route inverse, inclinaison nulle.

— Il nous a sans doute détectés quand on a passé la couche, commandant.

— Vous croyez qu’il nous a eus ? demanda Ricks.

— Probablement, commandant, répondit l’opérateur sonar.

— On arrête tout ! fit une autre voix.

Le commandant Mancuso était entré dans le local.

— OK, on arrête l’exercice ici. Je voudrais que les officiers viennent avec moi.

Tout le monde poussa un soupir de soulagement quand les lumières se rallumèrent. Le local était implanté dans un grand bâtiment qui n’avait pas du tout la forme d’un sous-marin, mais ses installations recopiaient exactement différents compartiments d’un SNLE classe Ohio. Mancuso emmena toute l’équipe du CO dans une salle de réunion et ferma la porte.

— Mauvaise manoeuvre tactique, commandant. — Bart Mancuso n’était pas connu pour sa diplomatie. — Second, quel conseil avez-vous donné à votre pacha ?

Claggett répéta ce qu’il avait dit mot pour mot.

— Commandant, pourquoi n’avez-vous pas tenu compte de ce conseil ?

— Commandant, j’ai estimé que notre avantage acoustique était tel que je pouvais manoeuvrer pour augmenter la distance du but.

— Wally ?

Mancuso se tourna vers le commandant du parti rouge, le capitaine de frégate Wally Chambers, qui devait prendre le commandement du Key West. Chambers avait été embarqué avec Mancuso à bord du Dallas, et c’était de la graine de commandant de sous-marin d’attaque. Il l’avait largement prouvé.

— C’était évident, commandant. En plus, en conservant le même cap et en changeant d’immersion, vous avez mis votre source de bruit en plein dans ma flûte, et j’ai eu un transitoire d’écho de coque qui m’a permis de vous classer sous-marin sans problème. Vous auriez mieux fait de vous mettre en inclinaison zéro sans changer d’immersion et de réduire l’allure. Jusque-là, je n’avais pas beaucoup d’éléments, et si vous aviez ralenti, je n’aurais jamais réussi à vous identifier. Comme vous ne l’avez pas fait, j’ai détecté le franchissement de la couche et je me suis pointé à toute vitesse dès que j’ai quitté la zone de convergence. Commandant, je n’aurais jamais pu vous identifier jusqu’à ce que vous m’en donniez l’occasion, mais vous m’avez laissé approcher. J’ai remonté ma flûte au-dessus de la couche et je vous ai crochés à vingt-neuf mille yards, il y avait un bon duo de surface. Je vous entendais et vous ne m’entendiez pas. Il ne restait plus qu’à foncer jusqu’à ce que je sois suffisamment près pour une solution d’attaque. Je vous ai eus sans problème.

— Le but de cet exercice était de vous montrer ce qui arrive quand on perd son avantage acoustique.

Mancuso se tut un instant avant de poursuivre.

— OK, les dés étaient un peu pipés. Mais la vie n’est pas juste, pas vrai ?

— Les Akula sont de bons bateaux, mais que vaut leur sonar ?

— Nous considérons qu’ils valent un 688 refondu.

« Ce n’est pas possible », se dit Ricks.

— Et à quoi d’autre dois-je encore m’attendre ?

— Bonne question. La réponse est que nous ne savons pas, et, quand on ne sait pas, on fait l’hypothèse qu’ils sont au moins aussi bons que nous.

« Ce n’est pas possible », se dit une nouvelle fois Ricks.

« Et ils sont peut-être encore meilleurs que ça », songea Mancuso, mais il ne dit rien.

— OK, déclara Mancuso à l’équipe de CO. Allez revoir vos données et on fait la critique dans une demi-heure.

Ricks remarqua le petit sourire qu’échangeaient Mancuso et Chambers en sortant de la pièce. Mancuso était un sous-marinier exceptionnel, mais c’était encore un de ces fous à qui on n’aurait jamais dû confier une escadrille de SNLE, parce qu’il n’y comprenait rien. Il avait fait venir un de ses copains de la flotte de l’Atlantique, un gars dans le même style, mais bordel ! Ricks était certain d’avoir raison.

L’exercice n’était pas réaliste, Ricks en était sûr. Rosselli leur avait bien dit à tous les deux que le Maine était aussi silencieux qu’un trou noir ? C’était sa première occasion de montrer à son chef ce qu’il savait faire, et on l’avait empêché de montrer ses talents en montant un exercice complètement artificiel, sans compter les conneries de ses types, ceux-là mêmes dont Rosselli était si fier.

— Monsieur Shaw, allons voir vos calques.

— Bien, commandant.

L’enseigne de vaisseau Shaw était frais émoulu de l’école de Groton, il en était sorti depuis moins de deux mois, et il attendait dans un coin, les calques et le journal d’opérations à la main. Ses doigts étaient anormalement serrés. Ricks attrapa les documents et les étala sur une table. Il parcourut rapidement le tout.

— Trop lent. Vous auriez pu gagner une minute pour faire tout ça.

— Oui, commandant, répondit Shaw.

Il ne savait vraiment pas comment il aurait pu aller plus vite, mais c’est ce que disait le commandant, et le commandant a toujours raison.

— Et ç’aurait fait la différence, reprit Ricks, d’un ton aigre.

— Je suis désolé, commandant.

Ce fut la première erreur de l’enseigne de vaisseau Shaw. Ricks se raidit, mais regarda Shaw dans les yeux, et cela n’améliora pas son humeur.

— Ça ne sert à rien de dire « désolé », monsieur. « Désolé » ne sert qu’à mettre en péril la sécurité du bâtiment et la mission. « Désolé » conduit des hommes à la mort. « Désolé » est tout ce que trouve à dire un officier médiocre. Je me fais bien comprendre, Shaw ?

— Oui, commandant.

— Parfait. — La réponse siffla comme une insulte. — Je souhaite que ceci ne se reproduise plus.

Ils consacrèrent le reste de leur demi-heure à analyser les enregistrements de l’exercice. Les officiers se dirigèrent vers une salle de conférence plus grande où ils devaient le rejouer et écouter ce que le parti rouge avait compris et fait. Le capitaine de frégate Claggett prit le commandant à part.

— Commandant, vous avez été un peu dur avec Shaw.

— Que voulez-vous dire ?

Ricks prit l’air étonné.

— Il n’a fait aucun erreur, je n’aurais pas mis trente secondes de moins si j’avais été à sa place. Le quartier-maître qui était avec lui fait ça depuis cinq ans. Il a fait ce qu’on lui a appris à l’École de navigation sous-marine, je les ai bien observés, et il n’y a rien à dire.

— Alors, vous voulez dire que tout est de ma faute ? demanda Ricks sur un ton doucereux.

— Oui, commandant, répondit le second, il a fait ce qu’on lui avait appris.

— Vraiment ?

Ricks sortit sans ajouter un mot.

* * *

Ç’aurait été peu de dire que Petra Hassler-Bock était malheureuse. À près de quarante ans, elle en avait passé quinze en cavale, à se cacher de la police ouest-allemande tant que les choses n’avaient pas été trop dangereuses, puis elle avait dû passer précipitamment à l’Est, enfin, ce qui avait été l’Est. L’inspecteur du Bundeskriminalamt en souriait encore. Elle s’en était étonnamment bien sortie. Toutes les photos qui figuraient dans son épais dossier montraient une femme jolie, pleine de vitalité, une femme souriante dont le visage était encadré par de beaux cheveux châtains. Ce même visage avait froidement regardé des gens mourir, et l’un au moins après plusieurs jours de torture, se disait-il. Ce meurtre était intervenu au cours d’un long débat politique — les Américains pouvaient-ils ou non être autorisés à baser des Pershing 2 en Allemagne ? La Fraction Armée rouge voulait terroriser les gens. Ça n’avait pas marché, naturellement, mais la mort de leur victime avait été digne du Moyen Âge.

— Dis-moi, Petra, tu as pris du plaisir à tuer Wilhelm Manstein ? demanda l’inspecteur.

— Ce mec était un vrai porc, répondit-elle à contrecoeur. Un gros plein de lard, suant, dégueulasse.

L’inspecteur savait très bien comment ils l’avaient pris. Petra avait organisé l’enlèvement en attirant son attention et en le séduisant. Manstein n’était pas l’exemple même de l’Allemand séduisant, bien sûr, mais Petra était une femme libérée, bien au-delà de ce que cette expression signifie en Occident. De tous ceux qui avaient appartenu à la bande Baader-Meinhof et à la FAR, les pires étaient sans conteste les femmes. Il fallait peut-être y voir une conséquence de la mentalité Kinder-Küche-Kirche du mâle germanique, comme le prétendaient certains psychologues, mais la femme qui était devant lui était sans aucun doute le pire assassin qu’il ait jamais eu l’occasion de rencontrer. Ce qui l’avait le plus horrifié, c’étaient les premiers morceaux de l’anatomie de Manstein qu’ils avaient fait parvenir à sa famille. Et après ça, ils l’avaient encore maintenu en vie une dizaine de jours. Cette fille, encore jeune à l’époque, avait dû s’en donner à coeur joie au milieu des cris de douleur de sa victime.

— Bon, c’est bien toi qui t’en es chargée, non ? J’m’imagine que Günter a dû être passablement étonné de ta nouvelle passion, non ? Après tout, tu as passé quoi, cinq nuits avec Herr Manstein avant de l’enlever ? Tu t’es bien amusée, mein Schätzt L’inspecteur vit immédiatement que l’insulte avait fait mouche. Petra avait été jolie, mais c’était terminé. Comme une fleur qu’on a coupée la veille, elle ne ressemblait plus à quelque chose de vivant. Son teint était brouillé, ses yeux entourés de cernes noirs, et elle avait perdu au moins huit kilos. On la sentait toute méfiante, mais seulement par moments.

— Je suis sûr que tu t’es donnée, tu l’as laissé faire ce qu’il voulait. Tu as dû jouir suffisamment pour qu’il ait envie de te revoir. Ce qui t’intéressait, c’était pas juste de le faire souffrir, hein ? Herr Manstein était un philanthrope qui avait gardé du jugement. C’était un homme d’expérience, et il ne fréquentait que des putains expérimentées. Dis-moi, Petra, comment as-tu appris tous ces trucs ? Tu t’étais entraînée avec Günter, ou avec d’autres ? Tout ça au nom de la justice révolutionnaire, bien sûr, ou de la Kameradschaft révolutionnaire, nicht wahrt ? T’es une vraie petite salope, Petra. Même les putes ont encore un zeste de moralité, mais pas toi. Et ta cause révolutionnaire bien-aimée, ricana l’inspecteur. Doch ! Quelle cause ! Ça fait quel effet, d’être rejetée par tout le Volk germanique ?

Elle se trémoussa dans son siège, elle ne parvenait pas à garder son sang-froid…

— Qu’est-ce qui ne va pas, Petra, on ne fait plus dans le genre héroïque, maintenant ? Tu parles toujours de tes visions de liberté et de démocratie, pas vrai ? Mais ça te déçoit, qu’on ait une vraie démocratie — et le peuple déteste les gens de ton espèce ! Dis-moi, Petra, quel effet ça fait d :’être rejetée ? Complètement rejetée. Et tu sais bien que c’est vrai, ajouta l’inspecteur. Tu sais que ce n’est pas une plaisanterie. T’as vu les gens dans la rue, sous tes fenêtres, hein, toi et Gunter, vous les avez vus ? Y a eu une manifestation juste en bas de chez toi. Tu te disais quoi en les regardant, Petra ? Vous vous êtes dit quoi, Günter et toi ? Que c’était encore une manip des contre-révolutionnaires ?

L’inspecteur secoua la tête et se pencha davantage pour plonger dans ses yeux vides et sans vie. Il se délectait.

— Dis-moi, Petra, comment expliques-tu le résultat des élections ? C’étaient des élections libres, tu sais. Tout ce que vous avez essayé de faire, tous ces meurtres, c’était tout faux, tout ça pour rien. Enfin, tout n’est pas perdu, non ? Au moins, tu auras réussi à faire l’amour avec Wilhelm Manstein.

L’inspecteur se pencha en arrière et alluma un cigarillo. Il souffla une bouffée au plafond.

— Et maintenant, Petra, j’espère que ça t’a plu au moins, mein Schatz. Tu ne sortiras pas vivante de prison, Petra, tu ne sortiras jamais d’ici. Personne n’éprouve la moindre pitié pour toi, personne n’en éprouvera même le jour où tu seras dans un fauteuil roulant. Oh non ! Ils se souviendront de tes crimes et se diront que tu es là avec d’autres bêtes féroces. Il n’y a aucun espoir pour toi, tu mourras ici, Petra.

Petra Hassler-Bock rejeta violemment la tête en arrière en entendant ces derniers mots. Ses yeux devinrent vides, elle essaya de dire quelque chose, sans y parvenir.

L’inspecteur continua comme si de rien n’était.

— À propos, on a perdu la trace de Günter. On a failli le pincer en Bulgarie, on l’a manqué à quelques heures près. Les Russes, tu vois, ils nous ont filé leurs dossiers sur toi et tes amis. On sait tout sur les mois que vous avez passés dans leurs camps d’entraînement. Bon, peu importe, Günter est toujours en cavale. On pense qu’il est au Liban, avec vos vieux amis dans ce trou à rats. Mais on n’est pas loin, ajouta l’inspecteur. Les Américains, les Russes, les Israéliens, maintenant tout le monde coopère, tu comprends. C’est une des conséquences de leur traité. Étonnant, non ? Je pense qu’on va finir par cravater Günter là-bas… Avec un peu de pot, il essaiera de se défendre ou il fera une connerie du même genre, et on pourra te montrer une photo de son cadavre… Les photos, j’allais oublier ! J’ai quelque chose à te montrer, fit l’inspecteur.

Il inséra une cassette vidéo dans le magnétoscope et alluma la télé. L’image mit un moment avant de devenir nette. C’était un film d’amateur pris au caméscope. On voyait deux petites filles, des jumelles, habillées de rose, assises l’une à côté de l’autre sur une couverture typique dans un appartement allemand typique lui aussi. Tout était en Ordnung, même les revues posées sur la table étaient impeccablement rangées. Le film commença.

« Komm, Erika, komm, Ursel ! » disait une voix de femme.

Les deux fillettes s’appuyaient sur une table basse et trottaient vers elle. La caméra suivait leurs pas hésitants, et elles atterrissaient dans les bras de la femme.

«Mutti, Mutti ! » disaient les deux petites filles.

L’inspecteur coupa la télé.

— Elles parlent déjà, et elles savent marcher. Ist das nicht wunderbar Leur nouvelle maman les aime beaucoup, Petra. Bon, je me suis dit que ça te ferait plaisir de voir ça. C’est tout pour aujourd’hui.

L’inspecteur appuya sur un bouton camouflé, un gardien apparut et remmena la prisonnière menottée dans sa cellule.

La cellule était un cube de briques peintes en blanc, d’une nudité absolue. Pas de fenêtre, la porte était en acier et ne comportait pas d’autre ouverture qu’un judas et un passe-plat. Petra ne savait pas qu’une caméra TV l’observait en permanence à son insu à travers ce qu’on pouvait prendre pour une brique du plafond parmi d’autres. En fait, c’était une brique de plastique transparente à la lumière dans le rouge et l’infrarouge. Petra Hassler-Bock réussit à garder son sang-froid jusqu’à sa cellule, le temps qu’on referme la porte sur elle.

Et puis elle craqua.

Les yeux vides, Petra regardait le plafond — blanc, lui aussi —, trop horrifiée pour pleurer, obsédée par ce cauchemar qu’était devenue son existence. Ce n’était pas vrai, c’était impossible, elle avait le sentiment de devenir folle. Tout ce en quoi elle avait cru, tout ce pour quoi elle s’était battue, tout était foutu ! Günter, parti ! Les jumelles, perdues. Sa cause, foutue, sa vie, foutue.

Les inspecteurs du Bundeskriminalamt ne l’interrogeaient que pour s’amuser, elle le savait très bien. On n’avait jamais sérieusement essayé de lui tirer les vers du nez, mais il y avait sûrement une raison à cela. Elle ne pouvait rien leur apprendre d’intéressant. Ils lui avaient montré des copies des dossiers de la Stasi. Tout ce qui les concernait, elle et ses frères socialistes, tout était entre les mains des Allemands de l’Ouest. Les noms, les adresses, les numéros de téléphone — au-delà de ce qu’elle aurait jamais pu imaginer —, tout était entre leurs mains. Les dossiers remontaient parfois à plus de vingt ans. Il y avait dedans des choses qu’elle avait elle-même oubliées, des choses sur le compte de Günter qu’elle n’avait jamais sues. Tout était entre les mains du BKA.

C’était foutu, tout était foutu.

Petra se mit à sangloter. Même Erika et Ursel, ses jumelles, le fruit de son corps, la preuve matérielle de sa foi en l’avenir, de son amour pour Günter. Elles faisaient leurs premiers pas chez des étrangers, elles appelaient Mutti une étrangère. La femme d’un capitaine du BKA — ils le lui avaient dit. Petra continua à sangloter pendant une demi-heure, sans faire de bruit, consciente du fait qu’il y avait un micro dans la cellule, cette foutue boîte blanche qui l’empêchait de dormir.

Tout était foutu.

La vie — ici ? La seule et unique fois où on l’avait conduite à la promenade avec les autres prisonnières, ils avaient dû empêcher deux de ses compagnes de lui tomber dessus. Elle se souvenait encore de leurs cris, les gardiens avaient dû l’emmener à l’infirmerie — pute, tueuse, bête sauvage… Il lui restait la perspective de vivre ici quarante ans ou davantage, seule, toujours seule, attendant de devenir folle, attendant que son corps se décompose. Voilà ce que le mot vie signifiait pour elle. Elle en était sûre, ils n’auraient jamais pitié d’elle. L’inspecteur avait été net là-dessus. Pas de pitié, pas d’amis, isolée et oubliée de tous… sauf pour la haïr.

Elle prit sa décision dans le plus grand calme. Comme tous les prisonniers du monde, elle avait trouvé le moyen de se procurer un petit morceau de métal coupant. En fait, il s’agissait d’un morceau de la lame de rasoir avec laquelle elle était autorisée à s’épiler les jambes une fois par mois. Elle le sortit de sa cachette, tira le drap — blanc lui aussi — du matelas. C’était un matelas ordinaire, d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, recouvert de grosse toile rayée. Le matelas possédait des renforts de corde, et le fabricant les avait cousus pour le rendre plus raide. Avec sa lame de rasoir, elle commença à détacher les renforts, ce qui lui prit trois heures et beaucoup de coupures ; la lame était petite, elle se blessait les doigts sans arrêt, mais elle finit par obtenir deux bons mètres de corde rugueuse. Elle fit une boucle à un bout, et accrocha l’autre au support de lampe au-dessus de la porte. Elle était obligée de monter sur une chaise pour ce faire, mais il lui faudrait de toute façon monter sur cette chaise. Après trois essais, elle réussit à faire un noeud convenable. Elle ne voulait pas que la corde soit trop longue.

Une fois ces opérations réalisées, elle continua sans s’arrêter. Petra Hass-ler-Bock enleva sa robe et son soutien-gorge. Elle s’agenouilla sur la chaise, le dos contre la porte, plaça la boucle autour de son cou et serra bien fort. Puis elle replia les jambes, et se servit du soutien-gorge pour les attacher entre son dos et la porte. Elle ne voulait pas prendre le risque de se dégonfler au dernier moment. Il fallait qu’elle fasse preuve de courage et de détermination. Sans prendre le temps de faire une prière ou de s’attendrir sur elle-même, elle repoussa la chaise avec ses mains. Son corps tomba de cinq centimètres environ avant que la corde l’arrête net dans sa chute. Son corps se rebellait contre sa volonté, ses jambes attachées se débattaient contre le soutien-gorge qui les ligotait entre son dos et la porte métallique, mais en luttant contre ses liens, elle s’éloigna de la porte, et cela augmenta l’effet de strangulation sur son cou.

Elle fut saisie par la douleur. La boucle lui cassa le larynx avant de glisser sous sa mâchoire. Ses yeux s’écarquillèrent, fixés sur les briques du mur opposé. Elle paniqua, l’idéologie avait des limites. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas mourir, elle ne voulait pas…

Ses doigts s’agrippèrent à sa gorge. C’était une erreur. Ils essayèrent de desserrer la corde, mais elle était trop fine et coupait la chair tendre du cou, pas moyen d’y passer un doigt. Elle continua à se débattre, consciente du fait qu’il ne lui restait que quelques secondes avant que le sang cesse d’irriguer son cerveau… elle voyait tout flou, sa vision commençait à s’affaiblir. Elle ne distinguait même plus les joints de ciment entre les briques made in Germany. Ses mains continuaient à essayer de desserrer le lien, elle s’égratignait le cou, le sang coulait et mouillait la corde qui se serrait encore davantage et coupait la circulation dans ses carotides. Elle ouvrit toute grande la bouche et essaya de crier, non, elle ne voulait pas mourir, elle avait besoin de secours. Il n’y avait donc personne pour l’entendre ? Personne pour lui venir en aide ? Trop tard, peut-être deux secondes, ou une seule, peut-être moins ; un dernier éclair de conscience lui dit que si elle était parvenue à desserrer le soutien-gorge qui lui tenait les jambes, elle aurait pu se remettre debout et…

L’inspecteur était devant un récepteur de télé. Il vit ses mains qui s’escrimaient sur le soutien-gorge, essayaient désespérément de trouver l’agrafe avant de retomber, de trembler quelques secondes puis de demeurer inertes. « C’est si près, songea-t-il. Si près que j’aurais pu la sauver. » Quelle pitié ! Elle avait été une jolie fille, mais elle avait choisi le meurtre et la torture, et elle avait aussi choisi de mourir, et si elle avait fini par changer d’avis à la dernière extrémité… mais ils le faisaient tous, non ? Enfin, pas tous — une preuve de plus que les plus durs étaient aussi des trouillards, après tout, nicht wahr ?

Aber natürlich.

— La télé est cassée, dit-il en coupant l’appareil. Il faudrait en trouver une autre pour surveiller la détenue Hassler-Bock.

— Y en a pour une heure, répondit le surveillant-chef.

— Ça ira bien comme ça.

L’inspecteur enleva la cassette du magnétoscope qu’il avait déjà utilisé pour passer la touchante scène de famille. Il la rangea dans sa serviette avec la première, la ferma et se leva. Il n’allait pas jusqu’à sourire, mais son visage affichait tout de même une certaine satisfaction. Ce n’était pas sa faute si le Bundestag et le Bundesrat n’étaient pas capables de voter la peine de mort. C’était à cause des nazis, bien sûr, la peste soit de ces barbares. Mais ces barbares n’étaient pas complètement fous, ils n’avaient pas détruit les Autobahnen après la guerre, par exemple. Bien sûr que non. Alors, tout ça parce que les nazis avaient exécuté des gens… et parmi eux, il y avait des assassins de droit commun que n’importe quel gouvernement civilisé aurait exécutés de la même manière. Si quelqu’un méritait la mort, c’était bien Petra Hassler-Bock. Meurtre avec torture, et la mort par pendaison. L’inspecteur trouvait que c’était assez équitable. Il s’était occupé de l’affaire Wilhelm Manstein depuis le début, il était là quand ses parties génitales étaient arrivées par la poste, il avait vu les médecins autopsier le cadavre, avait assisté aux funérailles, et il se souvenait encore des nuits épouvantables qu’il avait passées, incapable de chasser toutes ces images horribles. Maintenant, ces images allaient peut-être s’estomper, la justice était lente, mais justice était faite. Avec de la chance, ces deux mignonnes petites filles grandiraient et deviendraient des citoyennes convenables, personne ne saurait jamais qui avait été leur mère naturelle.

L’inspecteur sortit de la prison et monta dans sa voiture. Il préférait être loin d’ici quand on découvrirait le corps. L’affaire était close.

* * *

— Hé, mec.

— Marvin, on m’a dit que tu te débrouillais bien avec les armes, dit Ghosn à son ami.

— Pas difficile, mec. Je tire depuis que je suis gosse, et, chez moi, c’est comme ça qu’on gagne son dîner.

— Tu as réussi à battre notre meilleur instructeur, ajouta l’ingénieur.

— Vos cibles sont nettement plus grosses qu’un lapin, et elles sont immobiles. J’ai déjà tué du gibier à la course avec ma .22. Si tu devais te nourrir de ta chasse, tu apprendrais vite à viser convenablement. Tiens, et la bombe ? Tu t’y es pris comment ? demanda Marvin.

— Beaucoup de peine pour pas grand-chose, répondit Ghosn.

— Tu pourrais peut-être fabriquer un poste radio avec toute l’électronique qu’il y avait dedans, suggéra l’Américain.

— Ça serait peut-être utile.