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RÉSOLUTION

— Alors, quelle est l’histoire de ces trucs ? demanda le second lieutenant, en regardant le pont au-dessous de lui.

— Je crois que ce sont des poutres pour un temple. Un petit temple, j’imagine, ajouta le premier lieutenant. La mer va continuer à grossir ?...

— J’aimerais mieux qu’on ralentisse, Pete.

— J’en ai parlé deux fois au capitaine, mais il dit qu’il a un calendrier à respecter.

— Tu ferais mieux de dire ça à ce foutu océan.

— J’y avais pas pensé. Qui demande-t-on ?

Le second lieutenant, qui était de quart, renifla. Le premier lieutenant — le second du bateau — était venu surveiller ce qui se passait à la passerelle. En fait, c’était le rôle du capitaine, mais ledit capitaine dormait dans sa couchette.

Le George McReady enfournait dans des vagues de dix mètres en essayant de tenir vingt noeuds, mais il avait du mal, même avec toute la puissance sur le pont. Le ciel était couvert, et on apercevait la lune de temps en temps entre deux nuages. La tempête s’était un peu affaiblie, mais le vent soufflait encore à soixante noeuds établis, et la mer forçait. C’était une tempête caractéristique du Pacifique Nord, les deux officiers le savaient parfaitement. Ça n’avait pas de sens de continuer ainsi. L’air était à la température agréable de -12 °C, et les embruns qui frappaient les vitres de la passerelle gelaient instantanément. Seul point positif, ils naviguaient bout à la mer. Le George M était un cargo, pas un paquebot, et ne disposait donc pas de stabilisateurs de roulis. En fait, la navigation n’était pas trop pénible. Le château était à l’arrière, ce qui amortissait beaucoup le tangage, mais avait également pour effet de diminuer l’attention des officiers sur ce qui se passait à l’avant, ce qui était encore plus ennuyeux avec tous les embruns qui réduisaient la visibilité.

Autre caractéristique intéressante de cette navigation, quand l’étrave rentrait dans la vague, surtout si elle était haute, le navire était freiné. Mais sa longueur était telle que la proue ralentissait avant la poupe, et sous l’effet des forces de décélération, la coque vibrait de toutes ses membrures. En réalité, elle fléchissait même de quelques centimètres, chose difficile à croire tant que l’on ne l’a pas vue de ses yeux.

— J’ai été embarqué sur un porte-avions, et la coque fléchissait de plusieurs dizaines de centimètres. Un jour, on était...

— Regardez devant, lieutenant, annonça l’homme de barre.

— Et merde ! cria le second lieutenant. Une vague solitaire !

Elle fut sur eux à l’instant, une vague de quinze mètres à une centaine de mètres devant l’étrave trapue du George M. Ce phénomène n’est pas inhabituel : deux vagues peuvent se rencontrer et additionner leur hauteur pendant quelques instants, avant de rediverger... L’étrave se souleva sur une crête de hauteur moyenne, puis plongea dans le mur verdâtre qui arrivait.

— Cette fois on se la paye !

L’étrave n’avait pas le temps de remonter. L’eau verte escalada la muraille comme si elle n’avait pas existé et déboula sur les cent cinquante mètres de pont. Les deux officiers observaient le spectacle, fascinés. Le navire ne courait pas de réel danger — du moins, se disaient-ils, de danger immédiat. Le déferlement dépassa les mâts de charge et leurs apparaux, progressant à quarante-cinq kilomètres à l’heure. Le navire se mit à trembler, l’étrave avait heurté le creux de la vague, ce qui le ralentissait considérablement. En fait, l’étrave était encore sous l’eau, car la vague était plus large que haute, mais le sommet était sur le point de heurter une falaise d’acier blanc qui se dressait droit devant.

— Mettez de la barre ! cria le second lieutenant à l’homme.

La crête de la vague n’atteignait pas tout à fait la hauteur de la passerelle, mais elle heurta de plein fouet les hublots des cabines des officiers. Instantanément, tout ne fut qu’une nuée d’embruns qui explosaient. Cela ne dura qu’une seconde, mais cette seconde parut une minute. Quand les embruns furent retombés, le pont était toujours là, recouvert d’un torrent d’eau qui tentait de s’écouler par les dalots. Le George M prit quinze degrés de gîte avant de se redresser.

— Réduisez à seize noeuds, je le prends sur moi, ordonna le premier lieutenant.

— Bien, lieutenant, fit l’homme de barre.

— Moi à la passerelle, on ne cassera pas ce bateau, ajouta l’officier.

— Tu as raison, Pete.

Le second lieutenant était allé vérifier le panneau des alarmes, s’assurer qu’il n’y avait pas de voie d’eau ou d’autres problèmes. Tout était clair. Ce bâtiment avait été calculé pour résister à des mers plus fortes que celle-là, mais la sécurité à la mer exige beaucoup de vigilance.

— Tout est OK vu d’ici, Pete.

Le téléphone sonna.

— Passerelle, ici le premier lieutenant.

— Mais qu’est-ce qui se passe, Bon Dieu ?

C’était le chef.

— Eh bien, on s’est payé une espèce de grosse vague, chef, répondit laconiquement Pete. Des problèmes ?

— Je ne rigole pas. J’ai bien cru que l’avant du château allait être enfoncé et que j’allais bouffer mon hublot — on dirait qu’il y a une vitre cassée. Je trouve qu’on devrait réduire, tu sais, j’ai horreur d’être mouillé dans mon lit.

— C’est déjà fait.

— Parfait.

Et il raccrocha.

— Qu’est-ce qui se passe ?

C’était le capitaine, en pyjama et en robe de chambre. Il était arrivé à temps pour voir l’eau achever de s’écouler par les dalots.

— Une vague de dix-huit mètres, j’ai fait réduire à seize noeuds. À vingt noeuds, on n’étale pas avec cette mer.

— Je crois que vous avez eu raison, grommela le capitaine.

Une heure passée sur le dock coûtait quinze mille dollars, et les armateurs n’aiment pas les dépenses inutiles.

— Remontez en allure dès que vous pourrez.

Le capitaine s’en retourna avant d’avoir froid aux pieds, car il était pieds nus.

— On le fera, répondit Pete en s’adressant à la porte.

— Vitesse quinze noeuds huit, rendit compte l’homme de barre.

— Très bien.

Les deux officiers retournèrent boire leur café. Ce qui venait de se passer n’était pas vraiment effrayant, juste un peu excitant, et la lumière de la lune irisant les embruns constituait même un spectacle de toute beauté. Le premier lieutenant jeta un coup d’oeil sur le pont, et mit un moment à comprendre.

— Allumez les projecteurs de pont.

— Y a un problème ?

Le second lieutenant s’approcha et la lumière des projecteurs lui fit cligner les yeux.

— Eh bien, on en a encore un.

— Un sur...

Le jeune officier se pencha pour voir.

— Oh, les trois autres...

Le premier lieutenant hocha la tête. Comment s’imaginer la puissance de l’eau qui déferle ?

— La chaîne a été cassée comme un brin de paille. Impressionnant.

Le second lieutenant décrocha le téléphone et appuya sur un bouton.

— Bosco, la cargaison en pontée est passée par-dessus bord. Faites-moi une ronde de sécurité sur l’avant des superstructures.

Il n’eut pas besoin d’ajouter que l’inspection était à faire de l’intérieur.

Une heure plus tard, ils surent qu’ils avaient eu de la chance. Le seul tronc arraché à la cargaison avait heurté la superstructure dans une zone renforcée par des poutrelles d’acier. Les dégâts étaient mineurs, quelques travaux de peinture et de soudure. Cela ne changeait rien au fait qu’il faudrait bien couper un autre arbre. Trois des quatre grumes étaient parties à l’eau, et le temple japonais devrait attendre.

Les trois morceaux de bois, toujours enchaînés, étaient déjà largement sur l’arrière du George M. Ils étaient encore verts, et commencèrent à se gorger d’eau de mer, qui les alourdit progressivement.

* * *

Cathy Ryan regardait la voiture de son mari s’éloigner. Elle avait dépassé le stade où elle se faisait du souci pour lui. Maintenant, c’était elle qui souffrait. Il ne disait rien, il n’essayait pas de s’expliquer, de s’excuser, de faire semblant de... de quoi ? Et il disait de temps en temps qu’il ne se sentait pas bien, qu’il était fatigué. Cathy aurait bien aimé lui parler, mais elle ne savait pas par où commencer. L’ego masculin est une chose fragile, le docteur Caroline Ryan le savait bien, et là, il était atteint au point le plus sensible. C’était le résultat du stress, de la fatigue et de la boisson. Jack n’était pas une machine, il arrivait à bout. Cela faisait des mois qu’elle avait détecté les premiers symptômes. Et puis ses trajets n’arrangeaient rien. Deux heures et demie en voiture, parfois trois. Il est vrai qu’il avait un chauffeur, mais ce n’était pas suffisant. Cela faisait trois heures de plus pendant lesquelles il avait le temps de ressasser et il n’était pas chez lui pendant ce temps-là, comme cela aurait dû être le cas.

« Je peux l’aider ou je risque de le blesser davantage ? se demanda-t-elle. Est-ce en partie ma faute ? »

Cathy se dirigea vers la salle de bain pour se regarder dans la glace. D’accord, elle n’était plus une petite fille aux joues roses. Elle avait quelques rides autour de la bouche et des yeux. Elle devrait faire revoir ses lunettes. Elle se mettait à avoir des maux de tête pendant les opérations, et elle savait qu’elle avait peut-être un problème d’yeux — après tout, elle était chirurgien en ophtalmologie, mais elle était comme tout le monde, elle n’avait pas le temps et rechignait à l’idée de se faire examiner par l’un de ses collègues à l’Institut Wilmer, même si elle savait que c’était idiot. Ses yeux étaient encore très beaux, leur couleur n’avait pas changé, même si sa myopie ne s’arrangeait pas avec le métier minutieux qu’elle pratiquait.

Et elle était encore mince. Ça ne lui ferait pas de mal de perdre un kilo ou deux — ou, plutôt, de transférer l’équivalent dans ses seins. Elle avait une petite poitrine, toutes les femmes étaient comme ça dans sa famille, mais elle avait adopté un mécanisme de défense et prétendait que la taille du cerveau est inversement proportionnelle à celle des seins. Elle aurait bien aimé qu’ils soient plus conséquents, mais Dieu ou la génétique ne les lui avaient pas donnés, et elle refusait de se soumettre à l’ignominie stupide de la chirurgie. En plus, elle n’aimait pas les statistiques qu’elle connaissait sur ce genre d’interventions. Trop d’implantations de billes de silicone se terminaient mal.

Quant au reste de sa personne... Ses cheveux, bien sûr, ses cheveux étaient toujours en désordre — le métier de chirurgien interdisait absolument qu’on y fasse grande attention —, mais elle était encore blonde et avait une chevelure splendide. Quand Jack songeait encore à les regarder, il les aimait beaucoup. Ses jambes avaient toujours été fines, et avec la marche qu’elle devait faire à Hopkins/Wilmer, elles l’étaient devenues davantage. Cathy conclut de tout cela qu’elle était encore très séduisante, il fallait bien l’admettre. Du moins, c’est ce qu’avaient l’air de trouver les autres docs à l’hôpital. Quelques-uns de ses étudiants les plus âgés tournaient littéralement de l’oeil en la voyant ; enfin, c’est ce qu’elle aimait à penser. En tout cas, aucun n’aurait résisté à ses avances.

Elle était également bonne mère. Elle ne manquait jamais d’aller voir Sally et Petit Jack, même s’ils dormaient déjà. Surtout depuis que Jack était si absent. Cathy comblait le trou, allant jusqu’à faire quelques passes avec son fils quand c’était la saison (et c’était quelque chose qui avait atteint Jack le jour où il l’avait découvert). Elle faisait de bons petits plats quand elle en avait le temps.

Elle aimait toujours son mari, et elle le lui montrait. Elle avait le sens de l’humour, elle ne se laissait pas aigrir. Elle lui parlait, lui demandait ce qu’il pensait de telle ou telle chose, lui racontait ce qu’elle faisait, lui demandait son avis. Il ne faisait aucun doute pour elle qu’il était bien son homme. Et elle l’aimait comme une femme peut aimer son mari. Cathy conclut de tout cela qu’elle n’avait rien fait pour...

Alors, pourquoi n’avait-il pas — pourquoi ne pouvait-il pas... ?

Le visage qu’elle voyait dans la glace était plus défait que réellement blessé. «Que puis-je faire d’autre ? se demanda-t-elle.

« Rien. »

Cathy essaya de ne plus y penser. Un nouveau jour commençait, il fallait qu’elle réveille les gosses pour l’école. Cela signifiait qu’elle devait préparer leur petit déjeuner avant. Ce n’était pas juste, bien sûr. Elle était chirurgien et professeur, mais elle était aussi mère de famille, avec les devoirs que cela comporte et que son mari ne partageait pas. Tant pis pour le mouvement de libération de la femme. Elle enfila une robe de chambre et descendit à la cuisine. Ç’aurait pu être pire. Ils aimaient tous les deux les flocons d’avoine. Elle fit bouillir de l’eau, puis réduisit le feu sous la casserole avant de monter réveiller les petits. Dix minutes plus tard, Sally et Petit Jack étaient lavés, habillés, prêts à descendre à la cuisine. Sally arriva la première et alluma la télé pour regarder Disney Channel. Cathy profita des dix minutes de paix qu’elle avait devant elle pour lire le journal en buvant son café.

En bas à droite de la première page, il y avait un article consacré à la Russie. Sans doute un de ces problèmes qui préoccupaient Jack. Elle se mit à lire. Elle pourrait peut-être lui en parler, essayer de savoir pourquoi cela le rendait si... distrait. Ce n’était peut-être que cela, après tout ?

«... déçu par l’inaptitude de la CIA à fournir les renseignements convenables sur ce problème. Selon certaines rumeurs, une enquête serait en cours. Un haut fonctionnaire confirme les bruits selon lesquels un responsable de la CIA serait soupçonné de pratiques financières douteuses et aurait des aventures sexuelles. Le nom de ce responsable n’a pas été rendu public, mais il semble qu’il s’agisse de quelqu’un de très haut placé, chargé de coordonner le renseignement et l’administration... »

Aventures sexuelles ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Qui était-ce ?

Lui.

Quelqu’un de très haut placé et chargé de...

C’était Jack, c’était son mari. C’étaient bien les phrases qu’on utilisait pour parler de quelqu’un de son importance. Dans un moment de lucidité, elle sut que c’était lui.

« Jack... qui va voir ailleurs ? Mon Jack à moi ? »

Ce n’était pas possible.

Et pourtant ?

Son impuissance, sa fatigue, ses distractions ? Était-il possible que ce soit la raison... il y avait autre chose qui l’excitait davantage ?

Ce n’était pas possible, pas Jack, pas son Jack.

Mais pourquoi une autre ?... Elle était encore séduisante — tout le monde le pensait. Elle était une bonne épouse — il n’y avait pas de doute là-dessus. Jack n’était pas malade. Elle en aurait détecté les symptômes, elle était médecin, et elle savait qu’elle n’avait pas pu laisser passer quelque chose d’important. Elle se dit qu’elle devait être encore plus gentille avec lui, lui parler, lui faire comprendre qu’elle l’aimait et que...

Ce n’était peut-être pas probable, mais était-ce possible ?

Oui.

Non.

Cathy reposa le journal et but son café. Pas possible. Pas son Jack.

* * *

C’était la dernière heure de travail de la dernière équipe, dans l’atelier. Ghosn et Fromm regardaient le tour avec un apparent détachement, mais ils avaient du mal à maîtriser leur excitation. Le fréon liquide dont on aspergeait la pièce de métal en rotation masquait la vue pendant cette phase finale d’usinage. Dommage, ils auraient bien aimé voir ce qui se passait, tout en sachant que cela ne leur aurait rien apporté. Le plutonium était caché derrière d’autres pièces métalliques, et, même s’il en avait été autrement, l’oeil était un instrument bien trop grossier pour détecter les défauts. Ils regardaient donc les sorties papier de l’ordinateur, et les précisions enregistrées étaient largement dans les tolérances de douze angströms spécifiées par Fromm. Ils étaient bien obligés de croire ce que disait l’ordinateur.

— Plus que quelques centimètres, fit Ghosn comme Bock et Qati arrivaient.

— Vous ne nous avez jamais expliqué comment fonctionnait le secondaire de l’unité, dit le commandant.

Il avait pris l’habitude d’appeler la bombe « l’unité ». Fromm se retourna, pas très content d’être dérangé, mais il savait bien qu’il ne pouvait pas ne pas répondre.

— Que voulez-vous savoir au juste ?

— Je comprends le fonctionnement du premier étage, mais pas celui du second, dit Qati très simplement.

— Très bien. La théorie est élémentaire, une fois qu’on a compris le principe de base. Et le plus difficile, ç’a été de découvrir ce principe. Au début, on pensait que c’était uniquement affaire de température — comme dans le coeur d’une étoile,^ ? En fait, ce n’est pas vrai, et les premiers théoriciens n’avaient pas vu le problème de la pression. Rétrospectivement, c’est assez surprenant, mais il en va souvent ainsi avec les travaux des pionniers. La clé du secondaire, c’est de gérer l’énergie de façon à la convertir en pression en même temps qu’on utilise la quantité de chaleur considérable dégagée, tout en la redirigeant à quatre-vingt-dix degrés. Ce n’est pas une mince affaire quand on parle de soixante-dix kilotonnes, poursuivit Fromm avec une certaine satisfaction. Cependant, la croyance selon laquelle le fonctionnement d’un second étage est un problème théorique difficile est une légende. La trouvaille d’Ulam et Teller est très simple, comme toutes les grandes découvertes. La pression est la même chose que la température. Ce qu’ils ont mis là en évidence — le secret — n’est pas du tout un secret. Une fois qu’on a dégagé ce principe, le reste n’est plus qu’une question de conception. Faire fonctionner la bombe ne représente pas une tâche énorme, ni mécaniquement parlant ni en termes de difficultés de calcul. Le difficile, c’est de la rendre transportable, et il s’agit purement et simplement de technique, répéta Fromm.

— Et ces pailles à boire ? demanda Bock, sachant que son compatriote attendait la question.

C’était un petit malin.

— Je n’en suis pas sûr, mais je crois bien que c’est moi qui ai inventé ça. Le matériau utilisé convient parfaitement. C’est léger, c’est creux, et c’est facile à tordre comme on le souhaite.

Fromm se dirigea vers la table de montage et revint avec une paille.

— Le matériau de base est du polyéthylène et, comme vous pouvez le voir, nous avons déposé du cuivre à l’extérieur et du rhodium à l’intérieur. La « paille » fait soixante centimètres de long, son diamètre intérieur est légèrement inférieur à trois millimètres. Il y en a plusieurs milliers tout autour du deuxième étage, réunies en faisceaux qui sont tordus de cent quatre-vingts degrés selon une forme géométrique qu’on appelle une hélice. L’hélice est une courbe qui a beaucoup d’applications utiles. Elle permet de rediriger l’énergie, tout en émettant de la chaleur dans toutes les directions.

Qati songea qu’un professeur manqué se cachait dans chaque ingénieur.

— Mais elles servent à quoi ?

— Le primaire commence par émettre un flux massif de rayons gamma. Juste après, viennent les rayons X. Dans les deux cas, il s’agit de photons très énergétiques, des particules quantiques qui transportent de l’énergie, mais n’ont pas de masse.

— Des ondes lumineuses, dit Bock, qui se rappelait les cours de physique du lycée.

Fromm approuva du chef.

— C’est exact. Des ondes lumineuses très énergétiques à des fréquences différentes — plus élevées. Bon, nous avons donc cette énorme quantité d’énergie émise par le primaire. Nous sommes capables d’en réfléchir une partie ou de la dévier vers le secondaire grâce à ces canaux. Naturellement, la plus grande partie se perd en route, mais nous en avons tellement à notre disposition qu’une petite proportion nous suffit. Les rayons X sont canalisés dans les pailles, la plus grosse part de leur énergie est absorbée par le revêtement métallique, tandis que les surfaces obliques en réfléchissent une autre, ce qui permet d’en absorber encore. Le polyéthylène absorbe lui aussi une bonne dose d’énergie. Et à votre avis, que se passe-t-il alors ?

— Si ça absorbe autant d’énergie, ça doit exploser, naturellement, répondit Bock avant que Qati ait eu le temps de le faire.

— Très bien, Herr Bock. Quand les pailles explosent — en fait, elles se changent en plasma, mais nous n’allons pas couper les cheveux en quatre après avoir coupé les pailles, n’est-ce-pas ? -, le plasma se dilate radialement en suivant leur axe, et elles convertissent ainsi l’énergie axiale issue du primaire en énergie radiale qui fait imploser le secondaire.

Toute la lumière se fit dans la tête de Qati.

— Très astucieux, mais vous en perdez la moitié, celle qui part à l’extérieur.

— Oui et non. Cela constitue encore une barrière énergétique, et c’est précisément ce qu’il nous faut. Ensuite, les ailettes d’uranium qui entourent le secondaire sont transformées en plasma — grâce à ce même flux, mais plus lentement que les pailles, à cause de leur masse. Ce plasma a une densité beaucoup plus élevée, et il est comprimé vers l’intérieur. Dans l’enveloppe du secondaire, il y a deux centimètres de vide. Nous disposons ainsi d’une zone d’accélération pour le plasma qui se précipite à l’intérieur.

— Donc, vous utilisez l’énergie du primaire, vous la faites tourner à angle droit pour lui faire jouer dans le secondaire le rôle de l’explosif ? fit Qati.

— Parfait, parfait, commandant ! répondit Fromm, avec assez de suffisance pour qu’on la remarque. Nous avons maintenant une masse relativement importante de plasma qui exerce une pression vers l’intérieur. Le vide nous laisse de la place pour l’accélérer avant qu’elle entre en collision avec le secondaire. Le secondaire est comprimé. Il est constitué de deutérure de lithium 6 et d’hydroxyde de lithium 7, tous deux dopés au tritium, et entourés d’uranium 238. C’est ensemble est violemment écrasé par le plasma qui implose, et il est également bombardé par les neutrons primaires. La combinaison de la pression, de la chaleur et du bombardement neutronique déclenche la fission du lithium qui se transforme en tritium. Le tritium commence immédiatement à fusionner, libérant d’énormes quantités de neutrons très énergétiques. Les neutrons attaquent l’uranium 238, créant une nouvelle réaction de fission rapide, qui s’ajoute au bilan de réaction du secondaire.

— La clé, comme le dit Herr Fromm, expliqua Ghosn, consiste à gérer correctement l’énergie.

— Les pailles, fit Bock.

— Oui, c’est la même chose, reprit Ghosn. C’est vraiment très astucieux, c’est comme si on construisait un pont en papier.

— Et quelle est l’énergie dégagée par le secondaire ? demanda Qati.

Il ne comprenait pas vraiment les phénomènes physiques en jeu, mais il saisissait très bien le résultat final.

— Le premier étage fournit environ soixante-dix kilotonnes, le second, environ quatre-cent soixante-cinq. Il s’agit de valeurs approchées à cause des irrégularités qui peuvent exister dans l’arme, et aussi parce que nous sommes dans l’impossibilité de faire des essais pour mesurer la puissance réelle.

— Vous croyez que vous obtiendrez ces performances ?

— Absolument, répondit Fromm.

— Mais vous venez de dire que, sans essais...

— Commandant, je savais dès le départ qu’il nous serait impossible de faire un programme d’essais. Nous avons eu le même problème en RDA. C’est la raison pour laquelle la conception est très conservatrice. J’ai adopté dans certains cas une marge de quarante pour cent, et de plus de cent dans d’autres. Comprenez bien que les Américains, les Britanniques, les Français et même les Russes sont capables de construire des armes qui, à puissance équivalente, auraient une masse cinq ou six fois moindre que notre « unité ». De tels raffinements ne sont possibles que si l’on peut les expérimenter. Les principes physiques sont très simples, et les raffinements techniques viennent uniquement de la pratique. Pour reprendre l’image de Herr Ghosn, c’est comme si l’on construisait un pont. Les ponts romains construits dans l’Antiquité étaient des structures très peu efficaces quand on voit ce que nous savons faire maintenant ; ils utilisaient beaucoup trop de pierres, donc beaucoup trop de travail, ja ? Au fil du temps, nous avons appris à mieux construire les ponts, en utilisant moins de matériau et en dépensant moins de travail. Il n’en reste pas moins que quelques ponts romains sont toujours debout. Ce sont des ponts malgré tout, même s’ils ne sont pas optimisés. Notre bombe, même si elle n’est pas optimale et utilise trop de matière, est une bombe, et elle fonctionnera comme je l’ai prévu.

Tout le monde se retourna en entendant le klaxon du tour retentir. Un voyant vert se mit à clignoter, l’opération était terminée. Fromm y alla et ordonna aux techniciens de vidanger le fréon. Cinq minutes après, l’objet de tant de soins amoureux fut visible. Le bras manipulateur le dégagea du mandrin et ils purent le contempler. C’était terminé.

— Excellent, décréta Fromm. Nous allons inspecter soigneusement le plutonium, puis nous attaquerons le montage. Meine Herren, le plus difficile est derrière nous.

Il se dit que ça méritait bien une bière, et se souvint qu’il n’avait pas encore commandé le palladium. Détails que tout cela. Mais l’art de l’ingénieur est fait de petits détails.

* * *

— Alors, Dan, qu’est-ce que ça donne ? demanda Ryan sur une ligne protégée.

Il n’avait pas lu le journal chez lui le matin, mais il avait trouvé l’article injurieux sur son bureau, dans l’« oiseau ».

— Je suis sûr et certain que ça ne vient pas d’ici, Jack. Ça doit être de chez toi.

— Je viens de passer un savon au directeur de la Sécurité. Il me dit qu’il ne voit pas d’où ça sort. Mais Bon Dieu, que veut dire : « un très haut fonctionnaire » ?

— Ça veut dire que Holtzman choisit avec soin ses adjectifs. Écoute, Jack, je t’en ai déjà trop dit. Je te rappelle que je n’ai pas le droit de parler des enquêtes en cours.

— Je m’en fiche complètement. Quelqu’un s’est permis de laisser filtrer des informations qui proviennent d’une source sensible. Nous devrions interroger Holtzman ! aboya Ryan.

— Tu te calmes un peu, tu veux ?

Le DDCI éloigna le combiné et se força à inspirer profondément. C’est vrai, ce n’était pas la faute d’Holtzman.

— Bon, je me suis laissé emporter.

— Quelle que soit l’enquête en cours, ce n’est pas le Bureau qui la mène.

— Tu plaisantes ?

— Je t’en donne ma parole, répondit Murray.

— Je te crois, Dan.

Ryan s’était calmé. Si ce n’était ni au FBI ni chez lui, une partie de l’histoire devait être pure invention.

— Alors, qui a pu faire le coup ?

Jack s’étrangla de rire.

— Qui ? Dix ou quinze personnes au Capitole, peut-être cinq à la Maison Blanche, ça fait vingt — et peut-être quarante avec ceux d’ici.

— Donc le reste est là pour noyer le poisson, ou y a quelqu’un qui t’en veut.

Ce n’était pas une question. Il savait qu’un tiers des fuites vers la presse étaient dues à la malveillance pour une raison ou une autre.

— La source est sensible.

— Rappelle-toi que cette ligne n’est pas assez protégée.

— Compris. Écoute-moi, je peux prendre contact discrètement et officieusement avec Holtzman. C’est un bon type, responsable, un pro. Nous pouvons lui parler confidentiellement et lui faire comprendre qu’il risque de mettre en danger des gens et des canaux d’information.

— Il faut que j’en parle à Marcus.

— Et moi à Bill, mais Bill jouera le jeu.

— OK, je vais voir mon directeur et je te rappelle.

Ryan raccrocha et se dirigea vers le bureau du directeur.

— J’ai lu, fit Cabot.

— Le Bureau n’est pas au courant de cette enquête, et personne non plus chez nous. Nous pouvons donc en déduire que le côté scandale de l’article est de pure invention, mais quelqu’un a laissé fuir des informations de source Spinnaker, et c’est comme ça qu’on fait tuer des agents.

— Que suggérez-vous ? demanda le DCI.

— Je propose que Dan Murray et moi approchions officieusement Holtzman pour lui faire comprendre qu’il met les pieds dans un endroit sensible. Nous comptons lui demander de ne pas insister.

— Demander ?

— Demander, oui. On ne donne pas d’ordres aux journalistes, du moins tant qu’on ne leur paye pas leur salaire, rectifia Jack aussitôt. Je ne l’ai encore jamais fait, mais c’est déjà arrivé à Dan. C’est lui qui en a eu l’idée.

— Il faut que j’en parle là-haut, répondit Cabot.

— Mais bon sang, Marcus, c’est ici, là-haut !

— Non, les relations avec la presse, ça se traite ailleurs qu’ici.

— Super, très bien, prenez votre voiture et allez demander bien poliment la permission.

Ryan tourna les talons et sortit en trombe avant que Cabot ait eu le temps de rougir sous l’insulte.

Le temps de faire les quelques mètres qui le séparaient de son bureau, Jack avait les mains tremblantes. « Il ne peut décidément pas me soutenir pour quoi que ce soit ? » Rien n’allait plus. Jack cogna violemment son bureau du poing, et la douleur lui fit retrouver son calme. La petite opération de Clark semblait bien se présenter. C’était toujours ça de gagné, et un petit quelque chose vaut mieux que rien du tout.

Mais ça ne changeait rien à l’affaire. Jack regarda la photo de sa femme et de ses gosses.

— Bon sang de merde, jura-t-il.

Il n’arrivait pas obtenir que ce mec le soutienne, il était devenu un père indigne, et il n’était même pas un bon mari pour autant.

* * *

Liz Elliot lut l’article avec une satisfaction non déguisée. Holtzman avait fait exactement ce qu’elle souhaitait. Il est si facile de manipuler les journalistes. Cette expérience lui ouvrait de nouveaux horizons, et elle aurait pu la tenter plus tôt. Marcus était faible, personne ne le soutenait dans la bureaucratie de la CIA, elle pouvait très bien en prendre le contrôle pendant qu’elle y était.

Relever Ryan de ses fonctions n’était plus qu’une formalité, quel qu’en fût le motif. Ryan était l’un de ceux qui persistaient à dire « non » aux rares demandes de la Maison-Blanche, qui allaient voir directement le Congrès... qui l’avaient empêchée d’avoir des contacts plus étroits avec l’Agence. Une fois qu’on l’aurait éliminé, elle pourrait donner ses ordres — pudiquement baptisés « suggestions » pour la circonstance — à Cabot, lequel n’opposerait pas la moindre résistance. Dennis Bunker continuerait à s’amuser avec la Défense et son équipe de foot, Brent Talbot avait le Département d’État. Elizabeth Elliot contrôlerait entièrement l’appareil de la Sécurité, car elle avait l’oreille du président. Son téléphone sonna.

— Le directeur Cabot est là.

— Faites-le monter, dit Liz.

Elle se leva et alla à la porte de son bureau.

— Bonjour, Marcus.

— Bonjour, Liz.

— Quel bon vent vous amène ? demanda-t-elle en lui faisant signe de s’asseoir sur le sofa.

— L’article.

— Je l’ai vu, dit le conseiller à la Sécurité nationale d’un air compatissant.

— Je ne sais pas qui a laissé filtrer ces informations, mais cette personne met en danger une source de valeur.

— Je sais. C’est quelqu’un de chez vous ? Je veux dire : ça viendrait d’une enquête interne ?

— Ce n’est pas nous.

— Vraiment ?

Elliot s’enfonça plus profondément dans son fauteuil et se mit à jouet négligemment avec sa cravate de soie bleue.

— Alors, qui est-ce ?

— Nous n’en savons rien, Liz.

Cabot avait l’air encore plus mal à l’aise qu’elle ne l’avait imaginé. Peut-être croyait-il être l’objet de l’enquête en cours ?... C’était une idée à creuser.

— Nous voulons en parler à Holtzman.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que le FBI pourrait le rencontrer, de façon officieuse, bien entendu, et lui faire comprendre qu’il se livre à des actes irresponsables.

— Et qui a eu cette idée, Marcus ?

— Ryan et Murray.

— Vraiment ? — Elle se tut et réfléchit à la chose. — Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Vous savez comment sont ces journalistes. Si vous voulez les arrêter, il faut le faire dans les formes... hmm. Je peux m’en charger si vous le désirez.

— L’affaire est grave, Spinnaker est quelqu’un de très important pour nous.

Quand il était tendu, Cabot avait tendance à se répéter.

— Je sais, Ryan a été très clair là-dessus quand il est venu nous en parler, le jour où vous étiez malade. Vous n’avez toujours pas réussi à recouper ses informations ?

Cabot fit non de la tête.

— Jack est allé spécialement en Angleterre interroger les British, mais nous n’attendons rien de ce côté avant longtemps.

— Et que souhaitez-vous que je dise à Holtzman ?

— Dites-lui qu’il met en péril une source de la plus haute importance. Cet homme pourrait en mourir, et les retombées politiques risquent d’être sérieuses, conclut Cabot.

— Je vois, cela pourrait avoir des effets non désirés sur leur équilibre politique à eux, c’est cela ?

— Si Spinnaker a raison, il va y avoir pas mal de bouleversements. Et si quelqu’un révèle que nous savons ce que nous savons, il risque de se trouver en fâcheuse posture. Souvenez-vous que...

Elliot le coupa.

— Ce Kadishev constitue notre meilleure position de repli. Et s’il est grillé, nous n’en aurons plus du tout. Ce que vous me dites est très clair, Marcus. Merci, je m’en occupe.

— Je crois que cette solution est satisfaisante, reprit Cabot après un instant de réflexion.

— Parfait. Puis-je faire autre chose pour vous ?

— Non, je n’étais venu que pour ça.

— Je crois que le moment est venu de vous montrer quelque chose. Quelque chose sur quoi nous avons travaillé ici. Hautement confidentiel, ajouta-t-elle.

Marcus comprit.

— De quoi s’agit-il ? fit-il, en restant sur ses gardes.

— C’est strictement confidentiel.

Elliot prit une grande enveloppe en papier kraft dans son bureau.

— Je dis bien strictement, Marcus. Ça ne doit pas sortir d’ici, d’accord ?

— Je comprends.

Le DCI était curieux de voir ça.

Liz ouvrit l’enveloppe et lui tendit quelques photos. Cabot les examina.

— Qui est cette femme ?

— Carol Zimmer, la veuve d’un volant de l’armée de l’Air qui s’est tué d’une manière ou d’une autre.

Elliot lui fournit encore d’autres détails.

— Ryan, il irait baiser ailleurs ? Je veux bien être pendu.

— Vous pensez qu’on pourrait obtenir des informations complémentaires à l’Agence ?

— Si vous voulez dire sans éveiller ses soupçons, ce sera très difficile. — Cabot hocha la tête. — Avec ses deux gardes du corps, Clark et Chavez, il n’y a pas moyen. Ils sont très proches, je crois même que ce sont des amis pour lui.

— Ryan copine avec ses gardes du corps ? Vous parlez sérieusement ?

Elliot était surprise. C’était comme si on avait montré de la considération à son mobilier.

— Clark est un ancien du service action ; Chavez est un petit jeune, il est garde du corps le temps de terminer ses études et il veut aller aux opérations. J’ai vu leurs dossiers. Clark doit prendre sa retraite dans quelques années, et on le garde dans ses fonctions parce qu’il serait indécent de le virer. Et il a à son actif un certain nombre de choses intéressantes. C’est un type bien, et un bon officier.

Elliot n’aimait pas beaucoup tout ça, mais, à en croire Cabot, il n’y avait pas grand-chose à y faire.

— Nous aimerions mettre Ryan sur la touche.

— Ça risque de ne pas être facile. Ils l’aiment bien, au Capitole.

— Vous m’avez dit qu’il se montrait indiscipliné.

— Je n’irai pas me battre au Capitole, vous le savez. Si vous voulez le virer, le président n’a qu’à lui demander sa démission.

« Mais ça ferait quand même du grabuge au Capitole », songea Liz, et il lui apparut immédiatement que Marcus Cabot ne lui serait pas d’un grand secours. Elle n’y avait pas compté vraiment, Cabot était trop mou.

— Nous pouvons nous en charger directement, si vous préférez.

— Je crois que ça vaudrait mieux. Si on sait à Langley que j’ai trempé là-dedans, ça pourrait faire des dégâts, et je n’en veux pas, objecta Cabot. Ce ne serait vraiment pas bon pour le moral.

— OK.

Liz se leva, et Cabot l’imita.

— Merci d’être venu jusqu’ici.

Deux minutes plus tard, elle était dans son fauteuil, les pieds posés sur un tiroir. Tout marchait si bien, exactement comme prévu. « Mais je deviens bonne à ce petit jeu... »

* * *

— Alors ?

— Voilà ce qu’on a publié aujourd’hui dans un journal de Washington, dit Golovko.

Il était sept heures du soir, le ciel était noir, et il faisait un froid comme on n’en voit qu’à Moscou. Et ce qu’il avait à raconter sur cet article n’allait pas contribuer à réchauffer l’atmosphère.

Andrei Ilitch Narmonov prit la traduction que lui tendait le premier directeur adjoint et la lut en entier. Quand il eut terminé, il tapota les deux feuillets sur le plateau de son bureau.

— Qu’est-ce que c’est que ce tas d’absurdités ?

— Holtzman est l’un des journalistes les plus estimés à Washington. Il a accès aux plus hauts responsables de l’administration Fowler.

— Et il invente sans doute pas mal de choses, comme tous les journalistes.

— Ce n’est pas notre avis. Nous pensons que le ton de son article montre qu’il a été informé par quelqu’un de la Maison Blanche.

— Vraiment ?

Narmonov sortit son mouchoir, le brusque changement de temps lui avait fait attraper un rhume. S’il y avait bien une chose qu’il n’avait pas le loisir de faire, c’était de tomber malade, même d’une maladie bénigne.

— Je ne pense pas. J’ai informé personnellement Fowler des difficultés que nous rencontrions pour détruire les missiles, et tout le reste de ces balivernes en découle. Vous savez bien que j’ai dû transiger avec ces fortes têtes en uniforme — ces imbéciles qui ont agi de leur propre chef dans les pays baltes. Les Américains sont pareils. Je n’arrive pas à croire qu’ils prennent de telles insanités au sérieux. Leurs services de renseignement leur disent sûrement la vérité — et la vérité, c’est que j’ai informé personnellement Fowler !

— Camarade Président. — Golovko s’arrêta net. Camarade était une habitude trop difficile à perdre. — Il y a chez nous des gens qui n’aiment pas les Américains, et il y a aussi chez eux des gens qui continuent à se méfier de nous et qui nous détestent. Les changements intervenus dans nos relations ont été très rapides, trop rapides pour que tout le monde arrive à les assimiler.

Je trouve plausible que quelques membres du gouvernement américain prennent au sérieux ce genre de choses.

— Fowler est un vaniteux, il est beaucoup plus faible qu’il ne veut le laisser croire, il n’est pas sûr de lui, mais il n’est pas idiot, et seul un idiot pourrait accorder du crédit à ce genre de ragots, surtout après m’avoir rencontré et avoir été mis au courant par mes soins.

Narmonov rendit le texte de la traduction à Golovko.

— Mes analystes pensent différemment. Nous estimons possible que les Américains croient vraiment ce que raconte cet article.

— Merci de leur avis, mais je ne suis pas d’accord.

— Si les Américains ont eu à leur disposition un rapport qui va dans ce sens, cela signifie qu’ils ont un espion à l’intérieur du gouvernement.

— Je n’en doute pas — après tout, nous en faisons autant, non ? —, mais je ne crois pas que ce soit le cas ici. La raison en est très simple : aucun espion ne pourrait répéter des choses que je n’ai jamais dites, d’accord ? Et je n’ai dit cela à personne. Ce n’est pas vrai. Et que fait-on d’un espion qui vous raconte des mensonges ?

— Monsieur le président, ça se termine assez mal, lui assura Golovko.

— Et c’est vrai sans aucun conteste chez les Américains aussi.

Narmonov se tut un instant avant de sourire.

— Avez-vous une idée de l’endroit d’où ça pourrait venir ?

— Nous sommes ouverts à toutes les idées.

— Essayez de raisonner comme un homme politique. Cela pourrait être l’indice d’une certaine lutte pour le pouvoir à l’intérieur de leur propre gouvernement. Et si nous y sommes mêlés, c’est par hasard.

Golovko réfléchit.

— Nous avons entendu dire qu’il y avait... que Fowler n’aime pas beaucoup Ryan, leur directeur adjoint...

— Ryan, ah oui, je me souviens ! Un adversaire de valeur, Sergei Nicolaievitch ?

— C’est vrai.

— Et un homme d’honneur. Il m’a donné sa parole un jour, et il l’a tenue.

« Quelque chose dont un homme politique se souvient », se dit Golovko.

— Et qu’est-ce qui ne leur plaît pas chez lui ?

— On dit que c’est un conflit de personnes.

— Je le crois volontiers. Fowler et sa vanité. — Narmonov leva les bras au ciel. — Enfin, voilà mon avis. J’aurais peut-être fait un bon analyste dans le Renseignement ?

— L’un des meilleurs, lui accorda Golovko.

Il fallait bien qu’il approuve. En plus, son président avait avancé une hypothèse que ses hommes n’avaient pas analysée avec suffisamment de soin. C’est troublé qu’il quittât l’auguste présence du chef de l’État. La défection du président du KGB quelques années plus tôt, Gerasimov, une affaire entièrement montée par Ryan, s’il en croyait les indices, avait complètement désorganisé les réseaux étrangers du KGB{9}. Six réseaux aux États-Unis avaient été totalement démantelés, et huit autres en Europe de l’Ouest. Les réseaux de remplacement commençaient tout juste à devenir opérationnels, et le KGB avait encore de nombreux manques dans sa capacité à pénétrer les intentions du gouvernement américain. Seule bonne nouvelle, ils parvenaient à décrypter une part non négligeable des communications militaires et diplomatiques américaines, quelquefois quatre ou cinq pour cent. Mais briser un code ne remplace pas de bons agents infiltrés. Il se passait tout de même quelque chose de bizarre, mais Golovko ne savait pas quoi, et son président avait peut-être raison, au fond : ce n’étaient peut-être que les retombées d’une bagarre interne. Mais il pouvait aussi bien s’agir d’autre chose.

* * *

— Je suis revenu juste à temps, fit Clark. Ils ont regardé les roues, aujourd’hui ?

— On est mercredi..., répondit Jack.

Chaque semaine, on inspectait sa voiture de fonction, à la recherche d’éventuelles puces électroniques.

— Alors on peut parler ?

— Oui.

— Chavez avait raison. C’est facile : il suffit de filer une petite mordida au mec. Le type qui s’occupe de la maintenance d’habitude sera malade ce jour-là, et nous deux, on sera affectés au 747. Je vais faire la bonne, nettoyer les lavabos et vider les poubelles, remplir le bar, tout ça. Vous aurez l’évaluation officielle demain sur votre bureau, mais en bref, ouais, c’est faisable, et il y a peu de chances que nous soyons découverts.

— Vous connaissez le revers de la médaille ?

— Oh que oui ! Incident international majeur, je serai mis à la retraite d’office. Ça va, Jack, je peux prendre ma retraite quand je veux. Ce serait quand même con pour Ding, ce gosse promet beaucoup.

— Et si vous êtes pris sur le fait ?

— Je dirai dans mon meilleur espagnol qu’un journaliste japonais m’a demandé de faire ça pour lui, et qu’il m’a filé un paquet de pesos pour ma peine. C’est le piège, Jack. Ils ne feront pas trop de tapage s’ils croient que c’est un des leurs. Ça la foutrait mal, perdre la face et tout.

— John, vous êtes un sacré filou.

— Mais je ne cherche qu’à servir mon pays, monsieur, fit Clark en riant.

Quelques minutes après, il prit le virage.

— J’espère qu’on n’est pas trop en retard.

— La journée a été longue au bureau.

— J'ai lu ce truc dans le journal. Qu'est-ce qu'on fait ?

— La Maison-Blanche va voir Holtzman, et lui dire de s'écraser.

— Il avait la plume, mais il y a bien quelqu'un chez nous qui lui a fourni l'encrier?

— Pas à notre connaissance, et pas au FBI non plus.

— C'est quelqu'un qui essaie de se camoufler, hein ?

— On dirait.

— Quelle saloperie ! conclut Clark en se garant.

Carol était chez elle et nettoyait les restes du dîner. L'arbre de Noël de la famille Zimmer était en place et Clark commença à y installer ses cadeaux. Jack en avait acheté quelques-uns en Angleterre ; Clark et Nancy Cummings l'avaient aidé à faire les paquets, besogne pour laquelle il était incroyablement peu doué. Malheureusement, quand ils entrèrent dans la maison, ils entendirent des pleurs.

— Pas de problème, monsieur Ryan, lui dit l'un des enfants dans la cuisine. Jackie a eu un petit accident. Maman est dans la salle de bains.

-OK.

Ryan y alla, en faisant assez de bruit pour annoncer son arrivée.

— Entrez, fit Carol.

Jack l'aperçut penchée au-dessus de la baignoire. Jacqueline pleurait à fendre l'âme comme les gosses qui savent qu'ils ont fait une bêtise. Il y avait un tas de vêtements d'enfant sur le carrelage, et l'air empestait la fleur écrasée.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Jackie a trouvé que mon parfum était le même que celui de ses poupées, elle a vidé toute la bouteille.

Carol se releva. Ryan attrapa la chemise de la petite fille.

— C'est pourtant vrai.

— Toute la bouteille. Quand on pense au prix que ça coûte! Vilaine!

Jacqueline se remit à pleurer de plus belle. Elle avait probablement déjà eu une fessée, et Ryan était content de ne pas avoir assisté au spectacle. Il punissait ses propres enfants quand c'était nécessaire, mais il n'aimait pas voir les autres le faire. Encore une de ses nombreuses faiblesses. Même quand Carol eut sorti sa fille de la baignoire, l'odeur persista.

— Ouh là là, quelle jolie chanson!

Jack attrapa Jackie, qui continua à pleurer comme avant.

— Quatre-vingts dollars ! dit Carol, mais sa colère était passée.

Elle avait l'expérience des jeunes enfants, et elle savait qu'ils font des bêtises. Jack emmena la petite fille au salon. Elle s'arrêta net en voyant la pile de cadeaux.

— Vous êtes trop gentil, fit sa mère.

— Mais non, je suis juste allé faire quelques courses.

— Vous ne serez pas là à Noël, vous avez votre famille.

— Je sais, Carol, mais je ne peux pas m'empêcher de faire des courses au moment de Noël.

Clark arriva avec un dernier lot. Jack vit que c'étaient les siens. Bon coeur, ce Clark.

— Et dire que nous n'avons rien pour vous, dit Carol.

— Mais si, Jackie m'a embrassé très fort.

— Et moi ? demanda John.

Jack reposa Jackie par terre. C'était amusant. La plupart des gens n'étaient pas trop rassurés en voyant Clark, mais les enfants Zimmer le considéraient comme un gros ours. Ils repartirent quelques minutes plus tard.

— C'est gentil de votre part, John, dit Ryan quand ils furent dans la voiture.

— Mais non, ce n'est pas grand-chose. Vous savez bien que c'est amusant d'aller acheter des jouets pour les petits enfants. Vous connaissez des gens que ça amuse d'aller acheter des soutiens-gorge à leurs gosses c'est ce que Maggie voulait, elle l'avait écrit sur sa liste, et encore, un sexy, c'est pas croyable. Comment diable un père peut-il se pointer dans un grand magasin et acheter un truc pareil pour sa propre fille ?

— Elles sont un peu grandes pour les poupées Barbie.

— C'est encore plus triste.

Jack se détourna pour pouffer de rire.

— Ce soutien-gorge...

— Ouais, Jack, si jamais je trouve qui est ce mec, je le réduis en bouillie.

Jack avait envie de rire, mais il ne fallait pas. Sa petite fille à lui n'avait pas encore d'amoureux. Ce serait dur, de la voir partir avec quelqu'un d'autre, loin de ses bras protecteurs. Et c'était encore plus dur pour quelqu'un comme John Clark.

— Même heure que d'habitude demain ?

— Ouais.

— Alors à demain matin.

Ryan rentra chez lui à huit heures cinquante-cinq. Son dîner était à l'endroit habituel. Il remplit son verre de vin, but une gorgée, enleva son manteau et alla le ranger dans la penderie avant de monter se changer. Il croisa Cathy et lui fit un sourire, mais ne l'embrassa pas. Il était vraiment trop crevé, c'était le problème. Si seulement il pouvait trouver le temps de se détendre, Clark avait raison, juste quelques jours pour décompresser. « Voilà ce dont j'ai besoin », se dit Jack en se changeant.

Cathy ouvrit la penderie pour prendre quelques dossiers médicaux qu'elle avait laissés dans sa sacoche. Elle sentit immédiatement un parfum qu'elle n'avait encore jamais remarqué. Cathy Ryan se pencha, le nez en éveil, chercha et finit par trouver. Son visage était défait... Le manteau en poil de chameau de Jack, le manteau hors de prix qu'elle lui avait acheté l'an dernier...

Ce n'était pas son parfum.