" Rob, des tas de gars de valeur n'ont jamais la chance de pouvoir postuler pour le commandement d'une escadrille. Ils quittent l'uniforme au bout de leurs vingt ans de service avec le grade de commandant et finissent en assurant les vols de nuit pour Fédéral Express.

- Et en se faisant pas mal de fric, mine de rien.

- Tu t'es déjà choisi ton cercueil ? " Cela détendit l'ambiance. Jackson leva les yeux et sourit.

" Merde, si je peux plus danser, je peux toujours regarder. Je vais te dire un truc, mec, si tu veux qu'on réalise toutes les jolies opérations que je conçois dans ma cabine, il va falloir qu'on ait un coup de main de l'autre rive du fleuve. Mike Dubro fait des prodiges en collant le papier peint d'une seule main, mais lui et ses troupes ont leurs limites, tu piges ?

- Eh bien, amiral, je peux te promettre ceci : quand viendra l'heure de mener ton groupe de combat, on t'en réservera un àcommander. " Ce n'était pas grand-chose comme promesse, mais l'un et l'autre savaient que c'était ce qu'il pouvait lui offrir de mieux.

Elle était la cinquième. Le plus remarquable - merde, se reprit Murray, dans son bureau à six rues de la Maison Blanche, toute cette affaire était remarquable. Mais c'était le profil de l'enquête qui était le plus déroutant. Avec ses hommes, ils avaient interrogé plusieurs femmes qui toutes, certaines honteusement, d'autres sans manifester la moindre émotion apparente, d'autres enfin avec humour et fierté, avaient admis avoir couché

avec Ed Kealty, mais il y en avait eu cinq pour qui l'acte n'avait pas été

entièrement volontaire. Avec cette femme, la dernière, la drogue avait été

un élément supplémentaire, et elle éprouvait une honte toute personnelle, celle d'avoir été la seule à tomber dans le piège.

" Alors ? demanda Bill Shaw après ce qui avait été pour lui aussi une longue journée.

- Alors, c'est un dossier en béton. Nous avons maintenant cinq victimes identifiées, dont quatre sont en vie. Deux des cas seraient considérés comme des viols devant n'importe quel tribunal, à ma connaissance. Sans compter Lisa Beringer. Les deux autres dépositions prouvent l'usage de drogue dans l'enceinte d'une propriété fédérale. Elles sont d'une précision quasiment clinique, identifiant l'étiquette sur la bouteille de cognac, les effets, tout.

- De bons témoins ? demanda le directeur du FBI.

- Autant qu'on puisse l'espérer en de telles circonstances. Il est temps de les exploiter ", conclut Murray. Shaw hocha la tête en signe d'acquiescement. Les bruits n'allaient pas tarder à se répandre. Il était tout simplement impossible de garder longtemps le secret sur une enquête.

Certains des individus que vous interrogiez seraient loyaux envers l'inculpé et, quel que soit le soin porté à l'énoncé de vos questions préliminaires, il ne leur faudrait pas être grand clerc pour discerner la nature du coup de sonde - bien souvent parce que eux-mêmes nourrissaient déjà des soupçons. Alors, ces non-témoins n'auraient de cesse que de retourner voir l'inculpé pour l'avertir, qu'ils soient convaincus de son innocence ou cherchent à en retirer un profit personnel. Criminel ou non, le Vice-président était un homme au pouvoir politique considérable, toujours à même de distribuer de substantiels avantages à ceux qui se gagnaient ses faveurs. En un autre temps, le Bureau n'aurait sans doute même pas pu en arriver là. Le Président en personne, ou le ministre de la justice, aurait transmis un discret avertissement, et de hauts fonctionnaires du cabinet se seraient personnellement chargés de retrouver les victimes pour leur proposer un dédommagement quelconque, et dans bien des cas cela aurait marché. La seule raison pour laquelle ils étaient arrivés aussi loin, après tout, c'était que le FBI avait obtenu la permission du Président, la coopération du garde des Sceaux, et qu'il bénéficiait d'un autre climat, tant légal que moral, pour travailler.

" Dès que tu auras l'occasion de parler au Président...

- Ouais, fit Murray en hochant la tête. Autant organiser une conférence de presse pour étaler nos preuves de manière

coordonnée. " Mais ils ne pourraient pas faire ça, bien s˚r. Une fois la teneur des preuves confiée aux autorités politiques - en l'occurrence, le président de la commission judiciaire de la Chambre des représentants qui était un membre influent de l'opposition -, elles s'ébruiteraient aussitôt.

La seule marge de manoeuvre pour Murray et son équipe était de jouer sur l'heure de diffusion. Assez tard, et la nouvelle échapperait aux journaux du matin, provoquant l'ire des rédacteurs du Washington Post et du New York Times. Le Bureau devait se conformer strictement aux règles. Il ne pouvait organiser de fuites, car ce serait un acte criminel et les droits de l'inculpé devaient être préservés autant - sinon plus - que ceux des victimes, pour ne pas biaiser le déroulement d'un procès éventuel.

" On va faire ça ici, Dan, dit Shaw qui avait pris sa décision. Je chargerai le ministre de la justice de passer le coup de fil pour organiser la rencontre. Cela permettra peut-être de retenir l'information un petit moment. qu'a dit au juste le Président, l'autre jour ?

- C'est un type réglo ", déclara le directeur adjoint, ce qui était un grand compliment dans le service. " Il a dit : "Un crime est un crime." Le Président a également demandé que l'on traite l'affaire avec le maximum de discrétion possible, mais c'était prévisible.

- Normal. Je lui ferai savoir ce qu'on compte faire personnellement. "

Comme d'habitude, Nomuri se rendit directement au travail. C'était sa soirée habituelle aux bains avec son groupe de collègues - il avait sans doute la mission la plus " clean " de toute l'Agence. C'était également l'un des moyens les plus astucieux qu'il ait rencontrés pour soutirer de l'information, moyen qu'il avait encore perfectionné en se chargeant de fournir la grande bouteille de saké qui trônait à présent, à moitié vide, sur le rebord de la cuve en bois.

" J'aurais préféré que tu ne me parles pas de la fille aux yeux ronds ", dit Nomuri, paupières closes, assis dans son coin habituel, laissant l'eau br˚lante envelopper son corps. A quarantedeux degrés, elle était assez chaude pour provoquer une baisse de

tension et induire l'euphorie. Sans oublier l'effet de l'alcool. De nombreux japonais souffrent d'une anomalie génétique baptisée " bouffées orientales " par les Occidentaux, ou, avec moins de connotations racistes,

" intoxication pathologique ". Il s'agit en fait d'un dérèglement de la fonction enzymatique qui se traduit par une sensibilité extrême à l'alcool, même absorbé en faible quantité. C'était, par chance, un trait que ne partageait pas la famille de Nomuri.

" Pourquoi cela ? demanda Kazuo Taoka depuis le coin oppose.

- Parce que, maintenant, je n'arrive plus à me sortir la gaijin de l'esprit! " répondit Nomuri sur un ton enjoué. L'un des effets des bains publics était de susciter une complicité bon enfant. Le voisin de l'agent de la CL', se frotta vigoureusement le cr‚ne avant d'éclater de rire, comme le reste du groupe.

" Ah, et à présent, tu voudrais en savoir plus, n'est-ce pas ? "Nomuri n'avait pas besoin de regarder. Son voisin se pencha en avant. Nul doute que les autres allaient l'imiter. " Tu avais raison, tu sais. Elles ont de trop grands pieds et de trop gros seins, mais leurs manières... eh bien, on peut toujours les éduquer plus ou moins.

- Tu nous fais languir! intervint un autre membre du groupe, feignant la colère.

- Tu n'apprécies pas le suspens ? " Il y eut un éclat de rire général. " Ma foi oui, c'est vrai, leurs seins sont trop gros pour qu'on puisse véritablement parler de beauté mais enfin, dans la vie, il faut savoir faire des sacrifices et j'avoue avoir rencontré des difformités pires... "

quel bon narrateur, songea Nomuri. L'homme était réellement doué. Bientôt, il entendit sauter un bouchon et quelqu'un remplir les petites tasses. En fait, pour des raisons d'hygiène, il était interdit de boire dans les établissements de bains, mais - fait exceptionnel pour ce pays - cette règle était largement ignorée. Nomuri saisit sa tasse, les yeux toujours clos, et affecta de se représenter mentalement le spectacle, affichant un sourire béat, tandis que de nouveaux détails traversaient les vapeurs à la surface de l'eau. La description se fit plus précise, collant toujours plus près à la photo et aux autres détails qu'il avait parcourus dans son train de banlieue matinal. On ne pouvait encore tirer

de conclusions. Des milliers de filles pouvaient correspondre au sigpalÎment et Nomuri n'était pas particulièrement scandalisé par les faits. D'une manière ou d'une autre, elle avait pris ses risques, mais c'était une citoyenne américaine et, s'il pouvait l'aider, il le ferait. On pouvait y voir un simple à-côté de sa mission générale, mais faute de mieux, cela lui avait permis de poser une question propre à l'intégrer un peu plus dans ce petit groupe d'hommes. Et donc, à le rendre plus à même de leur soutirer ultérieurement des informations importantes.

" Nous n'avons pas le choix, dit un homme à un autre individu, dans un autre établissement de bains fort similaire, non loin de là. Nous avons besoin de votre aide. "

Ce n'était pas une surprise, estimèrent les cinq autres. Le tout était de savoir qui toucherait le mur le premier. Le destin avait désigné cet homme et son entreprise. Cela ne diminuait en rien sa honte d'être contraint à

réclamer de l'aide, et les autres partageaient sa peine sous des dehors de calme politesse. A vrai dire, en l'écoutant, ces hommes éprouvaient un autre sentiment : de la peur. Maintenant que c'était arrivé une fois, cela pourrait bien plus aisément se reproduire. qui serait le prochain ?

En général, il n'y avait pas de placement plus s˚r que l'immobilier - des biens stables, fixes, dotés d'une réalité concrète, qu'on pouvait toucher, t‚ter, b‚tir, dont on pouvait vivre, que les autres pouvaient voir et mesurer. Même si le Japon faisait de constants efforts pour gagner du terrain sur la mer, pour construire de nouveaux aéroports, par exemple, la règle générale se vérifiait ici comme ailleurs : acheter du terrain était un choix logique parce que la quantité de terrain disponible était limitée et qu'en conséquence, les prix n'allaient pas chuter.

Mais au Japon, cette vérité avait été déformée par une particularité des conditions locales. La politique nationale de gestion du patrimoine immobilier était biaisée par le pouvoir démesuré dont jouissaient les petits propriétaires fonciers : il n'était pas rare de voir, en plein milieu d'une banlieue urbanisée, une minuscule parcelle d'un quart d'hectare dévolue à la culture des légumes. Non seulement le pays était petit - d'une taille comparable àla Californie, il abritait une population en gros équivalente à la

moitié de celle des …tats-Unis - mais, en outre, une faible partie de son territoire était cultivable, et comme ces terres arables tendaient également à être les plus facilement habitables, la majeure partie des habitants s'entassait dans une poignée de vastes agglomérations à densité

élevée o˘ le prix des terrains atteignait des sommets. Le résultat remarquable de cet ensemble de données apparemment banales était que la valeur marchande du patrimoine immobilier de la seule ville de Tokyo représentait un montant supérieur à la valeur théorique de la totalité des terrains des quarante-huit …tats métropolitains d'Amérique. Plus remarquable encore, cette fiction absurde était acceptée de tous, comme si elle était logique alors qu'en fait, elle relevait du même délire artificiel que la passion pour la tulipe hollandaise au xvil∞ siècle.

Mais quand il s'agissait de l'Amérique, que représentait une économie nationale, après tout, sinon une croyance collective ? C'est en tout cas ce dont tout un chacun était convaincu depuis une génération. Le frugal citoyen japonais économisait une grande proportion de ses revenus. Ces économies étaient placées dans les banques, en si vastes quantités que la masse de capitaux disponible pour les prêts était également énorme, d'o˘

des taux d'intérêt bas, ce qui permettait aux entreprises d'acheter des terrains et de construire dessus, malgré des prix qui, n'importe o˘

ailleurs dans le monde, auraient oscillé entre le ruineux et l'impossible.

Comme avec toute surchauffe artificielle, le processus avait de dangereux corollaires. Par suite de cette surestimation de leur valeur comptable, ces biens immobiliers servaient à garantir d'autres emprunts et à couvrir des portefeuilles d'actions achetés à terme : autant dire que des hommes d'affaires censés faire preuve d'intelligence et de prévoyance avaient b‚ti un gigantesque ch‚teau de cartes, dont les fondations reposaient sur la croyance que l'aire métropolitaine de Tokyo avait une valeur intrinsèque supérieure à celle de l'ensemble du territoire américain entre Bangor et San Diego. (Autre conséquence, ces conceptions sur l'immobilier avaient, plus que tout autre argument, amené les hommes d'affaires japonais à

considérer que les terrains américains - après tout, ils ressemblaient fort à ceux de leur pays - devaient certainement valoir bien plus que les sommes réclamées par leurs imbéciles de propriétaires.) Au début des années quatre-vingt-dix, un certain nombre d'indices préoccup‚nts étaient apparus. Le déclin précipité du marché financier nippon avait menacé

d'entamer les opérations à marge confortable et conduit certains hommes d'affaires à envisager de revendre des terrains pour couvrir leurs découverts. C'est alors qu'on avait pu faire la constatation stupéfiante, mais pas vraiment surprenante, que personne n'était prêt à payer un terrain à sa valeur comptable ; que même si tout le monde l'acceptait dans l'abstrait, payer réellement le prix estimé n'était, pour tout dire, pas franchement réaliste. Le résultat était que l'unique carte soutenant le reste du ch‚teau venait d'être tranquillement ôtée du bas de l'édifice qui n'attendait plus qu'un souffle de vent pour s'effondrer entièrement - une éventualité délibérément rayée du discours de ces cadres supérieurs.

Jusqu'à aujourd'hui.

Les hommes assis dans le bain étaient des amis et des associés de longue date, et l'annonce faite par Kozo Matsuda, d'une voix calme et digne, des actuelles difficultés de trésorerie de son entreprise leur faisait entrevoir le désastre collectif à un horizon soudain bien plus proche qu'ils ne l'auraient imaginé deux heures plus tôt. Les banquiers pouvaient proposer des prêts mais les taux d'intérêt étaient à présent plus élevés.

Les industriels pouvaient offrir des conditions préférentielles, mais elles affecteraient leurs bénéfices d'exploitation avec des effets désastreux sur un marché boursier déjà chancelant. Oui, ils pouvaient sauver leur ami de la ruine, qui dans leur société s'accompagnait d'une disgr‚ce personnelle qui l'exclurait à jamais de ce groupe soudé. S'ils n'en faisaient rien, il n'aurait plus qu'à tenter de jouer " au mieux "

mettre en vente une partie de ses immeubles de bureaux, en espérant que quelqu'un voudrait bien les payer un prix correspondant à peu près à leur valeur théorique. Mais c'était fort improbable - aucun d'entre eux n'aurait d'ailleurs été disposé à le faire - et le bruit venait à courir que la "

valeur comptable "était aussi fictive que les écrits de Jules Verne, alors, ils risquaient d'en p‚tir eux aussi. Les banquiers seraient forcés d'admettre que la couverture de leurs prêts, et donc celle de l'argent de leurs dépositaires, était une fiction non moins creuse. Une quantité

d'argent " réel " si gigantesque qu'elle ne pouvait être exprimée qu'en chiffres se trouverait avoir disparu comme par quelque tour de magie noire. Pour tous ces motifs, ils feraient ce qu'il convenait de faire : aider Matsuda et son entreprise en avançant les sommes dont il avait besoin, moyennant des concessions en contrepartie, bien s˚r.

Le problème était que s'ils pouvaient agir ainsi une fois, et sans doute une deuxième, voire une troisième fois, les événements ne tarderaient pas à

se précipiter, à faire boule de neige, et bientôt ils n'auraient plus les moyens de soutenir leurs propres ch‚teaux de cartes. Les conséquences n'avaient rien d'agréable à envisager.

Chacun des six hommes contemplait l'eau du bain, incapable de croiser les regards de ses vis-à-vis, parce que leur société tolérait difficilement qu'on montre sa peur; or c'était bien de la peur que tous éprouvaient. Ils étaient responsables, en définitive. Leurs entreprises étaient entre leurs mains, et ils les géraient de manière aussi autocratique qu'un John Pierpont Morgan. Ce contrôle s'accompagnait d'un style de vie luxueux, d'un immense pouvoir personnel et donc, au bout du compte, d'une responsabilité

personnelle totale. Toutes les décisions émanaient d'eux et si ces décisions étaient erronées, alors la responsabilité leur en incombait, dans cette société o˘ l'échec public était aussi douloureux que la mort.

" Yamata-san a raison, observa tranquillement l'un des banquiers, sans bouger d'un pouce. J'avais tort de discuter son point de vue. "

Admirant son courage et s'exprimant d'une seule voix, tous les autres hochèrent la tête en murmurant : " Hai. "

Puis un autre remarqua: " Nous avons besoin de lui demander conseil sur cette affaire. "

L'usine tournait à plein régime avec deux équipes, tellement ce qu'elle produisait était populaire. Installé dans les collines du Kentucky, l'unique b‚timent occupait plus de cinquante hectares et il était entouré

par un parking réservé au personnel ; un second était réservé à la production, avec un quai de chargement pour les camions et un autre pour les trains, l'usine étant desservie par un embranchement particulier.

En tête des ventes de voitures neuves sur les marchés américain et japonais, la Cresta avait été baptisée ainsi en souvenir de la pisté de luge de Saint-Moritz, en Suisse, o˘ un cadre supérieur de"l'industrie automobile japonaise, quelque peu éméché, avait fait le pari de tenter sa chance sur un de ces engins d'une trompeuse simplicité. Il avait dévalé la pente, perdu le contrôle de sa luge dans l'épingle traîtresse du Volant, s'était transformé en objet balistique et avait achevé sa course avec une luxation de la hanche. Durant son séjour à

l'hôpital, il avait décidé de rendre hommage au parcours qui lui avait valu cette leçon d'humilité bien méritée, en attribuant son nom à une nouvelle voiture -à l'époque encore simple projet de bureau d'études.

Comme presque toute la production de l'industrie automobile nippone, la Cresta était un chef-d'oeuvre d'ingénierie. Vendue àun prix attractif, cette traction avant, équipée d'un petit 4 cylindres 16 soupapes économe et nerveux, pouvait loger confortablement deux adultes à l'avant et deux ou trois enfants à l'arrière, et elle était du jour au lendemain devenue à la fois la voiture de l'année élue par la revue Motor Trend et la planche de salut d'un constructeur japonais qui avait connu trois années successives de baisse des ventes, par suite des efforts renouvelés de Detroit pour reconquérir le marché américain. De loin la voiture la plus populaire auprès des jeunes couples avec enfants, elle était livrée avec une foule d'options de série et fabriquée des deux côtés du Pacifique pour répondre à

la demande internationale.

Située à quarante-cinq kilomètres de Lexington, Kentucky, l'usine était en avance dans tous les domaines : les employés étaient payés au tarif syndical sans avoir à s'inscrire à l'UAW -l'Union of Automobile Workers -

et les deux fois o˘ le puissant syndicat ouvrier avait cherché à créer une section locale sous l'égide de la Commission d'arbitrage du ministère du Travail, il n'avait même pas pu obtenir quarante pour cent des voix et s'était retiré en grommelant devant la stupidité peu commune de ces ouvriers.

Comme dans toute installation de ce type, il y avait quelque chose d'irréel dans son fonctionnement. Les pièces détachées entraient dans le b‚timent par un bout et les voitures terminées en ressortaient à l'autre. Une partie des pièces étaient de fabrication américaine, quoique pas en aussi grand nombre que l'aurait désiré le gouvernement américain.

D'ailleurs, le directeur de l'usine l'aurait préféré lui aussi, surtout l'hiver, quand les livraisons pouvaient être retardées par les conditions météo défavorables sur le Pacifique - un seul jour de retard pouvait diminuer dangereusement les stocks de certaines pièces, car l'usine travaillait en flux tendu - et la demande de Cresta était supérieure à sa capacité de production. Les pièces arrivaient pour la plupart par wagons porte-conteneurs acheminés depuis des ports situés sur les deux côtes du continent, puis elles étaient réparties par types et entreposées dans les zones de stockage jouxtant la chaîne de fabrication o˘ elles devaient être montées. L'essentiel du travail était accompli par des robots, mais rien ne pouvait égaler la main adroite d'un ouvrier avec ses deux yeux et son cerveau, et à vrai dire, on n'avait automatisé que les t‚ches les plus pénibles. L'efficacité de la fabrication expliquait le prix concurrentiel de la Cresta et le carnet de commandes hyperrempli, avec de nombreuses heures supplémentaires à la clé, justifiait l'attitude des ouvriers qui, découvrant pour la première fois dans la région des emplois industriels bien payés, travaillaient avec la diligence de leurs homologues nippons et, comme avaient pu le constater leurs supérieurs japonais, en privé ou dans les rapports internes à l'entreprise, en faisant preuve d'une créativité

plutôt supérieure. Rien que pour cette année, c'était une bonne douzaine d'innovations majeures qui avaient été suggérées par des ouvriers de cette unité de production, et aussitôt adoptées dans des ateliers similaires à

neuf mille kilomètres de là. Le personnel d'encadrement appréciait en outre énormément cette vie dans l'Amérique profonde. Le prix de leur logement avec le terrain qui l'accompagnait avait été une surprise pour tous, et après les premiers moments d'adaptation, ils avaient tous fini par succomber aux charmes de l'hospitalité locale - au plaisir de se joindre aux notables du coin sur le terrain de golf, de s'arrêter au McDo pour manger un hamburger, de regarder leurs gosses jouer au foot avec ceux des voisins ; souvent d'ailleurs, ils étaient ébahis par la qualité de l'accueil après ce qu'on leur avait raconté. (Le réseau local de télé par c

‚ble leur avait même proposé la NHK, pour permettre aux deux cents familles japonaises de retrouver le parfum du pays gr‚ce à leur chaîne nationale.) Tout cela leur permettait en même temps de générer un profit confortable pour la maison mère. Ce qui tombait à pic, car maintenant elle arrivait tout juste à s'en sortir avec ses Cresta produites au Japon, à cause de la productivité inattendue de l'usine du Kentuéky et de la baisse continue du dollar par rapport au yen. Raison pour laquelle elle avait, cette semaine même, acheté de nouveaux terrains en vue d'accroître de soixante pour cent la capacité de production de l'usine. Un moment envisagé, le passage aux trois-huit n'aurait pas permis d'entretenir la chaîne dans de bonnes conditions, entraînant des conséquences négatives pour le contrôle de qualité, ce qui était un risque que la compagnie refusait de courir, alors que renaissait la concurrence de Detroit.

En début de chaîne, deux ouvriers fixaient aux coques les réservoirs d'essence. Le premier retirait le réservoir de son carton d'emballage et le déposait sur un tapis roulant qui l'amenait devant son collègue, dont la t

‚che consistait à mettre en place cette pièce légère mais encombrante. Des crochets de plastique maintenaient momentanément le réservoir, le temps pour l'ouvrier de le fixer définitivement, puis ils se rétractaient avant que la coque ne passe au poste suivant.

Le carton était mouillé, nota l'ouvrière dans la salle de stockage. Elle porta la main à son nez et sentit une odeur de sel marin. Le conteneur de cette livraison de réservoirs avait été mal fermé et les embruns d'une mer démontée l'avaient envahi. Une chance, songea-t-elle, que les réservoirs soient galvanisés et emballés de manière étanche. quinze ou vingt exemplaires avaient d˚ être ainsi exposés aux intempéries. Elle envisagea de mentionner l'incident au contremaître, mais c'est en vain qu'elle le chercha des yeux. Elle avait certes autorité pour interrompre la chaîne -

traditionnellement, un pouvoir peu fréquent pour un ouvrier de l'industrie automobile - jusqu'à ce que ce problème de réservoirs soit résolu. Tous les ouvriers de l'usine avaient ce pouvoir théorique, mais elle était nouvelle ici, et elle avait vraiment besoin de son contremaître pour prendre une telle initiative. Elle se remit à le chercher des yeux, et faillit bien interrompre la chaîne par son inaction, ce qui provoqua un brusque sifflet de son collègue au montage. Enfin, ce ne devait pas être bien grave, non ?

Elle fit glisser le réservoir sur le tapis roulant, ouvrit le carton suivant et oublia aussitôt l'incident. Elle ne saurait jamais qu'elle venait d'entrer dans une chaîne d'événements qui allaient bientôt tuer une famille entière et en blesser deux autres.

Deux minutes plus tard, le réservoir était fixé à une coque de Cresta, et la voiture en devenir poursuivit son chemin sur cette chaîne apparemment interminable, jusqu'à une porte qui n'était même pas visible depuis ce poste de travail. En temps opportun, le reste des pièces seraient assemblées sur la coque d'acier, pour donner enfin une voiture rouge vif métallisé déjà commandée par une famille de Greeneville, Tennessee. La couleur candy apple red avait été choisie en l'honneur de l'épouse, Candace Denton, qui venait de donner à son mari, Pierce, leur premier fils après deux jumelles, trois ans auparavant. Ce serait la première voiture neuve du jeune couple, et c'était pour Pierce sa façon de témoigner à sa femme son amour. La voiture n'était pas vraiment dans leurs moyens mais c'était une histoire d'amour, pas d'argent, et il savait que, d'une façon ou d'une autre, il trouverait bien un moyen de s'en sortir. Le lendemain, la voiture était chargée sur un semi-remorque pour effectuer le bref trajet jusqu'au concessionnaire de Knoxville. Un télex envoyé par l'usine indiqua au représentant qu'elle était en route, et celui-ci s'empressa de téléphoner à

M. Denton pour lui annoncer la bonne nouvelle.

Ils auraient besoin d'une journée pour préparer la voiture, mais elle serait livrée (avec une semaine de retard seulement, àcause de la demande), entièrement vérifiée, assurée et munie de ses plaques provisoires. Et le plein fait, scellant un destin déjà fixé par une multitude de facteurs.

Catalyseur

A n'aidait pas de travailler de nuit. Même l'éclat des projecteurs - il y en avait des dizaines - ne pouvait reproduire ce que le soleil offrait gratis. La lumière artificielle engendrait des ombres bizarres qui semblaient toujours mal placées, et comme si ça ne suffisait pas, les hommes créaient leurs propres ombres en se déplaçant, détournant les yeux de leur travail si important.

Chaque engin SS-19/H-11 était mis en capsule. Les plans de construction de celle-ci - baptisée ici " cocon " - avaient accompagné les plans du missile proprement dit : une prime, en quelque sorte ; après tout, l'entreprise japonaise avait payé pour l'ensemble des plans de construction, et comme ils étaient rangés dans le même tiroir, on les avait donc livrés avec.

C'était une chance, estima l'ingénieur responsable, car il semblait que personne ne se f˚t avisé de les réclamer.

Le SS-19 était à l'origine un missile balistique intercontinental, une arme de guerre, et puisqu'il avait été conçu par des Russes, on avait également prévu qu'il serait manié sans ménagement par des conscrits mal entraînés.

De ce côté, admit l'ingénieur, les Russes avaient fait preuve d'un génie digne d'être imité. Ses compatriotes avaient en effet tendance à fignoler la conception outre mesure, raffinement qui était souvent inutile quand il s'agissait d'applications aussi primitives que celle-ci. Forcés de construire une arme capable de survivre à un environnement humain et naturel hostile, les Russes avaient mis au point pour leurs engins des conteneurs de chargement et de transport qui les protégeaient pratiquement de tout. C'est ainsi que les ouvriers

chargés du montage pouvaient installer toutes les prises et les vannes dès l'atelier de fabrication, puis glisser le corps du missile dans sa capsule et l'expédier sur le périmètre de tir o˘ les soldats n'auraient plus qu'à

le redresser pour le faire descendre dans son silo. Une fois qu'il était là, une équipe plus spécialisée de trois hommes s'occupait de raccorder les prises de télémétrie et d'alimentation extérieure. Même si l'opération n'était pas aussi simple que l'insertion d'une balle dans un fusil, c'était de loin la méthode la plus efficace jamais mise au point pour rendre opérationnel un ICBM - assez efficace, à vrai dire, pour que les Américains l'aient copiée pour leurs missiles MX " Peacekeeper ", aujourd'hui tous détruits. Le cocon permettait de manipuler sans crainte les missiles, parce que tous les points faibles étaient en contact étroit avec l'intérieur de la structure. C'était un peu comme l'exosquelette d'un insecte, et cette précaution était indispensable car, si menaçant qu'il puisse paraître, un missile était aussi délicat que l'étoffe la plus diaphane. A l'intérieur du silo, le pied de la capsule venait se caler contre des ferrures, ce qui permettait de la faire pivoter à la verticale avant de la faire coulisser jusqu'à la base. Malgré les mauvaises conditions d'éclairage, l'ensemble de l'opération ne prit en tout que quatre-vingt-dix minutes - exactement le temps requis par le manuel soviétique, une prouesse.

En l'occurrence, l'équipe du silo consistait en cinq hommes. Ils fixèrent trois c‚bles électriques et quatre tuyaux destinés àentretenir la pression dans les réservoirs de carburant et d'oxydant - le plein n'avait pas encore été fait et il fallait les maintenir sous pression pour qu'ils gardent leur intégrité structurelle. Dans le poste de contrôle situé à six cents mètres de là, dans la paroi nord-est de la vallée, les trois responsables de tir notèrent que tous les systèmes internes du missile étaient " en condition nominale ", comme prévu. Cela n'avait absolument rien d'étonnant mais ça faisait tout de même plaisir. Dès qu'ils s'en furent assurés, ils appelèrent le poste situé à côté du sommet du silo et l'équipe de montage fit signe au train de s'éloigner. Le locotracteur diesel refoulerait le wagon plat sur une voie d'évitement, avant d'aller chercher le missile suivant. Deux engins seraient mis en place cette nuit, ainsi que durant les quatre prochaines nuits, remplissant ainsi les dix silos.

L'éncadrement se félicitait de l'excellent déroulement des opérations, même si chacun se demandait pourquoi il aurait fallu s'en étonner. C'était un boulot extrêmement simple, après tout. Et, à strictement parler, il l'était, même si tous étaient convaincus que le monde n'allait pas tarder à

être très différent à cause de ce qu'ils venaient de faire : quelque part, tout au long du projet, ils s'étaient presque attendus à voir les cieux changer de couleur ou la terre se mettre à trembler. Rien de tout cela n'était arrivé et la question restait maintenant de savoir s'ils étaient déçus ou soulagés par la tournure qu'avaient prise les événements.

" Notre opinion est que vous devriez adopter une ligne plus ferme à leur encontre, dit Goto dans le secret du bureau de son hôte.

- Mais pourquoi ? s'enquit le Premier ministre, qui connaissait déjà la réponse.

- Ils cherchent à nous écraser. Ils cherchent à nous punir pour notre efficacité, pour la qualité supérieure de notre travail, pour nos normes d'excellence bien supérieures aux ambitions de leurs ouvriers paresseux. "

Le leader de l'opposition gardait ses diatribes pour ses apparitions publiques. En privé, avec le chef du gouvernement de son pays, il se montrait infailliblement poli, même s'il intriguait pour remplacer cet homme faible et indécis.

" Ce n'est pas nécessairement le cas, Goto-san. Vous savez aussi bien que moi que nous avons récemment réaffirmé notre position sur le riz, l'industrie automobile et les microprocesseurs. C'est nous qui leur avons arraché des concessions, et non l'inverse. " Le Premier ministre se demandait ce que tramait au juste Goto. Il s'en doutait un peu, naturellement. Goto manceuvrait avec ses gros sabots habituels pour faire basculer les alliances à la Diète. Le Premier ministre y jouissait d'une infime majorité, et si son gouvernement avait adopté une ligne ferme sur les négociations commerciales, c'était pour s'assurer des voix sur les franges de sa coalition électorale, formée en général de petits partis et de tendances minoritaires dont les alliances de circonstance avec le gouvernement avaient amplifié le pouvoir, au point désormais que c'était en quelque sorte la queue qui remuait le chien, parce que la queue savait détenir l'équilibre des forces. Et là, le Premier

ministre s'était livré à un jeu dangereux de funambule travaillant sans filet. D'un côté, il devait satisfaire ses divers alliés politiques et, de l'autre, il ne pouvait se permettre de froisser le principal partenaire commercial de son pays. Mais le pire, c'est que ce jeu était épuisant, surtout avec des individus comme Goto qui passaient leur temps à guetter sa chute et à pousser les hauts cris, dans l'espoir sans doute de la précipiter.

Comme si tu pouvais faire mieux, songea le Premier ministre, en resservant poliment du thé vert à son hôte, ce qui lui valut un signe de tête gracieux en guise de remerciement.

Le problème essentiel, fondamental, et qu'il saisissait mieux que le chef de son opposition parlementaire, c'est que le Japon n'était pas à

proprement parler une démocratie. Un peu comme dans l'Amérique de la fin du xixe siècle, le gouvernement était en fait, sinon en droit, une sorte de paravent officiel pour les grandes entreprises de la nation. Le pays était en réalité gouverné par une poignée d'hommes d'affaires - ils étaient moins de trente, voire moins de vingt, selon la façon de les compter - et même si ces grands dirigeants et leurs entreprises offraient toutes les apparences d'une concurrence acharnée, ils étaient en fait associés, alliés de toutes les manières possibles, par le biais de codirections, de participations croisées, d'accords de coopération bilatéraux. Rare était le parlementaire qui n'écoutait pas avec la plus extrême attention tel ou tel représentant de l'un des zaibatsus. Plus rares encore les membres de la Diète à n'avoir pas bénéficié d'une audience personnelle avec l'un de ces personnages, et chaque fois, l'élu en ressortait ravi de sa bonne fortune, car ces individus s'y entendaient pour dispenser ce dont tout homme politique avait besoin : des fonds. En conséquence, leur parole avait force de loi. Le résultat était l'un des parlements les plus corrompus de la planète. Ou peut-être que " corrompu " n'était pas le terme adéquat, se dit le Premier ministre. Servile, plutôt. Le citoyen moyen enrageait souvent contre ce qu'il voyait, contre ce que lui révélaient quelques journalistes courageux, le plus souvent en des termes qui avaient beau paraître faibles et timorés aux yeux d'un Occidental, mais n'en étaient pas moins, dans le contexte local, plus ravageurs que n'importe quel br˚lot lancé par …mile Zola en son temps. Mais le citoyen moyen ne disposait pas du même pouvoir que les zaibatsus, et toutes les tentatives

de réforme du système politique avaient tourné court. Le résultat étajt que le gouvernement de l'une des premières puissances économiques de la planète n'était guère plus que le bras armé d'hommes d'affaires non élus et à peine redevables de leurs actes devant leurs propres actionnaires. C'étaient eux qui avaient manigancé son accession au poste de Premier ministre, il le savait maintenant... peut-être comme un os qu'on jette au bas peuple ? Il se posa la question. Avait-on escompté son échec ? …tait-ce le destin qu'on lui avait réservé ? …chouer, afin qu'un retour à la normale soit mieux accepté par les citoyens qui avaient placé en lui leurs espoirs ?

Cette crainte l'avait poussé à adopter avec l'Amérique des positions qu'il savait dangereuses. Et voilà maintenant que même cela ne suffisait plus !

" Beaucoup le diraient, laissa entendre Goto avec une politesse exquise. Et je salue votre courage. Hélas, des conditions objectives ont frappé notre pays : par exemple, le changement de parité du dollar et du yen a eu des effets désastreux sur nos investissements à l'étranger, et cela n'a pu être que le résultat d'une politique délibérée de la part de nos estimés partenaires commerciaux. "

Il y avait quelque chose d'étrange dans cette diatribe, nota le Premier ministre. Son discours paraissait dicté. Dicté par qui ? Eh bien, c'était assez évident. Le Premier ministre se demanda si Goto savait qu'il était dans une posture encore plus difficile que celui dont il briguait le poste.

Sans doute pas, mais c'était une maigre consolation. Si Goto prenait sa place, il serait davantage encore le jouet de ses maîtres, un pion qu'on pousse pour appliquer des politiques susceptibles d'être diversement appréciées. Et contrairement à lui, Goto pouvait être assez stupide pour les croire sages et s'en imaginer l'auteur. Combien de temps l'illusion durerait-elle ?

C'était dangereux de le faire aussi souvent,

Christopher Cook

le savait. Souvent ? Ma foi, tous les mois, à peu près. Est-ce que c'était souvent ? Cook était sous-chef de cabinet aux Affaires étrangères, pas agent de renseignements, et il n'avait pas lu le manuel, à supposer qu'il y en e˚t un.

L'hospitalité était toujours aussi impressionnante bonne chère et bons vins, décor exquis, lent cheminement des divers sujets de conversation - d'abord les questions polies et purement formelles sur la santé de sa famille, sur ses progrès au golf et sur tel ou tel sujet mondain à la mode. Oui, le temps était étonnamment agréable pour cette époque de l'année - éternelle remarque de la part de Seiji ; assez juste d'ailleurs, car si le printemps et l'automne à Washington étaient assez supportables, en revanche les étés étaient moites et torrides tandis que les hivers étaient humides et froids. C'était lassant, même pour un diplomate professionnel versé dans l'art des banalités creuses. Nagumo était en poste à Washington depuis assez longtemps pour se trouver à court d'observations originales, et depuis quelques mois, il commençait à se répéter. Enfin bon, pourquoi serait-il différent de n importe quel autre diplomate ? se demanda Cook, qui n'allait pas tarder à être surpris.

" J'ai cru comprendre que vous étiez parvenus à un accord important avec les Russes, observa Seiji Nagumo alors qu'on débarrassait la table du dîner.

- que voulez-vous dire ? demanda Cook, croyant à une poursuite de la conversation mondaine.

- On entend dire que vous accélériez le démantèlement des ICBM, poursuivit l'homme en sirotant son vin.

- Vous êtes bien informé, observa Cook, si impressionné qu'il manqua un signal qu'il n'avait encore jamais reçu. C'est un sujet assez sensible.

- Je n'en doute pas, mais néanmoins, quelle merveilleuse perspective, non ?

" Il leva son verre en un salut amical. Ravi, Cook en fit de même.

" Tout à fait, reconnut le fonctionnaire américain. Comme vous le savez, l'un des objectifs de notre politique étrangère depuis la fin des années quarante - depuis Bernard Baruch, si ma mémoire est bonne - a été

d'éliminer les armes de destruction massive et le risque qu'elles font courir à l'espèce humaine. Comme vous le savez fort bien... "

Il fut surpris de voir Nagumo le couper. " Je le sais mieux que vous ne pourriez l'imaginer, Christopher. Mon grand-père vivait à Nagasaki. Il était mécanicien sur la base navale qui y existait àl'époque. Il a survécu à la bombe - pas sa femme, je suis au

regrét de vous le dire - mais il avait été gravement br˚lé par la teinpête de feu qui l'a suivie et je me souviens encore parfaitement de ses cicatrices. L'expérience a h‚té sa mort, je suis navré de l'ajouter. " La carte était habilement jouée, d'autant plus que c'était un mensonge.

" Je l'ignorais, Seiji. Je suis désolé " , ajouta Cook, parfaitement sincère. Le but de la diplomatie, après tout, était d'empêcher la guerre par tous les moyens ou, à tout le moins, d'y mettre un terme en versant le moins de sang possible.

" Donc, vous pouvez imaginer que je m'intéresse au plus haut point à

l'élimination définitive de ces horreurs. " Nagumo remplit à ras bord le verre de Cook. C'était un excellent chardonnay qui avait merveilleusement accompagné le plat principal.

" Eh bien, vos informations sont fort précises. Je ne connais pas les détails de l'affaire, n'est-ce pas, mais j'ai pu en saisir quelques éléments dans la salle à manger ", ajouta Cook, histoire d'indiquer à son ami qu'il prenait ses repas au septième étage du b‚timent des Affaires étrangères, et pas dans les locaux plébéiens de la cafétéria.

" Je reconnais que mon intérêt est tout personnel. Le jour o˘ le dernier missile sera détruit, je compte organiser une petite cérémonie intime, et dédier des prières à l'esprit de mon grandpère, pour lui assurer qu'il n'est pas mort en vain. Avez-vous une idée du jour o˘ c'est prévu, Christopher ?

- Non, pas précisément. La date est encore tenue secrète.

- Pourquoi cela ? Je ne saisis pas.

- Ma foi, je suppose que le Président désire marquer l'événement avec éclat. De temps en temps, Roger aime bien faire un coup médiatique, surtout dans la perspective prochaine d'une année électorale. "

Seiji acquiesça. " Ah oui, je peux comprendre. Donc, il ne s'agit pas vraiment d'une affaire de sécurité nationale ? " s'enquitil, mine de rien.

Cook réfléchit une seconde avant de répondre. " Eh bien non, je ne pense pas, en fait. C'est vrai, on se sent toujours plus rassuré, mais les modalités précises de l'opération ne doivent... rien avoir de bien renversant, j'imagine.

- En ce cas, puis-je vous demander une faveur ?

- Laquelle ? fit Cook, adouci par le vin, la compagnie, et le fait qu'il transmettait des informations commerciales à Nagumo depuis des mois.

- A simple titre de faveur personnelle, pourriez-vous me trouver la date exacte à laquelle le dernier missile sera détruit ? Voyez-vous, expliqua-t-il, la cérémonie que je compte organiser sera assez particulière, et cela exige des préparatifs. "

Cook faillit dire : Désolé, Seiji, mais techniquement, il s'agit bel et bien dune affaire de sécurité nationale, et je n'ai jamais accepté de livrer à quiconque ce genre d'information. L'hésitation née de la surprise qui se lisait sur ses traits avait vaincu son impassibilité normale de diplomate. Son esprit tournait à cent à l'heure, ou du moins il essayait, en présence de son ami. Bon, d'accord, cela faisait trois ans et demi qu'il discutait d'affaires commerciales avec Nagumo, obtenant à l'occasion des informations utiles, des trucs qu'il avait exploités et qui lui avaient valu sa promotion de sous-chef de cabinet ; certes, parfois, il avait pu transmettre des informations, parce que... parce que quoi ? Parce que quelque chose en lui en avait marre du train-train du Département d'Etat et de son traitement de fonctionnaire fédéral, et qu'un jour un ancien collègue lui avait fait remarquer qu'avec tous les talents qu'il avait acquis au bout de quinze ans dans la fonction publique, il pourrait franchement se tirer dans le privé, devenir consultant ou membre d'un groupe de pression, et puis merde, quoi, ce n'était quand même pas comme s'il espionnait contre son pays! Merde, non, ce n'était que du bizness, mon vieux.

…tait-ce de l'espionnage ? se demanda Cook. En était-ce vraiment ? Les missiles n'étaient pas braqués sur le Japon, ils ne l'avaient jamais été.

En fait, s'il fallait en croire les journaux, ils n'avaient jamais visé

depuis des années que le milieu de l'océan Atlantique et l'effet réel de leur destruction serait exactement égal à zéro pour qui que ce soit. «a ne nuirait à personne. «a n'aiderait pas grand monde non plus, sinon en termes budgétaires, et le bénéfice serait d'ailleurs assez marginal. Ainsi donc, l'affaire n'avait pas réellement d'implications pour la sécurité nationale, n'est-ce pas ? Non, s˚rement pas. Donc, il pouvait transmettre l'information, non ?

" D'accord, Seiji. Je suppose que, pour une fois... ouais, je vais voir ce que je peux dénicher.

- Merci, Christopher. " Nagumo sourit. " Mes ancêtres vous remercieront. Ce sera un grand jour pour le monde entier, mon ami" et qui Chez les

mérite d'être célébré comme il convient. "sportifs, on appelait ça du marquage à la culotte. Il n'y avait pas de terme équivalent chez les espions.

"Vous savez, je le crois aussi ", dit Cook, après un instant de réflexion.

Il ne songea jamais à s'étonner que le premier pas de l'autre côté de la ligne invisible qu'il avait lui-même tracée p˚t être aussi facile.

" Je suis honoré, dit Yamata en affectant une grande humilité. Fortuné, l'homme qui possède des amis aussi prévenants et sages.

- C'est vous qui nous honorez, insista poliment l'un des banquiers.

- Ne sommes-nous pas collègues ? Ne servons-nous pas tous notre pays, notre peuple, notre culture avec un égal dévouement ? Vous, Ichiki-san, et les temples que vous avez restaurés. Ah! " Yamata fit un grand geste de la main englobant tous ses invités réunis autour de la table basse laquée. " Nous (avons tous fait, sans rien demander en retour, sinon l'espoir d'aider notre pays, de lui permettre de retrouver sa grandeur, ajouta-t-il. Alors, en quoi puis-je rendre service à mes amis, ce soir ? " Il prit un air calme, passif, attendit qu'on lui dise ce qu'il savait déjà. Ses plus proches alliés autour de cette table, des hommes dont l'identité n'était pas vraiment connue des dix-neuf autres participants, étaient des modèles de curiosité attentive, se montrant aussi habiles que lui dans l'art de la dissimulation. Mais il régnait surtout une grande tension dans la pièce, une atmosphère si lourde qu'on pouvait presque la sentir, comme l'odeur d'un étranger.

Les yeux se tournèrent presque imperceptiblement vers Matsuda-san ; beaucoup pensaient que l'annonce de ses difficultés serait une surprise pour Yamata, même si la convocation d'une telle réunion avait d˚

suffisamment attiser sa curiosité pour qu'il déclenche ses formidables moyens d'investigation. Le dirigeant de l'une des plus grosses entreprises de la planète s'exprima avec une dignité paisible quoique triste, prenant son temps, comme il convenait, pour expliquer que sa gestion n'était pour rien dans les facteurs qui avaient conduit à ses difficultés de trésorerie.

Cette entreprise, qui avait démarré dans la construction navale, s'était lancée ensuite dans le b‚timent, puis avait t‚té de l'électronique grand public. Matsuda était parvenu à sa tête au milieu des années quatrevingt et il avait offert à ses actionnaires des dividendes comme bien peu en auraient rêvé. Matsuda-san en retraça lui-même (historique et Yamata ne manifesta pas le moindre signe d'impatience. Après tout, cela jouait en sa faveur que tous puissent entendre de sa bouche le récit de leur propre réussite professionnelle : ayant pu constater la similitude de leurs destins, ils seraient plus enclins à redouter de connaître une catastrophe personnelle identique. Si ce crétin avait décidé de jouer dans la cour des grands à Hollywood, en dilapidant des sommes phénoménales pour quarante hectares sur Melrose Boulevard et un chiffon de papier disant qu'il pouvait faire des films, eh bien, c'était de sa faute, non ?

La corruption et le manque d'honneur de ces gens sont réellement confondants ", poursuivit Matsuda sur un ton qui aurait amené un prêtre, l'entendant au confessionnal, à se demander si le pécheur abjurait ses péchés ou se contentait de regretter sa malchance. Dans ce cas précis, deux milliards de dollars étaient partis en fumée, exactement comme s'ils avaient servi à griller des saucisses.

Yamata aurait pu dire je vous avais prévenu, sauf qu'il ne l'avait pas fait, même après que ses propres conseillers financiers (des Américains en ce cas précis), ayant examiné la même proposition, l'eurent dissuadé d'y souscrire dans les termes les plus fermes. A la place, il se contenta de hocher pensivement la tête.

" Manifestement, vous n'auriez pu prévoir ce revers, surtout après toutes les assurances qu'on vous avait fournies, et compte tenu des conditions prodigieusement favorables que vous leur aviez offertes en échange. Il semblerait, mes amis, que ces genslà n'aient aucune éthique des affaires. "

D'un regard circulaire, il recueillit les signes d'approbation que lui avait valus sa remarque.

Matsuda-san, quel homme pourrait raisonnablement soutenir que vous avez commis la moindre faute ?

- Beaucoup le feraient, répondit-il,

assez courageusement de l'avis général.

- Pas moi, mon ami. qui parmi nous est plus honorable, plus sagace ? qui parmi nous a servi son entreprise avec plus de zèle ? " Raizo Yamata hocha tristement la tête.

" Non, plus préoccupant, mes amis, est le fait qu'un sort identique puisse nous guetter tous ", annonça calmement le banquier, signifiant par là que son établissement était caution des biens immobiliers de Matsuda, tant au Japon qu'en Amérique, et qu'une faillite de cette entreprise risquerait de diminuer dangereusement ses réserves. Le problème était que, même s'il pouvait survivre à la faillite de l'entreprise, en théorie comme en pratique, il suffisait qu'on pense que ses réserves étaient plus faibles qu'elles ne l'étaient en réalité pour mettre à bas son établissement, et cette idée-là pouvait fort bien apparaître dans un journal à la suite de la simple bourde d'un seul reporter. Les conséquences d'une telle erreur d'analyse, ou d'une telle rumeur, pouvaient déclencher une ruée sur la banque et rendre bien réel ce qui ne l'était pas. Certes, l'argent retiré

des comptes serait redéposé ailleurs - il y en avait trop pour garnir des matelas, après tout -et dans ce cas, il serait reprêté par un autre banquier d'affaires pour sauvegarder la position de son collègue, mais une crise induite était toujours possible et celle-ci pouvait déclencher une déb‚cle générale.

Ce qu'on s'abstenait de dire, et bien peu d'ailleurs y songeaient, c'est que les hommes réunis dans cette pièce s'étaient justement fourrés dans ce pétrin parce qu'ils avaient pris des risques inconsidérés. C'était une forme de cécité dont ils étaient tous affligés - enfin presque tous, se dit Yamata.

" Le problème essentiel est que les fondations de l'économie de notre pays ne reposent pas sur le roc mais sur du sable, commença-t-il, s'exprimant plutôt comme un philosophe. Si faibles et écervelés que soient les Américains, la fortune leur a accordé ce dont nous manquons. La conséquence est que, malgré nos trésors d'habileté, nous sommes toujours désavantagés.

" Il leur avait déjà dit tout cela, mais aujourd'hui, pour la première fois, ils écoutaient, et il lui fallut toute sa maîtrise de soi pour ne pas jubiler. Au contraire, il fit encore moins appel à la rhétorique que lors de ses discours précédents. Son regard se porta sur l'un d'eux qui avait été déjà en désaccord avec lui auparavant.

" Vous vous souvenez de ce que vous avez dit, que notre vraie force résidait dans le zèle de nos ouvriers et le talent de nos dessinateurs.

C'était vrai, mon ami. Ce sont des forces, et mieux que cela, ce sont justement celles dont les Américains sont le

plus dépourvus, mais parce que la fortune, pour des raisons qui lui sont propres, a souri aux gaijins, ils peuvent malgré tout nous damer le pion sur ces points, car ils ont su convertir leur chance en véritable puissance ; or la puissance, c'est ce qui nous manque. " Yamata marqua un temps pour scruter une nouvelle fois son auditoire, croisant leurs regards et jaugeant leur impassibilité. Même pour un homme né comme lui dans cette culture et élevé selon ses règles, il devait se jeter à l'eau maintenant.

C'était le moment. Il en était s˚r. " Mais en réalité, ce n'est pas non plus entièrement le cas. Ils ont choisi de prendre cette voie, alors que nous avons choisi de ne pas la prendre. C'est pourquoi nous devons aujourd'hui payer le prix de cette erreur de jugement. A une exception près.

- Et qui est ? demanda l'un d'eux, se faisant le porte-parole de tous les autres.

- Désormais, mes amis, la fortune nous sourit, et le chemin de la véritable grandeur nationale s'ouvre à nous. Dans notre adversité nous pouvons, si nous le choisissons, trouver des occasions favorables. "

Yamata se dit qu'il avait attendu quinze années cet instant. Puis il réfléchit à cette idée, guettant une réponse, et se rendit compte qu'en réalité il l'avait attendu toute sa vie, depuis ses dix ans, quand en février 1944, il avait été le seul de sa famille àembarquer sur le bateau qui devait le rapatrier de Saipan vers la métropole. Il se revoyait encore, appuyé au bastingage, regardant son père et sa mère, et ses jeunes frères et sueurs debout sur le quai, et lui Raizo, très brave, réussissant à

retenir ses larmes, sachant avec une certitude d'enfant qu'il les reverrait, mais sachant aussi qu'il ne les reverrait plus.

Les Américains les avaient tués tous, rayant sa famille de la face du monde, les poussant à se suicider en se jetant du haut des falaises dans la mer avide, parce que des citoyens japonais, qu'ils portent ou non l'uniforme, n'étaient rien que des bêtes pour les Américains. Yamata se souvenait encore des comptes rendus de la bataille à la radio, comment les

" Aigles Sauvages "du Kido Butai avaient écrasé la flotte américaine, comment les soldats invincibles de l'Empereur avaient rejeté à la mer les Marines américains abhorrés, comment ils les avaient par la suite massacrés en grand nombre dans les montagnes de l'île reprise aux Allemands après la Première Guerre mondiale, et dès cette époqui, i1 avait su combien il était futile d'avoir à faire semblant de croire à des mensonges, car il fallait bien que ce soit des mensonges, malgré les paroles réconfortantes de son oncle. Et puis bientôt, les comptes rendus radiophoniques étaient passés à d'autres sujets, aux batailles victorieuses livrées contre les Américains qui se rapprochaient toujours plus de la métropole, et il se rappelait encore sa rage et son incompréhension quand il avait vu son pays, si grand et puissant, incapable pourtant d'arrêter les barbares, et sa terreur des bombardements, d'abord de jour, puis de nuit, rasant son pays ville par ville. La lueur orange dans le ciel nocturne, parfois tout près, parfois au loin et les mensonges de son oncle, essayant de lui expliquer tout ça, et, pour finir, le soulagement qu'il avait lu sur le visage de cet homme quand tout avait été terminé. Hormis qu'il n'y avait jamais eu de soulagement pour Raizo Yamata, pas avec sa famille disparue, rayée de la face du monde, et dès qu'il avait vu son premier Américain, un immense bonhomme aux cheveux rouquins, au teint de lait constellé de taches de rousseur, qui lui avait tapoté la tête comme on le fait d'un chien familier, dès cet instant, il avait reconnu le visage de son ennemi.

Ce ne fut pas Matsuda qui répondit. Impossible que ce soit lui. Il fallait que ce soit un autre, dont l'entreprise était encore immensément puissante, en apparence du moins. Il fallait également qu'il n'ait jamais été d'accord avec lui. La règle était d'autant plus importante qu'elle était informulée, et si les yeux ne se tournèrent pas, les pensées, elles, tournaient à cent à l'heure. L'homme regarda sa tasse de thé à moitié vide - ce n'était pas une soirée à boire de l'alcool - et considéra son destin. quand il parla, ce fut sans lever les yeux, parce qu'il redoutait de rencontrer des regards identiques tout autour de la table de laque noire.

" Comment, Yamata-san, pourrions-nous réussir ce que vous proposez ? "

" Sans blague ? " demanda Chavez. Il parlait en russe, car ici, à Monterey, on n'était pas censé parler anglais, et il n'avait pas encore appris l'expression en japonais.

" quatorze agents, répondit le commandant Oleg Yourevitch Lyaline, ex-agent du KGB, sur un ton aussi neutre que l'autorisait son ego.

- Et ils n'ont jamais réactivé votre réseau ? demanda Chavez qui avait envie de rouler les yeux.

- Ils ne pouvaient pas. " Lyaline sourit en se frappant la tempe. " CHARDON

était mon idée. Il se trouve que c'est devenu mon assurance vie. "

Sans déc ; faillit dire Clark. que Ryan ait réussi à le sortir de là vivant tenait quasiment du miracle'. Lyaline avait été jugé pour trahison avec le zèle habituel du KGB pour obtenir un procès expéditif; condamné, incarcéré, il avait connu le régime de droit commun des condamnés à mort. Informé que son exécution aurait lieu la semaine suivante, il avait été conduit au bureau du commandant de la prison, informé de son droit de citoyen soviétique à requérir la gr‚ce présidentielle, et invité àrédiger une lettre manuscrite en ce sens. Un homme moins rusé aurait pu croire la procédure sincère. Lyaline n'avait pas été dupe. Elle était en fait destinée à faciliter son exécution : sitôt l'enveloppe cachetée, on allait le ramener dans sa cellule et l'exécuteur bondirait d'une porte ouverte sur sa droite, placerait le canon d'un pistolet contre sa tempe et ferait feu.

Il n'était donc pas franchement étonnant que sa main tremble en tenant le stylo àbille et qu'il ait les jambes en coton lorsqu'on le reconduisit dehors. Tout le rituel avait été exécuté jusqu'au bout, et Oleg Yourevitch se rappelait encore sa surprise quand il avait finalement regagné sa cellule au sous-sol, pour s'y entendre dire de ramasser ses affaires et de suivre un garde, et sa plus grande surprise encore de se voir reconduit dans le bureau du commandant, pour y rencontrer un individu qui ne pouvait être qu'un citoyen américain, avec ce sourire et ces habits bien coupés, inconscient des adieux ironiques du KGB à son agent déloyal.

" J'en aurais pissé dans mon froc, observa Ding en frissonnant, à la fin du récit.

- Là, j'avoue que j'ai eu du bol, admit Lyaline avec un sourire. J'avais uriné juste avant qu'ils m'emmènent. Ma famille m'attendait à Cheremetievo.

C'était l'un des derniers vols de la Pan Am.

1. Voir Le Cardinal du Kremlin, Albin Michel (NdT).

= Vous avez d˚ bien vous imbiber pendant la traversée, non ~ sourit Clark.

- «a oui ", lui confia Oleg, sans préciser qu'il avait tremblé et vomi tout au long du vol interminable jusqu'à l'aéroport Kennedy de New York, ni qu'il avait tenu ensuite à parcourir la ville en taxi pour s'assurer que cette impossible vision de liberté était bien réelle.

Chavez remplit le verre de son mentor. Lyaline essayait de décrocher de l'alcool et se contentait de bière, de la Coors Light. " J'ai déjà connu des situations difficiles, tovaritch, mais celle-ci devait être bigrement inconfortable.

- J'ai pris ma retraite, comme vous pouvez le constater ; Domingo Estebanovitch, o˘ avez-vous appris à parler si bien le russe ?

- Le gamin est doué, hein ? nota Clark. Surtout pour l'argot.

- Hé, j'aime bien lire, OK ? Et chaque fois je peux, je capte la télé russe au bureau, enfin des trucs comme ça. La belle affaire! " La dernière phrase lui avait échappé en anglais. Le russe n'avait pas vraiment d'expression équivalente.

" La belle affaire, c'est que vous êtes authentiquement doué, mon jeune ami

", dit le commandant Lyaline en levant son verre.

Chavez accepta volontiers le compliment. Il n'avait même pas son bac quand il était entré dans l'armée américaine; promis àun sort de troufion, et non pas de technicien de missile, il avait néanmoins été ravi de passer par l'université George Mason pour y décrocher son diplôme de premier cycle et il était maintenant en train de préparer sa maîtrise. Il s'étonnait encore de sa bonne fortune en se demandant combien de camarades de son barrio auraient pu faire aussi bien que lui si la même chance leur avait souri.

" Donc, Mme Foley sait que vous avez laissé un réseau derrière vous ?

- Oui, mais tous ses correspondants japonais doivent être ailleurs. Je ne crois pas qu'ils auraient essayé de le réactiver sans me prévenir. En outre, ils ne s'activeront que si on leur transmet le mot convenu.

- Bon Dieu " , souffla Clark, également en anglais, car on ne jure que dans sa langue natale. C'était une conséquence naturelle de l'abandon par l'Agence des techniques classiques de renseignements au profit de leurs conneries électroniques, certes utiles mais bien loin d'être la panacée tant vantée par les pisse-copie. Sur un total de plus de quinze mille employés, la CIA avait aux alentours de quatre cent cinquante agents de renseignements, pas plus, pour opérer sur le terrain, dans la rue ou dans les bois, discuter avec des gens bien réels pour chercher à apprendre ce qu'ils pensaient, au lieu de compter les haricots sur des photos aériennes et de dépouiller la presse le reste du temps. "

Des fois, vous savez, j'en viens à me demander comment on a réussi àgagner cette putain de guerre.

- L'Amérique a fait de gros efforts pour ne pas y arriver, mais l'Union soviétique en a fait encore plus. " Lyaline marqua une pause. " CHARDON

était essentiellement destiné à recueillir du renseignement commercial.

Nous avons volé de nombreux plans et procédés industriels aux Japonais, et la politique de votre pays est de ne pas recourir aux services de renseignements dans ce domaine. " Nouvelle pause. " A un détail près.

- Lequel, Oleg ? demanda Chavez en ouvrant une nouvelle canette de bière.

- Il n'y a pas de réelle différence, Domingo. Vos compatriotes - j'ai passé

plusieurs mois à essayer de leur expliquer. Le monde des affaires leur tient lieu de gouvernement, làbas. Leur parlement et leurs ministres, ce n'est qu'une façade, la maskirovka' des empires commerciaux.

- En ce cas, il y a un gouvernement dans le monde qui sait construire une bagnole correcte. " Chavez rigola. Il avait renoncé à s'acheter la Corvette de ses rêves - les rêves co˚taient trop cher - et s'était rabattu sur une "

Z ", qui était presque aussi sportive mais pour moitié prix. Et voilà qu'il allait devoir s'en séparer. Il fallait qu'il soit plus respectable et se range un peu s'il devait se marier, pas vrai ?

" Niet. Vous devriez comprendre ceci : l'opposition n'est pas ce que s'imagine votre pays. Pourquoi, selon vous, avez-vous de tels problèmes pour négocier avec eux ? J'ai découvert le fait assez vite et le KGB l'a compris tout de suite. "

Comme de bien entendu, se dit Clark en hochant la tête. La théorie communiste prédisait justement un tel " fait ", non ?

1. Maskirovka : couverture sous laquelle opéraient les espions soviétiques (NdT).

Merde, c'était à pisser de rire. " Comment était la récolte ? s'enquit-il.

- Excellente, lui assura Lyaline. Leur culture leur permet d'encaisser aisément les insultes, mais ils ont du mal à réagir. Ils dissimulent totalement leur colère. Résultat, il suffit de leur montrer de la sympathie. "

Clark acquiesça de nouveau, réfléchissant cette fois. Ce gars est un vrai pro. quatorze agents bien placés, il avait encore les noms et les numéros de téléphone en tête, et comme de bien entendu, personne à Langley n'avait assuré le suivi, à cause de ces satanés lois d'éthique imposées à l'Agence par des avocats - une engeance de fonctionnaires gouvernementaux qui proliféraient comme du chiendent o˘ qu'on tourne la tête; comme si tout ce que faisait l'Agence avait, strictement parlant, la moindre valeur éthique.

Merde, Ding et lui avaient quand même enlevé Corp, non ? Dans l'intérêt de la justice, certes, mais s'ils l'avaient amené en Amérique pour être jugé, au lieu de le laisser aux mains de ses compatriotes, il aurait eu droit à

un de ces avocats imbus d'éthique et grassement payés, voire un avocat commis d'office - dire qu'on pouvait obstruer la justice pour pas un rond, pesta Clark en lui-même -, et le type aurait déliré comme un malade devant les caméras, puis plus tard devant douze braves citoyens, pour raconter comment ce patriote avait résisté à une invasion de son pays, et cetera, et cetera.

" Une faiblesse intéressante, nota gens sont vraiment les mêmes sur toute la planète, vous ne trouvez pas ?

- Les masques diffèrent, mais la chair est la même en dessous ", déclara Lyaline, toujours aussi docte. Cette remarque en passant était sa meilleure leçon de la journée.

judicieusement Chavez. Les

De toutes les lamentations humaines, la plus commune sans aucun doute est si j avais su. Mais on ne sait jamais, et c'est ainsi que les jours de malheur et de mort ne débutent souvent pas différemment de ceux de chaleur et d'amour. Pierce Denton remplissait la voiture pour le voyage à

Nashville. Ce n'était pas une sinécure. Les jumelles avaient leurs sièges de sécurité installés à l'arrière de la Cresta, et, logé entre elles, il y avait le siège du

petit dernier, leur frère Matthew. Les jumelles, Jessica et Jeanine, avaient trois ans et demi ; elles avaient survécu aux " troubles de l'an deux " (en tout cas, leurs parents) et aux aventures parallèles de l'apprentissage du langage et de la marche. A présent, vêtues à l'identique d'une petite robe violette et de socquettes blanches, elles se laissaient gentiment installer sur leur siège par papa et maman. Matthew les suivit, il geignait et s'agitait, mais les filles savaient bien qu'avec les vibrations de la voiture, il aurait tôt fait de se rendormir ; de toute façon, c'est ce qu'il faisait presque tout le temps, sauf quand il tétait sa mère. Aujourd'hui était un grand jour : ils partaient passer le week-end chez grand-mère.

Pierce Denton, vingt-sept ans, était agent de police à Greeneville, modeste bourgade du Tennessee, et s'il fréquentait encore les cours du soir pour décrocher son diplôme universitaire, il n'avait d'autre ambition que d'élever sa famille et de mener une existence confortable dans les collines boisées, o˘ un homme pouvait chasser et pêcher avec des copains, fréquenter une communauté paroissiale sympathique, bref, mener une existence que bien des gens auraient pu lui envier. Sa profession était bien moins stressante que celle de nombre de ses collègues, et il ne le regrettait pas le moins du monde. Greeneville avait certes sa part de problèmes, comme toute ville américaine, mais bien moins que ce qu'il pouvait voir à la télé ou lire dans les journaux professionnels qui traînaient sur les tables au poste de police. A huit heures et quart ce matin-là, il sortit en marche arrière dans la rue tranquille et démarra, direction la nationale 11 E. Il était reposé et en forme, sentant déjà l'effet de ses deux tasses de café

rituelles, qui chassaient les toiles d'araignée d'une nuit paisible, aussi paisible qu'on pouvait l'espérer avec un bébé dormant dans la même chambre que lui et son épouse Candace. En moins d'un quart d'heure, ils avaient rejoint l'Interstate 81 et mettaient le cap au sud, avec le soleil matinal dans le dos.

Le trafic était assez clairsemé en ce samedi matin, et contrairement à la majorité de ses collègues, Denton ne faisait pas d'excès de vitesse. Non, il roulait à un gentil petit cent dix, juste pour le frisson d'enfreindre la loi d'un poil. L'Interstate était typique de toutes les grandes voies express américaines, large et dégagée, même quand elle sinuait vers le sudouest pour franchir les contreforts montagneux qui avaient contenu les ardeurs expansion-nistés des premiers colons européens. A New Market, la 81

r' ignait la 1-40 et Denton se fondit dans la circulation venue elo de Caroline du Nord et filant vers l'ouest. Bientôt, il arriverait àKnoxville.

Un coup d'oeil dans le rétro lui permit de voir que les deux filles étaient déjà à moitié assoupies et ses oreilles lui apprirent que Matthew était à

peu près dans le même état. A sa droite, Candy Denton somnolait également.

Leur bébé n'en était pas àfaire des nuits entières, et sa femme accusait le coup, car elle n'avait jamais dormi plus de six heures d'affilée depuis...

eh bien, depuis la naissance de Matt, et même avant, songea son mari. Candy était une femme menue et sa frêle stature s'était ressentie de la fatigue des dernières semaines de grossesse. La tête calée contre la vitre de droite, elle essayait de grappiller quelques instants de sommeil avant que Matthew se réveille et manifeste de nouveau sa faim, quoique, avec un peu de chance, ils auraient peut-être encore un sursis jusqu'à Nashville.

La seule partie du trajet relativement délicate, si l'on pouvait dire, était la traversée de Knoxville, ville moyenne située pour l'essentiel sur la rive nord de la Tennessee. L'agglomération était toutefois assez grande pour avoir une rocade intérieure, la I-640, que Denton évita, préférant emprunter l'itinéraire direct vers l'ouest.

Le temps était chaud, pour changer. Les six semaines précédentes n'avaient été qu'une succession d'averses de neige fondue, et Greeneville avait déjà

épuisé sa dotation en sel pour les routes et en heures supplémentaires pour les employés municipaux. Cela l'avait contraint à s'occuper d'une bonne cinquantaine de carambolages et de deux accidents graves, mais ce qu'il regrettait le plus, c'est de ne pas avoir eu le temps de faire laver sa Cresta flambant neuve la veille au soir. La laque brillante était maculée de sel ; encore heureux que la protection du ch‚ssis soit une " option de série " : son vénérable plateau-cabine n'y avait pas eu droit et ce n'était plus qu'une poubelle rouillée, même en restant garé dans l'allée du pavillon. En outre, c'était une petite bagnole sympa. Un peu plus d'espace pour les jambes n'aurait pas fait de mal, mais c'était la voiture de sa femme, pas la sienne, et elle n'avait pas vraiment besoin d'autant de place. Plus légère que sa propre voiture de patrouille, elle était équipée d'un moulin deux fois moins puissant. Cela expliquait les vibrations un peu plus

intenses, même si elles étaient en partie atténuées par les silentblocs de fixation du moteur. Enfin, se dit-il, ça aidait les gosses à roupiller.

Ils devaient avoir eu encore plus de neige ici, remarqua-t-il. Des paquets de sel s'étaient accumulés au milieu de la voie : une vraie piste de sable.

Mais quelle idée d'en utiliser autant. «a vous flinguait vraiment les bagnoles. Pas la sienne, Denton en était s˚r, car il avait lu en détail toutes les caractéristiques avant de se décider à surprendre Candy en lui offrant la Cresta rouge.

Les montagnes qui coupent en diagonale cette partie des …tatsUnis s'appellent les Great Smokies, les " Grandes Enfumées ", un nom attribué, d'après la tradition locale, par Daniel Boone en personne. Il s'agit en fait d'un segment d'une chaîne unique qui court de la Georgie au Maine et au-delà, changeant de nom presque aussi souvent qu'elle change d'…tats, et dans cette zone, l'humidité due aux innombrables lacs et cours d'eau se combinait aux conditions atmosphériques pour engendrer un brouillard constant à longueur d'année.

Will Snyder, chauffeur chez Pilot Lines, faisait des heures supplémentaires

- situation lucrative pour ce routier syndiqué. La semi-remorque Fruehauf attelée à son tracteur Kenworth diesel était remplie de rouleaux de moquette sortant d'une usine textile de Caroline du Nord et destinés à un distributeur de Memphis pour une grosse vente. Chauffeur d'expérience, Snyder était ravi de bosser le samedi : la paie était meilleure et, par ailleurs, la saison de foot était achevée et le gazon ne repoussait pas encore. De toute manière, il comptait bien être chez lui pour le dîner.

Surtout, les routes étaient plutôt dégagées pour ce week-end d'hiver, et il arrivait à tenir une bonne moyenne, se dit-il en négociant une large courbe à droite avant de descendre dans une vallée.

" Oh-oh ", murmura-t-il dans sa barbe. Il n'était pas inhabituel de rencontrer du brouillard dans le secteur, près de la sortie nord vers la nationale 95, la route des savants atomistes, celle qui filait sur Oak Ridge. Il y avait un ou deux points noirs sur la I-40, et c'en était un. "

Putain de brouillard. "

Il y avait deux façons d'aborder la situation. Certains ne se pressaient pas de ralentir, soit par souci d'économie de gazole, soit parce qu'ils n'aimaient pas se traîner. Pas Snyder. Chauffeur professionnel qui voyait chaque semaine des épaves en triste état sur le bas-côté de l'autoroute, il ralentit immédiatement, avant même que la visibilité ne soit descendue à moins de cent mètres. Son imposant attelage prenait son temps et il connaissait un collègue qui avait aplati une de ces boîtes de conserve japonaises, en même temps que son retraité de chauffeur, et le respect de l'horaire ne valait s˚rement pas qu'il coure un tel risque.

Rétrogradant avec souplesse, il fit ce qu'il considérait comme le plus sage, et alluma ses feux de croisement.

Pierce Denton tourna la tête, contrarié. C'était une autre Cresta, la version sportive C99, jusqu'ici uniquement produite au Japon - celle-ci était noire avec une bande rouge sur le flanc. Elle le dépassa en trombe à

un bon cent trente, estima son oeil exercé. A Greeneville, cela lui aurait valu un PV à cent dollars et une sévère remontrance du juge Tom Anders.

D'o˘ sortaientelles, ces deux-là ? Il ne les avait même pas vues venir dans son rétro. Des plaques temporaires. Deux gamines, l'une qui venait sans doute de décrocher son permis, avec en prime la tire neuve offerte par papa, et qui sortait sa copine pour lui prouver ce qu'était la vraie liberté en Amérique. La liberté d'être une belle idiote et de se carrer une contredanse dès sa première sortie sur la route! Mais l'agent Denton n'était pas dans sa juridiction, et c'était un boulot pour les gars de la police d'…tat. Typique, songea-t-il en hochant la tête. On papote, on regarde à peine la route, enfin, mieux valait les avoir devant soi que derrière.

" Bon Dieu ", souffla Snyder.

Les gens d'ici, avait-il entendu un jour dans un routier, mettaient ça sur le compte des " cinglés " d'Oak Ridge. En tout cas, pratiquement d'un coup, la visibilité était tombée à moins de dix mètres. Mauvais. Il alluma aussitôt ses feux de détresse et ralentit encore plus. Il n'avait jamais fait le calcul mais avec la masse qu'il représentait, son attelage devait avoir besoin de plus de vingt mètres pour passer de quarante-cinq à l'heure à l'arrêt -

et encore, sur route sèche, ce qui n'était pas le cas. D'un autre côté...

non, décida-t-il, ne prenons pas de risque. Il ralentit encore, jusqu'à

trente. D'accord, c'était une demi-heure de perdue. Les chauffeurs connaissaient ce tronçon de la I-40, et ils disaient toujours qu'il valait mieux avoir à payer les heures perdues que le malus d'assurance. S'estimant maître de la situation, le routier pressa la palette du micro de sa CB pour prévenir les collègues.

On dirait qu'on nage dans la purée de pois cassés, lança-t-il sur le canal 19, tous les sens en alerte, scrutant devant lui cette masse blanche compacte de vapeur d'eau, alors que le danger venait de l'arrière.

Le brouillard les prit complètement par surprise. Denton avait deviné

juste. Cela faisait précisément huit jours que Nora Dunn avait fêté ses seize ans, trois jours qu'elle avait eu son permis temporaire, et quatrevingts kilomètres qu'elle conduisait sa petite bombe flambant neuve. Pour commencer, elle avait choisi un tronçon de bonne route bien large, pour tester sa vitesse de pointe, parce qu'elle était jeune et que sa copine Amy Rice le lui avait demandé. Entre le lecteur de compact discs qui marchait àfond, et leur échange d'observations sur les divers bons coups parmi la population m‚le du lycée, Nora regardait à peine la route, mais après tout, ce n'était pas bien sorcier de maintenir une voiture entre la ligne continue sur la droite et la ligne pointillée sur la gauche, pas vrai ? Et de toute façon, il n'y avait personne dans le rétro, et puis, avoir une voiture c'était quand même vachement mieux que de sortir avec un nouveau garçon, parce qu'il fallait toujours que ce soit eux qui conduisent, sous un prétexte ou un autre, comme si une femme adulte n'était pas capable de le faire toute seule.

Son visage parut quelque peu ébahi quand la visibilité tomba soudain à pas grand-chose - elle n'aurait su estimer la distance exacte - et elle leva le pied de l'accélérateur, pour descendre du cent trente-cinq qu'elle faisait jusqu'ici. La route derrière elle était dégagée et s˚rement devant aussi.

Son moniteur d'autoécole lui avait dit tout ce qu'elle avait besoin de savoir, mais c'était comme avec les leçons de ses autres maîtres, elle n'avait

écouté que ce qu'elle avait bien voulu entendre. Le reste viendrait av«c l'expérience. Mais l'expérience était un maître auquel elle n'était pas encore habituée, et dont les leçons étaient un peu trop ardues pour elle en cet instant.

Elle vit bien les feux de détresse de la remorque Fruehauf, mais elle ne connaissait pas l'itinéraire et ces taches ambrées auraient pu être des lampadaires, sauf que la majorité des routes nationales en étaient dépourvues, et elle n'avait pas conduit suffisamment pour l'avoir appris.

De toute façon, cela ne lui aurait fait gagner qu'une seconde. Le temps qu'elle aperçoive le grand carré gris, il était simplement trop tard, et elle n'avait pas ralenti au-dessous de cent. Avec l'attelage qui roulait à

trente, cela équivalait en gros à percuter une masse immobile de trente tonnes àplus de soixante-dix kilomètres à l'heure.

C'était toujours un bruit atroce. Will Snyder l'avait déjà entendu avant, et il lui rappela une cargaison de boîtes de bière en alti écrasées sous une presse, ce crissement franchement dissonant d'une carrosserie de voiture ratatinée par la vitesse, la masse et les lois de physique, lois qu'il avait moins apprises au lycée que par l'expérience.

L'embardée du coin arrière gauche du semi-remorque fit riper l'avant de son attelage sur la droite, mais par chance, sa faible vitesse lui permit de maintenir suffisamment le cap pour l'immobiliser sans délai. Un coup d'oeil dans le rétro extérieur lui révéla l'épave de cette mignonne petite Japonaise que son frère voulait s'acheter, et la première réflexion de Snyder fut que ces bagnoles étaient bougrement trop petites pour être s˚res, même si ça n'aurait pas changé grand-chose en l'occurrence. Le milieu et l'avant droit étaient déchiquetés et la coque était toute pliée.

Il cligna les yeux, regarda plus attentivement, aperçut une tache rouge là

o˘ aurait d˚ se trouver un pare-brise transparent...

" Oh, mon Dieu... "

Amy Rice était déjà morte, malgré le fonctionnement irréprochable de fairbag du passager. La vitesse de la collision avait amené son côté de la voiture sous la remorque et le solide pare-chocs arrière, conçu pour la protéger des dég‚ts contre les quais de chargement, avait arraché le flanc de la coque comme une cisaille. Nora Dunn était encore en vie mais inconsciente. Sa nouvelle Cresta C99 n'était déjà plus qu'une épave : bloc-moteur en alu fendu, ch‚ssis faussé de quarante centimètres par rapport à l'axe, mais le pire c'était que le réservoir d'essence, déjà affaibli par la corrosion, avait été écrasé entre les renforts du ch‚ssis et qu'il s'était mis à fuir.

Snyder vit l'essence qui coulait. N'ayant pas coupé le contact, il gara rapidement son tracteur sur le bas-côté et sortit d'un bond, son petit extincteur à C02 à la main. Ne pas être arrivé àtemps fut ce qui lui sauva la vie.

" qu'est-ce qu'il y a, Jeanine ?

- Jessica! insista la petite fille, qui se demandait pourquoi les gens ne faisaient pas la différence, même son père.

- qu'est-ce qu'il y a, Jessica, rectifia son père avec un sourire patient.

- Y pue! " Elle gloussa.

" Bon, d'accord ", soupira Pierce Denton. Il détourna les yeux pour réveiller sa femme en la secouant par l'épaule. C'est à cet instant qu'il aperçut la nappe de brouillard et qu'il leva le pied. " qu'est-ce qui se passe, chéri ?

- Matt a fait.

- D'accord... " Candace dégrafa sa ceinture et se retourna pour regarder derrière.

" J'aimerais bien que tu t'abstiennes de faire ça, Candy. " Mais il se tourna lui aussi, juste au mauvais moment. La voiture dévia légèrement sur la droite, tandis qu'il essayait d'observer simultanément la route et ce qui se passait dans l'habitacle de la voiture neuve de sa femme.

" Merde! " Son instinct lui cria de braquer à gauche, mais il s'était bien trop déporté sur la droite, ce dont il se rendit compte avant même que sa main ait tourné le volant de l'autre côté. …craser les freins n'améliora pas non plus la situation. Les roues arrière se bloquèrent sur la chaussée humide, et la voiture dérapa

pour venir heurter par le flanc un autre véhicule. Il eut le temps de, reconnaître une autre Cresta. Sa dernière pensée cohérente fut : Est-ce la même qui... ?

Malgré sa couleur rouge, Snyder ne la vit que lorsque la collision fut devenue inévitable. Le chauffeur était encore à cinq mètres de la première épave, arrivant au petit trot, tenant l'extincteur dans ses bras comme un ballon de football.

Bon Dieu ! n'eut pas le temps de s'exclamer Denton. Sa première réflexion fut qu'ils ne s'en étaient pas trop mal tirés. Il avait vu pire. L'inertie avait projeté sa femme contre le montant droit écrasé, et ce n'était pas bon signe, mais les gosses à l'arrière étaient arrimés dans leurs sièges de sécurité, Dieu merci, et...

L'ultime facteur qui décida de la fin de cinq existences fut la corrosion chimique. Le réservoir d'essence de la Cresta, comme celui de la C99, n'avait pas été correctement galvanisé et il avait été exposé au sel durant la traversée du Pacifique, et plus encore sur les routes escarpées de l'est du Tennessee. Les points de soudure étaient particulièrement vulnérables et ils avaient l‚ché sous l'impact. La torsion du ch‚ssis fit que le fond du réservoir racla le béton de la chaussée ; la protection de bas de caisse qui n'avait jamais tenu correctement s'écailla aussitôt, un autre point faible du réservoir céda et la tôle d'acier mise à nu produisit l'étincelle, enflammant l'essence qui se répandit aussitôt vers l'avant.

L'intense chaleur de la boule de feu réussit même à dissiper en partie le brouillard, engendrant un éclair si éblouissant que, de chaque côté de l'autoroute, les usagers paniqués pilèrent aussitôt. Cela provoqua le carambolage de trois voitures à cent mètres de là sur les voies en direction de l'est, mais il n'y avait que de la tôle froissée et les gens bondirent de leurs véhicules pour approcher. Cela provoqua également l'inflammation de l'essence qui fuyait de la voiture de Nora Dunn, l'enveloppant de flammes et carbonisant la jeune fille qui, miséricordieusement, ne devait jamais reprendre conscience malgré la chaleur du brasier qui l'enveloppait.

Will Snyder se trouvait assez près pour avoir vu les cinq visages dans la Cresta qui arrivait. Une mère et son bébé, ces deux-là, il s'en souviendrait pour le restant de ses jours - elle, perchée entre les deux sièges avant, tenant son petit, et tournant brusquement la tête pour voir venir la mort, en regardant droit dans les yeux le chauffeur routier.

L'embrasement instantané fut une horrible surprise, mais Snyder, s'il avait cessé de courir, ne s'arrêta pas pour autant. La porte arrière gauche de la Cresta rouge s'était ouverte sous le choc, et ce fut sa chance car les flammes se cantonnaient - pour l'instant - sur le côté gauche de la première épave. Il fonça, l'extincteur brandi comme une arme, alors que les flammes revenaient à l'assaut du réservoir d'essence de la Cresta rouge.

Cela ne lui laissa qu'une fraction de seconde pour agir, saisir le seul des trois enfants qui avait encore une chance de survivre dans l'enfer qui avait déjà enflammé ses vêtements et br˚lé son visage, tandis que les gants de conduite protégeaient les mains en train de projeter de la neige carbonique en direction de la banquette arrière. Le C02 réfrigérant allait sauver une autre vie en plus de la sienne. Au milieu du nuage grandissant de mousse jaune et de vapeur blanche, il chercha du regard le bébé, mais celui-ci était introuvable, et la petite fille dans le siège de gauche hurlait de souffrance et de peur, là, juste devant lui. Ses mains gantées trouvèrent la boucle chromée, la dégrafèrent, et Snyder arracha violemment la gosse de son siège de sécurité, lui cassant le bras dans la manoeuvre, avant de prendre ses jambes à son cou pour s'éloigner de la boule de feu.

Il restait un tas de neige près du rail de sécurité : il plongea dedans, éteignant d'abord ses propres vêtements enflammés, avant de tartiner l'enfant de la gadoue gorgée de sel pour en faire autant avec elle. Le visage le br˚lait déjà, timide signe annonciateur de ce qui n'allait pas tarder à suivre. Il se força à ne pas se retourner. Il entendait des cris dans son dos, mais retourner vers la voiture en flammes aurait été

suicidaire, et s'il regardait, il risquait de s'y sentir obligé. Au lieu de cela, il regarda Jessica Denton, avec son visage noirci, son souffle rauque, et pria pour qu'un flic se pointe en vitesse, et surtout une ambulance. Le temps que cela se produise, un quart d'heure plus tard, lui et la gamine étaient en état de choc profond.

Défilement accéléré

LE fait que la journée f˚t pauvre en actualité, et la proximité d'une agglomération garantissaient à l'événement une couverture médiatique, mais plus encore le nombre et l'‚ge des victimes. L'une des stations locales de Knoxville avait un accord avec CNN et, dès midi, la nouvelle faisait l'ouverture du journal de la chaine. Un camion-relais satellite offrit à un jeune reporter l'occasion d'ajouter à son press-book un sujet à couverture mondiale - il n'avait pas envie de s'éterniser à Knoxville -, et le brouillard qui se levait donna aux caméras une vue parfaite de la scène.

" Bigre ", s'exclama Ryan, le souffle coupé, dans sa cuisine. Jack, qui avait pris un de ses rares samedis de congé, déjeunait avec sa famille et il comptait les amener à la messe du soir à St Mary, pour pouvoir également profiter de son dimanche matin à la maison. Ses yeux virent la scène et ses mains reposèrent le sandwich dans l'assiette.

Trois camions de pompiers s'étaient rendus sur les lieux, de même que quatre ambulances dont deux, funeste présage, étaient toujours là, ambulanciers postés à côté. Le camion à l'arrièreplan était presque intact, même si son pare-chocs était enfoncé. Le spectacle au premier plan était en revanche fort éloquent

deux tas de métal, noirci et tordu par le feu. Des portières ouvertes, béant sur un habitacle noir et vide. Une bonne douzaine de policiers étaient là, le maintien raide, les lèvres serrées, muets, se gardant d'échanger les blagues habituelles sur les accidents de la route. Puis Jack vit l'un des hommes échanger une remarque

avec un collègue. Tous deux hochèrent la tête en regardant la chaussée, dix mètres derrière le journaliste qui débitait son monologue comme ils le font toujours, répétant les mêmes trucs pour la centième fois dans sa brève carrière. Le brouillard. La vitesse excessive. Les deux réservoirs d'essence. Six morts, dont trois enfants. C'était Bob Wright, en direct de l'Interstate 40, àla sortie d'Oak Ridge, Tennessee. Pub.

Jack retourna à son déjeuner, se retenant d'ajouter un autre commentaire sur l'injustice de la vie. Il n'avait pour l'instant aucune raison d'en savoir ou d'en faire plus.

Les deux véhicules s'égouttaient maintenant, à plus de cinq cents kilomètres de la baie de Chesapeake, car les pompiers volontaires dépêchés sur place avaient cru bon de tout inonder copieusement, tout en sachant déjà que c'était un vain effort pour leurs occupants. Le gars du labo prit ses trois rouleaux de pellicule couleur 200 ISO, photographiant les bouches béantes des victimes afin de prouver qu'elles étaient bien mortes en hurlant. Le policier responsable dépêché sur les lieux était le sergent Thad Nicholson. Policier de la route chevronné, avec derrière lui vingt années d'expérience des accidents de voiture, il était arrivé sur place juste à temps pour voir extraire les corps. Le revolver de service de Pierce Denton était tombé sur la chaussée, et cela, plus que tout autre détail, l'identifiait comme un collègue de la maison, avant même que la vérification de routine du fichier des cartes grises en apporte la confirmation officielle. quatre gosses, deux petits et deux ados, plus deux adultes. On ne pouvait jamais s'y faire. Le sergent Nicholson le vivait très mal. La mort, c'était déjà horrible, mais une mort telle que celle-ci, comment Dieu pouvait-il laisser faire une chose pareille ? Deux petits enfants... enfin, il laissait faire, et on n'y pouvait rien. Et puis, il fut temps de se mettre au boulot.

Contrairement à ce qu'on voit au cinéma, c'était un accident tout à fait exceptionnel. Les voitures n'ont pas l'habitude de se transformer en boule de feu au moindre choc, et celui-ci, nota aussitôt son oeil exercé, n'avait pas été sérieux à ce point. D'accord, il y avait les victimes inévitables dues à la collision proprement dite, la fille assise à la place du mort dans la première Cresta : elle avait

été * pratiquement décapitée. Mais pour les autres, il n'y avait a˚cune cause évidente. La première voiture s'était encastrée dans l'arrière de la remorque avec un écart de vitesse de soixante, soixante-dix kilomètres-heure. Les deux coussins gonflables s'étaient déployés, et l'un des deux aurait au moins d˚ sauver la conductrice du premier véhicule, constata-t-il. Le second l'avait percuté sous un angle d'une trentaine de degrés. Pas malin, le flic, d'avoir fait une telle bourde, songea Nicholson. Mais la femme n'avait pas sa ceinture... Peut-être l'avait-elle détachée pour s'occuper des enfants à l'arrière, distrayant son mari. C'étaient des choses qui arrivaient, et on ne pouvait plus rien y faire.

Sur les six victimes, une seule avait été tuée sur le coup, les cinq autres étaient mortes carbonisées. «a n'aurait pas d˚ arriver. Les voitures n'étaient pas censées br˚ler, aussi Nicholson décidat-il de faire rouvrir par ses hommes la bretelle de jonction située huit cents mètres en amont de l'accident, pour dévier la circulation sur l'autre voie de l'autoroute à

contresens, afin que les trois véhicules accidentés puissent rester provisoirement en place. Puis il alluma sa radio de bord pour demander une autre brigade d'enquêteurs de Nashville et recommander qu'on prévienne le NTSB (National Transport Security Board), autrement dit la Commission nationale de sécurité des transports. Or, il se trouvait qu'une des responsables locales de l'agence fédérale habitait à proximité d'Oak Ridge.

Rébecca Upton était sur les lieux moins d'une demi-heure après avoir reçu le coup de fil. Ingénieur

A

en mécanique et diplmée de l'université voisine du Tennessee, elle b˚chait encore le matin même son examen de troisième cycle, mais elle revêtit sa combinaison officielle flambant neuve et entreprit de ramper sous les épaves, tandis que les dépanneurs s'impatientaient dans leur camion-grue, avant même que les renforts de police soient arrivés de Nashville. Vingtquatre ans, menue et rouquine, elle sortit de sous la Cresta naguère rouge, la peau couverte de suie, ses yeux verts larmoyant à cause des vapeurs d'essence encore stagnantes. Le sergent Nicholson lui tendit un gobelet de café offert par un des pompiers.

" qu'est-ce que vous en pensez, m'dame ? " demanda Nicholson, en se demandant si elle y connaissait quelque chose. Elle avait l'air, en tout cas, estima-t-il, elle n'hésitait pas à salir ses fringues, un signe encourageant.

" Les deux réservoirs d'essence. " Elle tendit le doigt. " Celuici a été

proprement arraché. Celui-là a été écrasé par l'impact et s'est rompu. A quelle vitesse roulaient-ils ?

- Au moment de la collision ? " Nicholson hocha la tête. " Pas très vite. A vue de nez, dans les soixante, soixante-dix.

- Je pense que vous avez raison. Les réservoirs d'essence rép

a

e e

ondent ' des normes d'int'grit' structurelle draconiennes et ce choc n'a pas d˚ les dépasser. " Elle prit le mouchoir qu'on lui tendait et s'essuya le visage. " Merci, sergent. " Elle but une gorgée de café et se retourna pour contempler les épaves, songeuse.

" A quoi pensez-vous ? "

Mad. Upton se retourna. " Je pense que six personnes...

- Cinq, rectifia Nicholson. Le camionneur a réussi à extraire une gosse.

- Oh... je ne savais pas. «a n'aurait jamais d˚ se produire. Aucune raison valable. C'était un impact en dessous de cent, rien de vraiment inhabituel dans les paramètres physiques. Je suis prête à parier qu'il y a un défaut de conception sur ces voitures. O˘ les emmenez-vous ? demanda-t-elle, se sentant très professionnelle, désormais.

- Les épaves ? A Nashville. Je peux vous les garder au poste central, si vous voulez, m'dame. "

Elle opina. " D'accord, je préviens mon patron. Nous allons probablement ouvrir une enquête fédérale. Est-ce que cela vous pose un problème quelconque ? " Elle n'avait encore jamais entamé une telle procédure, mais savait par son manuel qu'elle était parfaitement habilitée à déclencher une enquête du NTSB. Plus souvent connu comme organisme chargé d'analyser les circonstances des catastrophes aériennes, il s'occupait également des accidents de la route et de chemin de fer, et il pouvait requérir la coopération de toutes les agences fédérales en vue de recueillir des éléments concrets.

Nicholson avait participé à une enquête de ce type. Il secoua la tête. "

M'dame, mon capitaine vous offrira toute la coopération voulue.

- Merci. " Rébecca Upton faillit sourire, mais ce n'était pas l'endroit. "

O˘ sont les survivants ? Nous aurons à les interroger.

- Ils ont été conduits en ambulance à l'hôpital de Knoxville. Simple supposition, mais de là, on a d˚ les évacuer en hélico sur cel˚i de Shriners. " Cet hôpital, il le savait, était spécialement équipé

pour traiter les grands br˚lés. " Vous avez besoin d'autre chose, m 'dame ?

Nous avons une autoroute à dégager.

- je vous en prie, faites attention en manipulant les épaves, nous aurons besoin...

- Nous les traiterons avec le même soin que des pièces àconviction dans une enquête criminelle, m'dame ", répondit Nicholson pour rassurer cette petite gamine intelligente, en lui adressant un sourire paternel.

Pas une mauvaise journée, finalement, songea Mad. Upton. On ne pouvait pas en dire autant pour les occupants des deux voitures, bien s˚r, et elle n'était pas insensible à la réalité et l'horreur de leur mort, mais c'était son boulot, et sa première mission importante depuis son entrée au ministère des Transports. Elle regagna sa voiture, un coupé Nissan, retira sa combinaison pour enfiler à la place son anorak NTSB. II n'était pas spécialement chaud, mais pour la première fois dans sa carrière dans la fonction publique, elle avait réellement l'impression de faire partie d'une équipe importante, d'accomplir un travail important, et elle voulait que le monde entier sache qui elle était et ce qu'elle faisait.

" Salut! " Upton se retourna et découvrit le visage souriant d'un journaliste de télé.

" qu'est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle vivement - elle avait décidé

de la jouer sur un ton officiel et sérieux.

- Vous avez des éléments à nous fournir ? " Il n'avait pas levé son micro et son cadreur, bien que tout proche, n'enregistrait pas pour le moment.

" Mais seulement entre nous, indiqua Rébecca Upton après une seconde de réflexion.

- D'accord.

- Les deux réservoirs d'essence ont l‚ché. C'est ce qui a tué ces gens.

- Est-ce inhabituel ?

- Très. " Elle marqua un temps. " Il va y avoir une enquête du NTSB. II n'y a aucune raison valable permettant d'expliquer qu'une telle chose ait pu arriver. D'accord ?

- Un peu, tiens. " Wright consulta sa montre. D'ici dix minutes, il aurait un nouveau faisceau satellite, et cette fois, il

aurait du nouveau à dire, ce qui était toujours bon. Le reporter s'éloigna, tête baissée, concoctant son prochain commentaire pour son auditoire mondial. quel rebondissement! La Commission nationale de sécurité des transports allait ouvrir une enquête sur la voiture de l'année élue par Motor Trend, pour un défaut de sécurité potentiellement létal! Ces gens n'auraient jamais d˚ mourir. Il se demanda si son cadreur pourrait maintenant s'approcher assez pour prendre les sièges d'enfant vides, carbonisés, à l'arrière de l'autre voiture. Du tout bon !

Ed et Mary Patricia Foley étaient dans leur bureau au dernier étage du quartier général de la CIA. Leur statut inhabituel avait provoqué certains problèmes d'adaptation et d'organisation au sein de l'Agence. C'était Mary Pat qui portait le titre de directeur adjoint des opérations, et elle était la première femme à détenir ce poste dans la principale agence de renseignements américaine. Espionne expérimentée qui avait dirigé les réseaux les plus efficaces et les plus durables que son pays ait eus sur le terrain, elle était la moitié cow-boy du meilleur couple marié d'agents que la CIA ait jamais connu. Ed, son mari, était moins voyant, mais d'un naturel plus prudent. Leurs talents tactiques et stratégiques respectifs étaient parfaitement complémentaires, et même si Mary Pat avait décroché le grade supérieur, elle avait aussitôt réglé la question du choix d'un assistant en plaçant Ed à ce poste et en faisant de lui son égal dans les faits, sinon dans les formes administratives.

On avait ouvert une porte de communication dans le mur pour lui permettre d'entrer sans passer par le secrétaire dans l'antichambre, et c'est ensemble qu'ils dirigeaient un effectif d'agents qui se réduisait comme une peau de chagrin. Leurs relations de travail étaient aussi proches que leurs relations de couple, avec tous les compromis que comportaient ces dernières et le résultat en était le climat d'harmonie qui régnait à la Direction des opérations.

" Il va falloir choisir un nom, mon chou.

- qu'est-ce que tu dirais de POMPIER ?

- Pourquoi pas SOLDATS DU FEU ? "

Un sourire. " Ce sont deux baroudeurs.

= En tout cas, Lyaline dit qu'ils se débrouillent bien question l‚ngue.

- Ouais, assez pour commander à déjeuner et trouver les toilettes. "

Maîtriser le japonais n'était pas un défi intellectuel banal. " qu'est-ce que tu paries qu'ils le parlent avec l'accent russe ? "

Une petite lampe s'alluma dans leur tête à peu près simultanément. " Et leur couverture ?

- Ouais... " Mary Pat rit presque. " Tu crois que quelqu'un va s'en formaliser ? "

Les agents de la CIA n'avaient pas le droit d'adopter comme couverture une identité de journaliste. De journaliste américain, s'entend. La règle avait été récemment révisée, à la demande d'Ed, pour tenir compte du fait qu'une bonne proportion des agents que ses officiers recrutaient sur le terrain étaient des journalistes du tiers monde. Puisque les deux agents désignés pour l'opération parlaient un russe excellent, on pouvait aisément les faire passer pour des reporters russes, non ? La règle était violée dans l'esprit, mais pas dans la lettre ; Ed Foley avait ses phases cow-boy, lui aussi.

" Mouais, dit Mary Pat. Clark veut savoir si on est d'accord pour qu'il tente de réactiver CHARDON.

- Il faudra d'abord en parler à Ryan ou au Président ", remarqua Ed, retrouvant sa prudence.

Mais pas sa femme. " Non, inutile. On a besoin de leur approbation pour utiliser le réseau, pas pour vérifier s'il existe toujours. " Ses yeux bleu glacier pétillèrent, comme toujours lorsqu'elle faisait preuve d'astuce.

" Chérie, ça s'appelle jouer au plus fin ", l'avertit Ed. Mais c'était une des raisons pour lesquelles il l'aimait. " Mais ça me plaît bien. Bon, c'est d'accord, tant qu'on se contente de vérifier l'existence du réseau.

- J'avais peur que tu m'obliges à abuser de mon rang, chéri. " Des transgressions dont son époux savait tirer un merveilleux parti.

" Comme ça, tu pourras dîner à l'heure, Mary. Les ordres seront transmis lundi.

- Faudra que je passe au supermarché en rentrant. On n'a plus de pain. "

Alan Trent, représentant du Massachusetts, avait pris son samedi pour se rendre à Hartford, Connecticut, afin d'assister àun match de basket opposant les équipes universitaires des deux …tats. L'une et l'autre semblaient en mesure de briguer le titre du championnat régional cette année. Cela ne le dispensait pas de travailler, toutefois, aussi était-il accompagné par deux collaborateurs, et un troisième était en train de bosser. Le Sheraton contigu au stade était plus confortable que son bureau.

…tendu sur le lit, il était entouré de tous ses dossiers - un peu comme Winston Churchill, se disait-il, le champagne en moins. Le téléphone du chevet se mit à sonner. Il ne tendit pas la main pour décrocher. Il avait un collaborateur pour ça, et Trent s'était appris à ignorer le tintement des sonneries téléphoniques.

" Al, c'est George Wylie, de l'usine de Deerfield. " Wylie était un des principaux financiers des campagnes politiques de Trent, et le propriétaire d'une grosse affaire dans sa circonscription. Pour ces deux raisons, il pouvait à tout moment solliciter l'attention de Trent.

" Comment diable est-il arrivé à me retrouver ici ? fit Trent, les yeux au plafond, en saisissant le combiné. Hé, George, comment ça va aujourd'hui ?

"

Les deux collaborateurs de Trent regardèrent leur patron poser son verre de Coca pour saisir un calepin. Le député avait toujours un crayon à la main et gardait toujours à proximité un bloc de Post-it. Le voir griffonner une note personnelle n'avait rien d'inhabituel, mais la colère qui se lisait sur ses traits, si. Il indiqua le téléviseur et lança : " CNN ! "

Le minutage était quasiment parfait : après le spot publicitaire et une brève intro, Trent fut le second acteur du drame à découvrir le visage de Bob Wright. Cette fois, il s'agissait d'une bande qui avait été montée.

Elle montrait Rébecca Upton dans son anorak NTSB et les deux épaves de Cresta en cours de chargement sur le plateau des dépanneuses.

" Merde, observa le principal collaborateur de Trent.

- Les réservoirs d'essence ? demanda Trent au téléphone, puis il écouta pendant une minute environ. Ces salopards ! cracha ensuite le député. Merci pour les tuyaux, George. Je me mets dessus. " Il reposa le combiné sur sa fourche et se redressa sur le lit. Il tendit le doigt vers son principal collaborateur.

Tu me contactes l'équipe de garde au NTSB à Washington. Jé veux parler immédiatement à cette fille. Son nom, son téléphone, o˘ elle crèche, faut me la retrouver fissa ! Ensuite, tu t‚ches de m'avoir le ministre des Transports. " Il reporta son attention sur le courrier en cours pendant que ses assistants se précipitaient sur les téléphones.

Comme la plupart des membres du Congrès, Trent faisait travailler son cerveau en temps partagé, et il avait depuis longtemps appris àcompartimenter son temps et sa passion. Bientôt, on l'entendit bougonner sur un amendement à l'autorisation accordée par le ministère de l'Intérieur au Service national des forêts, tout en apposant des notes en marge au feutre vert. Ce qui était, dans l'ordre de gravité, la seconde de ses expressions d'indignation, même si ses hommes pouvaient voir le feutre rouge posé tout près, sur la page vierge d'un bloc de papier ministre. La combinaison du papier ministre et du stylo rouge indiquait qu'il était vraiment remonté contre un truc.

Au volant de sa Nissan, Rébecca Upton suivait les deux dépanneuses en direction de Nashville o˘ elle devait d'abord surveiller d'abord le remisage des épaves carbonisées de Cresta puis rencontrer le responsable du bureau local afin d'entamer la procédure d'enquête officielle - un tas de paperasses, elle en était s˚re, et elle se demanda pourquoi elle n'était pas contrariée par la perspective d'un week-end g‚ché. On lui avait attribué pour son boulot un téléphone cellulaire qu'elle utilisait exclusivement pour les affaires officielles et encore, uniquement en cas d'absolue nécessité - elle n'était dans la fonction publique que depuis dix mois - ce qui, dans son cas, signifiait qu'elle n'atteignait même pas le montant du forfait mensuel de communications que la compagnie facturait d'office au gouvernement. Le téléphone n'avait encore jamais sonné dans sa voiture, et elle sursauta en entendant retentir le vibreur tout près d'elle.

" Allô ? dit-elle dans le combiné, en se demandant si ce n'était pas un faux numéro.

- Rébecca Upton ?

- Oui. qui est à l'appareil ?

- Ne quittez pas, je vous passe le représentant Trent, lui dit une voix masculine.

- Hein ? qui ça ?

- Allô ? dit une voix nouvelle.

- qui est à l'appareil ?

- tes-vous Rébecca Upton

- Oui, tout à fait. qui êtes-vous ?

- Je suis Alan Trent, membre du Congrès pour la Communauté du Massachusetts. " Le Massachusetts, comme le rappelait à tout moment n'importe lequel de ses élus, n'était pas un vulgaire …tat. " Je vous ai retrouvée par l'entremise du centre de surveillance du NTSB. Votre supérieur est Michael Zimmer et son numéro de téléphone à Nashville est...

- D'accord, je vous crois, monsieur. que puis-je faire pour vous ?

- Vous enquêtez sur un accident sur la 1-40, correct ?

- Oui, monsieur.

- Je veux que vous m'informiez sur ce que vous savez.

- Monsieur, commença Upton, ralentissant pour mieux réfléchir, nous n'avons pas encore vraiment commencé, et je ne suis pas vraiment bien placée pour...

- Jeune fille, je ne vous demande pas de conclusions, juste la raison pour laquelle vous avez jugé bon d'ouvrir une enquête. Je suis en mesure de vous aider. Si vous coopérez, je vous promets que madame le ministre des Transports sera informée de vos brillants talents de jeune ingénieur. C'est une de mes amies, voyez-vous. Cela fait dix ou douze ans que nous travaillons ensemble au Congrès. "

Oh, se dit Rébecca Upton. C'était déplacé, immoral, et sans doute illégal, voire frauduleux de révéler des informations pendant le déroulement d'une enquête du NTSB sur un accident. D'un autre côté, l'enquête n'avait pas encore commencé, n'estce pas ? Et Upton, comme tout un chacun, avait envie de se faire remarquer et d'avoir une promotion. Elle ignorait que son bref silence était aussi éloquent que si son correspondant avait lu dans ses pensées, à l'autre bout du circuit cellulaire, et de toute façon, elle ne pouvait pas voir son sourire dans sa chambre d'hôtel àHartford.

" Monsieur, il m'apparaît, ainsi qu'aux policiers dépêchés sur les lieux de l'accident, que les réservoirs d'essence des deux véhicules se sont rompus, occasionnant un incendie aux conséquences . fatales. Il semblerait à la première inspection qu'aucune raison mécanique évidente ne justifie une telle rupture. En conséquence, je m'en vais recommander à mon supérieur d'ouvrir une enquête afin de déterminer la cause de l'accident.

- Les deux réservoirs d'essence fuyaient ? demanda la voix.

- Oui, monsieur, mais c'était plus grave qu'une fuite. Les deux ont cédé

complètement.

- Vous pouvez me dire autre chose ?

- Pour l'instant, pas vraiment, non. " Upton marqua un temps. Ce gars allait-il vraiment mentionner son nom au ministre ? Si oui... " Il y a quand même quelque chose qui cloche dans cette affaire, monsieur Trent. …

coutez, j'ai un diplôme d'ingénieur, et j'avais pris en option la résistance des matériaux. La vitesse de l'impact n'explique absolument pas deux défaillances structurelles aussi catastrophiques. Nous avons des normes nationales de sécurité pour l'intégrité structurelle des automobiles et de leurs pièces, et ces paramètres dépassent de beaucoup les données que j'ai pu constater sur les lieux de l'accident. Les policiers avec lesquels j'ai parlé sont de mon avis. Nous aurons besoin d'effectuer des tests complémentaires pour en avoir confirmation, mais instinctivement, c'est ce que j'aurais tendance à croire. Je suis désolée, mais je ne peux pas vous en dire plus pour l'instant. "

Voilà une petite qui en veut, se dit Trent dans sa chambre du Sheraton de Hartford. " Merci, mademoiselle Upton. J'ai laissé mon numéro à votre bureau de Nashville. Rappelez-moi, je vous prie, dès que vous y serez. "

Trent raccrocha et réfléchit une minute ou deux. Puis, s'adressant au plus jeune de ses assistants

" Appelle-moi le ministre des Transports et dis-lui que cette petite Upton est très bonne - non, tu me la passeras, je lui dirai moi-même. Paul, que vaut le labo du NTSB en matière de tests scientifiques ? " Il se sentait de plus en plus comme Churchill en train de préparer l'invasion de l'Europe.

Bon, enfin, rectifia-t-il, pas tout à fait.

" Il est loin d'être mauvais. Cela dit, le labo de l'université...

- Vu. " Trent pressa une touche pour libérer la ligne et composa de mémoire un autre numéro.

" Bon après-midi, monsieur le député, dit Bill Shaw devant son téléphone mains libres, et il jeta un oeil à Dan Murray. A propos, nous aimerions vous voir la semaine prochaine et...

- J'ai besoin d'un coup de main, Bill.

- quel genre de coup de main, monsieur ? " Pour les affaires officielles, les élus étaient toujours " monsieur " ou " madame ", même pour le directeur du FBI. C'était encore plus vrai quand l'élu en question présidait la commission parlementaire sur le Renseignement, et siégeait à

celle de la justice ainsi qu'à la commission des finances. Cela mis à part, et malgré diverses... frasques personnelles, Trent avait toujours été un bon ami et un critique mesuré du Bureau. Mais le noeud de l'affaire était encore plus simple ; les trois commissions auxquelles il siégeait avaient un impact sur le FBI. Shaw écouta en prenant des notes. " Le chef de l'antenne régionale à Nashville s'appelle Bruce Cleary, mais nous aurons besoin d'une demande d'aide officielle de la part du ministère des Transports avant de pouvoir... oui, bien s˚r, j'attendrai son coup de fil.

Heureux de pouvoir rendre service. Oui, monsieur. Au revoir. " Shaw leva les yeux. " Pourquoi bordel Al Trent pique-t-il une telle crise à propos d'une épave de voiture au fin fond du Tennessee ?

- Et surtout, pourquoi ça devrait nous intéresser ? ajouta Murray.

- Il veut que la section labo épaule le NTSB pour l'enquête matérielle. Tu veux bien appeler Bruce et lui dire de mettre sur le coup son meilleur technicien ? Ce putain d'accident date tout juste de ce matin et Trent voudrait déjà les résultats hier.

- Est-ce qu'il a déjà fait appel à nous pour une affaire quelconque ? "

Shaw eut un signe de dénégation. " Jamais. Je suppose qu'on a intérêt à

l'avoir à la bonne. Il doit participer à la réunion avec le patron. On doit discuter de l'habilitation de Kealty, tu te souviens ? "

Le téléphone de Shaw sonna. " Le ministre des Transports sur la trois, monsieur le directeur.

- Ce gars est vraiment en train de faire un sacré barouf pour un samedi après-midi ", observa Murray. Il quitta sa chaise pour décrocher un téléphone à l'autre bout de la pièce, tandis que Shaw prenait l'appel émanant du chef de cabinet. " Passez-moi notre bureau de Nashville. "

La fourrière de la police o˘ l'on entreposait les véhicules açcidentés ou volés était située dans le garage qui entretenait les voitures de la police d'…tat. Rébecca Upton n'y était jamais venue, mais les chauffeurs des dépanneuses, si, et elle les avait suivis sans problème. L'agent au portail cria des indications au premier chauffeur, et le second prit sa roue, suivi à son tour par la jeune ingénieur du NTSB. Ils aboutirent sur une aire déserte - enfin presque. Il y avait déjà six voitures -six véhicules radio de la police, dont quatre banalisés - et une dizaine de personnes, tous des responsables, à en juger par leur allure. L'un d'eux était le patron d'Upton, et pour la première fois, elle se rendit vraiment compte que l'affaire commençait à devenir sérieuse.

Le b‚timent d'entretien était équipé de trois ponts hydrauliques. Les deux Cresta furent déchargées devant, puis poussées àla main à l'intérieur, sur des rails d'acier. On leva les deux épaves simultanément, pour permettre aux témoins de plus en plus nombreux de passer en dessous. Upton était de loin la plus petite et elle dut jouer des coudes pour passer. C'était son affaire, après tout, enfin, c'est ce qu'elle croyait. Un photographe se mit àmitrailler, et elle nota que son boîtier portait FBI imprimé en lettres jaunes. Allons bon ?

" Défaillance structurelle manifeste ", nota un capitaine de la police d'…

tat, qui était chef du service d'enquêtes sur les accidents. D'autres experts acquiescèrent, l'air grave.

" qui possède le meilleur labo scientifique dans le secteur ? demanda un type en tenue sport.

- L'université Vanderbilt serait un bon coin pour commencer, annonça Rébecca. Mieux encore, le laboratoire national d'Oak Ridge.

- tes-vous Mlle Upton ? demanda l'homme. Je suis Bruce Cleary, du FBI.

- qu'est-ce que vous faites...

- M'dame, moi j'vais simplement o˘ on m'envoie. " Il sourit et poursuivit.

" Les Transports ont requis notre aide sur cette enquête. Nous avons un technicien supérieur du labo central qui descend en ce moment même de Washington en avion. " Et dans un avion du ministère, pas moins, s'abstint-il d'ajouter. Ni lui ni personne d'autre dans son bureau n'avait encore enquêté sur

un accident de voiture, mais les ordres émanaient du directeur en personne, et c'était tout ce qu'il avait besoin de savoir.

Mad. Upton se sentit soudain comme un arbrisseau dans une forêt de géants, mais elle aussi avait un boulot à faire, et elle était le seul véritable expert sur les lieux. Elle sortit de sa poche une torche électrique et entreprit un examen détaillé du réservoir d'essence. Rébecca fut surprise de voir les gens s'effacer pour lui laisser de la place. On avait déjà

décidé que c'était son nom qui serait inscrit en couverture du rapport. On mettrait la sourdine sur la présence du FBI - une simple affaire de routine dans le cadre de la coopération entre services gouvernementaux, pour épauler une enquête lancée par une jeune et brillante femme ingénieur du NTSB. Elle allait diriger l'enquête. Rébecca Upton retirerait tout le profit du travail des autres, parce qu'il n'était pas question de suggérer un effort concerté en vue d'un but prédéterminé, même si c'était précisément le cas. C'est en outre elle qui avait mis en branle la machine, et quand on soulevait des lièvres politiques de ce gabarit, il fallait bien laisser quelques graines à grappiller au menu fretin. Tous ceux autour d'elle le savaient ou avaient commencé à s'en douter, même s'ils étaient loin d'avoir tous saisi les véritables enjeux. Ils savaient simplement qu'un membre du Congrès avait attiré l'attention d'un chef de cabinet et du directeur de la plus puissante agence gouvernementale indépendante, et qu'il voulait obtenir des résultats rapides. Apparemment, il allait être servi. Alors qu'ils examinaient le dessous de caisse de ce qui, quelques heures plus tôt à peine, était encore la berline d'une famille en route pour la maison de grandmaman, la cause du désastre apparut aussi clairement que le nez au milieu de la figure. Tout ce qu'il fallait, en définitive, estima le représentant du FBI, c'était une analyse scientifique du réservoir écrasé. Pour cela, ils se rendraient à Oak Ridge, dont les installations étaient souvent mises à contribution par le FBI. Cela exigerait la coopération du ministère de l'…nergie, mais si Al Trent était capable de secouer deux gros cocotiers en moins d'une heure, il ne devrait pas avoir trop de mal à en agiter un troisième, non ?

Goto n'était pas difficile à suivre, même si ça pouvait être fatigant, estima Nomuri. Ce sexagénaire manifestait une belle vigueur et un désir de paraître jeune. Et il revenait toujours ici,

au moins trois fois par semaine. C'était la maison de thé que K~ztto avait identifiée - non pas par son nom, mais la description était suffisamment précise pour que Nomuri ait pu identifier l'endroit de visu puis confirmer son identification. Il avait vu y entrer Goto et Yamata, jamais ensemble, mais jamais à plus de quelques minutes d'écart, parce qu'il e˚t été

inconvenant que le dernier fasse trop longtemps attendre le ministre.

Yamata repartait toujours le premier, et l'autre s'attardait toujours au moins une heure, mais jamais plus de deux. Hypothèse, se dit-il : une réunion d'affaires suivie par une séance de détente, et les autres soirs, juste la partie détente. Comme dans un vaudeville de cinéma, c'était toujours d'une démarche joyeusement titubante que Goto regagnait sa voiture. Son chauffeur devait certainement savoir - la porte ouverte, une courbette, puis ce sourire malicieux tandis qu'il contournait le véhicule pour se remettre au volant. Une fois sur deux, Nomuri avait suivi la voiture de Goto, discrètement et prudemment. A deux reprises, il l'avait perdue dans la circulation, mais les deux dernières fois, et en trois autres occasions, il avait réussi à filer l'homme jusqu'à son domicile, et il était désormais certain que sa destination après ses frasques était toujours la même. Bon. A présent, il fallait réfléchir à l'autre partie de la mission, songea-t-il, en sirotant son thé, assis dans sa voiture. Cela prit quarante minutes.

C'était Kimberly Norton. Nomuri avait de bons yeux, et les lampadaires éclairaient suffisamment pour lui permettre de prendre quelques photos en vitesse avant de descendre de voiture. Il la fila depuis le trottoir d'en face, évitant de regarder directement dans sa direction, mais jouant au contraire sur sa vision périphérique pour la garder en ligne de mire.

Surveillance et contresurveillance n'étaient même plus au programme de la Ferme. «a n'avait rien de difficile, et le sujet lui facilitait la t‚che.

Même si elle n'était pas particulièrement grande par rapport à la moyenne américaine, ici, elle n'avait pas de mal à se démarquer par la taille, sans parler de ses cheveux blonds. A Los Angeles, elle n'aurait rien eu de remarquable, estima Nomuri, une jolie fille perdue dans un océan de jolies filles. Sa démarche n'avait rien de spécial - la fille s'adaptait aux usages locaux : un rien de timidité, céder la place aux hommes, quand en Amérique, c'était l'inverse qui avait cours. Et même si sa mise à

l'occidentale était caractéristi-

que, beaucoup de passants s'habillaient de même - en fait, la tenue traditionnelle était minoritaire ici, remarqua-t-il, légèrement surpris.

Elle prit à droite, descendit une autre rue, et Nomuri la suivit, une soixantaine de mètres en retrait, comme un putain de détective privé.

Merde, quel était le but exact de sa mission ? se demanda l'agent de la CIA.

" Des Russes ? demanda Ding.

- Des journalistes indépendants, pas moins. Comment tu te débrouilles en sténo ? " demanda Clark en relisant le télex. Mary Pat leur refaisait encore un de ses plans tordus, et il fallait bien admettre qu'elle s'y entendait. Il avait soupçonné depuis longtemps que l'Agence avait infiltré

un gars dans l'agence de presse Interfax à Moscou. Peut-être même que la CIA avait joué un rôle dans sa mise en route, car c'était souvent la première et la meilleure source d'informations politiques venant de Moscou.

Mais pour autant qu'il le sache, c'était la première fois que la maison recourait à cette agence de presse pour une couverture. Le second feuillet de l'ordre de mission était encore plus intéressant. Clark le tendit à

Lyaline sans un commentaire.

" Merde, il serait temps, ricana l'ancien agent russe. Vous voulez les noms, les adresses et les numéros de téléphone, c'est ça ?

- Cela nous aiderait, Oleg Yourevitch.

- Vous voulez dire qu'on va jouer les espions pour de bon ? "demanda Chavez. Ce serait pour lui une première. La plupart du temps, Clark et lui se chargeaient d'opérations paramilitaires, accomplissant des t‚ches jugées soit trop dangereuses, soit trop inhabituelles pour les agents en poste sur le terrain.

" Pour moi aussi, cela fait un bail, Ding. Au fait, Oleg, je ne vous ai jamais demandé quelle langue vous employez au travail avec vos hommes.

- Toujours l'anglais, répondit Lyaline. Je n'ai jamais montré mes compétences en japonais. «a m'a souvent permis de recueillir des informations. Ils croyaient pouvoir me doubler sous mon nez. "

Pas con, estima Clark, tu restais planté là, le bec enfariné, comme tu sais le faire, et les gens ne se doutaient jamais de rien. Hormis qué dans ce cas, et dans le cas de Ding, ils n'auraient pas besoin de se forcer. Enfin, l'essentiel de la mission n'était pas de jouer lés maîtres espions, n'est-ce pas, et ils avaient une préparation suffisante pour ce qu'ils étaient censés faire, se dit John. Dès mardi, ils partiraient pour la Corée.

Nouvel exemple de collaboration intergouvernementale, c'est un hélicoptère UH-1 H de la garde nationale du Tennessee qui transporta Rébecca Upton, trois autres responsables, et les réservoirs d'essence au laboratoire national d'Oak Ridge.

Les réservoirs étaient emballés dans du plastique transparent et maintenus en place comme s'il s'agissait de passagers. L'histoire d'Oak Ridge remontait au tout début des années quarante, quand il faisait partie du projet Manhattan initial, nom de code recouvrant le premier programme industriel destiné à mettre au point une bombe atomique. D'immenses b

‚timents abritaient l'installation de séparation isotopique de l'uranium, qui était toujours en service, même si quasiment tout le reste avait changé

autour, y compris avec l'adjonction d'un héliport.

Le Huey tourna une fois pour évaluer le lit du vent, puis il se posa. Un garde armé les guida à l'intérieur, o˘ les attendaient un responsable scientifique et deux techniciens de laboratoire -le ministre de l'…nergie en personne les avait convoqués pour ce samedi soir.

L'aspect scientifique de l'affaire fut réglé en moins d'une heure. Il faudrait plus de temps pour les essais complémentaires. Le rapport complet de la commission s'intéresserait à des éléments tels que les ceintures de sécurité, l'efficacité des sièges de sécurité pour enfants installés dans la voiture des Denton, la vérification du fonctionnement des coussins de sécurité gonflables, et ainsi de suite, mais tout le monde savait que le point important, à l'origine de la mort de cinq Américains, était que les réservoirs d'essence de la Cresta avaient été fabriqués avec un acier au traitement défectueux qui s'était corrodé jusqu'à perdre un tiers de sa rigidité structurelle nominale. Le premier jet de ces constatations fut tapé (mal) sur un traitement de texte disponible sur place, imprimé, puis faxé à la direction du ministère des Transports, qui jouxtait le musée Smithsonian de l'air et des

transports, à Washington. Bien que le mémorandum de deux feuillets port‚t l'intitulé CONCLUSIONS PR…LIMINAIRES, l'information allait être prise pour parole d'évangile. Et le plus remarquable, estima Rébecca Upton, c'est que tout cela avait été accompli en moins de seize heures. Elle n'avait jamais vu le gouvernement agir avec une telle célérité en aucune autre circonstance. Il était bien dommage qu'il ne procède pas toujours ainsi, se dit-elle en piquant du nez à l'arrière de l'hélicoptère qui la ramenait de Nashville.

Plus tard, cette nuit-là, l'université du Massachusetts perdit face à celle du Connecticut par cent huit contre cent trois après prolongations. Bien que fan de basket et diplômé de l'université du Massachusetts, Trent avait un sourire serein lorsqu'il retrouva la galerie marchande à l'extérieur du stade de Hartford. Il estimait avoir remporté une partie bien plus importante aujourd'hui, même si le jeu n'était pas celui qu'il imaginait.

Arnie van Damm avait horreur de se faire réveiller aux aurores le dimanche matin, surtout quand il avait décidé de se reposer ce jour-là - et de dormir jusqu'aux alentours de huit heures, de lire ses journaux à la table de la cuisine comme tout citoyen lambda, de somnoler devant la télé

l'après-midi, bref, de faire comme s'il était de retour à Columbus, Ohio, o˘ le rythme de vie était tellement plus facile. Sa première pensée fut qu'il devait y avoir une crise nationale majeure. Le Président Durling n'était pas homme à malmener son chef de cabinet et rares étaient ceux à

posséder son numéro de téléphone personnel. La voix à l'autre bout du fil lui fit écarquiller les yeux et fixer, l'air mauvais, le mur opposé de sa chambre.

" Al, ça a intérêt à être sérieux ", grommela-t-il. Il était sept heures et quart. Puis il écouta pendant plusieurs minutes. " D'accord. Attends un peu, veux-tu ? " Une minute après, il allumait son ordinateur - même lui, il était obligé d'en utiliser un, en ces temps de progrès - qui était relié

à la Maison Blanche. Il y avait un téléphone à côté.

" C'est bon, Al, je peux te coincer demain matin à huit heures quinze. Tu es s˚r de tout ce que tu me racontes ? " Il écouta éncore deux minutes, contrarié que Trent ait suborné trois agences de l'exécutif, mais il était membre du Congrès, un membre influent, qui plus est, et l'exercice du pouvoir lui était aussi naturel que la natation pour un canard.

" Ma question est simple : est-ce que le Président me soutiendra ?

- Si tes informations sont solides, oui, j'espère bien, Al.

- Cette fois, c'est la bonne, Arnie. J'ai discuté, discuté et encore discuté, mais cette fois-ci, ces salopards ont tué des gens.

- Peux-tu me faxer le rapport ?

Je file prendre un avion. Je devrais l'avoir dès mon arrivée au bureau. "

Dans ce cas, pourquoi fallait-il que tu m'appelles ? s'abstint de r‚ler van Damm, se contentant de répondre qu'il comptait dessus. Sa réaction suivante fut d'aller récupérer les journaux du dimanche devant son porche.

Extraordinaire, songea-t-il en parcourant les diverses unes. L'info la plus importante de la journée, voire de l'année, et personne encore ne l'avait relevée.

Typique.

Détail remarquable, hormis l'activité inusitée du télécopieur, le reste de la journée se déroula en gros selon les prévisions, ce qui permit au Secrétaire général de la Maison Blanche de se comporter en citoyen lambda, sans même se demander de quoi demain serait fait. On verrait bien, se ditil, et il s'assoupit dans le canapé du salon, manquant le match des Lakers contre les Celts, retransmis du Boston Garden.

Jeux de pouvoir

z y avait d'autres points à l'ordre du jour en ce lundi matin, mais Trent s'était réservé le meilleur. La Chambre des représentants des …tats-Unis ouvrirait sa séance comme d'habitude àmidi. L'aumônier psalmodia sa prière, surpris de voir que le speaker en personne était installé sur son siège, et non un suppléant, mais aussi de constater qu'il y avait déjà plus d'une centaine de députés présents pour l'entendre au lieu des six ou sept pèlerins habituels, inscrits pour faire de brèves déclarations à

l'attention des caméras de C-SPAN, et enfin que la galerie de la presse était presque à moitié pleine, et non quasiment vide. Le seul élément à peu près normal était la galerie du public, avec sa proportion ordinaire de touristes et d'enfants des écoles. L'aumônier, subitement intimidé, finit sa prière d'une voix trébuchante et s'apprêtait à partir quand il décida d'attendre à la porte pour voir de quoi il retournait.

" Monsieur le speaker! " annonça une voix qui ne fit sursauter personne.

Le président de la Chambre regardait déjà dans cette direction, ayant été

mis au courant par un coup de fil de la Maison Blanche. " Appelé à la tribune, l'honorable représentant du Massachusetts. "

Al Trent s'approcha du lutrin d'une démarche décidée. Une fois installé

derrière, il prit son temps pour disposer ses notes sur le plateau de bois incliné, tandis que trois de ses assistants installaient un chevalet, forçant l'auditoire à attendre et instaurant le climat dramatique de son allocution par un silence éloquent.

Enfin, baissant les yeux, il ouvrit son intervention par la formule traditionnelle

" Monsieur le président, je requiers la permission de réviser et poursuivre.

- Aucune objection ", répondit le speaker, mais avec moins d'autorité que d'habitude. L'atmosphère était tout simplement différente, un détail qui n'échappa à personne, sauf aux touristes ; leurs guides s'asseyèrent machinalement, ce qu'ils ne faisaient jamais en temps normal. Il y avait bien quatre-vingts membres du parti de Trent présents dans la salle, ainsi qu'une vingtaine de députés de l'autre côté de l'allée centrale, parmi lesquels tous les ténors de l'opposition qui se trouvaient être à

Washington ce jour-là. Et même si certains de ces derniers affectaient des poses indifférentes, leur seule présence ici suscitait des commentaires parmi les journalistes, également informés de l'imminence d'un gros coup.

" Monsieur le président, ce samedi matin, sur l'Interstate 40 entre Knoxville et Nashville, Tennessee, cinq citoyens américains ont été

condamnés à une mort violente par l'industrie automobile japonaise. " Trent énuméra les noms et ‚ges des victimes, et son assistant dévoila le premier document graphique, un cliché en noir et blanc de la scène. Il prit son temps pour laisser l'auditoire s'imprégner de cette image, imaginer le calvaire des occupants des deux véhicules. Dans la galerie de la presse, des copies de son allocution préparée et des divers documents circulaient déjà, et il ne voulait pas aller trop vite.

" Monsieur le président, nous devons à présent nous demander, en premier lieu, pourquoi ces gens sont morts, et en second lieu, en quoi leur décès peut bien regarder cette Chambre.

" Appelée sur place par la police locale, une jeune et brillante femme ingénieur d'un service gouvernemental, Mlle Rébecca Upton, a aussitôt constaté que l'accident avait été provoqué par une importante malfaçon affectant la sécurité des deux véhicules, et que l'incendie mortel consécutif avait été en fait causé par une erreur de conception des réservoirs d'essence des deux voitures.

" Monsieur le président, il y a peu de temps encore, ces mêmes réservoirs d'essence étaient le sujet des négociations commerciales entre les …tatsUnis et le Japon. Un produit de qualité supérieure qui se trouve être, simple coÔncidence, fabriqué dans ma propre

circonscription, a été proposé au représentant de la mission japonaise. Le composant américain est à la fois mieux conçu et moins co˚teux à fabriquer, gr‚ce au zèle et à l'intelligence des ouvriers américains ; or, ce composant a été rejeté par la mission commerciale japonaise sous prétexte qu'il ne répondait pas aux normes prétendument draconiennes de leur industrie automobile!

" Monsieur le président, ces normes prétendument draconiennes ont entraîné

le décès de cinq citoyens américains, morts carbonisés dans leur voiture à

la suite d'un accident qui, au dire de la police d'…tat du Tennessee et de la Commission nationale de

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curit' des transports, ne d'passait en aucun cas les crit'res de sécurité

légalement définis en Amérique depuis plus de quinze ans. Les victimes auraient normalement d˚ survivre; or, une famille entière a été quasiment décimée - et sans le courage d'un chauffeur routier, elle aurait été

entièrement anéantie - et deux autres pleurent aujourd'hui leurs filles, tout cela parce qu'on a interdit à des ouvriers américains de fournir un composant de qualité supérieure, même pour les versions de cette voiture fabriquées ici même en Amérique! L'un de ces réservoirs défectueux avait été transporté sur neuf mille kilomètres pour être installé dans l'une de ces carcasses carbonisées - et pouvoir ainsi tuer un jeune couple, une enfant de trois ans et un nouveau-né qui se trouvaient à bord de cette automobile!

" Trop c'est trop, monsieur le président! Les conclusions préliminaires du NTSB, confirmées par le personnel scientifique du laboratoire national d'Oak Ridge, permettent d'établir que les réservoirs d'essence de ces deux véhicules, l'un assemblé au Japon et l'autre fabriqué ici même, dans le Kentucky, ne répondaient pas aux normes de sécurité automobile du ministère des Transports, normes définies de longue date. Le premier résultat est que le ministère américain des Transports a émis un avis de retrait immédiat de la circulation concernant tous les véhicules particuliers de type Cresta...

" Trent marqua un temps d'arrêt, balaya la salle du regard. Les joueurs présents savaient que la partie ne faisait que débuter et que l'on allait y jouer gros.

" Par ailleurs, j'ai avisé le président des …tats-Unis de ce tragique accident et de ses ramifications. Le ministère des Transports a également pu déterminer que le même réservoir d'essence monté pour cette marque bien précise se retrouvait également

sur presque toutes les voitures particulières importées du japon ‚ux …tatsUnis. En conséquence, je dépose ce jour un projet de loi, référence HR-12313, visant à autoriser le Président à requérir des ministères du Commerce, de la justice et des Finances qu'ils... "

" Sur ordre de l'exécutif ", était en train d'annoncer la porteparole du Président dans la salle de presse de la Maison Blanche, " et dans l'intérêt de la sécurité publique, le Président a demandé aux services des douanes dépendant du ministère des Finances de procéder au contrôle de tous les véhicules d'importation japonaise à leurs ports d'entrée respectifs, pour y détecter un grave défaut de sécurité qui, il y a deux jours, a occasionné

la mort de cinq citoyens américains. Un projet de loi destiné à définir les prérogatives statutaires du Président en la matière a été déposé ce jour par l'honorable Alan Trent, représentant du Massachusetts. Le projet aura l'entier soutien du Président, et nous espérons une action rapide, toujours dans l'intérêt de la sécurité publique.

" Le terme technique pour cette mesure est "réciprocité sectorielle", poursuivit-elle. Cela signifie que notre législation dupliquera les usages commerciaux japonais dans le moindre détail. "Elle attendit les questions.

Bizarrement, il n'y en avait pas encore.

" Par ailleurs, la date du voyage du Président à Moscou a été fixée au...

- Attendez une minute", dit un reporter, levant les yeux, après avoir mis quelques secondes à digérer la déclaration ouvrant le compte rendu. "

qu'est-ce que vous venez de dire ? "

" Enfin, qu'est-ce qui se passe, patron ? demanda Jack Ryan en parcourant le dossier d'information.

- Page deux, Jack.

- D'accord. " Jack tourna la page, parcourut le feuillet. " Bon Dieu, j'ai vu ça à la télé l'autre jour. " Il leva les yeux. " ça va les foutre en rogne.

- Ce sont des durs à cuire, rétorqua froidement le Président Durling. On a eu en fait une ou deux bonnes années pour réé-quilibrer notre balance commerciale, mais ce nouveau type, làbas, est tellement soumis aux gros pontes qu'on n'arrive même plus à traiter commercialement avec ses concitoyens. Trop, c'est trop. Ils bloquent nos voitures dès leur débarquement sur le quai et les démontent quasiment pièce par pièce pour s'assurer qu'elles sont "s˚res", et ensuite, ils répercutent la facture de cette "inspection" sur leurs consommateurs.

- Je le sais, monsieur, mais...

- Mais trop, c'est trop. " Et en outre, on allait bientôt entrer dans l'année électorale et le Président avait besoin d'un coup de pouce de ses électeurs syndiqués, et avec ce seul coup, il s'assurait une position en béton. Ce n'était pas du ressort de Jack, et le chef du Conseil national de sécurité se garda bien d'en discuter. " Parlez-moi de la Russie et des missiles ", enchaîna bientôt Roger Durling.

II gardait sa véritable bombe pour la fin. Le FBI devait avoir sa réunion avec les gars de la Justice l'après-midi suivant. Non, songea Durling après un instant de réflexion, il faudrait qu'il appelle Bill Shaw et lui dise de patienter. Il n'avait pas envie de voir deux gros titres se disputer la une des journaux. Il faudrait que Kealty patiente un peu. Il mettrait Ryan au courant, mais l'affaire de harcèlement sexuel resterait encore au placard une semaine ou deux.

L'horaire garantissait la confusion. …manant d'un fuseau en avance de quatorze heures sur celui de la côte Est des …tats-Unis, de multiples appels téléphoniques retentirent dans l'obscurité du petit matin à

Washington.

La nature irrégulière de l'action américaine, qui avait courtcircuité les voies hiérarchiques habituelles au sein du gouvernement, et par conséquent court-circuité aussi ceux qui recueillaient de l'information pour leur pays, prit absolument tout le monde par surprise. L'ambassadeur du japon à

Washington était dans un restaurant à la mode, o˘ il dînait avec un ami proche, et, vu l'heure, il en allait de même pour tous les hauts fonctionnaires de l'ambassade sise Massachusetts Avenue. Dans la cafétéria de celle-ci, comme dans toute la ville, des bips retentirent pour ordonner de rappeler aussitôt le bureau, mais il était trop tard. Toutes les chaînes de télé par satellite s'étaient déjà donné lé mot, et les gens qui, au Japon, sont chargés de surveiller ce genre de choses avaient déjà averti leurs supérieurs, tant et si bien que la nouvelle avait remonté les canaux d'information jusqu'à ce que les divers zaibatsus soient réveillés à une heure propice àsusciter des commentaires acerbes. Ces hommes prévinrent à leur tour les dirigeants des grandes entreprises - qui étaient réveillés de toute façon - en leur disant d'appeler leurs lobbyistes toutes affaires cessantes. Bon nombre étaient déjà à l'oeuvre.

Pour la plupart, ils avaient capté la diffusion par C-SPAN de l'intervention d'Al Trent et, de leur propre chef, ils s'étaient mis au travail pour t‚cher de limiter les dég‚ts avant de se faire jeter par leur employeur. L'accueil qu'ils reçurent dans chaque bureau fut plutôt froid, même venant de parlementaires dont ils finançaient pourtant régulièrement les comités de soutien. Mais pas toujours.

" …coutez " , dit un sénateur qui, dans la perspective d'une réélection prochaine, aurait bien eu besoin de fonds, comme le savait fort bien son visiteur. " Je ne vais pas me présenter devant les électeurs et leur dire que cette action est injuste alors que huit personnes viennent de périr carbonisées. Il faut laisser du temps au temps, attendre que ça se tasse.

Faites preuve d'un peu de jugeote, d'accord ? "

Cinq personnes seulement avaient péri carbonisées, nota le lobbyiste, mais le conseil de son actuel quémandeur était sage, ou l'aurait été en des circonstances normales. Le lobbyiste faisait payer plus de trois cent mille dollars par an ses compétences -il avait passé dix ans dans la haute administration sénatoriale avant d'avoir la révélation - et ses honnêtes talents de pourvoyeur d'informations. On le payait également pour alimenter les comités de campagne en argent pas toujours bien propre d'un côté, et pour conseiller ses employeurs sur ce qui était possible, de l'autre.

" D'accord, sénateur, dit son correspondant d'un air entendu. Mais gardez à

l'esprit, je vous en prie, que cette législation pourrait entraîner une guerre commerciale, qui serait désastreuse pour tout le monde.

- Les événements de cet ordre ont leur vie propre, et ils ne durent pas éternellement " , répondit le sénateur. C'était l'opinion générale, répercutée dans les divers bureaux dès cinq heures, cet après-midi là, ce qui correspondait à sept heures le lendemain matin à

Saipan. L'erreur était d'avoir négligé le fait qu'il n'y avait encore jamais eu d'événement tout à fait " de cet ordre ".

Déjà, les téléphones sonnaient dans les bureaux de pratiquement tous les parlementaires des deux Chambres du Congrès. La majorité étaient des coups de fil scandalisés par l'accident sur la 1-40, ce qui était prévisible. On avait recensé quelques centaines de milliers de personnes en Amérique, réparties dans les cinquante …tats et les quatre cent trente-cinq circonscriptions parlementaires, qui ne manquaient jamais une occasion d'appeler leur représentant à Washington pour lui exprimer leur opinion sur tout et n'importe quoi. Les secrétaires prenaient les appels, en notaient l'heure et la date, avec le nom et l'adresse de chaque correspondant - il était souvent inutile de le demander, certains étaient identifiables à leur seule voix. Ces appels, classés par sujets et par opinions, venaient compléter le dossier d'information matinal de chaque parlementaire et ils étaient, la plupart du temps, oubliés presque aussi vite.

D'autres coups de fil étaient directement adressés à de plus hauts responsables, voire aux élus en personne. Ces derniers appels provenaient d'hommes d'affaires locaux, en général des industriels dont les produits entraient en concurrence directe sur le marché avec ceux importés de l'autre rive du Pacifique, ou, dans un nombre réduit de cas, qui avaient tenté de s'implanter commercialement au Japon et trouvé le parcours difficile. On ne tenait pas toujours compte de ces appels, mais ils étaient rarement ignorés.

Cela faisait de nouveau les gros titres de toutes les agences de presse, après un bref séjour dans la pénombre des nouvelles réchauffées. Les bulletins du jour diffusaient des photos de la famille du policier, avec sa femme et leurs trois enfants, ainsi que des deux jeunes filles, Nora Dunn et Amy Rice, suivies d'une brève interview enregistrée du routier héroÔque, et de vues au téléobjectif de la petite Jessica Denton, l'orpheline qui se tordait de douleur dans une chambre stérile, soignée par des infirmières qui pleuraient en débridant les plaies de son visage et de ses bras br˚lés au troisième degré. Déjà, des avocats étaient auprès de toutes les familles impliquées, pour leur dicter ce qu'il convenait de dire aux caméras, tout en concoctant de leur côté des déclarations d'une modestie trompeuse, tandis que des visions d'indemjités de dommages et intérêts dansaient dans leur tête. Des équipes de télé

traquaient les réactions des parents, amis et voisins, et dans ce chagrin plein de colère digne de gens qui venaient de subir une perte cruelle, d'aucuns ne voyaient qu'une colère banale ou un bon moyen de tirer profit de la situation.

Mais l'histoire la plus éloquente était encore celle du fameux réservoir d'essence. L'enquête préliminaire du NTSB avait trouvé preneur sitôt que son existence avait été annoncée à la Chambre. L'occasion était trop belle.

Les firmes automobiles américaines firent intervenir leurs ingénieurs maison pour expliquer l'aspect scientifique du problème, chacun d'eux notant avec un plaisir mal dissimulé que c'était un banal exemple de médiocre contrôle de qualité sur un composant automobile extrêmement simple, et qu'en définitive, ces japonais n'étaient pas aussi malins que tout le monde se plaisait à le dire. " …coutez, Tom, on galvanise de l'acier depuis plus d'un siècle, expliquait un ingénieur de Ford au journal de la nuit de la NBC. C'est même avec ça qu'on fabrique les poubelles.

- Les poubelles ? s'étonna le présentateur, l'air ahuri, car la sienne était en plastique.

- Ils nous bassinent depuis des années avec leurs contrôles de qualité, ils nous ont répété qu'on n'était pas assez bons, pas assez s˚rs, pas assez consciencieux pour entrer sur leur marché automobile - et on voit maintenant qu'ils ne sont pas si malins, finalement. Car c'est bien ça le fond du problème, Tom, poursuivit l'ingénieur, assenant le coup de gr‚ce : les réservoirs d'essence de ces deux Cresta sont structurellement moins solides qu'une poubelle en tôle conçue avec la technologie des années 1890.

Et c'est à cause de cela que cinq personnes ont péri carbonisées. "

Cette remarque en passant devint le label de l'événement. Le lendemain matin, cinq poubelles en tôle galvanisée étaient retrouvées empilées devant l'entrée de l'usine Cresta dans le Kentucky, accompagnées d'un écriteau sur lequel était inscrit : ET SI VOUS ESSAYIEZ CELLES-CI? Une équipe de CNN

filma la scène -on les avait tuyautés - et dès midi, c'était cette image qui faisait l'ouverture de leur journal. Tout n'était qu'une affaire de perspective. II faudrait des semaines pour décider qui avait réellement commis une erreur, mais d'ici là, la perception et les réactions correspondantes auraient depuis longtemps pris le pas sur la réalité.

Le commandant du MV Nissan Courier n'avait absolument pas été prévenu. Son bateau était une horreur sans nom qui donnait l'impression d'avoir commencé

sa carrière sous la forme d'un bloc rectangulaire d'acier massif dont on aurait creusé l'avant avec une cuillère géante afin de lui conférer un minimum de flottabilité. Extrêmement lourd et handicapé par un maître-couple important qui en faisait souvent le jouet même des plus faibles brises, il lui fallut quatre remorqueurs Moran pour accoster au terminal de Dundalk dans le port de Baltimore. Jadis premier aéroport de la cité, cette vaste étendue plate était un point de réception idéal pour des automobiles.

Le capitaine qui surveillait les évolutions complexes et délicates de l'accostage découvrit que l'immense parc de stationnement était inhabituellement encombré. «a lui parut bizarre. Le dernier bateau était arrivé le jeudi précédent, et normalement le parking aurait d˚ s'être à

moitié vidé entre-temps pour laisser la place à sa cargaison. Regardant un peu plus loin, il ne vit que trois semi-remorques attendant de charger pour approvisionner le plus proche concessionnaire ; d'habitude, ils étaient à

la queue comme des taxis devant une gare.

" Je suppose qu'ils ne blaguaient pas ", observa le pilote de la baie de Chesapeake. Il était monté à bord du Courier au cap Charles et avait intercepté les infos télévisées sur le bateau pilote qui y était ancré. II hocha la tête et se dirigea vers l'échelle de coupée. Il laisserait le soin au transitaire d'annoncer la nouvelle au commandant.

C'est exactement ce que fit le transitaire, après avoir grimpé l'échelle et gagné le pont. Le parking pouvait encore recevoir dans les deux cents voitures maxi et, pour l'instant, il n'avait reçu aucune instruction de l'usine concernant les ordres à donner au capitaine. D'habitude, le bateau ne restait jamais à quai plus de vingt-quatre heures, le temps nécessaire pour décharger les voitures, puis ravitailler en vivres et en carburant pour le trajet de retour à l'autre bout du monde, o˘ la même procédure se dérouler‚it à l'envers, cette fois en chargeant les voitures sur un bateau vide pour un nouveau voyage vers l'Amérique. Les navires de cette flotte suivaient un emploi du temps aussi ennuyeux qu'implacable, dont les dates étaient aussi immuables que la marche des étoiles dans le ciel nocturne.

" que voulez-vous dire ? demanda le patron.

- Toutes les voitures doivent subir une inspection de sécurité. "Le transitaire embrassa du geste le terminal". Voyez par vous-même. "

Ce qu'il fit, en saisissant ses jumelles Nikon. Il avisa effectivement six agents des douanes en train de soulever une des voitures neuves à l'aide d'un cric hydraulique pour permettre à un collègue de ramper en dessous pour une raison quelconque, tandis que les autres consignaient des informations sur leurs planchettes garnies de formulaires officiels. Et ils n'avaient certainement pas l'air trop pressés. A travers ses jumelles, ils lui donnaient même l'impression de rigoler comme des bossus, au lieu de travailler avec zèle comme de bons fonctionnaires. C'était la raison pour laquelle il ne fit pas immédiatement le rapport avec les quelques occasions o˘ il avait vu des employés des douanes japonais procéder à une inspection similaire (mais autrement plus stricte) de véhicules américains, allemands port d'attache de Yokohama.

" Mais nous risquons d'être bloqués ici pendant des jours! "Il s'étranglait presque.

" Peut-être bien une semaine, confirma le transitaire, sur un ton optimiste.

- Mais il n'y a de la place que pour un seul bateau! Et le Nissan Voyager doit accoster dans soixante-dix heures.

Je n'y peux rien, moi.

Mais mon emploi du temps... " Il y avait une horreur non feinte dans la voix du capitaine.

" «a non plus, je n'y peux rien ", fit patiemment remarquer le transitaire à un homme qui venait de voir s'effondrer toutes ses certitudes.

ou suédois, sur les docks de son

" En quoi pouvons-nous vous être utile ? demanda Seiji Nagumo.

- Comment cela ? répondit le fonctionnaire du ministère du Commerce.

- Ce terrible incident. " Et Nagumo était sincèrement horrifié. La méthode de construction traditionnelle, en bois et papier, avait été depuis longtemps remplacée par des matériaux plus solides, mais les Japonais en avaient hérité une crainte du feu profondément enracinée. Un citoyen qui laissait un incendie naître sur sa propriété, puis se propager vers la propriété d'autrui, encourait des sanctions pénales en plus de sa responsabilité civile. Il éprouvait une honte réelle de voir qu'un produit manufacturé dans son pays ait pu causer une catastrophe aussi épouvantable.

" Je n'ai pas encore de communiqué officiel de mon gouvernement, mais je puis vous dire personnellement que l'horreur que je ressens est inexprimable. Je vous garantis que nous lancerons notre propre enquête.

- Il est un peu tard pour ça, Seiji. Comme vous vous en souvenez certainement, nous avons discuté de ce point précis...

- Oui, c'est exact, je l'admets, mais vous devez comprendre que, même si nous étions parvenus à un accord, les matériels litigieux auraient encore été en circulation - cela n'aurait pas fait la moindre différence pour ces gens. "

C'était un instant d'insigne félicité pour le négociateur commercial américain. Les décès dans le Tennessee, bon, d'accord, c'était regrettable, mais cela faisait trois ans qu'il devait se farcir l'arrogance de ce salaud, et la situation présente, malgré le contexte tragique, était fort agréable.

" Seiji-san, comme je l'ai dit, il est un petit peu tard pour émettre des regrets. Je suppose que nous serons heureux d'avoir un coup de main des gens de chez vous, mais nous avons, pour notre part, des responsabilités à

assumer. Après tout, je suis s˚r que vous comprendrez que le devoir de protéger la vie et la sécurité des citoyens américains est avant tout la t

‚che du gouvernement américain. Il est manifeste que nous avons fait preuve de négligence dans l'accomplissement de cette t‚che, et nous devons rectifier ces défaillances regrettables.

- Ce que l'on peut faire, Robert, c'est déléguer l'opération. Je me suis laissé dire que nos constructeurs automobiles veulent engager eux-mêmes des inspecteurs de sécurité pour vérifier les véhicules à l'arrivée à vos ports et que...

- Seiji, vous savez que c'est inacceptable. Nous ne pouvons pas laisser exercer des fonctions officielles par des représentants de l'industrie privée. " C'était inexact et le bureaucrate le savait. Cela se produisait tout le temps.

" Par souci de maintenir de bonnes relations commerciales, nous vous offrons de prendre à notre compte toutes les dépenses exceptionnelles subies par votre gouvernement. Nous... "

Une main levée arrêta Nagumo.

" Seiji, je dois vous demander de ne pas aller plus loin. Je vous en prie, vous devez comprendre que ce que vous proposez là pourrait fort bien être vu comme une incitation à la corruption aux termes de notre législation sur la moralisation des pratiques gouvernementales. " Un silence glacial plana durant quelques secondes.

" …coutez, Seiji, dès que le nouveau statut sera passé, la situation se clarifiera rapidement. " Et cela ne serait pas long. Un flot de lettres et de télégrammes émanant de toutes sortes de " mouvements de masse "

organisés en h‚te - parmi lesquels le Syndicat des travailleurs de l'automobile n'avait pas été le dernier, reniflant l'odeur du sang aussi bien qu'un requin - demandaient à leurs membres d'inonder les lignes téléphoniques de messages de protestation. La loi Trent était déjà inscrite en tête de liste à la prochaine session parlementaire et, dans les milieux bien informés, on ne donnait pas quinze jours pour que les décrets d'application soient sur le bureau du Président.

" Mais la loi Trent... "

Le représentant officiel du ministère du Commerce se pencha sur son bureau.

" Seiji, quel est au juste le problème ? La loi Trent permettra au Président, sur l'avis des conseillers juridiques que nous avons au Commerce, de dupliquer votre propre législation commerciale. En d'autres termes, ce que nous ferons sera le reflet exact de vos propres lois. Alors vraiment, en quoi serait-il injuste que nous autres, Américains, appliquions à vos produits vos propres lois commerciales, si justes et équitables, de la même façon que vous les appliquez aux nôtres ? "

Nagumo ne saisit pas tout de suite. " Mais vous ne comprenez pas. Nos lois sont conçues pour se conformer à notre culture. La vôtre est différente et...

- Oui, Seiji, je sais. Vos lois sont conçues pour protéger votre industrie de toute compétition déloyale.

Nous allons bientôt procéder exactement de même. Cela, c'est le mauvais point pour vous. Le bon, c'est que chaque fois que vous nous ouvrirez un nouveau marché, nous ferons automatiquement de même pour vous.

L'inconvénient, Seiji, c'est que nous appliquerons vos propres lois à vos propres produits, et là, mon ami, nous verrons jusqu'à quel point vos lois sont équitables, selon vos propres critères. Pourquoi cela vous chagrine-t-il ? Cela fait des années que vous m'expliquez que votre législation n'est en rien un barrage, que c'est la faute à l'industrie américaine si nous sommes incapables de commercer aussi efficacement avec vous que vous le faites avec nous. " Il se carra dans son fauteuil et sourit. " Bien, nous allons pouvoir vérifier la pertinence de vos observations. Vous n'êtes pas en train de me dire que vous... m'auriez mené en bateau, n'est-ce pas ? "

Nagumo aurait pensé mon Dieu s'il avait été chrétien, mais il était de religion animiste et sa réaction intérieure fut différente, même si le sens était parfaitement équivalent. Il venait de se faire traiter de menteur, le pire étant que cette accusation était... vraie.

Le projet de loi Trent, désormais officiellement rebaptisé " Loi de réforme du commerce extérieur " , était expliqué aux Américains ce même soir, maintenant que les têtes parlantes avaient eu tout le temps de la décortiquer. Sa simplicité philosophique était élégante. Invités de "

MacNeil/Lehrer " sur la chaîne publique PBS, le porte-parole du gouvernement et Trent lui-même expliquèrent que le texte instaurait une commission restreinte formée de juristes et d'experts techniques du ministère du Commerce, assistés de spécialistes en droit international du ministère de la Justice. Ces experts seraient chargés d'analyser les législations commerciales étrangères, de rédiger des règlements commerciaux qui en reproduiraient les dispositions le plus fidèlement possible, puis de soumettre ces projets au ministre du Commerce qui en aviserait le Président. Le Président aurait alors toute autorité pour les faire appliquer par voie d'ordonnance. Celle-ci pourrait être annulée par un vote à la majorité simple des deux Chambres du Congrès, dont l'autorité en la matière était fixée par la Constitution - disposition qui éviterait tout problème de droit constitutionnel au nom de la séparation des pouvoirs. La loi de réforme au commerce extérieur prévoyait également un délai limite d'application. Au bout de quatre ans, elle serait automatiquement abrogée, à moins d'être revotée par le Congrès et de nouveau approuvée par le Président en exercice

- cette mesure donnait àla LRCE les apparences d'une législation temporaire dont l'unique objectif était d'instaurer une bonne fois pour toutes le libreéchange à l'échelon international. C'était un mensonge manifeste, mais plausible, même pour ceux qui n'étaient pas dupes.

" Franchement, que pourrait-on imaginer de plus équitable ? "demanda Trent sur PBS. La question était purement rhétorique. " Tout ce que nous nous contentons de faire, c'est de reproduire les législations des autres pays.

Si leurs lois sont équitables pour les entreprises américaines, alors elles doivent l'être pour les industries des autres pays. Nos amis japonais (il sourit) nous répètent depuis des années que leurs lois ne sont pas discriminatoires. Parfait. Nous utiliserons leurs lois aussi équitablement qu'eux. "

Mais le plus distrayant pour Trent, c'était de regarder se tortiller son vis-à-vis. L'ancien secrétaire d'…tat aux Affaires étrangères, qui gagnait aujourd'hui plus d'un million de dollars par an àfaire du lobbying pour le compte de Sony et de Mitsubishi, restait assis sans piper mot, réfléchissant désespérément à quelque repartie sensée, et Trent le lisait sans peine sur son visage : il ne trouvait rien à répondre.

" Ce pourrait être le début d'une véritable guerre commerciale..., commença-t-il, mais pour se faire bien vite couper l'herbe sous le pied.

- Ecoutez, Sam, la Convention de Genève n'a jamais causé la moindre guerre, n'est-ce pas ? Elle se contentait simplement d'appliquer les mêmes règles de conduite aux divers belligérants. Si vous cherchez à dire que l'application des règlements japonais dans les ports américains va déclencher les hostilités, alors nous sommes déjà en guerre et vous, vous travaillez pour l'autre camp, non ? " Cette réplique du tac au tac provoqua cinq secondes de silence embarrassé. Il n'y avait tout simplement rien à y répondre.

" Waouh ! commenta Ryan, assis dans le séjour de la maison familiale, à une heure décente, pour une fois.

- Il a vraiment un instinct de tueur, observa sa femme, quittant des yeux ses dossiers médicaux.

- Certainement, confirma son mari. Tu parles d'une rapidité je n'ai été

informé de cette histoire qu'avant-hier.

- Eh bien, je trouve qu'ils ont raison. Pas toi ?

- Je trouve surtout qu'ils vont un peu vite en besogne. " Jack marqua un temps. " quel est le niveau de leurs toubibs ?

- Les médecins japonais ? Pas terrible, selon nos critères.

- Ah bon ? " Le système japonais de santé publique s'était vu épargner la concurrence. Chez eux, tout était " gratuit ", après tout. " Comment ça se fait ?

- Trop de courbettes, répondit Cathy qui s'était replongée dans ses dossiers. Le professeur a toujours raison, ce genre de choses. Les jeunes n'apprennent jamais vraiment à se débrouiller seuls, et quand ils sont en

‚ge de devenir professeurs à leur tour, la plupart ont oublié comment on fait.

- Combien de fois vous trompez-vous, ô grand professeur associé de chirurgie ophtalmique ? railla jack en étouffant un rire.

- quasiment jamais, répondit Cathy en levant les yeux, mais jamais non plus je ne dis à mes internes d'arrêter de poser des questions. Nous avons trois Japonais à Wilmer, en ce moment. De bons cliniciens, avec une bonne technique médicale, mais ils manquent de souplesse. Je suppose que c'est un trait culturel. On essaie de les en sortir. C'est pas facile.

- Le patron a toujours raison...

- Pas toujours, non. " Cathy nota dans ses dossiers un changement de prescription.

Ryan tourna la tête, en se demandant s'il ne venait pas d'apprendre quelque chose d'important. " qu'est-ce qu'ils valent pour la mise au point de nouveaux traitements ?

- Jack, pourquoi t'imagines-tu qu'ils viennent ici se former ? Pourquoi, à

ton avis, y en a-t-il autant à l'université en haut de Charles Street ?

Pourquoi, à ton avis, sont-ils aussi nombreux à rester ici ? "

Il était neuf heures du matin à Tokyo et un faisceau satellite transmettait les journaux du soir américains dans les bureaux directoriaux de toute la ville. D'habiles interprètes traduisaient aussitôt les dialogues dans leur langue natale. Des magnétoscopes archivaient les émissions, en vue d'une analyse ultérieure plus approfondie, mais ce qu'entendirent les dirigeants était parfaitement clair.

Kozo Matsuda tremblait à son bureau. Il gardait les mains sur les genoux, hors de vue, pour que personne ne les voie trembler. Ce qu'il entendait dans les deux langues - son anglais était excellent - était déjà terrible.

Ce qu'il voyait était encore pire. Sa société perdait déjà de l'argent à

cause... d'irrégularités sur le marché mondial. Un bon tiers de la production de son entreprise allait aux …tats-Unis et si jamais ce secteur était interrompu...

L'entretien était suivi d'un " point focal " qui montrait le Nissan Courier, toujours amarré à Baltimore, avec son sister-ship, le Nissan Voyager, en train de se balancer à l'ancre dans la baie de Chesapeake. Un autre transport d'automobiles venait de doubler les caps de Virginie alors que le premier du trio n'était pas encore à moitié déchargé. La seule raison du choix de ces bateaux pour le reportage était que Baltimore était à proximité de Washington. Mais c'était la même chose dans les ports de Los Angeles, Seattle et Jacksonville. Comme si les voitures servaient à

transporter de la drogue, se dit Matsuda. Il était scandalisé, mais avant tout, il se sentait gagné par la panique. Si les Américains étaient sérieux, alors...

Non, ils ne pouvaient pas.

" Mais avez-vous envisagé l'éventualité d'une guerre commerciale ? demanda Jim Lehrer à ce Trent.

- Jim, ça fait des années que je répète que nous sommes en guerre commerciale avec le japon depuis maintenant une génération. Nous venons simplement d'aplanir le terrain pour tout le monde.

- Mais si jamais cette situation se prolonge, les intérêts américains ne vont-ils pas en souffrir ?

- Jim, de quels intérêts parlons-nous ? Les intérêts commerciaux américains valent-ils qu'on carbonise des petits enfants ? "rétorqua Trent du tac au tac.

Matsuda grimaça en entendant cette repartie. L'image était par trop frappante pour un homme dont le premier souvenir d'enfance remontait au petit matin du 10 mars 1945. Il n'avait pas trois ans, sa mère venait de le faire sortir de leur maison et se retournait pour regarder la colonne de flammes provoquée par la 21∞ division de bombardement de Curtis LeMay.

Pendant des années, il s'était

réveillé chaque nuit en hurlant, et toute sa vie d'adulte, il avait été un pacifiste convaincu. Il avait étudié l'histoire, appris comment et pourquoi la guerre avait commencé, comment l'Amérique avait acculé ses aînés vers un coin d'o˘ il n'y avait qu'une issue possible - une issue qui n'était pas la bonne. Peut-être que Yamata avait raison, se dit-il, peut-être que toute cette affaire avait été ourdie par les Américains. D'abord, forcer le Japon à entrer en guerre, puis l'écraser afin d'entraver l'ascension naturelle d'une nation promise à défier la toute-puissance de l'Amérique. Malgré

tout, il n'avait jamais pu comprendre comment les zaibatsus de l'époque, membres de la société du Dragon Noir, n'avaient pas réussi à trouver une solution habile, car la guerre n'était-elle pas la pire des solutions ? Une paix, même humiliante, n'était-elle pas toujours préférable aux horribles destructions occasionnées par la guerre ?

C'était différent aujourd'hui. Aujourd'hui, il était des leurs, et voyait enfin ce que recouvrait le refus de la guerre. Avaient-ils eu tellement tort ? se demanda-t-il, n'écoutant plus la télé ni son interprète. Ils cherchaient pour leur pays une véritable stabilité économique. La grande sphère de coprospérité de l'Asie orientale.

Les livres d'histoire de sa jeunesse avaient dit que c'était un mensonge, mais en était-ce bien un ?

Pour fonctionner, l'économie de son pays avait besoin de ressources, de matières premières, mais le Japon n'en avait virtuellement aucune, excepté

le charbon qui polluait l'air. Le Japon avait besoin de fer, de bauxite, de pétrole, il avait pratiquement besoin d'importer tout cela afin de le transformer en produits finis qu'il pourrait exporter. Il avait besoin de liquidités pour payer les matières premières, et ces liquidités venaient des acheteurs de produits finis. Si l'Amérique, principal partenaire commercial de son pays, cessait soudain de commercer, cette oeuvre de liquidation allait se tarir. Presque soixante milliards de dollars.

Il y aurait divers ajustements, bien s˚r. Aujourd'hui, sur les marchés monétaires internationaux, le yen allait s'effondrer face au dollar et à

toutes les autres monnaies fortes. Cela rendrait les produits japonais moins chers dans tous les pays...

Mais l'Europe suivrait l'exemple. Il en était certain. Leurs règlements commerciaux, déjà plus stricts que ceux des Américains, deviendraient encore plus draconiens, et cette source d'excédent de la balance commerciale allait également se tarir, dans le même teinps que la valeur du yen continuerait à dégringoler. Il faudrait éneore plus de liquidités pour acheter les ressources, faute de quoi son pays connaîtrait un effondrement total. Comme une chute dans un précipice, la plongée serait de plus en plus rapide, et la seule consolation du moment était qu'il ne serait pas là pour en voir la fin, car longtemps avant que cela se produise, ce bureau ne serait plus le sien. Il serait déhonoré, avec le reste de ses collègues. Certains choisiraient la mort, peut-être, mais ils seraient rares. Ce n'était plus qu'un truc pour la télévision, les vieilles traditions nées d'une culture riche d'orgueil, mais à part cela pauvre en tout. La vie était trop confortable pour qu'on y renonce aisément

- l'étaitelle vraiment ? quel serait le destin de son pays dans dix ans d'ici ? Un retour à la pauvreté... ou bien autre chose ?

La décision lui appartenait en partie, se dit Matsuda, parce que le gouvernement de son pays était réellement une extension de leur volonté

collective, à lui et ses pairs. Il baissa les yeux, contempla les mains tremblantes posées sur ses genoux. Il remercia ses deux employés, et les congédia en inclinant poliment la tête avant d'être en mesure de reposer les mains sur son plan de travail et de saisir un téléphone.

Clark l'avait baptisé le " vol éternel ", et la KAL avait eu beau les placer en première classe, cela n'avait pas changé grand-chose même les charmantes hôtesses coréennes vêtues de leur adorable costume traditionnel ne pouvaient guère améliorer la situation. Il avait déjà vu deux des trois films - lors de vols précédents - et le troisième n'était pas si intéressant que ça. Le canal d'infos radio avait retenu son attention quarante minutes, le temps de se mettre au courant des événements de la planète, mais passé ce délai, il était devenu répétitif, et sa mémoire trop bien entraînée n'avait pas besoin de ça. Le magazine de la compagnie coréenne ne permettait de tenir que trente minutes - et encore, en le faisant durer - et il était déjà informé du contenu de la presse américaine. Ne restait qu'un ennui écrasant. Ding au moins avait ses cours pour le distraire. Il était en train de parcourir un classique, Le Cuirassé

de Massey, qui expliquait que la rupture des relations internationales au siècle précédent venait de ce que les diverses nations européennes - plus précisément, leurs chefs - n'avaient pas su faire l'effort d'imagination requis pour préserver la paix. Clark se souvenait de l'avoir lu peu après sa publication.

" Ils y sont pas arrivés, hein ? " demanda-t-il à son partenaire ; depuis plus d'une heure, il lisait par-dessus son épaule. Ding lisait lentement, déchiffrant chaque mot. Enfin, quand même, c'était un ouvrage universitaire.

" Non, t'étaient pas franchement malins, John. " Chavez quitta ses pages de notes pour s'étirer ; avec son petit gabarit, ça lui était plus facile qu'à

Clark. " Le professeur Alpher veut que j'identifie trois ou quatre failles cruciales pour mon mémoire, des décisions erronées, ce genre de choses...

Mais ce n'était pas si simple, vous savez. Ce qu'ils auraient d˚ faire, c'était, comme qui dirait, sortir d'eux-mêmes pour se retourner et considérer l'ensemble de la situation, mais ces bougres de crétins ne savaient pas comment s'y prendre. Ils ne pouvaient pas être objectifs.

L'autre problème, c'est qu'ils n'étaient pas capables de mener un raisonnement jusqu'à son terme. Ils avaient tout un tas de grandes idées tactiques, mais ils n'ont jamais vraiment envisagé o˘ les menait la situation. Vous savez, j'arrive à identifier les gaffes comme le demande ma prof, àlui emballer joliment tout ça, mais au total, ça n'est jamais que des conneries. Le problème ne venait pas que des décisions. Mais aussi de ceux qui les ont prises. Ils n'avaient tout bonnement pas la carrure. Ils ne voyaient pas assez loin, et pourtant, c'était ce que les péons les payaient à faire, non ? " Chavez se massa les yeux, heureux de cette distraction. Il b˚chait et lisait depuis onze heures, avec juste de brèves interruptions pour les repas et les besoins naturels. " J'aurais besoin de courir quelques kilomètres ", grommela-t-il, fatigué lui aussi par le vol.

John consulta sa montre. " quarante minutes encore. On a déjà entamé la descente.

- Vous croyez que les grands manitous sont vraiment différents aujourd'hui ? " demanda Ding, d'une voix lasse.

Cela fit rire Clark. " Mon garçon, quelle est la seule chose dans la vie qui ne change jamais ? "

Le jeune officier sourit. " Ouais. Et la seconde, c'est que les gars comme nous se font toujours prendre à découvert, le jour o˘ ils foutent leur merde. " Il se leva et gagna les toilettes pour se laver le visage. Il se contempla dans la glace et s'estima heureux d'avoir quand même pu passer toute une journée dans une planque de

l'Agence. Il avait besoin de se débarbouiller, se raser et se détendre

‚vant d'endosser l'identité de sa mission. Et peut-être de commencer à

prendre quelques notes pour sa thèse.

Clark regarda par le hublot et vit un paysage coréen illuminé du rose diaphane de l'aube. Le gosse était en train de virer à l'intello sous ses yeux. Cela suffit à faire naitre sur ses traits un sourire désabusé, tandis qu'il se retournait, les yeux fermés, vers la vitre en plastique du hublot.

Le gamin était loin d'être idiot, mais qu'arriveraitil quand Ding écrirait noir sur blanc : ces bougres de crétins ne savaient pas comment s y prendre dans son mémoire de maitrise ? Mine de rien, il s'agissait de Gladstone et de Bismarck. «a le fit tellement rire qu'il fut pris d'une quinte de toux dans cet air asséché par la climatisation. Il rouvrit les yeux et vit son partenaire émerger des toilettes des premières classes. Ding faillit percuter une des hôtesses, et même s'il lui sourit poliment et s'effaça pour la laisser passer, il ne la suivit pas des yeux, nota Clark; il n'avait pas fait ce que font d'ordinaire tous les hommes en présence d'une jeune personne aussi séduisante. Manifestement, il avait une autre silhouette féminine en tête.

Bigre, c est que ça devient sérieux.

Murray faillit exploser : " On ne peut pas faire ça maintenant! Nom de Dieu, Bill, on a réussi à tout mettre en branle, l'information va s'ébruiter, ça ne fait pas un pli... déjà que ce n'est pas équitable pour Kealty, et je ne parle pas de nos témoins.

- On bosse pour le Président, Dan, fit remarquer Shaw. Et l'ordre émane directement de lui, sans même passer par le ministre de la Justice. Depuis quand te préoccupes-tu du sort de Kealty, de toute façon ? " C'était, en fait, le même argument que Shaw avait utilisé avec le Président Durling.