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COMPÉTITION

On était à la moitié de la saison de football, les Vikings et les Chargers étaient toujours en tête de la coupe. Après avoir dû se résigner à perdre après prolongations dans le Minnesota, San Diego prit sa revanche la semaine suivante à domicile contre Indianapolis, écrasé quarante-cinq à trois. Le lundi soir, les Vikings eurent du mal avec les Géants et finirent par les battre vingt et un à dix-sept. Tony Wills franchit le cap des mille mètres aux trois quarts du huitième match de la saison, et fut désigné joueur de l’année. Il devint en outre porte-parole officiel de la campagne présidentielle contre la drogue. Les Vikings succombèrent contre les Quarante-Neuf, perdant par vingt-quatre à seize, ce qui compensa leur victoire sept à un contre San Diego. Leurs concurrents les plus proches dans leur poule étaient les Ours, quatre contre trois. Le classement fluctuait au gré des matches. Comme à l’accoutumée, la seule menace réelle était constituée par les Dauphins et les Raiders, qui devaient rencontrer les Chargers tout à la fin de la saison.

Cela n’arrangeait pas pour autant le moral de Ryan. Il avait toujours du mal à s’endormir, alors qu’une chape de fatigue lui tombait dessus et constituait désormais l’essentiel de son existence. Dans le temps, lorsque les soucis lui gâchaient ses nuits, il allait à la fenêtre contempler la baie de Chesapeake, et il restait là à regarder passer les bateaux et les embarcations, à quelques nautiques seulement. Maintenant, il était obligé de s’asseoir. Il avait les jambes en coton, il était tout le temps fatigué, et il devait faire un effort de volonté pour se mettre debout. Son estomac se rebellait contre les aigreurs provoquées par le stress, aggravées par la caféine et l’alcool. Il avait besoin de sommeil, d’un profond sommeil pour détendre ses muscles et vider son cerveau de toutes ces décisions à prendre au jour le jour. Il avait besoin de faire du sport, il avait besoin de beaucoup de choses. Et au lieu de cela, il souffrait d’insomnies, avec un cerveau qui n’arrêtait pas de remâcher les idées de la journée et les échecs de la nuit.

Jack savait parfaitement que Liz Elliot le haïssait. Il croyait même savoir comment cela était arrivé. C’était lors de leur première rencontre quelques années plus tôt, à Chicago. Elle était de mauvaise humeur, lui aussi, et ils avaient fait connaissance en échangeant quelques propos assez durs. La différence, c’était qu’il avait tendance à oublier ce genre de choses — dans la plupart des cas — et qu’elle n’oubliait rien. En plus, elle avait l’oreille du président. À cause d’elle, son rôle dans le traité du Vatican ne serait jamais reconnu. La seule chose qu’il eût faite et qui ne fût pas liée à son travail à l’Agence — Ryan était fier de ce qu’il avait réalisé à la CIA, mais il savait que c’était limité à des questions politiques ou stratégiques, destinées à améliorer le sort de son pays, alors que le traité du Vatican devait améliorer le sort du monde entier : il y avait là de quoi être fier. Eh bien non, tout le crédit en était donné à d’autres. Jack ne revendiquait pas qu’on lui en accorde la paternité entière, il n’avait pas été le seul à y travailler, mais il voulait que l’on fasse mention honnêtement de tous les acteurs. Était-ce trop demander ? Quatorze heures de boulot par jour, la plupart du temps en voiture, les trois fois où il avait risqué sa vie pour son pays — et tout ça pour quoi ? Pour que cette pute sortie de Bennington puisse descendre en flammes les résultats de ses analyses.

« Liz, tu ne serais même pas là où tu es sans moi et sans ce que j’ai fait pour mon pays. Et ton patron, l’homme de glace, Jonathan Robert Fowler de l’Ohio, il ne serait pas là non plus. »

Mais ils ne pouvaient pas le savoir, Jack avait donné sa parole. Donné sa parole pourquoi ?

Le pire de tout, c’est que cela avait maintenant des conséquences à la fois prévisibles et inattendues. Il avait encore déçu sa femme cette nuit. Il n’y comprenait rien. C’était comme de tourner l’interrupteur et ne pas avoir de lumière.

C’était comme s’il n’était pas un homme, il n’y avait pas de description plus simple.

« Je suis un homme. J’ai fait tout ce qu’un homme doit faire pour être un homme.

— Mais essaie donc d’expliquer ça à ta femme, couillon !

— Je me suis battu pour défendre ma famille, pour mon pays, j’ai tué des gens pour eux, j’ai gagné le respect des plus grands. J’ai fait des choses que personne ne saura jamais, j’ai gardé les secrets que je devais garder. J’ai servi aussi bien que n’importe qui.

— Alors, pourquoi restes-tu planté là à regarder l’eau à 2 heures du matin, monsieur le meilleur ?

— J’ai fait la différence ! enrageait son cerveau.

— Mais qui le sait, qui en a quelque chose à faire ?

— Mes amis ?

— Ils t’ont rendu de fiers services, mais, à propos, quels amis ? Ça fait combien de temps que tu n’as pas vu Skip Tyler ou Robby Jackson ? Tes amis de Langley, pourquoi ne pas leur confier tes problèmes ?

L’aube arriva par surprise, mais il fut encore plus surpris de constater qu’il avait dormi, assis là tout seul au salon. Jack se leva, les muscles engourdis, pas suffisamment reposés par les quelques heures au cours desquelles il n’était pas resté éveillé. Ce n’était pas vraiment ce qu’on pouvait appeler du sommeil, se dit-il en se dirigeant vers la salle de bain. Simplement, c’était un intervalle de temps pendant lequel il n’avait pas été éveillé. Sommeil signifie repos, et il se sentait étrangement fatigué, sans compter le mal de tête, le vin qu’il avait bu la veille. Seule bonne nouvelle — si on peut appeler ça ainsi —, Cathy ne se levait pas trop tôt, aujourd’hui. Jack se fit du café et attendit devant la porte l’arrivée de Clark.

— Alors, encore un fameux week-end, je vois, fit-il en regardant Jack monter en voiture.

— Et toi, John ?

— Écoutez, monsieur le directeur adjoint, si vous voulez m’engueuler, allez-y. Vous étiez déjà dans un état lamentable il y a deux mois, et ça ne s’améliore pas. C’était quand, la dernière fois que vous avez pris des vacances, que vous êtes parti un jour ou deux ? Comme ça, vous pourriez espérer faire semblant d’être quelqu’un au lieu d’avoir peur de passer pour un poinçonneur de tickets qui ne veut pas qu’on s’aperçoive qu’il s’est absenté.

— Clark, vous avez vraiment le don d’embellir mes matinées.

— Hé, dites-moi, je ne suis qu’un modeste agent, mais vous avez tort de me reprocher de faire mon boulot sérieusement. Mon boulot, c’est de vous protéger, OK ? — John ralentit et s’arrêta sur le bas-côté. — Jack, j’ai déjà connu ça. Vous vous crevez au boulot. Vous brûlez la chandelle par les deux bouts et par le milieu. C’est déjà pénible quand on a vingt ans, mais vous n’avez plus vingt ans, sinon personne ne prendrait la peine de vous le dire.

— Je sais bien que les infirmités viennent avec l’âge.

Ryan essaya de sourire pour montrer que tout cela n’avait pas beaucoup d’importance et que Clark noircissait les choses.

Mais cela ne marcha pas. John se rendit compte que Cathy n’était pas sur le pas de la porte. Des problèmes à la maison ? Il ne pouvait quand même pas le lui demander. Mais la tête de Ryan était suffisamment révélatrice. Il n’y avait pas que la fatigue, il était vidé de l’intérieur, toute cette merde qui lui pesait sur les épaules. Cabot — ce n’était pas un mauvais bougre, il le savait bien, mais la vérité était qu’il ne connaissait pas son boulot. Si bien que le Congrès se reposait sur Ryan, que les directions « Renseignement » et « Action » dépendaient de Ryan qui assurait la direction et la coordination. Il ne pouvait pas fuir ses responsabilités, et il n’était pas du genre à comprendre qu’il aurait pu déléguer un certain nombre de choses. Les autres directeurs auraient pu assumer davantage, mais ils laissaient faire Ryan. Le directeur adjoint aurait poussé un coup de gueule et tout serait rentré dans l’ordre, mais Cabot était-il décidé à le soutenir ? Ou la Maison-Blanche pourrait prendre ça comme une tentative de Jack pour prendre le pouvoir.

Enfoirés d’hommes politiques ! se disait Clark en se remettant en route. La politique des bureaux, la politique politicienne. Et en plus, quelque chose n’allait pas chez Ryan. Clark ne savait pas quoi, mais il savait qu’il se passait quelque chose.

« Jack, vous êtes beaucoup trop bon pour faire ce métier ! »

— Je peux vous donner un petit conseil ?

— Allez-y toujours, répondit Ryan, en lisant les messages.

— Prenez deux semaines, allez à Disneyworld, au Club Med, trouvez une plage et faites de la marche. Foutez le camp de cette ville pendant quelque temps.

— Les gosses vont en classe.

— Sortez-les de l’école, pour l’amour du ciel ! Il vaudrait peut-être mieux les laisser à la maison et partir un peu, vous et votre femme. Mais non, c’est pas votre genre. Emmenez-les voir Mickey.

— Je ne peux pas. Ils vont en classe.

— Ils sont dans le primaire, pas au lycée. S’ils manquent deux semaines, deux semaines de divisions avec virgule et comment on écrit « écureuil », ça ne met pas leur développement intellectuel en péril. Vous avez besoin de partir, de recharger les batteries, d’aller sentir l’odeur des roses !

— J’ai trop à faire, John.

— Écoutez-moi ! Vous savez combien de copains j’ai enterrés ? Vous savez combien j’ai vu disparaître de gars qui n’avaient jamais eu la chance d’avoir une femme, des gosses et une belle maison avec vue sur l’eau ? Un paquet, un sacré paquet, qui n’ont jamais eu le dixième de ce que vous avez. Vous avez tout ça, et vous vous donnez un mal pas croyable pour tout foutre en l’air — et vous finirez bien par y arriver. D’une manière ou d’une autre, je vous donne, allez, dix ans.

— Mais j’ai une tâche à accomplir !

— Ce n’est pas assez important pour que vous vous foutiez en l’air l’existence, espèce de mule ! Vous ne voulez pas comprendre ?

— Et qui fera tourner la boutique ?

— Monsieur, c’est peut-être pas évident de vous remplacer quand vous êtes au mieux de votre forme, mais, dans l’état où vous êtes, ce jeune blanc-bec de Goodley serait capable de faire les choses aussi bien que vous. — Clark savait qu’il touchait un point sensible. — Vous croyez vraiment que vous êtes efficace, en ce moment ?

— Voudriez-vous me faire une faveur et vous contenter de conduire ?

Un nouveau rapport de Spinnaker l’attendait au bureau, à en croire les phrases codées qui figuraient dans les messages du matin. Et il y en avait également un de Niitaka. La journée promettait d’être chargée. « C’était exactement ce dont j’avais besoin », se dit Jack en fermant les yeux pour se reposer un peu.

Mais ce fut bien pire. Ryan fut tout surpris de se retrouver au travail, encore plus surpris que son café n’ait pas réussi à combattre la fatigue. Il avait dormi une quarantaine de minutes. Il laissa Clark lui jeter un regard entendu et monta au sixième étage. Un coursier lui apporta deux gros dossiers, avec une note du directeur indiquant qu’il serait en retard. Ce mec avait des horaires de banquier.

Il commença par Niitaka. D’après le document, les Japonais avaient l’intention de revenir sur un accord commercial péniblement acquis seulement six mois plus tôt. Ils expliquaient que des circonstances « malheureuses et imprévisibles », qui étaient peut-être en partie réelles, se dit Jack en parcourant rapidement la page, les y contraignaient. Après tout, les Japonais avaient des problèmes intérieurs comme tout le monde, mais il y avait autre chose. Ils voulaient monter un coup au Mexique… ça avait quelque chose à voir avec la visite de leur premier ministre à Washington, en février. Au lieu d’acheter des produits agroalimentaires aux Américains, ils avaient décidé de les acheter moins cher au Mexique, en échange d’une diminution des barrières douanières. De toute façon, c’était certainement ce qu’ils comptaient faire. Comme ils n’étaient pas sûrs d’obtenir cette concession des Mexicains, ils montaient un… un chantage ?

— Bordel ! soupira Ryan.

Le Parti révolutionnaire institutionnel mexicain, le PRI, n’était pas particulièrement renommé pour son intégrité, mais ce… ? Cela allait faire l’objet de discussions en tête à tête à Mexico. S’ils obtenaient cette concession, échangeant l’accès des produits alimentaires mexicains au Japon contre l’ouverture du marché mexicain aux produits japonais, le montant des exportations américaines prévues par l’accord de février dernier serait réduit d’autant. C’étaient les affaires. Les Japonais achèteraient un peu moins cher qu’aux États-Unis et ils s’ouvriraient simultanément un nouveau marché. Ils essaieraient de se trouver des excuses auprès des agriculteurs américains, des histoires d’engrais qui devaient être approuvés par leurs services de contrôle, par exemple.

L’intensité du chantage était proportionnelle à l’importance de la cible. Vingt-cinq millions de dollars à payer moyennant un petit tour de passe-passe. Quand le président mexicain quitterait ses fonctions l’an prochain, il prendrait la direction d’une nouvelle société qui… non, les Japonais lui rachèteraient une société qu’il possédait déjà pour un montant honnête. Le nouvel actionnaire le maintiendrait en place, ferait augmenter la valeur de la société et lui verserait un salaire exorbitant en reconnaissance de ses compétences évidentes en matière de relations publiques.

— Jolie reconversion, dit Ryan à voix haute.

C’était presque à rire, et le plus drôle était que ce procédé aurait pu être légal aux États-Unis, à condition d’avoir un excellent avocat. Des tas de fonctionnaires du Département d’État ou du Commerce s’étaient vendus aux intérêts japonais immédiatement après avoir quitté l’administration.

Il y avait tout de même une petite chose : ce que Ryan avait en main, c’était la preuve manifeste d’un complot. Les Japonais étaient trop naïfs : ils pensaient que certaines réunions étaient sacro-saintes, que certaines discussions ne franchissaient jamais les quatre murs de la pièce. Ils ignoraient que certains membres du gouvernement avaient une maîtresse, et que cette maîtresse savait délier les langues. Et ils ignoraient que les Américains avaient accès à tous ces renseignements, via un officier du KGB…

« Réfléchis, mon garçon. »

S’ils arrivaient à obtenir des preuves plus solides, et à les transmettre à Fowler… Mais comment faire ? On ne peut pas faire état du rapport d’un espion devant un tribunal… et en plus, un citoyen russe, un officier du KGB travaillant pour un pays tiers.

Cependant, il ne s’agissait pas d’un procès devant un tribunal avec ses règles de procédure en matière de preuves. Fowler pouvait très bien en parler à leur premier ministre en tête à tête.

Le téléphone de Ryan sonna.

— Oui, Nancy ?

— Le directeur vient d’appeler, il a la grippe.

— Il a bien de la chance. Merci. La grippe, mon cul, fît Jack après avoir raccroché.

Cet homme était un fainéant.

« … Fowler peut agir de deux façons : option 1, lui dire face à face que nous savons ce qui se passe et que nous ne l’accepterons pas, que nous informerons le Congrès et… ; ou option 2, tout balancer à la presse. »

L’option 2 aurait toutes sortes de conséquences désagréables, jusque sur le Mexique. Fowler n’aimait pas le président mexicain, et encore moins le PRI. On pouvait penser ce qu’on voulait de Fowler, mais c’était un homme honnête, et il avait horreur de la corruption sous toutes ses formes.

L’option 1… Ryan devrait rendre compte à Al Trent, à coup sûr. Il faudrait lui parler de cette nouvelle opération, mais Trent n’hésitait pas à prendre ses responsabilités quand il s’agissait de commerce, et Fowler pouvait craindre qu’il n’en raconte trop à l’extérieur. D’un autre côté, était-il légalement possible de ne rien dire à Trent ? Ryan décrocha son téléphone.

— Nancy, pourriez-vous dire au chef du service juridique que j’ai besoin de le voir ? Merci.

« Maintenant, Spinnaker. Voyons, se dit Jack, ce que M. Kadishev a de nouveau aujourd’hui… « Dieu du ciel ! » Ryan se força à rester calme. Il lut entièrement le rapport, puis le relut une deuxième fois. Il redécrocha son téléphone et appuya sur la ligne directe de Mary Pat Foley.

Le téléphone sonna pendant trente secondes avant que quelqu’un décroche.

— Oui ?

— Qui est à l’appareil ?

— C’est de la part de qui ?

— Le directeur adjoint, Ryan. Où est Mary Pat ?

— En salle de travail, monsieur. Désolé, je ne savais pas qui appelait, continua l’homme. Ed est bien entendu auprès d’elle.

— OK, merci. — Ryan raccrocha. — Merde !

D’un autre côté, il ne pouvait pas décemment lui en vouloir. Il se leva et alla à son secrétariat.

— Nancy, Mary Pat est en train d’accoucher, annonça-t-il à Mme Cummings.

— Merveilleux — enfin non, pas si merveilleux que ça, ce n’est pas très drôle, répondit Nancy. Des fleurs ?

— Ouais, et quelque chose de bien — vous êtes plus compétente que moi. Mettez ça sur ma carte American Express.

— On devrait peut-être attendre d’être sûrs que tout s’est bien passé ?

— Vous avez raison.

Ryan retourna à son bureau.

« Et maintenant quoi ? se demanda-t-il. Tu sais très bien ce que tu dois faire. La seule question est de savoir si tu veux ou ne veux pas le faire. »

Jack reprit son combiné et appuya sur un autre bouton d’accès direct.

— Elizabeth Elliot, répondit-elle en décrochant sa ligne réservée, dont le numéro n’était connu que de quelques hauts responsables.

— Jack Ryan.

La voix déjà peu chaleureuse devint franchement glacée.

— Qu’y a-t-il ?

— Je voudrais voir le président.

— À quel sujet ? lui demanda-t-elle.

— Je ne peux pas en parler au téléphone.

— Mais c’est une ligne protégée, Ryan !

— Pas assez protégée. Quand puis-je venir ? C’est important.

— Important ?

— Assez important pour modifier son emploi du temps, Liz ! aboya Ryan. Vous croyez que c’est pour mon plaisir ?

— Calmez-vous et attendez un instant. — Ryan l’entendait tourner des pages. — Soyez là dans quarante minutes, vous aurez droit à un quart d’heure. Je m’occupe des autres rendez-vous.

— Merci, madame Elliot.

Ryan réussit à ne pas raccrocher trop brusquement. Que cette bonne femme aille au diable ! Il se releva. Clark était revenu et attendait dans le bureau de Nancy.

— Faites chauffer le moteur.

— Où allons-nous ? demanda Clark en se levant.

— En ville. — Jack se tourna vers Nancy. — Nancy, appelez le directeur. Dites-lui qu’il faut que j’aille voir le Patron, et, avec tout le respect que je lui dois, dites-lui qu’il ferait bien de rappliquer.

Mais c’était de pure forme, Cabot habitait la campagne, à une heure de voiture.

— Bien monsieur.

Si on pouvait compter sur quelque chose, c’était bien sur le professionnalisme de Nancy Cummings.

— Il me faut trois photocopies de ces documents. Faites-en une de plus pour le directeur, et remettez l’original au coffre.

— J’en ai pour deux minutes.

— Parfait.

Jack alla aux toilettes. En se regardant dans la glace, il put se rendre compte que Clark avait raison, comme d’habitude. Il avait vraiment une sale gueule, mais il n’y pouvait rien.

— On y va !

— Quand vous voulez.

Clark tenait à la main une serviette de cuir à fermeture à glissière contenant les documents.

Il était écrit que tout irait mal, en ce lundi matin. Sur la I-66, un imbécile quelconque avait eu un accident, et la circulation était complètement bloquée. Le trajet qui aurait dû leur prendre dix ou quinze minutes leur en prit trente-cinq. Il fallait tenir compte de la circulation à Washington, même lorsque l’on était haut fonctionnaire. Quand la voiture de l’Agence prit West Executive Drive, ils étaient tout juste à l’heure. Jack essaya de ne pas courir en entrant dans le hall ouest de la Maison Blanche, pour ne pas se faire remarquer. Les journalistes utilisaient cet accès. Une minute après, il était dans le bureau de Liz Elliot, dans un coin du bâtiment.

— Alors ? demanda le conseiller à la Sécurité nationale.

— Je préférerais raconter une seule fois mon histoire. Un de nos agents nous a fait un rapport, et ça ne va pas vous faire plaisir.

— Mais il faut tout de même que vous me mettiez sommairement au courant, insista Elliot.

Pour une fois, elle avait raison.

— Narmonov, ses militaires, et des histoires d’armes nucléaires.

Elle hocha la tête.

— Allons-y. Ils n’avaient pas beaucoup de chemin à faire, deux couloirs. Ils passèrent le barrage des huit gardes du corps qui protégeaient le président comme une horde de loups.

— J’espère que vous ne m’avez pas dérangé pour rien, dit le président Fowler sans se lever. J’ai dû annuler une réunion budgétaire.

— Monsieur le président, nous avons un agent, quelqu’un de haut placé, à l’intérieur même du gouvernement soviétique, commença Ryan.

— Je suis au courant. Et je vous ai demandé de ne pas me dire son nom, vous vous en souvenez.

— Oui, monsieur, fit Ryan. Aujourd’hui, je vais vous le dire. Oleg Kirilovitch Kadishev. Nous l’appelons Spinnaker. Il a été recruté voici quelques années par Mary Patricia Foley, quand elle était à Moscou avec son mari.

— Pourquoi me racontez-vous ça ? demanda Fowler.

— Pour que vous puissiez vous faire une idée de la valeur de ce qu’il raconte. Vous avez déjà vu ses rapports, sous les noms de code Restorative et Pivot.

— Pivot ?… Il y en avait un en septembre, qui parlait des problèmes de Narmonov avec… je veux dire, il avait des ennuis avec ses services de sécurité.

— Exact, monsieur le président.

« Et un bon point pour vous, se dit-il. Vous vous souvenez de ce qu’on vous fait lire. » Ce n’était pas toujours le cas.

— Je suppose que ses problèmes ont empiré, sans quoi vous ne seriez pas ici. Continuez, ordonna Fowler, en se mettant à l’aise.

— Kadishev dit qu’il a rencontré Narmonov la semaine dernière, à la fin de la semaine.

— Attendez une minute. Kadishev — il est membre de leur Parlement, à la tête de l’un des partis d’opposition, c’est bien ça ?

— C’est ça, monsieur. Il a de nombreux entretiens en tête à tête avec Narmonov, et c’est pour cela qu’il a tant de valeur à nos yeux.

— Très bien, je comprends.

— D’après lui, lors de l’un de leurs derniers entretiens, Narmonov lui a confié que ses problèmes empiraient. Il a laissé ses militaires et les services de sécurité prendre davantage d’indépendance, mais il semblerait que ce ne soit pas suffisant. Une certaine opposition se manifeste à la mise en oeuvre du traité de réduction des armements. D’après ce rapport, les militaires soviétiques voudraient tout bloquer pour les SS-18 au lieu d’en éliminer six régiments comme convenu. Notre homme prétend que Narmonov serait prêt à céder sur ce point. Monsieur, cela constituerait une violation du traité, et c’est pour cela que je suis ici.

— C’est vraiment important ? demanda Liz Elliot. Je veux dire, techniquement.

— C’est un point que nous n’avons jamais réussi à exposer clairement. Le secrétaire Bunker le comprend, mais le Congrès n’a jamais réussi à voir le fond des choses. En réduisant les stocks d’armes nucléaires d’un peu plus de la moitié, nous changeons l’équation. Quand les deux côtés avaient dix mille corps de rentrée, les choses étaient simples, une guerre nucléaire était pratiquement impossible à gagner. Avec toutes ces têtes à détruire, il était impossible de les descendre en totalité, et il y en avait toujours assez pour déclencher une contre-attaque.

« Mais avec les réductions, le mode de calcul change. À présent, en fonction de la composition des arsenaux, une telle attaque devient théoriquement possible, et c’est pourquoi cette composition a fait l’objet de tant de paragraphes dans le texte du traité.

— Vous dites que la réduction rend la situation plus dangereuse qu’avant ? demanda Fowler.

— Non, monsieur, ce n’est pas exactement cela. J’ai toujours dit — et j’en ai parlé avec l’équipe de négociation il y a plusieurs années, quand Ernie Allen s’en occupait — que le bénéfice stratégique d’une réduction de cinquante pour cent était illusoire et purement symbolique.

— Allons, précisez votre pensée, fit Elliot sur un ton cinglant. Il s’agit de diviser par deux…

— Madame Elliot, si vous preniez la peine de participer aux exercices Camelot, vous auriez moins de peine à comprendre.

Et Ryan détourna les yeux avant de voir l’effet qu’il avait produit. Fowler vit Liz rougir instantanément, et se surprit à sourire en la voyant se faire rembarrer sous les yeux de son amant. Il se concentra sur Ryan, d’ores et déjà certain qu’Elizabeth et lui allaient discuter plus tard de cet incident.

— Ce problème est très technique. Si vous ne me croyez pas, demandez donc au secrétaire Bunker ou au général Fremont, au SAC. Le paramètre décisif est la composition des forces. S’ils conservent ces régiments de SS-18, les Soviets en tireront un avantage décisif. Les conséquences sont importantes sur le traité, et ce n’est pas uniquement une affaire de nombre. Mais il y a encore mieux.

— OK, fit le Président.

— Si l’on en croit ce rapport, il semble qu’il existe une certaine collusion entre l’armée et le KGB. Comme vous le savez, ce sont les militaires qui détiennent les missiles, mais les têtes ont toujours été sous contrôle du KGB. Kadishev trouve que ces deux services s’entendent un peu trop bien, et que des problèmes de sécurité nucléaire pourraient bien apparaître.

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie que le stock d’armes tactiques a pu être détourné.

— Il manquerait des armes nucléaires ?

— Des petites, oui, il prétend que c’est possible.

— En d’autres termes, continua Fowler, leurs militaires essayent de faire chanter Narmonov et il est possible qu’ils détiennent quelques armes de faible puissance.

« Pas mal, pas mal, monsieur le président. »

— Exact, monsieur.

Fowler se tut une trentaine de secondes, retournant tous ces faits dans sa tête, le regard perdu.

— Jusqu’à quel point peut-on croire ce Kadishev ?

— Monsieur le président, il travaille pour nous depuis cinq ans. Ses analyses nous ont toujours été très utiles, et, pour autant que nous sachions, il ne nous a jamais induits en erreur.

— Il est possible qu’il ait été retourné ? demanda Elliot.

— C’est possible, mais peu probable. Nous avons les moyens de nous en assurer. Il y a des phrases convenues dans chacun de ses comptes rendus, et elles figurent dans celui-ci.

— Est-il possible de recouper ses informations avec d’autres sources ?

— Désolé, c’est impossible dans ce cas.

— Alors, vous êtes arrivé avec un rapport non confirmé ? demanda Elliot.

— Vous avez raison, admit Ryan, qui ne se rendait pas compte à quel point il avait l’air excédé. C’est une chose que je ne fais pas souvent, mais dans ce cas, je crois que je peux me le permettre.

— Comment faire pour essayer de confirmer les éléments de ce rapport ? demanda Fowler.

— Nous pourrions faire faire quelques recherches discrètes par nos propres réseaux et, avec votre autorisation, nous pourrions avoir des conversations confidentielles avec certains services étrangers. Les British ont un très bon informateur au Kremlin. Je connais bien sir Basil Charleston, et je pourrais l’approcher, mais cela signifie que je devrais lui révéler une partie de ce que nous savons. Ce genre de choses n’est jamais gratuit. À ce niveau, il faut jouer donnant-donnant. Nous ne le faisons jamais sans autorisation du pouvoir exécutif.

— Je vois, laissez-moi une journée de réflexion. Marcus est-il au courant ?

— Non, monsieur le président, il a la grippe. En temps normal, je ne serais pas venu vous voir sans en avoir parlé au directeur, mais j’ai pensé que vous préféreriez être mis rapidement au courant.

— Vous avez dit que les militaires soviétiques étaient politiquement plus fiables que cela, fit remarquer Elliot.

— C’est exact. Une évolution comme celle que décrit Kadishev serait sans précédent. Historiquement, nous nous sommes toujours fait du souci avec les ambitions politiques supposées des militaires soviétiques, et nous nous sommes toujours trompés. Il semblerait que ce soit en train de changer. La possibilité d’une alliance de facto entre les militaires et le KGB est très préoccupante.

— Ainsi, vous vous étiez trompé ? insista Elliot.

— C’est bien possible, dut admettre Jack.

— Et maintenant ? demanda Fowler.

— Monsieur le président, que voulez-vous que je vous dise ? Que je suis peut-être en train de me tromper encore une fois ? C’est possible. Ai-je la certitude que ce rapport correspond à la réalité ? Non, je n’en suis pas certain, mais l’importance de ces informations est telle que je suis obligé de vous en parler.

— Je suis moins préoccupée par les missiles que par ces histoires de têtes nucléaires, déclara Elliot. Si Narmonov est confronté à un chantage réel, alors…

— Kadishev est un rival potentiel pour Narmonov, fit remarquer Fowler. Pourquoi lui faire confiance ?

— Vous rencontrez régulièrement les leaders du Congrès, monsieur. Il en fait autant. Les rapports de forces au Congrès des députés du peuple sont beaucoup plus complexes qu’au Capitole. En outre, ils s’estiment sincèrement. Ils sont peut-être rivaux, mais ils ont également des vues communes sur beaucoup de sujets importants.

— OK, je souhaite que ces informations soient recoupées par n’importe quel moyen, et le plus vite possible.

— Bien, monsieur le président.

— Comment se comporte Goodley ? demanda Elliot.

— C’est un garçon brillant, il a une bonne perception du bloc de l’Est. J’ai lu un rapport qu’il avait fait à l’Institut Kennedy il y a un certain temps, et c’est plutôt mieux que ce que nos propres services ont pu écrire à l’époque.

— Mettez-le sur cette affaire, il pourrait être utile d’avoir un esprit neuf, opina Liz.

Jack fit non de la tête en prenant un air solennel.

— C’est un sujet trop sensible pour lui.

— Goodley est ce conseiller technique dont vous m’avez parlé ? Il est bon ? demanda Fowler.

— Je crois.

— Je le prends sur moi, Ryan, mettez-le sur ce dossier, ordonna le président.

— Bien, monsieur.

— Autre chose ?

— Monsieur, si vous avez encore un instant, nous avons reçu quelque chose du Japon.

Jack lui expliqua en quelques minutes de quoi il s’agissait.

— Est-ce quelque chose de prouvé ?… — Fowler eut un franc sourire. — Que pensez-vous d’eux ?

— Je crois qu’ils aiment bien se livrer à ces petits jeux, répondit Ryan. Et je n’envie pas ceux qui doivent négocier avec eux.

— Quels moyens avons-nous de vérifier ?

— La source est sûre. Encore un qui nous rend de grands services.

— Ce serait tout de même bien si… comment faire pour savoir si c’est bien quelque chose de sérieux ?

— Je ne sais pas, monsieur le président.

— Ça me donnerait une occasion de le prendre de court, j’en ai assez de ces problèmes commerciaux, et j’en ai assez qu’on me mente. Essayez de trouver un moyen.

— Nous allons essayer, monsieur le président.

— Merci d’être venu.

Le président ne se leva pas, ne lui tendit pas la main. Ryan se leva et sortit.

— Qu’en penses-tu ? demanda Fowler tandis que Liz parcourait le rapport.

— Ça confirme ce que Talbot dit sur la vulnérabilité de Narmonov… en pire.

— Je suis bien d’accord. Ryan a l’air harassé.

— Il ne devrait pas aller courir le guilledou.

— Hmmm ? grogna le président sans lever les yeux.

— J’ai un rapport d’enquête préliminaire du ministère de la Justice. On dirait qu’il a une double vie, comme nous le suspections, et il y a un gosse. C’est la veuve d’un sergent de l’armée de l’Air qui s’est tué à l’entraînement. Ryan a dépensé beaucoup d’argent pour s’occuper de sa famille, et sa femme n’est au courant de rien.

— Je n’aime pas beaucoup ce genre de scandales, je n’ai vraiment pas besoin d’une autre affaire de coureur de jupon après ce qui est arrivé à Charlie.

« Heureusement, ils n’ont rien découvert sur notre compte », aurait-il pu ajouter. C’était pourtant différent. Alden était marié, Ryan aussi. Fowler ne l’était pas, ce n’était pas la même chose.

— Tu es bien sûre de ça ? Tu me dis qu’il s’agit d’un rapport préliminaire ?

— C’est vrai.

— Essaie de faire confirmer et dis-moi ce que tu auras trouvé.

Liz acquiesça de la tête et continua.

— Cette histoire de militaires soviétiques… embêtant.

— Très embêtant, convint Fowler. On en parlera au déjeuner.

* * *

— Nous voici à mi-parcours, annonça Fromm. Je peux vous demander une faveur ?

— Laquelle ? répondit Ghosn, en espérant qu’il n’avait pas envie de retourner en Allemagne pour aller voir sa femme — ça risquait d’être ennuyeux.

— Je n’ai rien bu depuis deux mois.

Ibrahim sourit.

Vous comprenez bien que je ne peux pas autoriser une chose pareille.

— Mais je ne suis pas soumis aux mêmes règlements. — L’Allemand sourit à son tour. — Je ne suis jamais qu’un infidèle, après tout.

Ghosn éclata de rire.

— C’est vrai, j’en parlerai à Gunter.

— Merci.

— Demain, on attaque le plutonium.

— Ce sera long ?

— Oui, et il y a aussi les blocs d’explosif. Pour le moment, on tient exactement les délais.

— Bonne nouvelle.

Le jour avait été fixé au 12 janvier.

* * *

« Qui avons-nous de bon au KGB ? » se demanda Ryan après être revenu à son bureau. Le gros problème, avec le rapport de Spinnaker, c’était que le KGB semblait fidèle à Narmonov dans sa grande, pour ne pas dire dans son immense majorité. Ce n’était peut-être pas aussi vrai de la Deuxième Direction, spécialisée dans la sécurité intérieure. Mais ce l’était certainement de la Première Direction, également connue comme la direction de l’Étranger, surtout avec un homme comme Golovko au poste de directeur adjoint. Cet homme était un vrai professionnel, il n’avait pas d’attache politique particulière. Ryan songea un instant à l’appeler directement — non, il valait mieux le rencontrer… mais où ?

Non, c’était trop dangereux.

— Vous voulez me voir ?

Goodley passa sa tête dans la porte, et Ryan lui fit signe d’entrer.

— Vous voulez une promotion ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, sur ordre du président des États-Unis, je dois vous mettre sur une affaire pour laquelle, à mon avis, vous n’êtes pas encore prêt.

Jack lui tendit le rapport Spinnaker.

— Lisez.

— Mais pourquoi moi ? Et pourquoi…

— J’ai également dit que vous aviez fait un très bon boulot en prédisant l’éclatement du Pacte de Varsovie. À propos, c’était meilleur que tout ce que nous avons pu produire ici sur le sujet.

— Ça ne vous ennuie pas si je vous dis que vous êtes quand même quelqu’un de bizarre ?

— Qu’est-ce que ça signifie ? lui demanda Jack.

— Vous n’aimez pas mes façons de faire, mais vous me félicitez pour mes travaux.

Ryan se laissa aller dans son siège et ferma les yeux.

— Ben, croyez-moi ou pas, je n’ai pas toujours raison. Je commets des erreurs. J’ai même fait quelques grosses conneries, mais je suis assez intelligent pour m’en rendre compte, et, comme je suis intelligent, j’écoute ce que me disent les gens qui ne sont pas de mon avis. C’est une bonne habitude à prendre, et c’est l’amiral Greer qui me l’a enseignée. Si vous ne deviez retenir qu’une seule chose de votre passage ici, Ben Goodley, je crois que c’est celle-là. On ne peut pas se permettre trop d’échecs dans cette maison. Ça nous arrive quand même, mais ce n’est pas une raison. Ce rapport que vous avez fait à Kennedy était meilleur que ce que j’ai fait moi-même. Il est possible en théorie que vous puissiez encore une fois avoir raison et que j’aie tort. Ça vous va ?

— Oui, monsieur, répondit tranquillement Goodley, surpris de cette tirade.

Bien sûr qu’il avait eu raison et que Ryan avait eu tort. C’est bien pour ça qu’il était ici.

— Lisez.

— Ça vous ennuie si je fume ?

Jack ouvrit les yeux.

— Vous fumez ?

— J’ai arrêté il y a deux ans, mais depuis que je suis ici…

— Essayez de perdre cette habitude, mais avant, donnez-m’en une.

Ils allumèrent leurs cigarettes et firent des ronds en silence. Goodley lisait le rapport, Ryan surveillait ses yeux. Le conseiller technique leva la tête.

— Bon Dieu !

— Votre première réaction est bonne. Alors, qu’en pensez-vous ?

— Ça semble plausible.

Ryan hocha la tête.

— C’est exactement ce que j’ai dit au président il y a une heure. Je ne suis pas sûr de moi, mais il fallait que je lui en parle.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Je voudrais que vous fouilliez un peu. Les gens de la DI vont disséquer le texte pendant deux jours, j’aimerais que vous me fassiez part de votre propre analyse, avec un autre regard.

— Ça veut dire quoi ?

— Ça veut dire que vous croyez que c’est plausible, et que j’ai des doutes. Par conséquent, vous allez chercher les raisons pour lesquelles ça pourrait ne pas être vrai, et j’en ferai autant de mon côté avec l’hypothèse inverse. — Jack se tut — La direction du Renseignement fera son travail comme d’habitude. Mais ils sont trop organisés, chez eux. Et ce n’est pas ce que je veux.

— Mais vous voulez que je…

— Je veux que vous fassiez marcher vos méninges. Je pense que vous êtes intelligent, Ben, et je veux que vous me le prouviez. En plus, c’est un ordre.

Goodley réfléchit. Il n’était habitué ni à donner ni à recevoir des ordres.

— Je ne sais pas si j’en suis capable.

— Et pourquoi pas ?

— C’est contraire à mes opinions, ce n’est pas de cette façon que je vois le problème, c’est…

— Ce qui vous gêne avec moi et un tas de gens dans cette maison, c’est l’état d’esprit de la CIA, n’est-ce pas ? Vous avez en partie raison, il y a un esprit maison, et il a ses inconvénients. Il est également vrai que votre façon de voir présente ses propres inconvénients. Si vous arrivez à me démontrer que vous n’êtes pas plus prisonnier de votre façon de voir que moi de la mienne, alors, vous avez un avenir ici. L’objectivité n’est pas une chose facile, il faut s’y entraîner.

L’enjeu était intéressant, se dit Goodley. Et il se demanda s’il n’avait pas commis une erreur de jugement avec le DDCI.

* * *

— Russell coopérera ?

— Oui, Ismaël, j’en suis sûr, répondit Bock en buvant sa bière.

Il avait fait venir d’Allemagne une caisse de bière export pour Fromm, et il en avait mis un peu de côté pour lui.

— Il pense que nous voulons faire exploser une grosse bombe conventionnelle pour interrompre la couverture du match par la télévision.

— Original, mais pas très intelligent, remarqua Qati.

Il avait bien envie d’une bière, mais n’osait pas en demander. Il se dit en outre que ce ne serait pas très bon pour son estomac, et il venait de passer trois jours dans une forme relativement bonne.

— Il ne voit que les aspects tactiques de l’opération, c’est vrai, mais il nous sera très utile. Son aide sera cruciale dans cette phase.

— Fromm s’en tire très bien.

— C’est bien ce que je pensais. C’est vraiment malheureux de penser qu’il ne verra jamais le fruit de ses efforts. Ce sera pareil pour les ouvriers ?

— Malheureusement oui.

Qati fronça les sourcils. La vue du sang ne lui faisait pas grand-chose, mais il n’avait jamais tué sans nécessité. Il avait déjà éliminé des gens pour raisons de sécurité, mais pas souvent. C’était presque devenu de la routine. « Mais, se demandait-il intérieurement, pourquoi se faire du souci pour quelques-uns, quand on projette d’en tuer d’autres en bien plus grand nombre ? »

— Tu as réfléchi à ce qu’il faudrait faire en cas d’échec ou si on est découverts ?

— Oui, bien sûr, répondit Qati en souriant, et il le lui expliqua.

— C’est ingénieux. Il vaut mieux prévoir tout ce qui peut arriver.

— Je savais bien que ça te plairait…