quand celui-ci s'exprima, ce fut d'une voix mécanique. " Avant de pouvoir vous répondre, je dois en référer à mon gouvernement. Je vous propose d'ajourner la conférence, afin de pouvoir procéder à ces consultations. "

Adler acquiesça, moins f‚ché qu'attristé. " Comme vous voudrez, monsieur l'ambassadeur. Si vous avez besoin de nous, nous restons à votre disposition. "

" Mon Dieu, vous avez réussi à taire un truc pareil ? Mais enfin comment ?

insista Holtzman, abasourdi.

- Parce que vous étiez tous occupés à regarder de l'autre côté, répondit Jack, sans ménagements. De toute façon, vous avez toujours trop compté sur nous pour obtenir des informations. " Il regretta aussitôt ses paroles. Elles avaient par trop un accent de défi. Le stress, jack.

" Mais vous nous avez menti au sujet des porte-avions, et pour les sousmarins, vous avez gardé un silence complet!

- Nous faisons notre possible pour arrêter cette spirale avant que la situation n'empire, intervint le Président Durling. En ce moment même, nous sommes en pourparlers avec eux au Département d'…tat...

- Vous avez eu une sacrée semaine, reconnut le journaliste. Kealty est hors jeu ? "

Le Président acquiesça. " Il est en train de discuter avec les représentants du ministère de la justice et avec les victimes.

- Le plus important était de remettre en ordre les marchés, dit Ryan.

C'était le véritable...

- qu'est-ce que vous racontez ? Ils ont quand même tué des gens ! objecta Holtzman.

- Bob, pourquoi n'avez-vous pas cessé de marteler cette histoire de Wall Street tout au long de la semaine ? Merde, ce qu'il y avait de plus terrifiant dans cette attaque menée contre nous, c'était leur habileté à

ruiner les marchés financiers et démolir le dollar. C'est cela qu'il fallait régler au plus vite. "

Bob Holtzman concéda le point. " Merde, mais comment avez-vous réussi à

nous sortir de là ? "

" Bon Dieu, qui aurait pu penser une chose pareille? "demanda Mark Gant. La cloche venait de retentir pour annoncer la clôture de la journée boursière écourtée. Le Dow était descendu de quatre points un quart, avec quatre cents millions de titres échangés. Le S&P 500 des valeurs industrielles était même monté d'une fraction de point, de même que le NASDAq, parce que les blue chips, les trente valeurs-phares servant au calcul du Dow Jones, avaient plus souffert de la tempête que le menu fretin. Mais c'était le marché des titres du Trésor qui avait le mieux résisté, et le dollar était ferme. En revanche, le yen avait pris une terrible raclée face aux devises occidentales.

" La confiance retrouvée sur le marché obligataire entraînera une nouvelle chute des actions d'ici la semaine prochaine ", dit Winston en se massant le visage, remerciant le ciel de sa bonne fortune. Les derniers soubresauts du marché encourageraient les investisseurs à rechercher des placements plus s˚rs, même si la solidité du dollar devrait rapidement freiner la baisse.

" D'ici la fin de la semaine ? s'étonna Gant. Peut-être. Je n'en suis pas aussi s˚r. Il y a encore un bon paquet de titres qui restent sous-évalués.

- Votre mouvement sur Citibank était brillant, commenta le gouverneur de la Réserve fédérale en venant s'asseoir à côté des deux financiers.

- Ils ne méritaient pas la dégelée qu'ils se sont prise vendredi dernier et tout le monde le savait très bien. J'ai simplement été le premier à

acheter, répondit tranquillement Winston. D'ailleurs, on s'est retirés avant les autres. " Il essayait de ne pas avoir le triomphe trop facile. A vrai dire, cela n'avait jamais été qu'un nouvel exercice de psychologie ; il avait agi de manière à la fois logique et inattendue, pour déclencher une tendance momentanée, avant de prendre son bénéfice en vitesse. Le bizness, comme d'habitude.

" Une idée des résultats de Columbus aujourd'hui ? s'enquit le ministre Fiedler.

- Environ dix de mieux ", répondit aussitôt Gant - soit dix millions de dollars, une assez bonne journée, compte tenu des circonstances. " On fera mieux la semaine prochaine. "

Un agent du FBI arriva. " Un coup de fil de la Fiduciaire de dépôt. D'après eux, toutes les opérations se sont déroulées normalement. Cette partie du système semble avoir retrouvé un fonctionnement normal.

- Du nouveau du côté de Chuck Searls ? demanda Winston.

- Eh bien, on a complètement retourné son appartement. Vous savez quoi ? On a retrouvé chez lui deux dépliants sur la Nouvelle-Calédonie... C'est un territoire qui appartient à la France, et on a demandé aux Français de le rechercher.

- Vous voulez un bon conseil ?

- Monsieur Winston, nous sommes toujours demandeurs de conseils ", répondit l'agent avec un sourire. L'ambiance qui régnait dans la pièce était contagieuse.

" Regardez également dans d'autres directions.

- On contrôle tout. "

"Ouais, Buzz ", dit le Président en décrochant son téléphone. Ryari, Holtzman et deux agents du Service secret virent SAUTEUR fermer les yeux et pousser un long soupir. Il avait reçu tout l'après-midi des rapports de Wall Street mais pour lui, la nouvelle ne fut officielle que lorsqu'il l'eut entendue de la bouche de son ministre des Finances. " Merci, mon ami.

S'il vous plaît, faites savoir à tout le monde que je... bien, merci. A ce soir. "Il raccrocha. " Jack, vous êtes un homme précieux dans la tempête.

- Il en reste encore une.

- Donc, la question est réglée ? " demanda Holtzman, sans vraiment comprendre de quoi venait de parler Durling. Ryan se chargea de répondre.

" Nous n'en savons rien encore.

- Mais..

- Mais on pourra faire passer l'incident avec les deux porteavions pour une fausse manoeuvre, un malencontreux accident, et nous ne pourrons savoir ce qui est arrivé aux sous-marins tant qu'on n'aura pas examiné les épaves.

Or, elles gisent par cinq mille mètres de fond ", expliqua jack, en se reprochant de devoir lui parler de la sorte. Mais c'était la guerre, et la guerre, on faisait tout pour l'éviter. Si possible. " Il reste aux uns et aux autres une chance de faire machine arrière, de faire passer ça pour un malentendu, pour l'initiative de quelques individus échappant àtoute autorité ; si on parvenait à les mettre hors d'état de nuire, on n'aurait plus d'autres morts à déplorer.

- Et vous me racontez tout ça ?

- «a vous en bouche un coin, pas vrai ? fit Jack. Si les pourparlers au Département d'…tat débouchent, alors vous avez le choix, Bob : soit, vous nous aidez à calmer le jeu, soit vous pouvez vous retrouver avec un règlement de comptes armé sur la conscience. Bienvenue au club, monsieur Holtzman.

- …coutez, Ryan, vous ne pouvez pas me...

- Bien s˚r que si. Ce ne sera pas la première fois. " Jack nota que le Président restait assis dans son coin à les écouter sans rien dire. A la fois pour prendre ses distances vis-à-vis des manoeuvres de Ryan, mais aussi, peut-être, pour go˚ter le spectacle. Et Holtzman jouait le jeu.

Goto.

" Alors, enfin, qu'est-ce que tout cela veut dire ? demanda

- Cela veut dire qu'ils vont fanfaronner ", lui dit Yamata. «a veut dire que notre pays a besoin d'un chef, mais ça, il ne pouvait pas l'avouer. "

Ils sont incapables de récupérer les îles. Ils n'ont pas les moyens matériels de nous attaquer. Ils ont peutêtre réussi à colmater provisoirement les brèches dans leurs marchés financiers, mais l'Europe et l'Amérique ne pourront pas survivre indéfiniment sans nous, et d'ici qu'ils s'en rendent compte, nous n'aurons plus autant besoin d'eux que maintenant.

Vous ne voyez donc pas ? Notre problème a toujours été de gagner notre indépendance! quand nous y serons parvenus, tout changera.

- Et d'ici là ?

- Aucun changement. Les nouvelles lois commerciales américaines équivaudraient à un déclenchement des hostilités. Au moins, nous y gagnons au change, avec une chance d'être enfin maîtres chez nous. "

C'était bien là le fond du problème, le seul élément que personne à part lui n'avait vraiment réussi à discerner. Le Japon pouvait fabriquer des produits et les vendre, mais tant qu'il aurait besoin de marchés plus que les marchés n'avaient besoin de lui, les lois commerciales pourraient le paralyser sans le moindre recours. Les Américains, encore et toujours. Eux qui avaient poussé à une fin prématurée de la guerre entre Russes et Japonais, nié leurs ambitions impériales, les autorisant juste à reb‚tir leur économie, avant de leur couper l'herbe sous le pied. Trois fois déjà, ils l'avaient fait, ceux-là mêmes qui avaient tué toute sa famille. …

taient-ils donc aveugles ? Aujourd'hui, le Japon avait enfin riposté, mais la timidité aveuglait ses concitoyens. Yamata devait prendre sur lui pour maîtriser sa colère contre cet imbécile sans envergure. Il avait toutefois besoin de Goto, même si le Premier ministre était trop stupide pour se rendre compte qu'il n'y avait plus moyen de faire machine arrière.

- Vous êtes s˚r qu'ils ne peuvent pas... répliquer à nos actions ? demanda Goto après une petite minute de réflexion.

- Hiroshi, je me tue à vous le répéter depuis des mois. Nous nç pouvons pas manquer de gagner - sauf à refuser d'essayer. "

" Bigre, j'aimerais bien pouvoir utiliser ces joujoux pour faire nos relevés. " La vraie magie de l'imagerie par satellite résidait moins dans les photographies individuelles que dans les couples photogrammétriques, pris en général à quelques secondes d'intervalle par le même appareil, puis transmis aux stations au sol de Sunnyvale et de Fort Belvoir. L'imagerie en temps réel, c'était parfait pour exciter l'imagination des parlementaires initiés à ces domaines, ou pour comptabiliser rapidement des données. Mais pour un travail sérieux, on recourait aux clichés imprimés, assortis par paires et visionnés à l'aide d'un stéréoscope, plus efficace que l'oeil humain pour donner aux photos un véritable relief tridimensionnel. C'était presque aussi bien que de survoler le terrain en hélicoptère. Peut-être même mieux, estima le fonctionnaire de l'AMTRAK, parce qu'on peut aller en arrière comme en avant.

" Les satellites, ça co˚te un paquet, observa Betsy Fleming.

- Ouais, l'équivalent de notre budget de fonctionnement annuel. Ah, celleci est intéressante... " Une équipe de spécialistes de la photo-interprétation avait analysé les clichés un par un, bien s˚r, mais il fallait bien avouer que la CIA et le NRO avaient depuis plusieurs dizaines d'années cessé de s'intéresser aux aspects techniques du tracé et de la construction des voies ferrées. Repérer des trains transportant des chars ou des missiles était une chose. Mais là, c'était une autre paire de manches.

" Comment cela?

- La ligne du Shinkansen est une ligne commerciale. Cet embranchement ne va pas leur rapporter grand-chose. Ils pourraient éventuellement creuser un tunnel par ici, poursuivit-il en manipulant les photos. Peut-être qu'ils envisagent de desservir cette ville - mais à leur place, j'aurais pris par l'autre côté pour économiser sur le génie civil. …videmment, ça pourrait être une simple bretelle de service pour l'entretien de la ligne.

- Hein ? "

Il répondit sans lever les yeux du stéréoscope. " Une voie de garage pour entreposer du matériel d'entretien : wagons-ateliers, chasse-neige, et ainsi de suite. L'endroit est bien situé. Le seul hic est qu'on n'y voit pas un seul wagon. "

La résolution des clichés était proprement fantastique. Ils avaient été

pris aux alentours de midi, heure locale, et l'on voyait nettement les reflets du soleil sur les rails de la ligne principale, comme de l'embranchement. Il estima que l'écartement de la voie devait correspondre à peu près à la résolution maximale de l'objectif, un détail intéressant mais qu'il ne pouvait transmettre à personne. Les traverses étaient en béton, comme sur l'ensemble du réseau à grande vitesse japonais, et la qualité de construction et de pose de la voie était... eh bien, il l'avait toujours enviée. L'ingénieur des chemins de fer leva les yeux à regret.

" C'est tout sauf une ligne commerciale. Les courbes sont trop serrées. Pas question de circuler sur cette voie à plus de cinquante à l'heure, alors que les trains qui empruntent ce tronçon de la ligne principale foncent à

plus de cent soixante. Ce qui est marrant, c'est qu'elle disparait tout d'un coup...

- Oh ? fit Betsy.

- Voyez vous-même. " L'ingénieur se leva pour s'étirer, cédant sa place à

Mad. Fleming devant la visionneuse. Il s'empara d'une carte à grande échelle de la vallée pour avoir un aperçu de la topographie des lieux. "

Vous savez, quand Hill et Stevens ont construit la ligne du Great Northern... "

Betsy n'était pas intéressée. " Chris, regardez plutôt ça... "

Leur visiteur quitta des yeux sa carte. " Oh. Le wagon ? Je ne sais pas de quelle couleur ils peignent leur matériel roul...

- Pas en vert. "

Le temps jouait en général en faveur de la diplomatie, mais pas dans le cas présent, songea Adler en pénétrant dans la Maison Blanche. Il connaissait le chemin, et il avait droit à un agent du Service secret pour le guider au cas o˘ il se perdrait. Le secrétaire d'…tat aux Affaires étrangères fut surpris de découvrir un journaliste lorsqu'il entra dans le Bureau Ovale, et plus surpris encore de constater qu'on l'autorisait à rester.

" Vous pouvez parler ", l'informa Ryan. Scott Adler inspira un grand coup et entama son compte rendu.

" Ils ne cèdent sur rien. La situation met l'ambassadeur mal à

reçu d'instructions

l'aise et ça se voit. Je ne crois pas particulières de Tokyo, et c'est ce qui m'inquiète. Chris Cook pense qu'ils sont prêts à nous la démilitariser, mais ils veulent

restituer Guam à condition de t garder le reste des îles. Je leur ai brandi sous le nez la LRCE, mais sans obtenir de réponse substantielle. " Il marqua un temps d'arrêt. " «a ne marchera jamais. On pourra s'acharner une semaine ou un mois, on n'aboutira jamais à rien. Fondamentalement, ils ne savent pas dans quoi ils se sont embringués. Pour eux il y a continuité

entre crise économique et crise militaire. Ils ne voient pas la limite tracée entre les deux. Ne se rendant pas compte qu'ils l'ont franchie, ils n'éprouvent pas le besoin de la repasser dans (autre sens.

- Vous êtes en train de nous dire qu'on est en guerre ", observa Holtzman, pour mettre les choses au clair. Il se faisait l'effet d'être un imbécile à

poser une telle question. Il n'avait pas noté que le même climat d'irréalité baignait tous les participants à la réunion.

Adler acquiesça. " J'en ai bien peur.

- Alors, qu'est-ce qu'on compte faire ?

- A votre avis ? " demanda le Président Durling.

Le capitaine de frégate Dutch Claggett n'aurait jamais imaginé se retrouver dans une telle situation. L'homme avait connu une carrière fulgurante depuis sa sortie de l'…cole navale, vingt-trois ans plus tôt, qui avait connu un arrêt brutal à bord de l'USS Maine, quand, au titre d'officier de commandement, il avait assumé la responsabilité du seul sousmarin lanceur d'engins perdu par la flotte américaine. L'ironie était qu'il avait toujours eu l'ambition de commander un sous-marin nucléaire ; or commander le Tennessee ne signifiait absolument plus rien aujourd'hui. Ce n'était plus qu'une ligne sur son curriculum quand il se recyclerait dans le civil.

Ce bateau avait été conçu pour emporter des missiles balistiques Trident-II, mais les missiles avaient disparu et si on l'avait maintenu en service, c'était uniquement parce que le mouvement écologique de la région avait protesté contre son désarmement devant le tribunal d'instance et que le juge, membre de longue

date du Sierra Club I, avait admis les arguments - l'affaire était à

présent aux mains de la cour d'appel fédérale. Claggett commandait le Tennessee depuis neuf mois maintenant, mais la seule fois o˘ il avait appareillé, ça avait été pour changer de quai. Pas franchement ce qu'il avait rêvé pour sa carrière. Ce pourrait être pire, se dit-il dans l'intimité de sa cabine. Il aurait pu être mort, avec tant d'autres de ses compagnons de fUSS Maine.

Mais il avait le Tennessee pour lui tout seul - il n'en partageait même pas le commandement avec un second - et, techniquement parlant, il restait toujours un officier commandant un b‚timent de guerre: son équipage réduit à quatre-vingt-cinq hommes continuait à s'entraîner tous les jours parce que telle était la vie en mer, même quand on restait à quai. On allumait le réacteur de propulsion nucléaire, que ses mécaniciens avaient baptisé la "

Compagnie électrique du Tennessee ", au moins une fois par semaine. Les opérateurs sonar s'exerçaient à la détection et à l'acquisition de cibles avec des bandes audio, et les autres techniciens manoeuvraient tous les systèmes embarqués, allant jusqu'à bidouiller leur unique torpille Mark 48.

Il fallait bien. Le reste de (équipage n'était pas en voie de démobilisation, après tout, et son devoir était d'entretenir leur niveau de qualification, en prévision du transfert, qu'ils attendaient tous, àbord d'une unité qui appareillerait vraiment.

" Message du SubPac, commandant ", dit un matelot, en lui tendant une planchette porte-papiers. Claggett la prit et signa d'abord le reçu.

Signalez quel est votre délai minimal pour appareiller.

" Bon sang! " s'exclama le capitaine Claggett, en fixant la paroi de sa cabine. Puis il réalisa que le message aurait au moins d˚ transiter d'abord par le groupe, et non lui parvenir directement de Pearl. Il décrocha son téléphone et composa de mémoire le numéro du commandement de la flotte sous-marine du Pacifique. " L'amiral Mancuso, je vous prie. De la part du Tennessee.

- Dutch ? quelle est votre condition matérielle ? demanda Bart sans préambule.

- Tous les systèmes sont opérationnels, amiral. On a même 1. Le Sierra Club est une organisation de protection de la nature fondée en 1982 en Californie par l'explorateur et naturaliste John Muir. Le club finance randonnées didactiques, conférences, films, expositions et manifestations diverses ; il publie aussi livres, albums illustrés et divers périodiques. (NdT).

subi notre ISR il y a quinze jours, et on a décroché la note rriaximale. "

Claggett faisait référence à l'Inspection de sécurité du réacteur, qui demeurait le Saint Graal de la marine nucléaire, même pour les équipages les mieux aff˚tés.

" Je sais. quel délai ? " demanda Mancuso. La sécheresse de la question était comme un rappel du bon vieux temps.

" Il faut que je m'approvisionne en vivres et en torpilles, et il me faut trente hommes.

- Vos points faibles ? "

Claggett réfléchit quelques instants. Ses officiers étaient un peu jeunes, mais ça ne le dérangeait pas, d'autant qu'il avait un solide encadrement d'officiers mariniers. " Aucun, à vrai dire. Je les fais bosser dur.

- Bien, parfait. Dutch, je compte sur vous pour être prêt àappareiller ASAP. Le groupe est en train de se mettre en branle. Je veux vous voir en mer le plus vite possible. Les ordres de mission sont déjà partis. Soyez prêts pour une mission de quatrevingt-dix jours.

- A vos ordres, amiral. " Claggett entendit raccrocher. Un instant après, il redécrocha son téléphone pour demander à tous ses techniciens et officiers mariniers de le retrouver au carré. La réunion n'avait pas encore débuté que le téléphone sonnait de nouveau. C'était un coup de fil du groupe demandant à Claggett ses exigences précises en effectifs.

" Votre maison dispose d'une jolie vue. Elle est à vendre ? "

Signe de dénégation d'Oreza. " Non. Absolument pas, dit-il à(homme sur le seuil.

- Vous y réfléchirez peut-être. Vous êtes pêcheur, n'est-ce pas ?

- Oui monsieur, tout à fait. Je loue un bateau...

- Oui, je sais. " L'homme regarda autour de lui, admirant àl'évidence la taille et l'emplacement de ce qui n'était pourtant en fait qu'un banal pavillon de lotissement selon les critères américains. Manuel et Isabel Oreza l'avaient acheté cinq ans plus tôt, devançant de peu le boom immobilier à Saipan. " Je serais prêt à vous payer une grosse somme.

- Mais o˘ irais-je vivre, moi ? demanda Portagee.

- Plus d'un million de dollars américains ", persista l'homme.

Assez bizarrement, l'offre suscita chez Oreza un éclair de colère. Il avait encore son emprunt logement à finir de rembourser ; il réglait les traites tous les mois - enfin, c'était sa femme, mais là n'était pas la question.

Le rituel typiquement américain de détacher la quittance du carnet à

souche, de remplir le chèque, de fourrer les deux dans l'enveloppe pré-imprimée et de glisser celle-ci dans la boîte le premier du mois - tout ce rituel était pour eux la preuve tangible qu'ils étaient enfin propriétaires de leur maison après trente-cinq ans et plus à avoir bourlingué au service de l'…tat.

" Monsieur, cette maison m'appartient, vu ? Je vis ici. Je m'y plais. "

L'homme était un parangon de courtoisie, en sus d'être collant comme une teigne. Il tendit une carte de visite. " Je sais. Je vous prie d'excuser mon intrusion. J'aimerais avoir de vos nouvelles, une fois que vous aurez pris le temps de réexaminer mon offre. "Sur quoi, il prit congé pour se diriger vers la maison suivante du lotissement.

" C'est quoi, cette histoire ? grommela Portagee en refermant la porte.

- qu'est-ce qu'il voulait ? demanda Pete Burroughs.

- Me filer un million de dollars pour la maison.

- Elle est bien située, observa Burroughs. Sur la côte californienne, vous en tireriez un bon prix. Mais quand même pas autant. C'est incroyable, le niveau qu'atteint le prix de (immobilier au Japon.

- Mais un million ? " Et ce n'était que son offre de départ. L'homme avait garé son Toyota Land Cruiser au fond de (impasse, et il faisait manifestement toutes les maisons une par une, pour voir qui était intéressé.

Oh, il pourrait la revendre pour bien plus, et même, s'il est malin, se contenter de la louer.

- Mais nous alors, o˘ est-ce qu'on irait vivre ?

- Nulle part, répondit Burroughs. Combien êtes-vous prêt à parier qu'ils vous offriront en prime un billet de première, direction la métropole.

Réfléchissez-y ", suggéra l'ingénieur.

Ma foi, c'est intéressant, estima Robby Jackson. A part ça, du nouveau ?

- Les pétroliers qu'on avait vus précédemment sont repartis. La situation est en train... merde, on peut dire que la situation est redevenue normale, hormis tous ces soldats.

- Des difficultés ?

- Non, amiral, aucune. Les mêmes bateaux arrivent toujours, avec l'approvisionnement, le carburant, tout le reste. Le trafic aérien a considérablement diminué. Les soldats se sont plus ou moins retranchés, mais ils l'ont fait avec discrétion. On ne voit plus grand-chose. Il reste encore pas mal de coins sauvages dans l'île. Je suppose qu'ils sont tous allés se planquer là-bas. J'y suis pas allé voir, vous savez! l'entendit dire Jackson.

- C'est très bien, major, gardez votre calme. Excellent rapport. Donnez-moi le temps de digérer tout ça.

- D'accord, amiral. "

Jackson prit ses notes. Il aurait d˚ en fait transmettre tout ce dossier à

quelqu'un d'autre, mais le major Oreza avait envie d'entendre une voix familière à l'autre bout du fil et, de toute façon, toutes leurs conversations étaient enregistrées par les gars du Renseignement.

Mais il avait d'autres soucis en tête. L'aviation devait sonder une nouvelle fois ce soir les défenses aériennes japonaises. La ligne de patrouille des SSN progresserait encore de cent milles vers l'ouest, et les techniciens recueilleraient encore quantité d'informations, en grande partie gr‚ce aux satellites. L'Enterprise devait avoir rallié Pearl Harbor dans la journée. Il y aurait deux escadrilles complètes à la base aéronavale de Barbers Point, mais aucun porte-avions pour les accueillir.

La 25e division d'infanterie légère était toujours basée au camp de Schofield, à quelques kilomètres de là, mais il n'y avait pas non plus de navires pour l'embarquer. Il en allait de même pour la 1 - division d'Infanterie de marine de Camp Pendleton, Californie. La dernière fois que les Américains avaient débarqué aux Mariannes, le 15 juin 1944, avec l'opération FORAGER - il avait pris la peine de faire les recherches -, on avait utilisé 535 bateaux et 127 571 hommes. Même en ajoutant à la marine de guerre des …tats-Unis l'ensemble des navires marchands battant pavillon américain, on n'approchait pas, et de loin, le premier chiffre ; l'armée de terre et le

corps des Marines réunis auraient eu du mal à recruter un nombre de fantassins comparable au second. La VIe flotte de l'amiral Ray Spruance -

aujourd'hui démantelée - était formée de pas moins de quinze porte-avions rapides. La flotte du Pacifique en avait aujourd'hui zéro. On avait assigné

cinq divisions à la reconquête des îles, avec le soutien de plus de mille avions tactiques et de plus de cinq cents b‚timents de guerre, porteavions, croiseurs et destroyers...

Et tu es l'heureux fils de pute chargé de pondre un plan stratégique pour récupérer les Mariannes. Et avec quoi ?

On n'était pas en mesure de les affronter sur un pied d'égalité. Ils tenaient les îles, et leur armement, pour l'essentiel de conception américaine, était formidable. Mais la pire difficulté restait le nombre de civils. Les " autochtones ", presque tous citoyens américains, étaient près de cinquante mille, la majorité vivaient sur Saipan et tout plan d'attaque qui prélèverait un trop lourd tribut sur ces vies humaines au nom de la libération serait un poids que sa conscience n'était pas prête à assumer.

Il s'agissait là d'une guerre d'un genre complètement inédit, avec des règles entièrement nouvelles, dont une bonne partie lui échappaient encore.

Mais les enjeux principaux restaient les mêmes. L ennemi s est approprié

notre bien et nous devons le reprendre, ou alors lAmériyue n est plus une grande puissance. Jackson n'avait pas passé toute sa vie sous l'uniforme pour être le témoin et l'acteur d'une telle page d'histoire. En outre, que dirait-il au major Oreza ?

Pas question de les a j9"ronter sur un pied d'égalité. L'Amérique n'était plus en mesure d'opérer des mouvements de troupes de grande ampleur, sinon pour les transférer d'une base à une autre.

Il n'y avait à vrai dire aucune troupe digne de ce nom à déplacer, et aucune marine digne de ce nom pour effectuer le transport.

Ils n'avaient aucune base avancée pour soutenir une invasion. A moins que... ? L'Amérique détenait encore la majeure partie des îles du Pacifique Ouest, et toutes étaient équipées d'une piste ou d'un aérodrome. Les avions avaient une autonomie plus grande aujourd'hui, et ils pouvaient ravitailler en vol. Les navires pou vaient rester en mer presque indéfiniment, une technique inven tée par la marine américaine quatre-vingts ans plus tôt et facilitée encore par l'avènement de la propulsion nucléaire. Plus impor tant, la technologie des armements s'était améliorée. On était passé du gourdin à la rapière. Et à l'imagerie par satellite. Saipan.

C'était là que se déciderait l'issue du combat. Saipan était la clé de l'archipel. Jackson décrocha son téléphone.

" Ryan.

- Robby. Jack, quelle est notre marge de manoeuvre, au juste ?

- Pas d'hécatombe. On n'est plus en 1945. Et ils ont des missiles nucléaires.

- Ouais. Bon, on les cherche toujours, enfin, c'est ce qu'on me dit, et je sais que ce sera notre première cible si on arrive àles trouver. Et si on n'y arrive pas ?

- II le faudra ", répondit Ryan. Vraiment? D'après les meilleurs renseignements dont il disposait, le commandement et le contrôle de ces missiles étaient aux mains de Hiroshi Goto, un homme à l'intelligence limitée qui nourrissait une franche antipathie à l'égard des …tats-Unis. Un problème plus critique pour Ryan était qu'il n'avait aucune confiance dans la capacité de son pays à prédire les actes de cet individu. Ce qui pouvait lui sembler irrationnel pouvait être parfaitement raisonnable pour Goto -

et pour tous les hommes auprès de qui il prenait conseil, en tête desquels se trouvait Raizo Yamata, qui était à l'origine de toute cette affaire et dont les motivations personnelles demeuraient mystérieuses. " Robby, il faut qu'on les mette hors jeu, et pour y parvenir... c'est d'accord, tu as carte blanche. Je réglerai ça avec la NCA. " A savoir l'Autorité nationale de commandement - en jargon du Pentagone : le Président.

" Jusqu'au nucléaire ? " demanda Jackson. Sa fonction exigeait qu'il pose la question, Ryan le savait, si horribles que soient le terme et ses implications.

" Rob, on ne veut pas en arriver là, sauf si on n'a plus le choix, mais tu es autorisé à envisager l'éventualité et à la préparer.

- Je viens d'avoir un coup de fil de notre ami à Saipan. Il semble que quelqu'un serait prêt à lui racheter sa maison contre un bon paquet de dollars.

- On pense qu'ils pourraient songer à organiser des élections - un référendum sur la souveraineté de l'île. S'ils réussissent àen faire déguerpir les habitants actuels, c'est toujours ça de gagné pour eux, non ?

- Et il n'est pas question de les laisser faire, c'est ça ?

- Non, il n'en est pas question. J'ai besoin d'un plan, Rob. - On va t'en trouver un ", promit le J-3 adjoint.

Durling fit une nouvelle apparition télévisée à vingt et une heures ce soir-là, heure de la côte Est. Les présentateurs avaient entrelardé leur récit des récents développements à Wall Street, d'allusions confuses à

l'accident de porte-avions de la semaine précédente et à l'existence de négociations précipitées entre les …tats-Unis et le Japon concernant les Mariannes o˘, notaient-ils par ailleurs, les communications étaient rompues à la suite d'une tempête qui pouvait bien n'avoir jamais eu lieu. Il leur était toujours désagréable d'être contraints d'avouer leur ignorance. Tous les correspondants de presse à Washington s'étaient mis aussitôt à échanger leurs informations et leurs sources, abasourdis d'avoir raté un événement de cette ampleur. Cet ahurissement se mua bientôt en rage contre un gouvernement qui leur avait dissimulé une situation d'une telle gravité.

Les points de presse qui avaient débuté dès vingt heures avaient contribué

à apaiser la grogne

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n rale. Oui, Wall Street 'ta"t la nouvelle la plus importante. Oui, c'était autrement vital pour le bien-être de l'Amérique tout entière que des îles perdues qu'ils n'auraient pas été fichus de situer sur une carte. Mais non, bon sang, le gouvernement n'avait absolument pas le droit de cacher aux médias ce qui se passait. Certains, malgré tout, s'avisèrent que le premier amendement leur garantissait la liberté de découvrir eux-mêmes les informations, pas celle d'exiger qu'on la leur livre. D'autres se rendirent compte que le gouvernement essayait de régler l'affaire sans effusion de sang, ce qui les calma un peu. Mais pas entièrement.

" Mes chers compatriotes ", commença Durling, pour la deuxième fois de la journée, et il devint aussitôt manifeste que, pour satisfaisants qu'aient été les événements de l'après-midi, les nouvelles de ce soir seraient mauvaises. Et elles le furent.

La nature humaine se révolte toujours devant l'inéluctable. L'homme se nourrit d'espoir et d'invention, qui l'un et l'autre démentent cette idée que rien ne peut jamais changer. Mais

l'homme est également enclin à l'erreur, et parfois, cela rend inévitable ce qu'il cherche si souvent à éviter.

' Les quatre bombardiers Lancer B-1B étaient maintenant àcinq cent milles nautiques de la côte, déployés sur une ligne dont l'axe passait à l'est de Tokyo. Cette fois, ils virèrent franchement au cap deux cent soixante-dix et descendirent pour effectuer une pénétration à basse altitude. A bord de chaque appareil, les spécialistes de la guerre électronique en savaient plus que l'avantveille au soir. A présent, ils étaient en mesure de poser les bonnes questions. Les satellites avaient fourni des compléments d'information permettant de situer tous les sites de défense aérienne radar du pays et ils savaient qu'ils pouvaient les déjouer. La phase importante de cette mission nocturne était de tester les capacités des E-767, et cela exigeait plus de circonspection.

Le B-1B avait été plusieurs fois modifié depuis le début des années soixante-dix. En fait, il était même devenu plus lent, mais également plus furtif. Tout particulièrement de face, o˘ il avait la surface équivalente radar - la SER - d'un gros volatile, àcomparer au B-2A qui, lui, avait la SER d'un moineau se faisant tout petit pour échapper à un faucon. Il était également agile àbasse altitude, ce qui valait toujours mieux pour éviter l'engagement en cas d'attaque, ce que les équipages préféraient toujours.

La mission de ce soir était de " titiller " les avions d'alerte avancée japonais, d'attendre qu'ils réagissent électroniquement, puis de faire demi-tour et regagner fissa Elmendorf, en possession de données meilleures que celles déjà recueillies et analysées, et àpartir desquelles on pourrait formuler un véritable plan d'attaque. Les équipages n'avaient oublié qu'un détail. La température de l'air était de -0,5 ∞C d'un côté du fuselage, et de +1,5 ∞C de l'autre.

Le Kami-Deux volait à cent milles à l'est de Kochi, en suivant rigoureusement une trajectoire nord-sud à la vitesse de quatre cents noeuds. Tous les quarts d'heure l'appareil faisait demi-tour. Il était en patrouille depuis sept heures, et devait être relevé àl'aube. L'équipage était fatigué mais toujours alerte, pas encore victime de la routine ronronnante de sa mission.

Le vrai problème était technique et il affectait sérieusement les opérateurs. Leur radar avait beau être sophistiqué, il ne leur faisait aucun cadeau. Conçu pour détecter les avions les plus furtifs, il était parvenu à son objectif, sans doute - ils n'en avaient pas encore la certitude - gr‚ce à toute une série d'améliorations successives de ses performances. Le radar lui-même était extrêmement puissant, et son électronique entièrement intégrée le rendait à la fois fiable et précis.

Les améliorations internes incluaient un équipement de réception refroidi à

l'azote liquide pour accroître la sensibilité d'un facteur quatre, et un logiciel de traitement des signaux qui ne laissait quasiment rien passer.

Et c'était bien là le problème. Les écrans d'affichage étaient des tubes cathodiques qui présentaient une image calculée par ordinateur sous la forme d'une grille orthogonale, remplaçant l'affichage analogique circulaire en usage depuis l'invention du radar dans les années trente. Le logiciel était calibré pour détecter tout ce qui générait un écho, et avec sa puissance d'émission et sa sensibilité de détection, il affichait des objets qui n'étaient pas vraiment là. Des oiseaux migrateurs, par exemple.

Les ingénieurs informaticiens avaient programmé un seuil de vitesse minimal afin d'ignorer tout ce qui évoluait à moins de cent trente kilomètres-heure, sinon ils auraient détecté les voitures roulant sur les autoroutes àl'ouest de leur trajectoire, mais le logiciel traitait tous les échos reçus avant de décider de les afficher ou non à l'opérateur, et si jamais deux objets se trouvaient franchir les bornes de détection dans une fourchette de quelques secondes, ils étaient automatiquement définis comme le signal possible d'un appareil en mouvement. C'est ainsi que deux albatros séparés de quelques milliers de mètres devenaient un avion aux yeux de l'ordinateur embarqué. De quoi rendre dingues les opérateurs, et avec eux les pilotes des deux chasseurs Eagle qui les escortaient à trente kilomètres de distance. Ce problème logiciel provoquait une irritation qui altérait déjà leurs facultés de jugement. De surcroît, l'ensemble du système était d'une telle sensibilité que le flot toujours actif des vols commerciaux évoquait en tous points une succession d'escadrilles de bombardiers ; seul point positif, c'était le KamiUn, en vol au nord de leur position, qui se chargeait de les classer et les mettre de côté.

" Contact au un-zéro-un, quatre cents kilomètres, annonça dans l'in'terphone un capitaine opérant derrière l'une des consoles. Altit˚de trois mille mètres... en descente. Vitesse, cinq cents noeuds.

- Encore un albatros ? demanda, vachard, le colonel commandant la mission.

- Pas ce coup-ci... le contact se renforce. "

Un autre aviateur, colonel lui aussi, poussa le manche pour faire descendre son bombardier. Le pilote automatique était désormais coupé. Entrer et sortir, se dit-il en scrutant le ciel devant lui.

" Voilà notre ami, annonça un des opérateurs de veille. Relèvement deuxhuit-un. "

Avec un bel ensemble, pilote et copilote tournèrent la tête àdroite. …

videmment, sans rien voir. Le copilote reporta son attention sur le tableau. La nuit, il fallait toujours garder un ceil sur les instruments.

Le manque de références extérieures fiables accroissait les risques de vertige et de désorientation tant redoutés de tous les aviateurs. Il semblait qu'ils se rapprochaient d'une couche de stratus. Le copilote vérifia la température extérieure. Plus deux. Bien. Deux ou trois degrés de moins et on courait le risque de givrage, or le B-1, comme la majorité des appareils militaires, n'était pas équipé de dégivreurs. Enfin, la mission était électronique, pas visuelle, et les nuages n'avaient guère d'incidence sur la transmission des signaux radar.

Mais qui dit nuages dit humidité, et le copilote se laissa aller à oublier que la sonde de température était placée dans le nez de l'appareil, alors que sa queue était située nettement plus haut. La température à cet endroit n'était plus que de -1 ∞C, et de la glace avait déjà commencé de se former sur la dérive du bombardier. Pas encore assez pour vraiment dégrader ses caractéristiques de manceuvrabilité. Mais suffisante pour modifier subtilement la silhouette de l'appareil dont la surface équivalente radar jouait sur des écarts chiffrés en millimètres.

" Contact confirmé ", annonça le capitaine à bord du KamiDeux. Il pianota sur ses commandes pour verrouiller l'acquisition, puis bascula le contact sur l'écran de contrôle du colonel. " Peut-

être même un second...

- Je l'ai. " Le contact, il le voyait maintenant, arrondissait pour voler en palier et filait droit sur Tokyo. Ce ne pouvait pas être un avion de ligne. Pas de répéteur de bord. Le plan de vol ne collait pas. L'altitude ne collait pas. La vitesse de pénétration ne collait pas. Ce devait être un ennemi. Obligé. Sachant cela, il ordonna à ses deux chasseurs de foncer dessus.

" Je pense que je peux maintenant réinterroger...

- Non ", coupa le colonel, dans l'interphone.

Les deux F-15J venaient de ravitailler en vol et ils étaient idéalement placés pour l'interception. Les symboles alphanumériques sur les écrans du Kami montraient qu'ils se rapprochaient et, à bord des chasseurs, les pilotes avaient sous les yeux le même écran, ce qui leur évitait d'allumer leur propre radar d'acquisition de tir. Avec leurs cinq cents noeuds, et la cible venant en sens inverse à la même vitesse, ce ne serait pas long.

Au même instant, une liaison avait été établie avec le qG régional de la défense aérienne et, bientôt, de nombreux témoins assistaient en direct au drame électronique. Trois appareils en approche s'inscrivaient maintenant sur les écrans, espacés comme en formation d'attaque. Si c'étaient des bombardiers B-1, chacun savait qu'ils pouvaient emporter de vraies bombes ou des missiles de croisière, et ils se trouvaient désormais à bonne distance de lancement de ces derniers. Cela soulevait un problème pour le commandant de la défense aérienne, et l'heure tardive n'améliorait pas la situation. Ses ordres précis ne l'étaient pas encore assez, et il n'avait aucun

a

e

a

up rieur ' qui référer en ce moment même ' Tokyo. Cela dit, les intrus étaient nettement à l'intérieur de la Zone d'identification de la défense aérienne, c'étaient sans doute des bombardiers et - et quoi ? se demanda le général. En attendant, il ordonna à ses chasseurs de rompre pour se diriger chacun sur une cible. Tout se passait trop vite. Il aurait d˚ prévoir, mais on ne pouvait pas tout prévoir, et c'étaient des bombardiers, et ils étaient trop près, et ils approchaient très vite.

<A-t-on d'autres échos ? " demanda le commandant de bord. II ne cômptait pas s'approcher à moins de cent nautiques du radar aéropOrté et il avait déjà en tête la procédure de dégagement.

" Négatif, monsieur. Je relève un balayage toutes les six secondes, mais toujours pas de faisceau électronique braqué sur nous.

- Je ne crois pas qu'ils puissent nous détecter ainsi, dit le pilote, réfléchissant tout haut.

- Sinon, on aurait intérêt à dégager en vitesse. " Son copilote fit jouer ses phalanges avec nervosité ; il espérait que cette confiance n'était pas déplacée.

Il n'y aurait pas à crier t‚iaut. Les chasseurs étaient audessus du plafond nuageux. Dans les circonstances actuelles, traverser la couche de nuages serait risqué. Les ordres arrivèrent un peu comme une douche froide après toutes ces heures d'entrainement et d'exercices, et une longue et morne nuit de patrouille. Kami-Deux changea de fréquence de travail et se mit à

focaliser électroniquement son faisceau sur les trois contacts en approche.

" Ils nous ont accrochés ! signala aussitôt l'officier d'alerte. Changement de fréquence, pulses violents en bande Ku.

- Sans doute viennent-ils juste de nous découvrir. " Logique, non ? Une fois qu'ils avaient repéré un écho en approche, ils devaient chercher à

confirmer le contact. «a leur laissait un petit répit. Le colonel estima qu'ils pouvaient encore continuer deux ou trois minutes, et voir venir.

" Il ne vire pas ", dit le capitaine. II aurait d˚, immédiatement, non ?

Tout le monde à bord s'interrogea. II ne pouvait y avoir qu'une seule raison de n'en rien faire, et l'ordre consécutif était évident. Kami-Deux changea de nouveau de fréquence pour passer en mode conduite de tir, et l'un des Eagle largua deux missiles à guidage radar. Plus au nord, un autre Eagle était encore hors de portée de la cible qu'on venait de lui assigner.

Son pilote enclencha la post-combustion pour y remédier.

" Verrouillage ! quelqu'un s'est verrouillé sur nous !

- Dégagement à gauche ! " Le colonel bascula le manche et poussa les gaz pour plonger vers le sommet des vagues. Une série de fusées éclairantes accompagnées d'un nuage de paillettes jaillit de la queue du bombardier.

Les leurres ralentirent presque aussitôt dans l'air glacial pour flotter, presque immobiles. Le radar perfectionné embarqué sur le E-767 identifia aussitôt les nuages de paillettes métalliques et, automatiquement, il les ignora pour guider son faisceau mince comme un crayon sur le bombardier qui progressait toujours. Le missile n'avait qu'à le suivre. Toutes ces années d'élaboration portaient enfin leurs fruits, et les contrôleurs à bord de l'avion-radar commentaient mentalement ce revirement de situation inattendu. Le système avait été conçu pour les protéger des Russes, pas des Américains. Remarquable, non ?

" Impossible de décrocher! " L'officier d'alerte avancée avait bien essayé

d'enclencher le brouillage actif, mais l'étroit pinceau qui martelait la cellule d'aluminium de leur Lancer avait une puissance de deux millions de watts : ses brouilleurs n'avaient pas la moindre de chance de le contrer.

L'appareil décrivit de brusques écarts. Ils ne savaient pas o˘ se trouvaient les missiles et ils ne pouvaient que suivre les consignes du manuel, mais le manuel, ils s'en rendaient compte un peu tard, n'avait pas prévu ce genre d'adversaire. quand le premier missile explosa au contact de l'aile droite, ils étaient trop bas pour que les sièges éjectables leur soient d'une utilité quelconque.

Le second B-1 eut un peu plus de chance. Il encaissa un coup au but qui détruisit deux réacteurs ; pourtant, même avec une puissance réduite de moitié, il réussit à dégager trop vite pour être rattrapé par le chasseur japonais, mais l'équipage se demandait s'ils parviendraient à rallier Shemya avant qu'une autre pièce essentielle se détache de leur zinc à cent millions de dollars pièce. Le reste de l'escadrille battit également en retraite, et chaque homme espérait que quelqu'un serait fichu de leur expliquer ce qui avait pu clocher.

A ce moment crucial, un autre acte d'hostilité venait d'être commis, quatre hommes de plus avaient perdu la vie : désormais, l'un et l'autre camp auraient de plus en plus de mal à faire machine arrière dans cette guerre qui n'avait pas vraiment de règles discernables.

36

Considération

CE n'était pas vraiment une surprise, se dit Ryan, mais ce serait une piètre consolation pour les familles des quatre officiers de l'Air Force.

Il aurait d˚ s'agir d'une mission simple, sans problème, et le seul - et bien sinistre - point positif est qu'elle avait à coup s˚r été riche d'enseignements. Le Japon disposait de la meilleure escadrille de défense aérienne au monde. Il faudrait l'anéantir s'ils voulaient réussir à

éliminer leurs missiles intercontinentaux - or, ils devaient obligatoirement les éliminer. Une pile considérable de documents était posée sur son bureau. Rapports de la NASA sur le SS-19 japonais. Comptes rendus des observations de tirs d'essai des engins. Evaluations des capacités des missiles. Estimations de leur charge utile. Car il ne s'agissait toujours que d'estimations, en fait. Il lui fallait plus, mais telle était la nature des informations fournies par le Renseignement. On n'en avait jamais suffisamment pour prendre une décision circonstanciée, et donc il fallait se résoudre à prendre une décision non circonstanciée en espérant avoir eu des intuitions justes. La sonnerie du STU-6 fut un soulagement, car elle le distrayait du souci de savoir ce qu'il allait pouvoir dire au Président sur ce qu'il ne savait pas.

" Salut, MP. Du nouveau?

- Koga veut rencontrer des gens de chez nous, répondit aussitôt Mme Foley.

A première vue, il n'est pas ravi du tour pris par la situation. Mais c'est un

risque ", ajouta-t-elle.

Ce serait tellement plus facile si je ne connaissais pas ces deux-là, songea Ryan. "Approuvé, répondit-il. On aura besoin du maximum d'informations disponibles. Il faut qu'on sache qui prend réellement les décisions là-bas.

- Ce n'est pas le gouvernement. Pas vraiment. Toutes les données convergent. C'est la seule raison pour laquelle le Renseignement russe n'a rien vu venir. Donc, la question évidente est...

- Et la réponse à cette question est oui, Mary Pat.

- Il faudra que quelqu'un en assume la responsabilité, jack, nota d'un ton égal le sous-directeur des opérations.

- Et quelqu'un l'assumera ", promit le chef du Conseil national de sécurité.

Il était sous-attaché commercial adjoint. Jeune diplomate de vingt-cinq ans à peine, il était rarement invité à des manifestations importantes, et quand il l'était, il traînait ses basques comme un page d'une ère révolue, toujours aux petits soins pour ses supérieurs, allant leur chercher à

boire, bref passant tout àfait inaperçu. Mais il était aussi officier de renseignements, bien s˚r, domaine o˘ il faisait également ses premières armes. Lorsqu'il rejoignait son poste à l'ambassade, sa t‚che était de récupérer les messages dans les boîtes aux lettres chaque fois qu'il repérait les signaux convenus, comme justement ce dimanche matin à Tokyo.

Cette t‚che était un défi à sa créativité car il devait donner au planifié

les apparences de l'aléatoire, et procéder d'une manière différente à

chaque fois, mais pas au point d'éveiller la curiosité. C'était sa deuxième année d'agent sur le terrain, mais il en était déjà à se demander comment ces diables d'hommes arrivaient à faire carrière sans finir complètement cinglés.

Là, il y était : une boîte de soda - un bidon rouge de Coca, en (occurrence

- oubliée dans le caniveau entre la roue arrière gauche d'une berline Nissan et le trottoir, vingt mètres devant lui, à l'endroit convenu. Elle ne devait pas y être depuis bien longtemps. Sinon, quelqu'un l'aurait ramassée pour la jeter dans la première poubelle. Il admirait la propreté

de Tokyo et le civisme qu'il représentait. En fait, il admirait quasiment tout chez ce peuple poli et industrieux, mais cela ne faisait que renforcer ses inquiétudes sur l'intelligence et l'efficacité de leurs services de contre-espionnage. Certes, il avait sa couverture de diplomate, et n'avait rien de plus à redouter qu'une tache dans une carrière qu'il pourrait toujours réorienter - ses activités parallèles lui avaient enseigné pas mal de choses sur la finance et les affaires, si jamais il devait quitter la fonction publique, se répétait-il sans cesse. Avançant sur le trottoir encombré par la foule matinale, il se pencha et ramassa la boîte de soda. Le fond en était serti en retrait pour faciliter l'empilage, et d'une main preste, il détacha le sachet qu'on y avait scotché, puis jeta tranquillement la boîte dans la corbeille au coin de la rue avant de tourner à gauche pour rejoindre l'ambassade. Encore une mission importante d'accomplie, même si elle s'était réduite, en apparence, à ramasser un détritus dans une rue de cette cité d'une propreté méticuleuse.

Deux ans d'instruction, se dit-il, pour jouer les éboueurs. Peut-être que d'ici quelques années il commencerait à recruter lui même son réseau. Au moins, comme ça, on gardait les mains propres.

Sitôt entré dans l'ambassade, il se dirigea vers le bureau du commandant Cherenko et déposa le paquet récupéré avant de rejoindre son bureau personnel et sa brève matinée de travail.

Boris Cherenko, quant à lui, avait autant de boulot qu'il aurait pu l'espérer. Son poste était censé être une sinécure : une banale mission d'espionnage commercial, afin de recueillir les techniques industrielles susceptibles d'être aisément dupliquées par son pays. Bref, plus une t‚che d'homme d'affaires que d'espion pur et dur. La perte du réseau CHARDON

d'Oleg Lyaline avait été une catastrophe professionnelle qu'il s'était pendant un certain temps efforcé de réparer sans grand succès. Ce traître de Lyaline s'était

r~ 'lé maître dans l'art de s'insinuer dans les opérations commeteve ciales. Pour sa part, il s'était efforcé de réussir une pénétration plus classique des organes du pouvoir nippon, et ses tentatives pour rééditer les succès de son prédécesseur commençaient tout juste à porter leurs fruits quand on lui avait de nouveau assigné une mission complètement différente. Sans aucun doute étaitelle aussi surprenante pour lui que l'était la situation actuelle pour les Américains, si durement touchés par leurs alliés de naguère. Encore un truisme qu'ils s'étaient permis d'oublier : ne jamais se fier à personne.

Le colis qu'on venait de déposer sur son bureau était en tout cas facile à

traiter: deux images extraites d'une pellicule trente-cinq millimètres, en noir et blanc, déjà développées sous forme de négatif. Il suffisait d'en détacher le ruban gris et de dérouler le film, une t‚che qui lui prit quelques minutes. Si perfectionnée que soit son agence, le travail concret d'espionnage était souvent aussi fastidieux que le montage des cadeaux d'anniversaire d'un enfant. Dans ce cas précis, il dut allumer une lampe puissante et se servir d'un canif pour détacher le film, et il manqua se couper dans l'opération. Puis il plaça les deux négatifs dans des caches en carton qu'il glissa tour à tour dans une visionneuse. La phase suivante était de retranscrire les données sur un calepin - encore un autre pensum.

Mais cela valait le coup, il s'en rendit compte aussitôt. Les données devraient être confirmées par d'autres sources, mais c'était une bonne nouvelle.

" Les voilà, vos deux wagons ", annonça l'ingénieur de fAMTRAK.

L'emplacement était tellement évident qu'il leur avait fallu une journée pour avoir l'idée d'aller chercher de ce côté. Deux longs wagons surbaissés étaient garés sur le faisceau de voies de la base de lancement de Yoshinobu, avec à côté, trois conteneurs de transports pour le missile SS-19/H-11, en attente sur le quai de chargement. " Et peut-être même un autre, qui dépasse, là, du b‚timent.

- Ils en ont s˚rement plus de deux, non ? remarqua Chris Scott.

- J'imagine, répondit Betsy Fleming. Mais ce pourrait être simplement une voie de garage pour les wagons. C'est un emplacement logique.

- Ici, ou à l'usine de montage ", admit Scott en hochant la tête.

Ce qu'ils attendaient surtout, à présent, c'étaient des données autres que visuelles. Le seul satellite KH-12 en orbite approchait du japon et on l'avait déjà programmé pour observer un tronçon de vallée bien précis.

L'information visuelle leur avait fourni un indice fort utile. Cinquante mètres supplémentaires d'embranchement avaient disparu entre deux passages successifs d'un KH-11. Les photos montraient les pylônes de caténaires d'une ligne électrifiée, mais aucun fil de contact n'était tendu entre eux.

On les avait peut-être installés pour donner un aspect normal àl'embranchement aux yeux des voyageurs qui passaient sur la ligne à grande vitesse, encore une façon de masquer l'évidence.

Vous savez, s'ils n'y avaient pas touché..., observa le gars de l'AMTRAK, en contemplant de nouveau les vues aériennes.

- Oui mais, ils l'ont fait ", répondit Betsy en consultant l'horloge.

quelqu'un était en train de déployer un filet de camouflage sur les poteaux de caténaires, juste après le premier coude de la vallée. Les voyageurs sur la ligne principale ne remarqueraient rien et, avec une meilleure synchronisation, eux trois non plus n'auraient rien vu. " Si vous étiez à

leur place, que feriez-vous à présent ?

- Pour ne pas que vous le remarquiez ? Facile, répondit l'ingénieur. J'y garerais des wagons de service. Comme ça, l'embranchement aurait l'air tout ce qu'il y a d'ordinaire, et ce n'est pas la place qui leur manque. C'est même ce qu'ils auraient d˚ faire dès le début. Vous commettez tout le temps ce genre d'erreur ?

- Ce ne serait pas la première, observa Scott.

- Et maintenant, qu'est-ce que vous attendez ?

- Vous verrez bien. "

Largué huit ans plus tôt par la navette spatiale Atlantis, le satellite KH-12 construit par TRW avait en fait largement dépassé sa durée de vie nominale, mais comme avec bon nombre de produits fabriqués par cette entreprise - à l'Air Force, on l'appelait la " TR-Wonderful " - il continuait de tourner comme une horloge. Le satellite de reconnaissance radar avait toutefois entièrement épuisé ses réserves d'ergols pour les manoeuvres, ce qui voulait dire qu'il fallait attendre qu'il ait atteint la position qu'on recherchait, avec l'espoir qu'il se trouverait alors à l'altitude requise pour la mission prescrite.

C'était un gros vaisseau cylindrique, long de près de dix mètres et doté

d'" ailes " immenses : les panneaux solaires alimentant son radar en bande Ku. Les cellules photoréceptrices s'étaient dégradées avec les années dans ce milieu soumis à des radiations intenses, n'autorisant que quelques minutes de fonctionnement par orbite. Les contrôleurs au sol avaient, semblait-il, d˚ attendre longtemps que se présente cette occasion favorable. L'orientation de l'orbite était nord-ouest/sud-est et passait à

moins de six degrés de la verticale du site, assez près pour voir jusqu'au fond de la vallée. Ils en savaient déjà pas mal. Le passé géologique de la zone était clair.

Une rivière aujourd'hui barrée par une retenue hydro-électrique avait profondément creusé cette gorge. C'était plus un canyon qu'une vallée à cet endroit, et ses flancs escarpés avaient été le facteur décisif pour y installer les lanceurs. Ces derniers pouvaient être lancés à la verticale, alors que des missiles hostiles seraient bloqués par les montagnes de chaque côté. Peu importait leur provenance. La configuration du site aurait le même effet sur les véhicules de rentrée, qu'ils soient russes ou américains. L'ultime trait de génie avait été que la vallée soit creusée dans la roche dure. Chaque silo avait ainsi une armure naturelle. Toutes raisons pour lesquelles Scott et Fleming avaient misé leur réputation professionnelle sur la mission dévolue au KH-12.

" C'est à peu près l'heure, Betsy, annonça Scott en consultant la pendule murale.

- qu'allez-vous voir au juste ?

- S'ils sont là-bas, on le saura. Vous suivez la technologie spatiale ?

demanda Fleming.

- Vous parlez à un authentique fan de Star Trek.

- Au début des années quatre-vingt, la NASA a lancé un satellite d'observation photographique et le premier cliché qu'il retransmit était une vue du delta du Nil, révélant les nappes aquifères alimentées par la Méditerranée. On en a fait le relevé.

- C'est le même satellite qui a repéré au Mexique le tracé des anciens canaux d'irrigation creusés par les Mayas, je crois. que cherchez-vous à me dire ? demanda le responsable de fAMTRAK.

- que c'était une mission à nous, pas un projet de la NASA. Le moyen de signaler aux Russes qu'ils ne pouvaient plus cacher leurs silos à nos satellites. Ils ont bien reçu le message ", expliqua Mme Fleming. A peu près au même moment, le fax à ligne cryptée se mit à crépiter. Le signal transmis par le KH-11 avait été transmis à un satellite géostationnaire en orbite au-dessus de l'océan indien, et de là renvoyé vers le continent américain. Ces premiers signaux n'étaient pas traités mais ils espéraient qu'ils seraient suffisamment lisibles pour permettre une analyse rapide.

Scott sortit la première image de la machine et la posa sur la table sous une lampe puissante, juste à côté d'une carte du même endroit.

7< Dites-moi ce que vous voyez.

-- Bon, voilà la ligne principale... oh... ce truc arrive à détecter les traverses. Les rails sont trop étroits, c'est ça ?

- Correct. " Betsy repéra l'embranchement. Les traverses en béton, larges de quinze centimètres, engendraient un écho radar parfaitement net traduit sur l'image par une ligne tiretée.

" Elle remonte assez haut dans la vallée, non ? " Le nez sur la feuille de papier, le gars de fAMTRAK suivait le tracé au crayon. " Une courbe... une autre... C'est quoi, ça? " dit-il en indiquant de la pointe une série de cercles blancs.

Scott plaça sur la feuille un double décimètre. " Betsy ?

- Et bien regroupés, en plus. Bigre, c'est-y pas astucieux, tout ça... «a a d˚ leur co˚ter une fortune.

- Beau travail ", murmura Scott. L'embranchement ferroviaire décrivait une série de courbes et de contre-courbes, et tous les deux cents mètres se trouvait un silo, à trois mètres à peine du bord des traverses. " Il a vraiment fallu qu'ils se creusent la cervelle.

- Là, je suis largué.

- Le regroupement, expliqua Mad. Fleming. «a veut dire que si vous tentez de frapper le site de missiles, votre première charge va projeter dans les airs une telle quantité de débris qu'ils vont cribler les suivantes.

- Cela signifie qu'on ne peut pas recourir à l'arme nucléaire pour éliminer ces joujoux - ça complique leur emploi, en tout cas, poursuivit Scott.

Faites-moi un récapitulatif général, ordonna-t-il.

- On a une ligne ferroviaire sans aucune justification commerciale.

N'allant nulle part, elle ne sert à rien du point de vue rentabilité. Ce n'est pas non plus une voie de service : trop longue. Elle est à écartement normal, sans doute à cause des dimensions de la charge à transporter.

- Et ils déploient au-dessus des filets de camouflage ", enchaîna Betsy pour conclure l'évaluation ; elle tenait déjà les grandes lignes du rapport sur la sécurité nationale qu'ils auraient à pondre ce soir. " Chris, c'est notre site.

- Mais je ne compte que dix silos. Il y en a encore dix à

trouver. "

Ce n'était pas facile d'y voir un avantage, mais la réduction de taille de la marine avait dégagé des surplus de personnel, de sorte qu'il n'avait pas été bien sorcier de trouver trente-sept hommes de plus. Cela portait l'effectif du Tennessee à cent vingt, trente-sept de moins que la taille normale de l'équipage d'un classe Ohio, un chiffre que Dutch Claggett estimait acceptable. Il n'avait pas besoin des techniciens de missiles, après tout.

Son équipage aurait une forte proportion d'officiers mariniers, encore un fardeau qu'il supportait sans trop de mal, estima-t-il en regardant, depuis le kiosque, ses hommes charger les provisions à la lueur des projecteurs.

Le réacteur était allumé et en chauffe. En ce moment même, son chef mécanicien exécutait un exercice. Tout à l'avant, le cylindre vert d'une torpille ADCAP Mark 48 glissait dans l'écoutille de chargement des munitions sous l'oeil attentif d'un maître torpilleur. Il n'en restait que seize de ce modèle en stock mais il n'escomptait pas avoir besoin d'autant pour sa mission. L'Asheville, le Charlotte. Il avait connu des hommes à

bord des deux bateaux, et si jamais Washington venait à dire " pouce ", peut-être alors devrait-il aviser...

Une voiture s'immobilisa sur l'appontement, un premier maître en descendit, portant une mallette métallique. Il monta àbord, évitant les matelots chargés de cartons, puis descendit par une écoutille.

" C'est la mise à jour du logiciel pour les systèmes sonar, expliqua le second. Celui qui leur sert à traquer les baleines.

- Combien de temps pour l'installer ?

- Normalement, quelques minutes.

- Je veux qu'on ait appareillé avant l'aube.

- Sans problème. Première escale, Pearl ? "

Claggett acquiesça, en indiquant les autres classe Ohio, eux aussi en cours de chargement. " Et je ne veux pas voir un de ceux-là venir nous battre sur le fil. "

La vision n'avait rien de rassurant mais elle était spectaculaire. Le johnnie Reb reposait sur des rangées de billes de bois, dominant le fond de la cale sèche comme un gigantesque immeuble. Le capitaine Sanchez avait décidé de venir y jeter un oeil et il se retrouvait aux côtés du commandant du b‚timent. Devant eux, un pont roulant

était en train de retirer les restes de l'hélice numéro trois. Ouvriers et ingénieurs coiffés de leurs casques protecteurs multicolores s'étaient Îcartés et convergeaient maintenant vers le talon de la quille pour évaluer l'étendue des dég‚ts. Une autre grue mobile s'avança pour procéder à

l'extraction de l'arbre de sortie numéro quatre. Il allait falloir l'extraire longitudinalement ; à l'intérieur, le cardan de raccordement côté moteur avait été déjà démonté.

" Les salauds, murmura le skipper.

- Tout cela est réparable, observa tranquillement Sanchez.

- quatre mois. Si on a de la chance ", ajouta le capitaine. Ils manquaient tout simplement de pièces pour aller plus vite. La pierre d'achoppement était le train réducteur. Rien d'étonnant: il allait falloir usiner six jeux complets d'engrenages et cela prenait du temps. La transmission de l'Enterprise avait été entièrement détruite et les efforts pour rapatrier au plus vite le bateau vers des eaux plus tranquilles avaient achevé

l'unique train réducteur qui aurait encore pu être réparable. Six mois pour ce deuxième b‚timent, et encore, à condition qu'on arrive à presser le fournisseur et le convaincre de faire les trois-huit pour tenir les délais.

Le reste des réparations ne posaient aucun problème.

" quel délai pour remettre en service l'hélice numéro un ? "demanda Sanchez.

Le capitaine haussa les épaules. " Deux ou trois jours. Pour ce que ça nous avancera... "

Sanchez hésita avant de poser la question suivante. Il aurait d˚ savoir la réponse et il avait peur de passer pour un bel idiot - oh, et puis merde!

Il fallait de toute façon qu'il retourne à Barbers Point. Et les seules questions idiotes, n'arrêtait-il pas de répéter depuis des années, étaient celles qu'on s'abstenait de poser.

" Commandant, je ne voudrais pas paraitre idiot, mais quelle vitesse peut-il atteindre rien qu'avec deux hélices ? "

Ryan se surprit à regretter que la Société de la Terre plate' n'ait pas raison. Dans ce cas, le monde n'aurait connu qu'un seul fuseau 1. Groupe de doux (?) dingues, convaincus que, depuis Galilée, un sombre complot maçonnique veut nous persuader de la rotondité de la Terre. D'après eux, les vols spatiaux seraient depuis le début une vaste entreprise d'intoxication et les photos satellitaires de grossiers trucages (NdT).

horaire - quand les Mariannes avaient quinze heures de décalage avec le continent, le Japon quatorze et Moscou huit. Les principales places financières d'Europe occidentale avaient cinq ou six heures d'avance, selon les pays. HawaÔ, cinq de retard. Il avait des contacts dans ces différents endroits, qui bien évidemment travaillaient en se conformant à l'heure locale, et les écarts étaient tels que l'essentiel de ses pensées était occupé à calculer qui dormait s˚rement et qui était sans doute endormi. Il grommelait tout seul dans son lit, en se remémorant la confusion dont il souffrait toujours lors des vols intercontinentaux. Même à cette heure-ci, des gens travaillaient encore dans certains de ces endroits, et il ne pouvait rien y faire ; et il savait pourtant qu'il devait dormir s'il voulait être en état d'agir quand le soleil reviendrait éclairer la ville o˘ il vivait et travaillait. Mais le sommeil ne voulait pas venir et il restait là à contempler la frisette de pin qui recouvrait le plafond de sa chambre.

" A quoi tu penses ? " demanda Cathy.

Jack grommela. " Je regrette d'avoir quitté la banque.

- Et dans ce cas, qui réglerait les problèmes ? "

Long soupir. " Un autre.

- Pas aussi bien, jack, suggéra son épouse.

- Exact, admit-il en fixant le plafond.

- Comment vont réagir les gens, à ton avis ?

- Je n'en sais rien. Je ne sais pas trop moi-même comment je réagis, admit Jack. Rien ne se passe vraiment comme prévu. Nous sommes en guerre, mais une guerre qui n'a aucun sens. On vient de se débarrasser, il y a dix jours à peine, des derniers missiles nucléaires, et on les retrouve braqués sur nous, sans aucun moyen de riposter, et si l'on n'y met pas rapidement le holà... franchement, je n'en sais rien, Cathy.

- Ne pas dormir n'améliorera pas les choses.

- Dieu merci, j'ai épousé un toubib. " Il réussit à sourire. " Eh bien, chérie, tu nous as déjà permis de régler un problème.

- Comment cela?

- En étant futée. " En faisant constamment travailler ton cerveau, poursuivit-il mentalement. Sa femme ne faisait jamais rien sans y avoir d'abord réfléchi à fond. Elle travaillait avec une relative lenteur selon les critères de sa profession. C'était peutêtre une attitude normale pour qui reculait les limites, passait son temps à peser, évaluer et planifier -

comme un bon agent

de' renseignements, en fait - et puis, une fois que tout avait été révu et calculé, chlak ! un coup de laser. Ouais, c'était une onne façon d'opérer, non ?

" Eh bien, je pense que nous avons appris une leçon ", dit Yamata. Un appareil de sauvetage avait récupéré les corps et quelques débris du bombardier américain flottant à la surface. Les corps seraient traités avec dignité, avait-il été décidé. On avait déjà transmis par télex les noms à

Washington, via l'ambassade, et en temps opportun les dépouilles seraient rapatriées. Il convenait de faire preuve de miséricorde, et ce pour bien des raisons. Un jour, l'Amérique et le Japon se réconcilieraient, et il ne voulait pas g‚cher cette possibilité. C'était également mauvais pour les affaires.

" L'ambassadeur signale qu'ils ne nous proposent toujours rien, répondit Goto au bout d'un moment.

- Ils n'ont pas encore procédé à l'évaluation de leur position et de la nôtre.

- Vont-ils réussir à réparer leur système financier ? "

Yamata fronça les sourcils. " Peut-être. Mais ils connaissent encore de grosses difficultés. Ils ont toujours besoin de nous comme fournisseurs et comme clients - et ils sont incapables de nous frapper efficacement comme quatre de leurs aviateurs, et peut-être même huit, l'ont appris à leurs dépens. " Les choses ne s'étaient pas vraiment déroulées selon ses plans, mais bon, l'avaient-elles jamais fait ? " Ce qu'il faut maintenant, c'est leur montrer que les gens de Saipan préfèrent notre autorité à la leur. Dès lors, l'opinion internationale penchera en notre faveur, ce qui contribuera grandement à désamorcer la crise. "

Et d'ici là, pensait Yamata, tout se déroulait au mieux. Les Américains ne seraient pas de sitôt en mesure d'espionner le territoire de son pays. Ils n'avaient pas les moyens matériels de reconquérir les îles, et lorsqu'ils les auraient, eh bien le Japon aurait un nouvel allié, voire une nouvelle direction politique, qui sait...

" Non, je ne suis pas surveillé, lui assura Koga.

- En tant que reporter... non, vous n'êtes pas dupe, n'est-ce pas ? demanda Clark.

- Je sais que vous êtes officier de renseignements. Je sais que notre ami Kimura a été en contact avec vous. " Ils se trouvaient dans une maison de thé confortable, près des rives de l'Ara. Non loin de là, il y avait le plan d'eau olympique aménagé pour les Jeux de 1964. L'endroit avait également l'avantage d'être situé àproximité d'un commissariat de police, se remémora John. Pourquoi, se demandait-il, avait-il toujours redouté la curiosité de la police ? Dans les circonstances actuelles, le mieux pour lui était semblait-il d'admettre les faits.

" Dans ce cas, Koga-san, je suis à votre merci.

- Je présume que votre gouvernement sait désormais ce qui se passe. Tout ce qui se passe, poursuivit Koga avec dédain. J'ai également parlé avec mes contacts personnels.

- La Sibérie, dit simplement Clark.

- Oui. C'est un des volets du plan. La haine de l'Amérique que nourrit Yamata-san en est un autre, mais en résumé, c'est de la folie pure.

- La réaction des Américains n'est pas vraiment mon souci immédiat, mais je puis vous garantir que mon pays ne se soumettra pas docilement à une invasion de notre sol, dit calmement John.

- Même si la Chine est impliquée? intervint Kimura.

- Surtout si la Chine est impliquée, dit Chavez, histoire de rappeler sa présence. Je présume que vous aussi, vous avez étudié l'histoire.

- J'ai peur pour mon pays. Le temps est révolu pour de telles aventures, mais les individus qui... est-ce que vous connaissez réellement le mécanisme des décisions politiques chez nous ? La volonté du peuple n'a aucun poids. J'ai essayé de changer cet état de fait. J'ai essayé de mettre un terme à la corruption. "

Clark réfléchissait à toute vitesse, cherchant à décider si l'homme était ou non sincère. " Nous sommes confrontés à des problèmes analogues, comme vous l'avez sans doute appris. La question reste : que faisons-nous maintenant ? "

Le tourment se lisait sur les traits de son interlocuteur. " Je n'en sais rien. J'ai voulu cette rencontre avec l'espoir de faire comprendre à votre gouvernement que tout le monde ici n'est pas devenu fou.

- Vous ne devez pas vous considérer comme un traître, Koga-san, dit Clark après quelques instants de réflexion. Sincèrenjent, vous ne l'êtes pas. que doit faire un homme quand il sent que son gouvernement prend des décisions erronées ? Et vous avez raison d'estimer que les conséquences de la politique actuellement suivie pourraient être extrêmement graves. Mon pays n'a ni temps ni énergie à perdre dans un conflit, mais si l'on nous y contraint, eh bien, nous serons bien forcés de réagir. Cela dit, je dois vous poser une question.

- Je sais laquelle. " Koga baissa les yeux vers la table. Il aurait bien saisi son verre, mais il redoutait que sa main ne tremble.

" Seriez-vous prêt à travailler avec nous pour empêcher une telle éventualité ? " Ce n est pas à un sous-fifre comme moi de poser une telle question, se dit John, mais c'est lui qui était là, pas les grands pontes.

" Comment ?

- Je n'ai pas autorité pour vous donner des directives précises, mais je peux vous répercuter les requêtes de mon gouvernement. A tout le moins, nous vous demanderons de nous fournir des informations, et peut-être de faire jouer votre influence. On vous respecte toujours dans les cercles gouvernementaux. Vous avez encore des amis et des alliés à la Diète. Nous ne vous demanderons pas de compromettre ces éléments. Ils sont trop précieux pour qu'on les g‚che.

- Je peux me prononcer contre cette folie. Je peux...

- Vous pouvez faire bien des choses, Koga-san, mais je vous en conjure, pour l'amour de votre pays et du mien, ne prenez aucune initiative sans avoir au préalable pesé les effets possibles de votre action. " Ma prochaine reconversion, songea Clark. Conseiller politique. " Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas, sur le fait que l'objectif essentiel est d'éviter un conflit majeur ?

- Ha i.

- N'importe quel imbécile peut déclencher une guerre, annonça Chavez, remerciant la providence pour ses cours de maîtrise. Il faut avoir une autre envergure pour l'empêcher, et cela exige d'y réfléchir avec soin.

- J'écouterai votre conseil. Je ne vous promets pas que je le suivrai. Mais je vais l'écouter. "

Clark hocha la tête. " C'est tout ce que nous pouvons demander. " Le reste de la réunion s'attacha aux formalités. Un autre

rendez-vous analogue e˚t été trop dangereux. Kimura se chargerait dorénavant de transmettre des messages. Clark et Chavez partirent les premiers, regagnant leur hôtel à pied. C'était une tout autre affaire que d'enlever Mohammed Abdul Corp. Koga était un homme respectable, intelligent, et qui voulait agir pour le bien public, même au prix d'une trahison. Mais John se rendit compte que les paroles qu'il avait adressées à cet homme n'avaient été qu'un élément du rituel de séduction. A partir d'un certain échelon, la raison d'…tat devenait une affaire de conscience, et il était reconnaissant à cet homme d'en avoir apparemment une.

" …coutilles fermées ", annonça le maître principal depuis son poste à

l'angle b‚bord avant du centre d'opérations tactiques. Comme toujours, le plus élevé en grade des officiers mariniers était l'officier de plongée.

Toutes les ouvertures dans la coque du bateau avaient été hermétiquement fermées et les cercles rouges sur le tableau de plongée étaient à présent remplacés par des barres horizontales rouges. " Pressurisation de la coque.

- Tous les systèmes calibrés et vérifiés. La compensation est entrée. Parés à plonger, annonça fODP.

- Parfait. Descendons. En plongée ! Profondeur cent pieds. "Claggett parcourut des yeux le compartiment, vérifiant d'abord les cadrans, puis inspectant du regard ses hommes. Le Tennessee n'avait plus navigué en immersion depuis plus d'un an. Aucun de ces hommes non plus, et il guettait les signes de malaises nerveux, tandis que l'officier de pont donnait les ordres pour la manoeuvre. Il était normal que certains, parmi les plus jeunes, hochent la tête en se répétant qu'ils étaient après tout des sousmariniers, censés avoir l'habitude. Le bruit de l'air qui s'échappait ne laissait aucun doute. L'avant du Tennessee s'inclina doucement de cinq degrés vers le bas. Les prochaines minutes allaient être occupées à

contrôler son assiette pour voir si le bateau était convenablement équilibré et vérifier si tous les systèmes de bord fonctionnaient normalement, comme tous les tests et inspections préalables avaient déjà

permis de s'en assurer. L'ensemble du processus prit une demi-heure.

Claggett aurait volontiers accéléré la manoeuvre, et la prochaine fois, il ne s'en priverait pas, mais pour

le moment, il s'agissait surtout de remettre tout le monde dans lé bain.

" Monsieur Shaw, barre à gauche au nouveau cap deux-unzéro.

- Entendu, passerelle, gouvernail à gauche dix degrés, nouveau cap deux-zéro-dix, répondit scrupuleusement le timonier, amenant le sous-marin sur son nouveau cap.

- En avant toute, ordonna Claggett.

- En avant toute, oui. " A plein régime, le Tennessee pouvait filer vingt-six noeuds. Ils avaient même encore une marge de quatre noeuds supplémentaires en surrégime. Le fait était méconnu, mais une erreur de conception touchait les submersibles de la classe Ohio, prévus à l'origine pour une vitesse limite d'un peu plus de vingt-six noeuds. Or, dès ses premiers essais àpleine puissance, le prototype de la série avait allégrement dépassé les vingt-neuf et les modèles suivants s'étaient même révélés un poil plus rapides. Enfin, songea Claggett avec un sourire, la marine américaine n'avait jamais été particulièrement intéressée par les b

‚timents lents ; ils avaient moins de chances de se sortir à temps du danger.

" Jusqu'ici, tout baigne ", observa Claggett pour son officier de plongée.

L'enseigne de vaisseau Shaw acquiesça. A deux doigts lui aussi d'être démobilisé, il avait été assigné au poste de navigateur, et ayant déjà eu l'occasion de servir sous les ordres de Dutch Claggett, il n'avait pas vu d'objection à remettre ça pour un tour. " On monte gentiment en vitesse, cap'taine.

- On a eu le temps d'économiser des neutrons, ces temps derniers.

- quelle est la mission ?

- Pas encore définie avec certitude, mais je veux être pendu si nous ne sommes pas le plus rapide des sous-marins d'attaque jamais construits, observa Claggett.

- II est temps de déployer.

- Eh bien, faites, monsieur Shaw. "

Une minute plus tard, le long c‚ble du sonar de traîne était déployé à

l'arrière, guidé dans le sillage du submersible via la barre de plongée tribord. Même aux allures rapides, le mince réseau formé par les hydrophones fixés au c‚ble livra aussitôt un

flot de données aux opérateurs situés à l'avant au centre tactique. Le Tennessee filait à présent à pleine vitesse, s'enfonçant un peu plus, jusqu'à huit cents pieds. L'accroissement de la pression hydrostatique éliminait tout risque de cavitation due aux hélices au profil complexe. Le réacteur à circulation naturelle n'émettait aucun bruit de pompe. Les lignes profilées de la coque n'engendraient aucun bruit de turbulence. A l'intérieur, les hommes portaient des chaussures à semelles caoutchoutées.

Et les turbines étaient montées sur des platines reliées à la coque par des ressorts pour les isoler et supprimer tout couplage acoustique avec le bruit des moteurs. Conçu pour n'émettre aucun bruit et connus dans la communauté des sous-marins d'attaque sous le nom de " trou noir ", le classe Ohio était sans aucun doute l'engin le plus silencieux que l'homme ait jamais fait naviguer. Avec leurs dimensions imposantes, et malgré leur vitesse et leur manoeuvrabilité bien inférieures à celles des sous-marins d'attaque de taille plus réduite, le Tennessee et ses semblables gardaient une confortable avance dans le domaine de performances le plus important.

Même des baleines auraient eu du mal à entendre un.

A égalité de force, se répéta Robby Jackson. Si ce n'était pas possible, alors quoi ? " Ma foi, si l'on ne peut pas jouer ça comme un match de championnat, on n'a qu'à le jouer comme une partie de cartes ", se dit-il, seul dans son bureau. Il leva les yeux, surpris, et se rendit compte qu'il venait de s'entendre parler tout haut.

Pas très professionnel de se mettre en colère, mais le contreamiral Jackson se permit momentanément cet écart. L'ennemi - c'était désormais le terme qu'il employait - assumait que lui et ses collègues du commandement intégré

ne seraient pas capables d'élaborer une réponse efficace à leurs actions.

Pour eux, c'était une question d'espace, de temps et de force. L'espace se mesurait en milliers de milles. Le temps s'évaluait en mois et en années.

La force, en divisions et en flottes.

Et s'ils se trompaient ? se demanda Jackson.

De Shemya à Tokyo, il y avait deux mille milles. D'Elmendorf à Tokyo, mille de plus. Mais l'espace en fait était le temps. Le temps, pour eux, était le nombre de mois et d'années nécessaires

pour reb‚tir une marine capable de rééditer ses prouesses de 1944 ; or ça, ce n'était pas dans les cartes, donc le problème était ailleurs. Et la force n'était pas tout. La force était ce qu'on réussissait à déployer à

l'endroit précis o˘ il fallait frapper. Tout le reste n'était que vaine dépense d'énergie.

Le plus important toutefois restait la perception. Ses adversaires percevaient que leurs propres facteurs limitatifs s'appliquaient également aux autres. Ils définissaient la compétition selon leurs propres critères, et si l'Amérique choisissait de jouer ainsi, alors l'Amérique allait perdre. Donc, estima l'amiral Jackson, sa t‚che primordiale était d'élaborer sa propre règle du jeu. Et c'est bien ce qu'il comptait faire.

C'est par là qu'il commença, sur une feuille vierge de papier blanc non réglé, en consultant fréquemment la carte du monde au mur de son bureau.

quel que soit celui qui avait élaboré les tours de veille à la CIA, c'était un homme intelligent, songea Ryan. En tout cas, assez intelligent pour savoir qu'une information reçue à trois heures du matin pouvait bien attendre six heures, ce qui trahissait un degré de jugement fort rare dans le milieu du Renseignement, et dont il lui savait gré. Les Russes avaient transmis la dépêche à la rezidentura de Washington, et de là, ils étaient venus la remettre en main propre à la CIA. Jack se demanda ce que les gardes en uniforme de la maison avaient pensé en laissant les barbouzes russes passer la grille. Ensuite, le rapport avait été répercuté sur la Maison Blanche, et l'estafette attendait dans l'antichambre quand Ryan se présenta à son bureau.

" Les sources rapportent un total de neuf (9) fusées type H-11 à Yoshinobu.

Un autre missile est à l'usine de montage et sert de banc d'essai au sol pour un projet d'amélioration structurelle. Cela laisse dix (10) ou onze (11) fusées non comptabilisées, plus probablement le premier chiffre, établies sur un site non encore défini. Bonne nouvelle, Ivan Emmetovitch.

Je présume que vos spécialistes de l'observation par satellite sont pas mal occupés. Les nôtres aussi. Golovko. "

" «a oui, ils le sont, SergueÔ NikolaÔevitch, murmura Ryan en ouvrant la seconde chemise apportée par l'estafette, ça ne fait aucun doute. "

On est là d tourner en rond, se disait Sanchez.

L'AirPac, le commandant de l'aéronavale pour la zone Pacifique, était un vice-amiral, et il était d'une humeur aussi massacrante que le reste des officiers présents sur la base aéronavale de Pearl Harbor. Responsable de tous les appareils et tous les ponts d'envol à l'ouest du Nevada, son PC

aurait d˚ être le GqG d'une guerre qui n'avait débuté que depuis quelques jours ; or, non seulement il était incapable de dire ce qu'il voulait à ses deux seuls porte-avions en opérations dans l'océan Indien, mais il avait sous les yeux ses deux autres unités, bord à bord, en cale sèche. Et qui risquaient fort d'y rester plusieurs mois, comme les équipes de CNN

l'expliquaient à l'envi aux téléspectateurs de la planète entière.

" Bon, alors, c'est quoi encore ? demanda-t-il à ses visiteurs.

- Avons-nous des plans pour visiter le WestPac ? demanda Sanchez.

- Pas dans l'immédiat.

- Je peux être prêt à appareiller dans moins de dix jours, annonça le commandant du Johnnie Reb.

- S˚r ? demanda aigrement l'AirPac.

- L'arbre numéro un est OK. Si on répare le quatre, je peux filer vingt-neuf, trente noeuds. Sans doute plus. Les essais effectués sur deux moteurs avaient été réalisés avec les quatre hélices posées. En gagnant sur la traînée des hélices démontées, on doit pouvoir arriver à trente-deux.

- Continuez...

- Donc, la première mission doit être d'éliminer leurs avions, d'accord ?

Pour ça, je peux me passer des Hoover et des Intruder. Le Johnnie Reb peut se contenter de quatre escadrilles de Tom, quatre autres de Plastic Bugs, avec un détachement de Robber pour le brouillage, et quelques Hummer en réserve. Et devinez quoi ? "

L'AirPac hocha la tête et termina pour lui : " C'est en gros l'équivalent de la force aérienne qu'ils ont basée sur Guam et Saipan. " C'était gonflé.

Un seul porte-avions contre deux bases insulaires importantes, ce n'était pas précisément... oui mais, voilà, les deux îles étaient très espacées. Le Japon avait d'autres b‚timents qui croisaient dans les parages, plus des sous-marins, et c'était ce qu'il redoutait le plus. " C'est un début, peut-

être...

- Il nous faudrait un certain nombre d'autres éléments, reconnut Sanchez.

Est-ce qu'on risque d'essuyer un refus si on les demande ?

- Pas pour ça ", promit l'amiral après quelques instants de réflexion.

La journaliste de CNN avait effectué son premier direct depuis le bord de la cale sèche ; on y voyait en arrière-plan les deux porte-avions à

propulsion nucléaire posés sur leurs cales, tels deux bébés jumeaux dans leurs berceaux côte à côte. Un des responsables du CINCPAC avait d˚ entre-temps se faire remonter les bretelles pour l'avoir laissée entrer, car le deuxième reportage était émis de bien plus loin : les porte-avions étaient à peine discernables dans le port, derrière son dos, alors qu'elle répétait en gros la même chose, ajoutant simplement qu'elle tenait (de source bien informée) qu'il faudrait peut-être six mois avant que le Stennis et l'Enterprise puissent reprendre la mer.

" Si c'est pas magnifique ", grommela Jack dans sa barbe. L'estimation de la journaliste était aussi bonne que celle posée sur son bureau dans une chemise barrée du tampon Secret Défense en grosses lettres rouges. Voire meilleure, même, car sa source était sans doute un ouvrier du chantier naval qui devait avoir l'habitude de cet atelier de carrosserie géant.

Suivit le commentaire d'un spécialiste - ce coup-ci, un amiral en retraite reconverti dans une boîte de conseil à Washington - qui expliqua que la reconquête des Mariannes serait une t‚che extrêmement difficile, dans le meilleur des cas.

Le problème d'une presse libre, c'est qu'elle divulguait l'information à

tout le monde ; or, depuis une vingtaine d'années, elle était devenue une si bonne source d'informations que les services de renseignements de son propre pays y avaient bien souvent recours sitôt que le facteur temps était critique. En outre, le public se montrant de plus en plus exigeant et cultivé, les grands réseaux avaient réagi en renforçant à la fois l'éventail des informations et leur analyse. …videmment, la presse avait ses faiblesses. Pour l'obtention de tuyaux sérieux, elle dépendait trop des fuites et pas assez des milieux bien informés, surtout à Washington, et pour ce qui était de l'analyse, elle choisissait bien souvent des individus moins motivés par la réalité des faits que par des visées personnelles. En revanche, lorsqu'il s'agissait de données concrètes et manifestes, la presse travaillait souvent mieux que les pros du Renseignement payés par le contribuable.

Le camp adverse comptait dessus également, songea Jack. Tout comme lui dans son bureau, d'autres aussi regardaient la télé, sur toute la planète...

" Tu m'as l'air occupé, nota l'amiral Jackson, sur le pas de la porte.

- J'essaie de patienter aussi vite que possible. " Ryan l'invita à

s'asseoir. " CNN vient de passer un reportage sur les porteavions.

- Bien, dit Robby.

- Bien ?

- On devrait pouvoir faire appareiller le Stennis d'ici huit àdix jours. Un de mes vieux potes, Bud Sanchez, est son chef d'escadre aérienne, et il a un certain nombre d'idées qui me plaisent bien. Idem pour l'AirPac.

- Une semaine ? Attends voir une minute. " Un autre effet des informations télévisées était que les gens les confondaient souvent avec les communiqués officiels, même si en l'occurrence, les données confidentielles corroboraient celles-ci...

Il en restait trois dans le Connecticut, et les trois autres subissaient des essais dans le Nevada. Tout ce qui les concernait sortait de la norme.

L'atelier de montage, par exemple, ressemblait plus à une boutique de tailleur qu'à une usine d'aviation. La matière première des cellules arrivait par bobines dévidées sur une longue table étroite pour que des lasers pilotés par ordinateur les découpent selon des patrons. Les feuilles ainsi découpées étaient ensuite plaquées et cuites au four jusqu'à ce que la couche de fibre de carbone forme un sandwich plus solide que l'acier mais bien plus léger - et, au contraire de l'acier, transparent aux rayonnements électromagnétiques. C'était la somme de près de vingt années de recherche technologique, et le mince recueil de stipulations techniques initiales avait fini par grossir pour atteindre la taille d'une encyclopédie en plusieurs volumes. Typique de tous les programme du Pentagone, celui-ci avait duré trop

longtemps et co˚té trop d'argent, mais le produit fini, même s'il ne répondait pas exactement à une aussi longue attente, valait néanmoins largement le coup, même à vingt millions de dollars pièce, ou, pour reprendre la formule de ses équipages, à dix millions de dollars la place.

Les trois appareils basés dans le Connecticut étaient garés dans un hangar ouvert quand arrivèrent les employés de chez Sikorsky. Les systèmes embarqués étaient parfaitement opérationnels et ils avaient été pris en main juste assez longtemps par les pilotes d'essai de la société pour qu'on puisse en garantir les qualités de vol. Tous les équipements avaient subi avec succès le diagnostic de l'ordinateur de contrôle embarqué, lequel, bien évidemment, avait au préalable effectué son autodiagnostic. Le plein fait, les trois appareils furent roulés à l'extérieur et décollèrent à la nuit tombée vers le nord, direction la base de Westover, dans l'ouest du Massachusetts, d'o˘ ils seraient chargés à bord d'un cargo Galaxy du 327e escadron de transport militaire, pour gagner un site au nord-est de Las Vegas qui n'était consigné sur aucune carte officielle, même si son existence était un secret de polichinelle. A leur point de départ, dans le Connecticut, trois répliques en bois des appareils furent installées dans le hangar dont le côté ouvert était visible depuis la zone pavillonnaire et la route nationale passant trois cents mètres plus haut. On pourrait même voir des ouvriers travailler dessus toute la semaine.

Même si vous ne connaissiez pas encore vraiment le but de la mission, les procédures restaient en gros toujours les mêmes. Parvenu à cinq cents nautiques de la côte, le Tennessee réduisit sa vitesse à vingt noeuds.

" La chambre des machines confirme tous les moteurs en avant deux tiers, commandant.

- Parfait, répondit le capitaine Claggett. Barre à gauche vingt degrés, nouveau cap zéro-trois-zéro. " Le timonier répéta l'ordre et l'instruction suivante de Claggett fut : " Paré à faire ultrasilence. "

Il avait beau connaître les caractéristiques physiques de sa manceuvre, il se dirigea malgré tout vers la table des cartes, àl'arrière, pour vérifier une nouvelle fois le mouvement tournant

du bateau. D'ailleurs, le commandant devait toujours tout vérifier. Partout à bord, on éteignit tous les appareils inutiles, et les matelots qui n'étaient pas de quart s'allongèrent sur leur couchette alors que leur b

‚timent virait de bord. L'équipage, nota Claggett, avait déjà pris le pli.

Filant à (arrière du Tennessee, au bout d'un filin de mille mètres, le sonar de traîne, lui-même long de mille mètres, était entièrement déployé.

Au bout d'une minute, le sous-marin se retrouva, tel un chien qui court après sa queue, quelques centaines de mètres derrière l'extrémité du sonar, filant toujours ses vingt noeuds, tandis que les opérateurs écoutaient attentivement pour détecter les bruits éventuels émis par leur propre navire. L'arrêt suivant de Claggett fut à la chambre du sonar, afin d'observer de visu les écrans de contrôle. Cela relevait en quelque sorte de l'inceste électronique : le meilleur appareillage sonar jamais fabriqué

cherchant à localiser le bateau le plus silencieux jamais construit.

" C'est nous, là, commandant. " Le chef sonar marqua son écran au crayon gras. Le capitaine chercha à masquer sa légère déception. Le Tennessee filait vingt noeuds et le réseau d'hydrophones n'était qu'à mille mètres de distance durant les quelques secondes nécessaires pour effectuer la détection.

" Personne n'est à ce point invisible, commandant, observa l'enseigne Shaw.

- Reprenez notre course d'origine. On refera un essai àquinze noeuds. "

Puis, pour le chef sonar : " Mettez un de vos meilleurs gars sur l'analyse des bandes. On va bien finir par le localiser, ce cliquetis à l'arrière, non ? " Dix minutes plus tard, le Tennessee entamait un nouvel autodiagnostic de bruit.

" Tout cela est réglé comme du papier à musique, Jack. Au moment o˘ je lis ces lignes, le temps travaille pour eux, pas pour nous. " Ce n'était pas ce qui plaisait le plus à l'amiral Jackson. Mais il ne semblait pas y avoir d'autre solution, et cette guerre s'annonçait de plus en plus comme livrée à l'improvisation effrénée, en dehors de toutes règles.

" Tu pourrais bien avoir raison pour ce qui est de l'aspect politique. Ils veulent organiser les élections au plus vite, et ils me semblent bougrement s˚rs d'eux...

- Tu n'es pas au courant ? Ils amènent des civils par charters entiers, lui dit Jackson. Et pourquoi, à ton avis ? Je pense qu'ils vont être illico bombardés résidents, et tous ces braves pékins s'en vont voter ja à

l'Anschluss. Nos amis à l'autre bout du fil ont une vue imprenable sur l'aéroport. Les rotations ont certes un peu ralenti mais vise plutôt les chiffres. Il doit bien y avoir désormais quinze mille soldats sur l'île. Et tous ont le droit de vote. Ajoutes-y les touristes japonais déjà présents, plus ceux qu'ils ont ramenés par avion, et le résultat est couru d'avance.

"

Grimace du chef du Conseil national de sécurité. " Bête comme chou, non?

- Je me rappelle encore quand la loi sur les droits civiques est passée. Eh bien, d'un coup, ça a fait une sacrée différence dans le Mississippi, quand j'étais gosse. Tu trouves pas ça chouette, cette façon qu'ont les gens de tourner la loi à leur avantage?

- Pas de doute, c'est une guerre civilisée. " Personne nia dit qu ils seraient idiots, se rappela Jack. Les résultats de l'élection seraient bidon, mais tout ce qu'il leur fallait, c'était réussir àbrouiller les cartes. Le recours à la force exigeait d'avoir une cause clairement définie. Donc, les négociations faisaient partie des manceuvres dilatoires.

C'était toujours l'autre camp qui décidait des règles du jeu. L'Amérique n'avait pas encore défini de stratégie d'action.

" C'est cela qu'il faut changer.

- Comment ? "

Jackson lui tendit une chemise. " Voilà l'information dont j'ai besoin. "

Le Mutsu avait des capacités de communication par satellite, y compris une liaison vidéo qui pouvait être retransmise depuis le quartier général de la hotte à Yokohama. L'amiral Sato appréciait particulièrement le spectacle, et il savait gré à CNN d'avoir la bonté de le lui offrir. L'Enterprise : trois hélices détruites et la quatrième manifestement en triste état. Le John Stennis : deux arbres de transmission déjà démontés et un troisième visiblement irréparable; le quatrième, hélas, semblait intact. Ce qui restait invisible, c'étaient les dég‚ts internes. Alors qu'il regardait la retransmission, on était en

train de hisser avec une grue l'une des énormes hélices en bronzemanganèse du second b‚timent, tandis qu'un autre engin de levage approchait, sans doute, observa le chef mécanicien du destroyer, pour extraire un tronçon de l'arbre de transmission tribord.

" Cinq mois ", diagnostiqua-t-il, juste avant que la journaliste annonce un délai d'immobilisation probable de six mois, chiffre qu'elle devait tenir d'un ouvrier du chantier naval en mal de confidences.

" C'est l'estimation du qG.

- Ils ne peuvent pas nous vaincre rien qu'avec des destroyers et des croiseurs, observa le commandant du Mutsu. Mais vontils rapatrier leurs deux autres porte-avions de l'océan Indien ?

- Pas si nos amis continuent à maintenir sur eux la pression. Du reste, poursuivit tranquillement Sato, deux porte-avions, ce n'est pas suffisant, pas contre cent avions de chasse basés à Guam et Saipan - et plus encore si je le demande, comme je vais le faire sans doute. C'est vraiment un exercice de stratégie politique, désormais.

- Et leurs sous-marins ? " insista le commandant du destroyer, passablement nerveux.

" Alors, pourquoi ne peut-on pas ? demanda Jones.

- La guerre totale est exclue, répondit le SubPac.

- «a nous a déjà réussi.

- Ils n'avaient pas l'arme nucléaire, à l'époque, observa le capitaine Chambers.

- Oh. C'était vrai, dut admettre Jones. Est-ce qu'on a déjà un plan de prévu ?

- Pour l'instant, il s'agit de les tenir à distance ", dit Mancuso. Ce n'était pas précisément une mission à faire frémir un Chester Nimitz, mais enfin, il fallait bien un début à tout. " qu'est-ce que vous m'avez trouvé ?

- J'ai deux échos de submersibles en immersion périscopique, àl'est des îles. Pas suffisamment affirmés pour déclencher une chasse, mais de toute façon, je ne pense pas qu'on va y envoyer des P-3. Cela dit, les hommes du SOSUS sont sur le pied de guerre. Rien ne pourra passer entre nos mailles.

" Il marqua un temps. " Encore une chose... j'ai eu un contact " - un contact était moins ferme qu'un écho -" avec un objet au large des côtes de l'Oregon.

- Le Tennessee, fit Chambers. C'est Dutch Claggett. Il doit arriver ici à

deux heures zéro zéro vendredi. "

' Jones était impressionné par leur performance. " Bigre, un écho sur un Ohio. Combien d'autres ?

- quatre, le dernier appareille d'ici une heure environ. "Mancuso indiqua sa carte murale. J'ai dit à chacun d'eux de passer au-dessus de ce réseau d'hydrophones du SOSUS pour un test de bruit. Je savais bien que vous traîneriez dans le coin àrenifler leur trace. Ne triomphez pas trop. Ils foncent sur Pearl de toute la puissance de leurs machines. "

Jones acquiesça, tourna la tête. " Bien joué, patron.

- Nous n'avons pas encore entièrement perdu la partie, Dr Jones. "

" Bon Dieu de merde, chef! jura le commandant Claggett.

- C'est de ma faute, monsieur. Entièrement. " Il ne se défila pas. C'était une caisse à outils. On l'avait trouvée coincée entre une conduite d'eau de mer et la coque, et les infimes vibrations du pont suspendu sur ressorts avaient mis en branle les clés rangées à l'intérieur, juste assez pour que le sonar de traîne ait détecté le bruit. " Ce n'est pas une à nous, sans doute un ouvrier du chantier qui l'aura oubliée à bord. "

Trois autres maîtres principaux étaient là pour profiter de la leçon. Cela aurait pu arriver à n'importe qui. Ils savaient également ce qui les attendait. Leur capitaine inspira un grand coup avant de poursuivre. Un bon coup de sang, il n'y avait que ça de vrai, même avec ses officiers mariniers.

" Le moindre centimètre de cette coque, de l'étrave à l'axe d'hélice. Le moindre écrou en vadrouille, le moindre boulon, le moindre tournevis. Tout ce qui traîne par terre, vous me le ramassez. Tout ce qui a du jeu, vous me le resserrez. Et pas question d'arrêter tant que ce sera pas fini. Je veux que ce rafiot soit si silencieux que je puisse entendre vos blagues idiotes quand vous pensez à moi.

- Ce sera fait, amiral ", dit le maître d'équipage. Autant s'habituer tout de suite à ne plus fermer 1'oei4 ajouta-t-il, sans le dire.

" Vous avez tout compris, chef. Et pas question de fermer l'oeil tant que cette coquille de noix ne sera pas plus silencieuse qu'une tombe. " Réflexion faite, Claggett se dit qu'il aurait peut-être pu choisir une autre métaphore.

Le commandant regagna l'avant et se promit de remercier personnellement son chef sonar d'avoir su isoler la source du bruit. Mieux valait l'avoir trouvée dès le premier jour de navigation, et il fallait qu'il en fasse tout un bataclan. C'était la règle. Il avait du mal à ne pas sourire. Après tout, le commandant était censé se comporter en salopard inflexible -

enfin, quand il trouvait un truc qui clochait, et d'ici quelques minutes, les sous-offs s'empresseraient de répercuter son ire aux matelots, tout en gardant pour eux des sentiments analogues.

Les choses avaient déjà pas mal changé, nota-t-il en passant devant la chambre des machines. Comme des chirurgiens en salle d'opération, les mécaniciens de quart se tenaient à leur poste ; la plupart se contentaient d'observer, en prenant des notes aux moments opportuns. On était en mer depuis moins d'une journée, et il y avait déjà des photocopies marquées Pensez en silence! scotchées des deux côtés de toutes les portes étanches.

Les quelques matelots qu'il croisa dans les coursives s'effacèrent sur son passage, souvent avec un bref signe de tête plein d'orgueil. Ouais, on est des pros, nous aussi, commandant. Deux hommes jogguaient dans la chambre des missiles, long compartiment désormais inutilisé, et Claggett, comme le requérait l'étiquette de service, s'effaça à son tour, et faillit encore une fois laisser échapper un sourire.

" Une boîte à outils, hein ? demanda le second, quand le patron eut réintégré le poste de commandement. La même chose m'est arrivée sur le Hampton, après notre première refonte.

- Ouais, opina Claggett. Au prochain quart, on se tape une inspection de fond en comble.

- «a aurait pu être pire, commandant. Un jour, après une révision, j'en connais qui ont d˚ retourner en cale sèche. Ils avaient trouvé rien de moins qu'une putain d'échelle télescopique dans le réservoir de ballast avant. " C'était le genre d'histoires qui faisaient frémir tous les sousmariniers.

" Une caisse à outils ? " s'enquit le chef sonar.

Cette fois, il pouvait sourire. Claggett s'appuya contre l'encadrement de la porte et, tout en opinant, il sortit de sa poche un billet de cinq dollars. " Bien vu, chef.

= Ce n'était pas bien sorcier. " Mais le maître principal émpocha malgré

tout le billet. A bord du Tennessee, comme àbord de quantité d'autres submersibles, tous les outils qu'on embarquait subissaient un traitement préalable : on trempait leur poignée dans le vinyle liquide, ce qui leur donnait à la fois une meilleure prise, surtout avec une main moite, tout en réduisant fortement les risques de cliquetis. " Encore un connard du chantier, je parie, ajouta-t-il avec un clin d'oeil.

- Je ne paie qu'une fois, observa Claggett. De nouveaux contacts ?

- Un b‚timent de surface, diesel lent, une seule hélice, relèvement trois-quatre-un, très loin. C'est un signal CZ, désignation du contact Sierra-Trente. Les gars sont en train de calculer sa route, monsieur. " Il marqua une pause, puis reprit, sur un tout autre ton. " Commandant ?

- quoi donc, chef?

- L'Asheville et le Charlotte... c'est vrai ? "

Le capitaine Claggett opina de nouveau. " C'est effectivement ce qu'on m'a dit.

- On égalisera la marque, commandant. "

Roger Durling saisit la feuille. Elle était manuscrite, ce qui n'était pas fréquent. " C'est plutôt mince, amiral.

- Monsieur le président, vous n'allez pas autoriser une attaque systématique sur leur pays, n'est-ce pas ? " demanda Jackson.

Durling hocha la tête. " Non, je n'en demande pas tant. La mission est de récupérer les Mariannes et de les empêcher de mener à bien la deuxième phase de leur plan. "

Robby prit une ample inspiration. C'était ce à quoi il s'était préparé.

" Il y a une phase trois, également ", annonça Jackson.

Les deux autres hommes se figèrent.

" Comment ça, Rob ? demanda Ryan, après quelques instants.

- On vient tout juste de le découvrir, Jack. Le commandant de l'escadre indienne, vous savez ? Ce Chandraskatta... Eh bien, il est passé par Newport, dans le temps. Et devinez qui était avec lui dans sa promotion ? "

Il marqua un temps d'arrêt. " Un certain amiral japonais du nom de Sato. "

Ryan ferma les yeux. Pourquoi personne n'avait-il découvert ça plus tôt ? "

Résumons : trois pays aux ambitions impérialistes...

- Effectivement, ça m'en a tout l'air, Jack. Tu te souviens de la "Sphère de coprospérité du grand Est asiatique" ? Les bonnes idées reviennent toujours. II faut qu'on y mette le holà, dit avec vigueur l'amiral Jackson.

J'ai passé une bonne vingtaine d'années à m'entraîner pour une guerre que personne ne voulait faire - contre les Russes. J'aimerais mieux m'entraîner au maintien de la paix. Et cela veut dire arrêter ces gars-là tout de suite.

- Est-ce que ça va marcher ? demanda le Président.

- Aucune garantie, monsieur. Jack me dit que l'ensemble de l'opération suit un calendrier politique et diplomatique bien précis. Ce n'est pas l'Irak.

Si l'on obtient un consensus international, ce ne sera jamais qu'avec les Européens, et ils ne vont pas nous suivre éternellement.

- Jack ?

- S'il faut en passer par là, monsieur le président, c'est probablement la méthode.

- Risqué.

- Monsieur le président, oui, c'est risqué, confirma Robby Jackson. Si vous pensez que la diplomatie nous permettra de récupérer les Mariannes, à la bonne heure. Je n'ai pas spécialement envie de tuer qui que ce soit. Mais si j'étais à leur place, je ne restituerais pas ces îles. Ils en ont besoin pour leur phase deux, et si jamais ça se produit, et même si les Russes échappent au feu nucléaire... "

Un grand pas... en arrière, songea Ryan. Un nouvel Axe, en quelque sorte, qui s'étendrait du cercle arctique à l'Australie. Trois puissances nucléaires, un immense gisement de ressources, des économies solides, et la volonté politique de recourir à la violence pour parvenir à leurs fins.

Retour au xixe siècle, mais sur une plus vaste échelle. La compétition économique soutenue par la force, formule classique pour une guerre interminable.

" Jack ? " insista le Président.

Ryan hocha lentement la tête. " Je crois qu'on y est bien obligés. Vous avez le choix des motifs. Le résultat sera le même.

- Approuvé. "

37

En plongée

ORMALIT… " était le mot qui revenait constamment à la bouche des commentateurs, en général assorti d'épithètes comme " inquiétante " et/ou "

rassurante ", pour décrire le déroulement de cette semaine. A gauche, on se félicitait de voir le gouvernement recourir à la diplomatie pour résoudre la crise, tandis qu'à droite, on pestait de voir la Maison Blanche de

?,'tait l'absence de direc-

'cidée à jouer en mineur. En vérité c'e

tion et l'absence de véritables déclarations politiques qui révélèrent à

tout le monde que Roger Durling était un président de politique intérieure qui ne savait pas trop comment gérer les crises internationales. La critique finit par rejaillir sur le chef du Conseil national de sécurité, John P. Ryan, qui, même s'il était censé avoir fait ses armes dans le Renseignement, n'avait jamais réellement eu l'occasion de révéler ses talents en matière de sécurité nationale stricto sensu, et dont on ne pouvait pas non plus dire qu'il adoptait une attitude ferme. D'autres, en revanche, admiraient sa circonspection. La réduction de l'arsenal américain, observaient les spécialistes, compliquait, pour le moins, une riposte efficace, et même si l'on voyait des fenêtres illuminées toutes les nuits au Pentagone, on n'avait manifestement trouvé aucun moyen de régler la crise des Mariannes. En conséquence, d'autres observateurs s'empressaient, dès qu'ils voyaient tourner une caméra, d'expliquer que le gouvernement faisait son possible pour se montrer ferme et calme tout en continuant à agir au mieux des intérêts du pays. D'o˘ cette illusion de normalité pour dissimuler la faiblesse inhérente de la position américaine.

" Vous ne nous demandez rien ? demanda Golovko, exaspéré. - Ce combat est le nôtre. Si vous bougez trop vite, ça alertera la Chine, et donc le Japon.

" Du reste, mais ça, Ryan ne pouvait pas le dire, que pouvez-vous donc faire ? L'armée russe était dans une situation bien pire que celle des …

tats-Unis. Ils pouvaient bien s˚r transférer des renforts aériens en Sibérie orientale. Mais déplacer des fantassins pour soutenir les garnisons légères de gardes-frontières risquait de déclencher une réaction des Chinois. " Vos satellites vous disent la même chose que les nôtres, SergueÔ. La Chine ne mobilise pas.

- Pas encore. " La remarque était acerbe.

" Exact. Pas encore. Et si nous jouons bien notre carte, cela n'arrivera pas. " Ryan marqua une pause. " D'autres informations sur les missiles ?

- Nous avons plusieurs sites sous surveillance, rapporta Golovko. Nous avons pu confirmer que les fusées de Yoshinobu sont utilisées à des fins civiles. C'est sans doute une couverture pour des essais militaires, mais rien de plus. Mes techniciens m'en ont donné l'assurance.

- Ne comptez pas trop non plus sur leurs certitudes, observa Ryan.

- que comptez-vous faire, à présent, jack ? demanda sans ambages le directeur du Renseignement russe.

- A l'heure o˘ je vous parle, SergueÔ NikolaÔtch, nous sommes en train de leur dire que l'occupation des îles est inacceptable. " Jack marqua une pause pour reprendre son souffle et se rappeler que, qu'il le veuille ou non, il devait continuer de faire confiance à cet homme. " Et que s'ils ne les quittent pas de leur plein gré, nous trouverons le moyen de les en chasser de force.

- Mais enfin comment ? insista l'homme, tout en consultant les estimations préparées par ses experts militaires du ministère de la Défense tout proche.

- Il y a dix ou quinze ans, avez-vous dit à vos maîtres au Kremlin qu'ils avaient raison de nous craindre ?

- Comme vous l'avez fait à notre égard, confirma Golovko.

- Nous avons plus de chance aujourd'hui. Nous ne leur faisons pas peur. Ils croient qu'ils ont déjà gagné. Je ne peux pas en dire plus pour le moment.

D'ici demain, peut-être ". Jack

réfléchit. " Pour l'instant, des instructions vont vous parvenir, àrçtr

‚nsmettre à nos hommes.

- Ce sera fait ", promit SergueÔ.

" Mon gouvernement honorera les souhaits de la population sur toutes les îles " , répéta l'ambassadeur, puis il ajouta un autre préalable. " Nous pourrions également envisager de discuter de la différence de statut entre Guam et le reste des îles de l'archipel des Mariannes. Les intérêts américains y remontent à moins d'un siècle " , fit-il remarquer ; c'était une première.

Adler accepta la déclaration sans broncher, comme l'exigeait le protocole diplomatique. " Monsieur l'ambassadeur, les habitants de ces îles sont des citoyens américains. Ils le sont de leur propre choix.

- Et ils auront de nouveau l'occasion de l'exprimer. Est-ce la position de votre gouvernement de n'ouvrir droit à l'autodétermination qu'une seule et unique fois ? demanda-t-il en guise de réponse. Voilà qui paraît bien étrange pour un pays habitué de longue date à l'immigration mais aussi à

l'émigration. Comme je l'ai déclaré plus tôt, nous accepterons volontiers la double nationalité pour les autochtones qui préféreront garder leur passeport américain. Nous les dédommagerons de leur propriété si jamais ils décidaient de partir et... " Le reste de la déclaration était identique.

Adler nota que, comme souvent dans le cadre des négociations auxquelles il avait assisté ou participé, le dialogue diplomatique combinait les pires aspects de l'explication de texte pour débile mental et du bavardage avec belle-maman : morne. Lassant. Exaspérant. Et nécessaire. Un instant plus tôt, le Japon avait concédé quelque chose. Cela n'avait pas été vraiment une surprise. Cook avait réussi à tirer l'information de Nagumo la semaine précédente, mais à présent elle était sur la table. C'était l'avantage.

L'inconvénient était qu'on attendait désormais de lui qu'il offre quelque chose en échange. Les règles de la négociation diplomatique se fondaient sur le compromis. Vous n'obteniez jamais tout ce que vous désiriez, et vous n'offriez jamais à l'autre tout ce qu'il vous demandait. Le problème était que la diplomatie faisait l'hypothèse qu'aucun des deux camps n'en viendrait à

devoir céder un quelconque élément d'un intérêt vital pour lui - et que l'une et l'autre parties savaient discerner ces intérêts. Mais bien souvent ce n'était pas le cas, et la diplomatie dès lors était vouée à l'échec, au grand dam de tous ceux qui s'imaginent à tort que les guerres sont toujours causées par des diplomates ineptes. Alors que, bien plus souvent, elles sont la conséquence d'intérêts nationaux si incompatibles que tout compromis s'avère simplement impossible. Et c'est pourquoi l'ambassadeur espérait voir Adler lui céder un minimum de terrain.

" Parlant en mon nom propre, je suis heureux que vous reconnaissiez les droits inaliénables des habitants de Guam à rester des citoyens américains.

Je suis par ailleurs ravi de noter que votre pays laisse le peuple des Mariannes du Nord libre de choisir son destin. M'assurez-vous que votre pays se pliera aux résultats de l'élection ?

- Je pense l'avoir exprimé clairement, répondit l'ambassadeur qui se demandait s'il venait ou non de remporter un point.

- Et les élections seront ouvertes à...

- Tous les résidents de l'île, bien entendu. Mon pays croit au suffrage universel, comme le vôtre. En fait, ajouta-t-il, nous allons faire une concession supplémentaire. Au Japon, la majorité électorale est à vingt ans, mais dans le cadre de cette consultation, nous l'abaisserons à dix-huit. Nous ne voulons pas qu'on vienne dire que ce plébiscite est biaisé

d'une manière quelconque. "

Habile, mon salaud, songea Adler. Et si logique, d'ailleurs. Tous les soldats occupants pourraient désormais voter, alors que votre initiative aurait l'allure d'une concession pour les observateurs internationaux. Le secrétaire d'…tat aux Affaires étrangères hocha la tête, comme s'il était surpris, et nota quelque chose sur son calepin. De l'autre côté de la table, l'ambassadeur se dit quant à lui qu'il venait enfin de marquer un point. Pas trop tôt.

" C'est vraiment tout simple, dit le chef du Conseil national de sécurité.

Voulez-vous nous aider ? "

Les règles de la réunion n'avaient pas été prévues pour ravir qui que ce soit. Elle avait débuté par l'exposé d'une avocate du ministère de la Justice, qui leur expliqua comment la loi sur l'espionnage, titre 10 du Code civil des Mats-Unis, section 793E,

s.appliquait à tous les citoyens américains, et pourquoi la liberté

d'expression comme la liberté de la presse n'allaient pas jusqu'à permettre la violation de ce statut.

" Bref, vous nous demandez de vous aider à mentir, objecta l'un des journalistes les plus en vue.

- Tout à fait exact, répondit Ryan.

- Nous avons une obligation professionnelle...

- Vous êtes citoyens américains, leur rappela Jack. Tout comme les habitants de ces îles. Mon boulot n'est pas d'exercer les droits auxquels vous songez en ce moment. Mon boulot est de garantir ces droits, pour vous comme pour tout le monde dans ce pays. Soit vous nous aidez, soit vous refusez. Si vous acceptez, alors nous pourrons plus aisément accomplir notre t‚che, à moindre co˚t, avec le minimum d'effusions de sang. Sinon, eh bien, ce sera sans doute encore un certain nombre d'hommes qui devront en payer le prix.

- Je doute que Madison et les autres aient jamais envisagé que la presse américaine aide un ennemi en temps de guerre, observa la représentante de la Chancellerie.

- Jamais nous ne ferions une chose pareille, protesta le représentant de la chaîne NBC. Mais agir en sens inverse...

- Mesdames et messieurs, je n'ai pas le temps de vous faire un exposé de droit constitutionnel. Il s'agit ici, au sens propre, d'une question de vie ou de mort. Votre gouvernement vous demande votre aide. Si vous nous la refusez, nous aurons tôt ou tard à en expliquer les raisons au peuple américain. " Jack se demanda si quelqu'un avait déjà osé les menacer de telle façon. Il supposait qu'une volte-face n'aurait rien d'une déchéance, même s'il n'escomptait pas les voir envisager les choses sous le même jour.

Le moment était venu de leur tendre un rameau d'olivier. " C'est moi qui en assumerai l'entière responsabilité. Si vous nous aidez à nous en sortir, je resterai muet comme une tombe.

- A d'autres! «a finira par s'ébruiter, protesta CNN.

Alors, il faudra que vous expliquiez au peuple américain que vous avez agi en patriotes.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire, Dr Ryan !

- Moi, si, rétorqua Jack, tout sourire. Réfléchissez-y. quel tort cela vous fera-t-il ? Du reste, comment l'affaire sortirait-elle ? qui d'autre que vous pourrait en parler ? "

Les journalistes étaient assez cyniques - c'était presque une obligation dans ce métier - pour voir l'humour de la remarque, mais c'était la déclaration précédente de Ryan qui avait fait mouche. Ils se trouvaient pris dans un cruel dilemme professionnel, et la réaction naturelle était de l'esquiver en pensant selon d'autres critères. En l'espèce, la rentabilité

commerciale. Refuser de soutenir leur pays, quelles que soient leurs pétitions de principe et de déontologie... même si on pouvait le regretter, le problème était que ces critères ronflants n'impressionnaient pas vraiment le téléspectateur moyen. En outre, Ryan ne leur demandait quand même pas un si gros sacrifice. Juste un truc, et s'ils s'y prenaient bien, il y avait de bonnes chances que jamais personne ne s'en aperçoive.

Les responsables de chaînes auraient préféré quitter la salle pour discuter entre eux de sa requête, mais personne ne le leur proposa, et aucun n'eut le culot de le demander. Ils s'entre-regardèrent donc, et tous finirent par acquiescer.

Toi, tu nous le payeras un de ces quatre, lui disaient leurs regards.

C'était toutefois un défi qu'il était prêt à relever.

" Merci. " quand ils furent sortis, Ryan se dirigea vers le Bureau Ovale.

" On y est arrivés, dit-il

au Président.

- Désolé de ne pas avoir pu vous apporter mon soutien.

- C'est une année électorale ", reconnut Jack. Les primaires de l'Iowa étaient dans quinze jours, puis ce serait le New Hampshire, et même si Durling n'avait pas d'opposition au sein de son parti, il aurait dans l'ensemble préféré être ailleurs. Il ne pouvait pas se permettre de braquer les médias. Mais c'était bien pour ça qu'il avait un chef du Conseil national de sécurité. Les hauts fonctionnaires, on pouvait toujours les remplacer.

" quand tout ceci sera fini...

- Vous reprendrez le golf ? Moi aussi, je manque d'entraînement. "

Encore un truc qu'il aimait bien chez Ryan : Il ne dédaignait pas sortir une blague de temps en temps, même quand il avait comme lui des valises sous les yeux. Durling y trouvait une raison supplémentaire de remercier Bob Fowler pour son refus, et peut-être aussi de regretter le choix de couleur politique fait par Ryan.

" Il désire nous aider, dit Kimura.

. - La meilleure façon pour lui, répondit Clark, c'est de se comporter normalement. C'est un homme respecté. Votre pays a besoin d'entendre la voix de la modération. " Ce n'était pas exactement les instructions qu'il avait escomptées, et il se prit àespérer qu'à Washington ils savaient ce qu'ils étaient en train de faire. Les ordres émanaient du bureau de Ryan, ce qui était plus ou moins une consolation. En tout cas, son agent sur le terrain était soulagé.

" Merci. Je n'ai pas envie de mettre sa vie en danger.

- Il a trop de valeur pour qu'on risque une chose pareille. Peut-être que l'Amérique et le japon parviendront à aboutir àune solution négociée. "

Clark n'y croyait pas trop, mais c'était une formule qui réconfortait toujours les diplomates. " En ce cas, le gouvernement de Goto tombera, et Koga-san a une chance de retrouver son portefeuille.

- Mais d'après ce que j'ai entendu, Goto refusera de céder.

- Je l'ai entendu moi aussi, mais ça peut changer. En tout cas, telle est notre requête pour Koga. Un nouveau contact direct serait risqué, poursuivit "Klerk". Merci pour votre assistance. Si nous avons de nouveau besoin de vous, nous vous contacterons par les canaux habituels. "

De gratitude, Kimura régla la note avant de sortir.

" Alors c'est tout, hein ? demanda Ding.

- C'est ce qu'on a décidé en haut lieu, et puis, on a d'autres trucs à

faire. "

Et c ést reparti pour un tour, se dit Chavez. Mais 'au moins avaient-ils à

présent des ordres, si incompréhensibles soient-ils. Il était dix heures du matin, heure locale, et ils se séparèrent avant de rejoindre la rue ; puis ils consacrèrent les heures suivantes à l'achat de téléphones cellulaires, trois exemplaires chacun du tout dernier modèle numérique, avant de se retrouver. Les appareils étaient si compacts qu'ils tenaient dans une poche de chemise. Même dans leur emballage, ils étaient tout petits, et aucun des deux agents n'eut le moindre mal à les dissimuler.

Chet Nomuri avait déjà fait la même chose de son côté, en donnant comme adresse personnelle un appartement à Hana-matsu - une couverture préparée à l'avance, assortie d'une carte de crédit et d'un permis de conduire. quelle que soit la tournure que prendraient les événements, il avait moins de trente jours sur place pour parvenir à ses fins. Sa t‚che suivante était de retourner une dernière fois aux bains avant de disparaître de la surface de la terre.

" Une question ", dit Ryan d'une voix calme. Son regard mit Trent et Fellows mal à l'aise.

" Vas-tu nous contraindre à attendre jusque-là ? demanda Sam.

- Vous connaissez l'un et l'autre les limitations auxquelles nous sommes confrontés dans le Pacifique. "

Trent se dandina sur son siège. " Si vous voulez dire que nous n'avons pas les moyens pour...

- Tout dépend de ceux qu'on décidera d'employer ", rétorqua Jack. Les deux initiés soupesèrent la remarque.

" Sans y mettre de gants ? " demanda Al Trent.

Ryan confirma d'un signe de tête. " Absolument. Vous allez nous coller aux basques avec ça ?

- Tout dépend de ce que tu entends par là. Explique ", ordonna Fellows.

Ryan s'exécuta.

" Vous êtes réellement prêts à brandir le b‚ton aussi loin ? demanda Trent.

- Nous n'avons pas le choix. Je suppose qu'il serait réconfortant de régler tout ça une bonne fois pour toutes à coups de charges de cavalerie sur le champ d'honneur et tout le bataclan, mais on manque de chevaux, au cas o˘

vous auriez oublié... Le Président a besoin de savoir si le Congrès est prêt à nous soutenir. Vous seuls serez au courant de l'envers du décor. Si vous nous soutenez, le reste des parlementaires suivra le mouvement.

- Et si ça ne marche pas ? demanda Fellows.

- Alors, c'est la pendaison à la grande vergue pour tout le monde. Vous compris, ajouta Ryan.

- On va déjà mettre au pas le comité, promit Trent. Vous savez que vous jouez gros, mon ami...

- Tout à fait " , reconnut Jack qui songeait aux vies en jeu. Il savait également qu'Al Trent n'évoquait là que l'aspect politique des choses, mais Ryan s'était obligé à mettre de côté ces r.éfléxions.

Il ne pouvait pas le dire, évidemment. Trent y aurait vu une faiblesse. Le nombre de leurs points de désaccord était vraiment remarquable.

L'important, toutefois, c'est qu'on pouvait compter sur la parole de Trent.

" Vous nous tenez au courant ?

- En conformité avec la loi.", répondit avec un sourire le chef du Conseil national de sécurité. La loi exigeait que le Congrès soit informé des opérations " noires " après leur exécution.

" Et l'ordonnance Ford ? " Un décret-loi remontant au gouvernement Ford interdisait aux organismes de renseignements d'…tat de recourir à la pratique de l'assassinat.

" On a trouvé une Conclusion, rétorqua Ryan. Le texte ne s'applique pas en cas de guerre. " La procédure de Conclusion se ramenait à un décret présidentiel privilégiant l'interprétation présidentielle du texte. En bref, tout ce que Ryan venait de proposer avait désormais, juridiquement parlant, force de loi, aussi longtemps que le Congrès l'approuvait. C'était une façon plutôt tortueuse de mener la barque de l'…tat, mais c'était le lot de toutes les démocraties.

" Bon, je vois que vous avez mis les points sur les i " , observa Trent.

Fellows l'approuva d'un signe de tête. Les deux parlementaires virent leur hôte décrocher un téléphone et composer un numéro mis en mémoire.

" C'est Ryan. Allez-y. "

La phase initiale était électronique. Malgré les protestations outrées du CINCPAC, trois équipes de télévision installèrent leurs caméras de part et d'autre de la cale sèche qui accueillait désormais l'Enterprise et le John Stennis.

" Nous ne sommes pas autorisés à vous montrer les dég‚ts subis àla quille des deux bateaux, mais selon des sources bien informées, ce serait encore pire que les apparences ", indiquèrent tous les journalistes, à quelques nuances près. Une fois transmis les reportages en direct, on déplaça les caméras pour montrer les porte-avions sous un autre angle, et pour avoir une vue du port, depuis l'autre côté. Il s'agissait surtout d'enregistrer des fonds, comme pour des images d'archives, avec uniquement les deux navires et le chantier naval, sans

aucun journaliste au premier plan. Ces bandes furent transmises àune autre équipe et numérisées en vue d'un réemploi ultérieur.