Au parquet de leur Bourse nationale, la plupart des courtiers étaient équipés de mini-téléviseurs portatifs, le nouveau modèle de Sony qui se pliait pour tenir dans la poche revolver. Ils virent le contremaître actionner la sonnerie, virent les ouvriers cesser le travail. Pis que tout, ils virent leurs visages. Et ce n'était qu'un début, ils le savaient. Les sous-traitants cesseraient le travail parce que les assembleurs cesseraient d'acheter leurs pièces. Les industries métallurgiques réduiraient fortement leur production, par suite de la fermeture de leurs principaux clients. Les firmes d'électronique travailleraient au ralenti, avec la perte de marchés intérieurs et étrangers. Leur pays dépendait totalement du commerce extérieur, et l'Amérique était leur principal partenaire commercial, cent soixante-dix milliards de dollars d'exportations vers ce seul pays, plus que ce qu'ils vendaient à l'ensemble de l'Asie, plus que ce qu'ils vendaient à toute l'Europe. Ils importaient pour environ quatre-vingt-dix milliards des …tats-Unis, mais le surplus, l'excédent de la balance commerciale, ne représentait qu'un peu plus de soixante-dix milliards de dollars américains, et cette masse monétaire, leur économie nationale en avait besoin pour fonctionner ; elle tournait gr‚ce à cet argent ; sa capacité de production était calculée d'après ce volant de liquidités. Pour les ouvriers filmés par la télévision, le monde avait simplement cessé de tourner. Pour les financiers, c'était peut-être la fin du monde, et sur leur visage, on lisait moins la surprise qu'un sombre désespoir. La période de silence ne dura pas plus de trente secondes. Tout le pays avait vu la même scène à la télé, avec la même fascination morbide tempérée par une incrédulité têtue. Puis les téléphones se remirent à sonner. Certaines des mains qui les décrochèrent tremblaient. L'indice Nikkei devait encore dégringoler ce jour-là, pour tomber à six mille cinq cent quvarite yens à la fermeture, à peu près le cinquième de sa valeur quelques années plus tôt.
Le même reportage faisait le sujet principal des infos sur tous les réseaux télévisés américains, et à Detroit, tous les ouvriers syndiqués, qui avaient connu eux aussi des fermetures d'usines, virent les visages, entendirent le bruit, se rappelèrent ce qu'ils avaient ressenti. Même si leur sympathie était tempérée par la promesse d'un retour au plein-emploi, il ne leur était pas difficile de comprendre ce que ressentaient en ce moment précis leurs collègues japonais. Il était bien plus facile de les détester quand ils travaillaient et prenaient des emplois aux Américains. A présent, eux aussi étaient les victimes de forces que peu comprenaient vraiment.
La réaction à Wall Street fut surprenante pour le commun des mortels.
Malgré tous ses avantages théoriques pour l'économie américaine, la loi sur la réforme du commerce extérieur soulevait à présent un problème à court terme. Des entreprises américaines, trop nombreuses pour être citées, dépendaient plus ou moins fortement de fournisseurs japonais, et alors que les ouvriers et le patronat américains auraient pu en théorie foncer dans la brèche, tout le monde s'interrogeait en fait sur le sérieux des dispositions de la LRCE.
Si elles étaient définitives, c'était une chose, et les investisseurs avaient tout intérêt à placer leur argent dans les sociétés les mieux armées pour compenser la pénurie de produits nécessaires. Mais si le gouvernement ne s'en servait que de levier pour ouvrir le marché japonais et que les Japonais réagissait rapidement en concédant quelques points afin de limiter les dég‚ts ? Dans ce dernier cas, c'étaient les entreprises susceptibles de placer leurs articles sur les rayons japonais qui constituaient le meilleur placement. L'astuce était d'identifier les sociétés en position de jouer sur les deux tableaux, parce que l'une ou l'autre option pouvait entraîner de lourdes pertes, surtout après le boom que venait de connaître le marché boursier. Sans doute le dollar allait-il monter par rapport au yen, mais les techniciens sur le marché obligataire notèrent que les banques étrangères avaient réagi très vite, achetant des fonds d'…tat du gouvernement américain, réglés avec leurs stocks de yens, pariant à l'évidence sur la certitude d'un rapide changement des parités, générateur de profits à très court terme.
Cette incertitude provoqua une chute des titres américains, ce qui surprit un bon nombre de " boursicoteurs ". Ces derniers avaient surtout choisi des fonds communs de placement, car il était difficile, voire impossible, de suivre l'évolution du marché quand on était un petit porteur. Il était bien plus s˚r de laisser des " professionnels " gérer votre argent. Le résultat était qu'il y avait désormais plus de sociétés d'investissement que d'entreprises commerciales cotées à la Bourse de New York, et qu'elles étaient gérées par des techniciens dont le boulot était de comprendre ce qui se passait sur la place boursière la plus houleuse et la moins prévisible de la planète.
Le dérapage initial ne fut que d'un peu moins de cinquante points avant de se stabiliser, stoppé par les déclarations publiques des trois grands constructeurs automobiles, affirmant être autosuffisants pour l'essentiel des pièces détachées, au point de maintenir, voire d'accroître la production intérieure d'automobiles. Malgré tout, les techniciens des grosses sociétés de Bourse se grattèrent la tête et discutèrent de la situation dans leurs cafétérias. Vous avez une idée de la marche à suivre ?
La seule raison pour laquelle la moitié des gens posaient cette question était que c'était le boulot de l'autre moitié d'écouter, de hocher la tête et de répondre avec un bel ensemble : Pas la moindre.
Au siège de la Réserve fédérale, à Washington, on posait d'autres questions, mais avec aussi peu de réponses concrètes. Le spectre inquiétant de l'inflation n'était pas encore dissipé, et la présente situation n'était guère propice à l'éloigner encore. Le problème le plus évident et le plus immédiat était qu'il y aurait - bigre, nota l'un des gouverneurs : qu ‚l y avait déjà - plus de pouvoir d'achat que de produits disponibles sur le marché. Cela voulait dire une nouvelle poussée inflationniste, et même si le dollar allait très certainement monter face au yen, le résultat concret serait que le yen dégringolerait en chute libre pendant un certain temps, tandis que le dollar baisserait lui aussi par rapport aux autres monnaies.
Et
cela, il n'en était pas question. Ils décidèrent donc d'une nouvelle baisse d'un quart de point du taux d'escompte, effective dès la clôture du marché.
Cela provoquerait une certaine confusion sur les places boursières, mais ce n'était pas un problème parce que la Réserve fédérale savait ce qu'elle faisait.
La seule bonne nouvelle ou presque, dans ce sombre tableau, était la ruée soudaine sur les bons du Trésor. Sans doute des banques japonaises, devinèrent-ils sans avoir besoin de demander, qui cherchaient à se couvrir pour se protéger. Pas bête, estimèrent-ils. Leur respect pour leurs collègues nippons était sincère, et en rien affecté par les présentes fluctuations qui, tous l'espéraient, ne seraient que transitoires.
" Sommes-nous d'accord ? demanda Yamata.
- On ne peut plus arrêter désormais ", répondit un banquier.
Il aurait pu ajouter qu'eux tous, et le pays tout entier, étaient en équilibre au bord d'un gouffre si profond qu'il était insondable. Il n'en eut pas besoin. Tous étaient placés dans la même situation que lui et, quand ils baissaient les yeux, ce qu'ils découvraient, ce n'était pas la table basse en laque autour de laquelle ils étaient assis, mais un précipice au fond duquel les guettait la mort économique.
Il y eut un concert de hochements de tête autour de la table. Après un long moment de silence, Matsuda prit la parole.
" Comment va-t-on réussir à s'en sortir ?
- Cela a toujours été inévitable, mes amis, dit Yamata-san, un soupçon de tristesse dans la voix. Notre pays est comme... comme une ville sans campagne environnante, comme un bras vigoureux sans un coeur pour l'irriguer en sang. Nous nous répétons depuis des années que c'est l'état normal des affaires, mais c'est faux, et nous devons remédier à la situation ou périr.
- C'est un grand défi que nous entreprenons.
- Hai ! " Il avait du mal à retenir un sourire.
Ce n'était pas encore l'aube et ils partiraient avec la marée. Les préparatifs se déroulèrent sans fanfare. quelques familles vinrent sur les quais, surtout pour accueillir les hommes d'équipage à leur descente de bateau, pour leur dernière soirée à terre.
Les noms étaient traditionnels, comme toujours dans la plupart des marines du monde - du moins, celles qui avaient survécu assez longtemps pour avoir une tradition. Les nouveaux destroyers Aegis, le Kongo et ses homologues, portaient des noms classiques de navires de combat, pour l'essentiel d'anciens noms de provinces du pays qui les avait construits. C'était une innovation récente. Des Occidentaux auraient trouvé ce choix bizarre pour des b‚timents de guerre, mais en maintenant les traditions poétiques de leur pays, ces noms avaient une signification lyrique, et ils étaient en gros regroupés par classes. Les destroyers avaient traditionnellement des noms terminés en -kaze, dénotant une variété de vent ; ainsi Hatukaze signifiait " Brise du matin ".
Les noms des sous-marins étaient plus logiques. Tous se terminaient par -
ushio qui veut dire " marée ".
C'étaient dans l'ensemble des bateaux élégants, d'une propreté immaculée pour ne pas altérer la fluidité de leurs lignes. Les uns a~ les autres, ils mirent en route leurs moteurs à turbines et près s'éloignèrent des quais pour s'engager dans le chenal. Capitaines et timoniers contemplaient les cargos entassés dans la baie de Tokyo mais, quelles que soient leurs pensées, les navires marchands constituaient d'abord un risque pour la navigation, même quand ils étaient au mouillage et se balançaient au bout de leurs ancres. Sous le pont, les marins qui n'étaient pas préposés à la manceuvre rangeaient le matériel ou se rendaient à leur poste. On avait allumé les radars pour aider à
l'appareillage - une précaution presque inutile car les conditions de visibilité étaient excellentes, mais un bon entraînement pour les hommes des divers centres d'information de combat. A la direction des officiers des systèmes d'armes, on testait les liaisons de données qui véhiculeraient les échanges d'informations tactiques entre les b‚timents. Dans les salles de contrôle des machines, les " soutiers " - un terme qui remontait au temps de la crasse et des chaudières à charbon -, confortablement installés sur leurs sièges pivotants, surveillaient des écrans d'ordinateur en dégustant du thé.
Le vaisseau-amiral était le nouveau destroyer Mutsu. Le port de 2êehe de Tateyame était en vue, dernière ville qu'ils doubleraiept ‚vant de virer b‚bord toute et de mettre le cap à l'est.
Les sous-marins étaient déjà devant, le contre-amiral Yusuo Sato le savait, mais les commandants avaient reçu leurs instructions. Il était issu d'une famille avec une longue tradition militaire - mieux encore, une longue tradition de marins. Son père avait commandé un destroyer du temps de Raizo Tanaka, l'un des plus grands commandants de destroyer qui ait jamais existé, et son oncle avait été l'un des " Aigles Sauvages " de l'amiral Yamamoto, un pilote de carrière qui avait été tué à la bataille de Santa Cruz. La génération suivante avait repris le flambeau. Le frère de Yusuo, Torajiro Sato, avait piloté des chasseurs F-86 des forces aériennes d'autodéfense, avant de démissionner, écoeuré par le statut avilissant de l'armée de l'air, et il était actuellement commandant de bord sur la Japan Air Lines. Son fils Shiro avait suivi son exemple et c'était aujourd'hui un jeune et fier commandant, pilotant des chasseurs de manière un peu plus régulière. Pas si mal, se dit l'amiral Sato, pour une famille qui n'avait pas d'ancêtres samouraÔs. L'autre frère de Yusuo était banquier. Sato était donc parfaitement au courant de ce qui s'annonçait.
L'amiral se leva, ouvrit la porte étanche de la passerelle du Mutsu et sortit sur l'aile tribord. Les matelots de quart mirent une seconde à noter sa présence et saluèrent réglementairement avant de reprendre leur visée des amers pour confirmer la position du bateau. Sato regarda vers l'arrière, et nota que les seize b‚timents du convoi étaient presque alignés, régulièrement espacés de cinq cents mètres, tout juste visibles à
l'oeil nu dans la lueur rose orangé du soleil levant vers lequel ils voguaient. Un bon présage, sans aucun doute, estima l'amiral. Chaque bateau arborait le même pavillon sous lequel son père avait servi ; on l'avait refusé aux b‚timents de guerre de son pays pendant tant d'années mais il avait été rétabli, et l'on voyait à nouveau flotter la fière bannière rouge et blanc sous le radieux soleil levant.
" Relève de l'équipe de mouillage ", annonça la voix du commandant dans l'interphone. Leur port d'attache était déjà invisible sous l'horizon, et il en serait bientôt de même des promontoires sur leur quart b‚bord.
Seize unités, songea Sato. La plus vaste force maritime qu'ait lancée son pays depuis... cinquante ans ? Il réfléchit.
En tout cas, la plus puissante : pas un bateau n'avait plus de dix ans, et tous ces superbes et co˚teux b‚timents portaient fièrement des noms chargés d'histoire. Mais le seul nom qu'il aurait voulu avoir avec lui ce matin, Kurushio, " Marée noire ", le nom du destroyer de son père qui avait coulé
un croiseur américain àla bataille de Tassafaronga, appartenait malheureusement à un nouveau sous-marin, déjà en mer. L'amiral rabaissa ses jumelles et grommela, légèrement irrité. En plus, c'était un nom d'une poésie parfaite pour un b‚timent de guerre. quel malheur de l'avoir g‚ché
avec un sous-marin.
Le Kurushio et ses homologues avaient appareillé trente-six heures plus tôt. Premier b‚timent d'une nouvelle classe de sousmarins, il filait quinze noeuds afin de rejoindre au plus vite la zone d'exercice, propulsé par ses puissants moteurs diesel qui aspiraient maintenant l'air par la perche du schnorchel. Son équipage de dix officiers et soixante matelots observait le cycle de quart normal. Un officier de pont et son sous-off étaient de service dans la salle de contrôle. Un ingénieur officier était à son poste, avec vingt-quatre matelots et gradés. Tous les servants des torpilles étaient à l'oeuvre, dans leur section au milieu du bateau, effectuant des tests électroniques sur les quatorze torpilles type 89 modèle C et les six missiles Harpoon. Sinon, l'activité était normale à bord et personne n'émit de remarque sur l'unique changement. Le commandant, le capitaine de vaisseau Tamaki Ugaki, était connu pour ne négliger aucun détail, et même s'il était dur à l'entraînement avec ses hommes, l'ambiance à bord était bonne parce que son bateau était toujours un bon bateau. Le commandant restait bouclé dans sa cabine, et l'équipage se doutait à peine de sa présence à bord, les seuls signes étant le mince rai de lumière sous sa porte et la fumée de cigarette qui sortait des buses de ventilation. Un homme concentré, leur pacha, songeaient ses hommes, sans aucun doute en train d'élaborer des plans et des manoeuvres pour leur prochain exercice contre les submersibles américains. Ils s'étaient bien débrouillés la dernière fois, réussissant trois coups au but du premier coup en dix rencontres d'entraînement. On ne pouvait guère espérer mieux. A l'exception d'Ugaki, les hommes plaisantaient autour
des tables au déjeuner. Lui, il pensait en vrai samouraÔ et ne vo˚lait pas envisager d'être le second.
Dès le premier mois de son retour, Ryan avait pris l'habitude de passer une journée par semaine au Pentagone. Il avait expliqué aux journalistes que son bureau n'était pas censé être une cellule de moine, après tout, et que c'était simplement le moyen d'utiliser de manière plus efficace le temps de tout le monde. Cela n'avait pas donné matière à un article, comme c'e˚t été
le cas sans doute quelques années plus tôt. Le titre même de chef du Conseil national de sécurité, tout le monde le savait, appartenait au passé. Même si les journalistes jugeaient Ryan digne d'occuper le bureau d'angle à la Maison Blanche, tant il leur paraissait incolore. Il était réputé pour éviter le " milieu " de Washington, comme s'il redoutait d'attraper la lèpre, apparaissait toutes les semaines au même moment, faisait son boulot durant les quelques heures que les circonstances lui allouaient - une chance pour lui, c'étaient rarement des journées de plus de dix heures -, avant de s'en retourner dans sa famille comme tout citoyen lambda ou presque. Les renseignements sur son passé à la CIA restaient fort sommaires et même si ses activités publiques de citoyen, comme de fonctionnaire gouvernemental, étaient connues, il n'y avait rien de bien neuf. C'est la raison pour laquelle Ryan pouvait se promener à l'arrière de sa voiture officielle sans que personne le remarque. Tout apparaissait si routinier chez cet homme, et jack faisait de gros efforts pour maintenir cette image. Les journalistes remarquent rarement les chiens qui n'aboient pas. Peut-être qu'ils ne lisaient pas suffisamment pour s'informer.
" Ils mijotent quelque chose ", dit Robby sitôt que Ryan se fut assis dans la salle de briefing du Centre de commandement militaire national. La carte affichée était explicite.
" Ils descendent vers le sud ?
- Sur deux cents milles environ. Le commandant de la flotte est V.K.
Chandraskatta. Le bonhomme est diplômé du collège naval de Dartmouth, sorti troisième de sa promotion, et il a continué sur sa lancée. Il est venu se recycler à Newport il y a quelques années. Il était numéro un de cette classe, ajouta l'amiral Jackson. Excellentes relations politiques. Il a passé un long
moment loin de sa flotte, ces temps derniers, effectuant de constants aller et retour...
- O˘ ça?
- Nous supposons à New Delhi, mais en vérité, on n'en sait trop rien.
Toujours la même vieille histoire, jack. " Ryan réussit à ne pas grogner.
C'était pour partie une vieille histoire, pour partie une nouvelle. Jamais aucun gradé ne se jugeait en possession de renseignements suffisants, et jamais il ne se fiait entièrement à la qualité de ceux qu'il détenait, de toute façon. Dans ce cas précis, la plainte était justifiée : la CIA n'avait pas un seul agent sur le terrain en Inde. Ryan nota mentalement de parler àBrett Hanson du problème de l'ambassadeur. Encore une fois. Les psychiatres qualifiaient son comportement de " passif/agressif ", entendant par là qu'il ne résistait pas mais ne coopérait pas non plus. C'était pour Ryan une perpétuelle surprise de voir des adultes dits sérieux se comporter comme des mômes de cinq ans.
" Une corrélation quelconque entre ses voyages à terre et ses mouvements ?
- Rien de manifeste, répondit Robby avec un hochement de tête.
- SigInt ? ComInt ? " demanda Jack, en se demandant si la NSA, l'Agence pour la sécurité nationale, autre avatar de sa personnalité passée, avait déjà tenté d'écouter le trafic radio -signaux et communications - de la flotte indienne.
" On a bien quelques trucs via Alice Springs et Diego Garcia, mais ce n'est que de la routine. Des ordres de mouvements, pour l'essentiel, rien de bien significatif au niveau opérationnel. "
Jack fut tenté de grommeler que les services de renseignements de son pays n'avaient jamais eu ce qu'il désirait au moment voulu, mais la raison en était simple : les renseignements dont il disposait permettaient en général à l'Amérique de prendre des dispositions pour régler les problèmes avant qu'ils deviennent des problèmes. C'étaient les petits détails qu'on négligeait qui se muaient en crises, et on les négligeait parce qu'il y avait des choses plus importantes - jusqu'à ce que la crise éclate.
" De sorte que tout ce qu'on a, c'est ce qu'on peut déduire de leurs caractéristiques opérationnelles ?
- que nous avons ici, dit Robby en se dirigeant vers la carte.
- Ils cherchent à nous repousser...
-=. En amenant l'amiral Dubro à l'engagement. Très habile, en*fait. L'océan a beau être sacrément grand, il se rétrécit tout de suite dès que deux flottes évoluent dessus. Il n'a pas encore demandé une révision des règles d'engagement, mais c'est une perspective que nous devons envisager.
- S'ils embarquent cette brigade sur leurs navires amphibies, qu'est-ce qui se passe ? "
Ce fut un colonel de l'armée de terre, membre de l'état-major de Robby, qui répondit : " Monsieur, si j'étais à leur place, ce ne serait pas un problème. Ils ont déjà des troupes à terre, qui jouent à cache-cache avec les Tamouls. Cela permet d'assurer rapidement une tête de pont, et le débarquement n'est alors qu'une formalité administrative. Accoster en groupe cohérent est toujours la partie délicate dans toute invasion, mais il semble que c'est joué d'avance. Leur 3e brigade blindée est une formation solide. Pour faire bref, les Sri Lankais n'ont strictement aucun moyen de les ralentir, et encore moins de les arrêter. Prochaine étape au programme : vous occupez quelques aérodromes et vous faites amener par avion des renforts d'infanterie. Ils ont quantité d'hommes sous les drapeaux. Dégager cinquante mille fantassins pour cette opération ne devrait pas leur poser trop de problèmes.
" Je suppose que la situation dans le pays pourrait dégénérer en un état d'insurrection chronique, poursuivit le colonel, mais les tout premiers mois seraient à l'avantage des Indiens, presque par défaut, et avec leur capacité à isoler l'île avec leur marine, les quelques insurgés qui auraient le culot de se battre n'auraient plus de source de ravitaillement.
Tout ce que vous voulez, mais dans l'histoire, les Indiens sont gagnants.
- Le plus délicat, c'est l'aspect politique, réfléchit Ryan. «a va faire un sacré foin à l'ONU...
- Mais déployer des forces dans la région n'est pas une sinécure, observa Robby. Le Sri Lanka n'a pas d'alliés traditionnels, à moins de compter l'Inde. Ils n'ont ni carte religieuse ni carte ethnique à jouer. Et ils ne disposent d'aucune ressource nous permettant de justifier notre colère ou notre inquiétude. "
Ryan poursuivit sur ce thème : " «a fera la une pendant quelques jours, mais si les Indiens sont habiles, ils feront de Ceylan leur cinquante et unième …tat...
- Plus précisément leur vingt-sixième, monsieur, suggéra le colonel, ou bien un territoire de l'…tat du Tamil Nadu, pour d'évidentes raisons ethniques. Cela pourrait même contribuer àdésamorcer leurs propres difficultés intérieures avec les Tamouls. J'imagine qu'ils ont déjà d˚
nouer certains contacts.
- Merci. " Ryan remercia d'un signe de tête le colonel qui avait correctement fait son boulot.
" Bref, l'idée principale, c'est d'intégrer politiquement l'île àleur pays, avec droits civils et tout le bataclan, et tout d'un coup, ce n'est plus une affaire internationale. Malin. Mais ils ont besoin d'un prétexte politique avant de pouvoir agir. Ce prétexte, c'est la résurgence du mouvement de rébellion tamoul - qu'ils sont bien s˚r les mieux placés pour fomenter.
- Ce sera notre indicateur, admit Jackson. Avant que cela se produise, il va falloir que nous précisions à Mike Dubro quelle est sa marge de manceuvre. "
Et ce ne serait pas évident à lui transmettre, songea Ryan en examinant la carte. Le Task Group 77.1 - lè groupe de la 7e escadre de la flotte du Pacifique - se dirigeait vers le sudouest, à bonne distance de la flotte indienne, mais bien qu'ils aient un océan entier pour manoeuvrer, pas loin à l'ouest de Dubro se trouvait un long chapelet d'atolls. A l'extrémité de celui-ci, il y avait la base de Diego Garcia : une assez piètre consolation.
Le problème quand on bluffe, c'est que l'autre peut toujours le deviner, et cette partie était bien moins aléatoire qu'une main de poker. L'équilibre des forces était à l'avantage des Américains, mais seulement s'ils étaient prêts à y recourir. La géographie favorisait l'Inde. L'Amérique n'avait pas réellement d'intérêts vitaux dans la région. La flotte américaine dans l'océan Indien était surtout là pour surveiller le golfe Persique, mais l'instabilité dans la région était contagieuse, et quand les gens commençaient às'énerver, une synergie destructrice se mettait en place. Le proverbial Point fait à temps qui en sauve cent était aussi utile dans ce domaine que dans n'importe quel autre. Cela voulait dire qu'il fallait décider jusqu'à quel degré on pouvait pousser le bluff.
" «a devient épineux, pas vrai, Rob ? demanda jack avec un sourire qui trahissait plus d'amusement qu'il n'en ressentait en vérité.
- «a pourrait nous aider si on savait ce qu'ils pensent.
= Bien noté, amiral. Je vais faire bosser des gars là-dessus.
--Et les RDE ?
- Les règles d'engagement restent les mêmes, Robby, jusqu'à ce que le Président en décide autrement. Si Dubro se croit l'objet d'une attaque directe, il peut réagir en conséquence. Je suppose qu'il a des avions armés sur le pont.
- Sur le pont? Merde, déjà en vol, Dr Ryan, si je peux me permettre.
- Je verrai si je peux lui élargir un peu sa marge de manoeuvre ", promit jack.
Un téléphone sonna juste ‚ cet instant. Un aide de camp - un Marine récemment promu au grade de chef d'escadron -décrocha le combiné et appela Ryan.
" Ouais, qu'est-ce que c'est ?
- Les Transmissions de la Maison Blanche, monsieur, répondit un officier de garde. Le Premier ministre Koga vient de remettre sa démission. Notre ambassadeur estime que Goto va être appelé à former le nouveau gouvernement.
- Ils ont fait vite. Demandez au service Japon des Affaires étrangères de m'envoyer la doc nécessaire. Je serai de retour dans moins de deux heures.
" Ryan raccrocha.
" Koga est parti ? demanda Jackson.
- On t'a filé du concentré de neurones, ce matin, Rob ?
- Non, mais je suis capable de surprendre les conversations téléphoniques.
J'ai cru comprendre que nous sommes en train de devenir impopulaires, par là-bas.
- «a a évolué drôlement vite. "
Les photos arrivèrent par le courrier diplomatique. A la grande époque, le sac aurait été ouvert à la douane, mais en ces temps plus aimables et décontractés, le fonctionnaire blanchi sous le harnais prit sa voiture de fonction et se rendit directement de l'aéroport Dulles au siège de la CIA.
Là, le sac de jute fut ouvert dans une salle protégée et les divers articles qu'il contenait triés par catégories et par ordre de priorité, puis transmis par porteur à leurs divers destinataires. L'enveloppe matelassée avec les sept rouleaux de pellicule fut confiée à un employé de la CIA qui ressortit simplement du b‚timent, prit sa voiture et se rendit jusqu'au pont de la 14e Rue. quarante minutes plus tard, les rouleaux étaient ouverts dans un laboratoire photographique conçu pour traiter microfilms et autres systèmes élaborés, mais tout à fait adapté à des matériels aussi quelconques que celui-ci.
Le technicien appréciait surtout les " vrais " films - une émulsion grand public était toujours plus facile à traiter, et elle s'adaptait sans problème aux machines de traitement classiques - et il avait depuis longtemps cessé de regarder les images, sinon pour s'assurer qu'il avait fait correctement son boulot. Dans ce cas précis, la saturation excessive des couleurs était révélatrice. Du Fuji. qui avait dit qu'il était supérieur au Kodak? Le film inversible fut découpé, et chaque diapo glissée dans un cache en carton dont la seule différence avec ceux employés par tous les parents pour fêter la rencontre du petit dernier avec Mickey était qu'ils portaient la mention Secret défense. Puis les caches furent numérotés, regroupés, et enfin rangés dans une boîte. La boîte fut mise sous enveloppe et celle-ci déposée dans la corbeille de sortie du laboratoire. Une demi-heure après, une secrétaire venait la récupérer.
Elle se dirigea vers l'ascenseur et monta au quatrième étage de l'ancien b
‚timent du quartier général, qui datait de presque quarante ans et accusait bien son ‚ge. Les couloirs étaient miteux, et la peinture des cloisons avait pris un jaune pisseux. Ici aussi, les puissants avaient chu de leur piédestal, et c'était particulièrement vrai du Bureau de recherche sur les armes stratégiques. Naguère encore l'une des sections les plus importantes de la CIA, ce service en était réduit à racler les fonds de tiroir pour survivre.
Son personnel était constitué de spécialistes des fusées dont la qualification était pour une fois authentique : leur boulot était en effet d'examiner les caractéristiques des missiles fabriqués àl'étranger et de jauger leurs capacités réelles. Cela impliquait énormément de travail théorique, ainsi que de nombreuses visites aux nombreux fournisseurs du gouvernement pour comparer ce qu'ils avaient avec ce que nous savions.
Malheureusement, si l'on peut dire, les ICBM et SLBM, qui composaient le pain quotidien du BRAS, avaient presque tous disparu, et les photos aux murs de tous les bureaux du service en devenaient presque nostalgiques par leur absence de signification. A présent, les gens formés aux diverses branches de la physique devaient se recycler dans l'étude des ‚gents chimiques et biologiques, armes de destruction massivé des pays pauvres. Mais ce n'était pas le cas aujourd'hui.
Chris Scott, trente-quatre ans, avait débuté dans le service quand celui-ci représentait encore quelque chose. Diplômé de l'institut polytechnique Rensselaer, il s'était fait remarquer en découvrant les performances du SS-24 soviétique deux semaines avant qu'un agent haut placé ne détourne un exemplaire du manuel technique de ces missiles à carburant solide, ce qui lui avait valu une tape sur la tête du directeur de l'époque, William Webster. Mais les SS-24 avaient tous disparu aujourd'hui, et comme lui avait indiqué son rapport de situation matinal, il ne leur restait plus qu'un seul et unique SS-19, pendant de l'unique et dernier Minuteman-III au fond de son silo près de Minot, Dakota du Nord. L'un comme l'autre attendaient la destruction ; et il n'avait pas envie de potasser la chimie.
De sorte que les diapos en provenance du japon étaient particulièrement bienvenues.
Scott prit son temps. Ce n'est pas ce qui lui manquait. Ouvrant la boîte, il glissa les diapos dans le magasin de sa visionneuse et se les passa toutes, en prenant des notes pour chacune. Cela lui prit deux heures, mordant sur sa pause déjeuner. Les diapos étaient remballées et mises sous clé quand il se rendit à la cafétéria du rez-de-chaussée. Le sujet de conversation y était la dernière contre-performance des Redskins de Washington et les perspectives ouvertes par la vente du club à un nouveau propriétaire. Scott nota que les gens désormais traînaient à table, sans susciter de réactions du personnel d'encadrement. Le couloir principal qui traversait le b‚timent pour donner sur la cour était toujours plus encombré
que dans le temps, et les gens ne se lassaient pas d'y contempler le fragment du Mur de Berlin qui y était exposé depuis plusieurs années déjà.
Surtout les plus anciens, semblait-il à Scott, qui avait déjà l'impression de faire partie du lot. Enfin, lui au moins avait du boulot aujourd'hui, et c'était un changement bienvenu.
De retour à son bureau, Chris Scott tira les rideaux et mit les diapos dans un projecteur. Il aurait pu trier uniquement celles pour lesquelles il avait consigné 4s notes particulières, mais c'était son boulot de la journée - voire de la semaine, s'il jouait bien ses cartes - et il comptait bien l'effectuer avec sa minutie
coutumière, en comparant ce qu'il voyait avec le compte rendu de ce gars de la NASA.
" Tu permets ? " Betsy Fleming passa la tête à la porte. C'était une des anciennes - elle allait bientôt être grand-mère ; elle avait en fait commencé comme secrétaire à la DIA, le service du renseignement de la Défense. Autodidacte dans les domaines de l'analyse photographique et de l'ingénierie des lanceurs, son
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xp rience remontait ~ l"poque de la crise des missiles ' Cuba. Même sans diplôme ofciel, elle avait une formidable expérience dans sa spécialité.
" Bien s˚r. "
Scott ne voyait aucun inconvénient à sa présence. Et puis, Betsy était un peu la mamie du service.
" Notre vieil ami le SS-19, observa-t-elle en prenant un siège. Waouh, j'aime bien ce qu'ils en ont fait.
- C'est-y pas vrai ? " fit Scott en s'étirant pour chasser la somnolence postprandiale.
Ces objets jadis franchement laids étaient à présent presque beaux. Le corps des missiles était en acier inox poli, ce qui permettait de mieux en distinguer la structure. Recouvert de son vert russe d'antan, l'engin avait paru assez grossier. A présent, il ressemblait bien davantage au lanceur spatial qu'il était censé être - plus élancé, et d'autant plus impressionnant, vu sa taille.
" D'après la NASA, ils ont gagné pas mal de poids sur la structure, en améliorant les matériaux, ce genre de chose, indiqua Scott. Maintenant, je veux bien le croire.
- Dommage qu'ils aient pas pu en faire de même avec leurs bon Dieu de réservoirs d'essence ", nota Mme Fleming.
Scott l'approuva en maugréant. Il possédait une Cresta, et maintenant sa femme refusait d'en prendre le volant tant qu'on n'aurait pas remplacé le réservoir. Ce qui prendrait une bonne quinzaine, l'avait prévenu son concessionnaire. Le constructeur lui avait même prêté gratuitement un véhicule de remplacement, dans un futile effort pour se gagner la bienveillance du public. Cela l'avait obligé à demander un nouvel autocollant pour le parking - qu'il devrait racler du pare-brise avant de restituer la voiture à Avis.
" Est-ce qu'on sait qui a pris les clichés ? " questionna Betsy.
- Un des nôtres, c'est tout ce que je sais. " Scott passa une autré vue. " Pas mal de changements. Ils auraient presque l'air esthétiques, observa-t-il.
- Combien de poids sont-ils supposés avoir gagné ? " Il avait raison, pensa Mme Fleming. Le revêtement d'acier révélait les traces circulaires des passes de polissage, un peu comme le bouchonnage d'une culasse de fusil...
" D'après la NASA, plus de six cents kilos sur le corps du lanceur... "
Nouveau déclic de la télécommande.
" Hmmph, mais pas là en tout cas, nota Betsy.
- Tiens, en effet, c'est marrant. "
L'extrémité supérieure du missile accueillait normalement les têtes nucléaires. Le SS-19 avait été conçu pour en transporter toute une grappe.
Il s'agissait d'objets relativement petits mais denses, et la structure du missile devait supporter leur poids. Tout engin balistique intercontinental accélérait en permanence, entre l'instant initial du lancement et celui o˘
les moteurs se coupaient, mais la phase d'accélération maximale intervenait juste avant l'extinction : à ce moment, alors que presque tout le carburant était consommé, elle avoisinait les 10 g. Dans le même temps, la rigidité
structurelle procurée par la masse de carburant à l'intérieur des réservoirs était minimale ; il fallait donc que la structure soutenant les charges nucléaires soit à la fois rigide et résistante, afin de répartir également la masse inertielle de la charge utile considérablement accrue par l'accélération.
" Non, effectivement, de ce côté-là, ils n'ont rien modifié. "Scott lorgna sa collègue.
" Je me demande bien pourquoi. Ces engins sont censés placer en orbite des satellites, maintenant...
- Oui mais des lourds, disent-ils, des satellites de communications...
- Ouais, mais regarde quand même cette section... "
Le collier d'arrimage, ou " bus " des charges militaires, devait être solide sur tout son pourtour. L'équivalent pour un satellite de communications se réduisait à un simple anneau d'acier, une espèce de beignet aplati qui paraissait toujours trop fragile pour son rôle. Or, celui-ci évoquait plutôt une roue d'engin de chantier. Scott ouvrit un classeur métallique et sortit une p4oto récente d'un SS-19 prise par un officier américain membre de l'équipe de contrôle en Russie. Il la tendit sans commentaire à Mme Fleming.
" Regarde plutôt, dit celle-ci. C'est la structure d'origine, celle conçue par les Russes, réalisée peut-être avec un acier de meilleure qualité, et mieux finie. Ils ont changé presque tout le reste, n'est-ce pas ? Alors, pourquoi pas cette partie ?
- C'est l'impression que j'ai eue. Garder un truc pareil a d˚ leur co˚ter combien ? Dans les cinquante kilos, si ce n'est plus.
- «a ne tient pas debout, Chris. C'est le premier endroit o˘ l'on va chercher à gagner du poids. Chaque kilo économisé à ce niveau en vaut quatre ou cinq sur le premier étage. " Tous deux se levèrent pour s'approcher de l'écran. " Attends voir une minute...
- Ouais, ça correspond au bus. Ils n'ont rien changé. Pas de collier d'accouplement pour un satellite. Ils n'ont absolument rien modifié. "
Scott secoua la tête.
" Tu crois qu'ils auraient gardé la conception du bus pour leur étage intermédiaire ?
- Même si c'était le cas, ils n'ont pas besoin de toute cette masse au sommet du lanceur, non ?
- C'est presque comme s'ils avaient voulu le garder tel quel.
- Ouais, je me demande bien pourquoi. "
14
Réflexions
RENTE secondes ", lança l'assistant réalisateur alors que passait le dernier message publicitaire destiné au public du dimanche matin.
L'ensemble de l'émission était centré sur la Russie et l'Europe, ce qui convenait parfaitement à Ryan.
" La seule question que je ne peux pas poser... " Bob Holtzman étouffa un rire avant que la bande se remette à tourner. " C'est : quel effet ça fait d'être le chef du Conseil national de sécurité dans un pays qui ne connaît plus de menace contre sa sécurité intérieure ?
- Un effet relaxant ", répondit Ryan en surveillant, prudent, les trois caméras du plateau. Aucune n'avait son voyant rouge allumé.
" Alors, pourquoi ces heures sup ? demanda Kris Hunter, l'air de ne pas y toucher.
- Si je ne me montre pas au boulot, mentit Jack, les gens risquent de s'apercevoir à quel point je ne suis pas indispensable. " Mauvaise nouvelle. Ils ne sont toujours pas au courant pour l'Inde, mais ils se doutent quand même de quelque chose. Merde. Lui qui voulait garder le secret. C'était le genre de risque que la pression de l'opinion risquait d'aggraver, s˚rement pas d'aider.
" quatre! Trois! Deux! Un ! " L'assistant réalisateur agita le doigt en direction du présentateur, un journaliste de télévision nommé Edward Johnson.
" Dr Ryan, que pense le gouvernement des remaniements ministériels au Japon ?
- Eh bien, naturellement, c'est la conséquence des actuelles difficultés commerciales, qui ne sont pas vraiment de mon ressort. Pour l'essentiel, ce que nous voyons là, c'est une situation politique intérieure que le peuple japonais peut tout à fait gérer sans nous demander notre avis ", déclara Jack de sa voix d'homme d'…tat sincère, celle qu'il lui avait fallu quelques leçons de diction pour perfectionner. Il avait surtout d˚ apprendre àparler plus lentement.
Kris Hunter se pencha en avant. " Mais le principal candidat au poste de Premier ministre est un ennemi de longue date des …tats-Unis...
- Le jugement est quelque peu excessif, objecta Ryan avec un sourire bienveillant.
- Ses discours, ses écrits, ses livres ne sont pas précisément amicaux. "
Ryan écarta l'objection d'un signe de main avec un sourire contraint. " Je suppose que la différence entre les discours concernant des pays amis et les autres, c'est, assez paradoxalement, que les premiers peuvent souvent être plus acerbes que les seconds. "Pas mal du tout, Jack...
" Vous n'êtes pas inquiet ?
- Non. " Ryan secoua doucement la tête. Les réponses brèves dans ce genre d'émission avaient tendance à intimider les reporters.
" Eh bien, merci d'être venu ce matin, Dr Ryan.
- C'est toujours un plaisir. "
Ryan continua de sourire jusqu'à ce que les voyants des caméras s'éteignent. Puis il compta lentement jusqu'à dix. Puis il attendit que les autres journalistes aient ôté leur micro. Puis il retira le sien, se leva et quitta le plateau. Ce n'est qu'à ce moment qu'on pouvait parler sans risque. Bob Holtzman le suivit dans la cabine de maquillage. Les maquilleuses étaient parties boire un café, et Ryan prit une poignée de cotons et passa le récipient àHoltzman. Au-dessus de la glace, il y avait une grosse planche de bois sur laquelle on avait gravé : ICI, TOUT SE PASSE
HORS MICROS.
" Vous savez quelle est la véritable raison de la lutte des femmes pour l'égalité des droits ? demanda Holtzman. Ce n'était pas pour les salaires, le port du soutien-gorge ou toutes ces conneries.
- Exact, admit Jack. C'était pour avoir droit au maquillage elles aussi. On n'a jamais que ce qu'on mérite. Bon Dieu, ce que
je peux détester cette merde ! ajouta-t-il en essuyant la cro˚te collée à
son front. J'ai l'impression d'être une vieille pute.
- Ce qui n'a rien d'incongru pour un homme politique, non ? " intervint Kristyn Hunter, en prenant elle aussi des cotons à démaquiller.
Jack rigola. " Non, mais c'est assez discourtois de votre part de le faire remarquer, m'dame. " Suis-je devenu un homme politique ? se demanda Ryan.
Je suppose que oui. Merde, mais comment a-t-il pu m'arriver une chose pareille ?
" Pourquoi ces habiles entrechats sur ma dernière question, jack? demanda Holtzman.
- Bob, si vous savez que c'étaient des entrechats, alors vous connaissez la réponse. " Jack s'approcha de la devise gravée audessus de la glace, puis décida de la tapoter, au cas o˘ certains n'auraient pas encore saisi le message.
" Je sais que lorsque leur dernier gouvernement est tombé, c'est nous qui étions à l'origine de l'information sur le scandale des pots-de-vin ", indiqua Holtzman. Jack lui lança un regard mais ne dit rien. Même un pas de commentaire aurait constitué un commentaire concret en l'occurrence.
" Cela avait ôté à Goto toutes chances de devenir Premier ministre. Il était le premier de la liste, vous vous souvenez ?
- Eh bien, il en a retrouvé une. Sa patience est récompensée, observa Ryan.
S'il arrive à réunir une coalition.
- Me racontez pas de bobards. " Hunter se pencha vers le miroir pour terminer de se démaquiller le nez. " Vous avez lu comme moi ce qu'il raconte aux journaux. Il réussira à former un cabinet, et vous savez à
quels arguments il recourt.
- Parler ne co˚te rien, surtout pour quelqu'un de la partie ", remarqua Jack. Il ne s'était toujours pas fait à l'idée de s'y inclure, lui aussi. "
Sans doute un feu de paille, encore un de ces politiciens avec quelques verres de trop dans le nez, ou une mauvaise journée au bureau ou...
- Ou chez les geishas ", suggéra Kris Hunter. Elle finit d'ôter son maquillage, puis s'assit à l'angle de la console et alluma une cigarette.
Kristyn Hunter était une journaliste de l'ancienne école. Bien qu'encore du bon côté de la cinquantaine, cette diplômée de l'école de journalisme de Columbia venait d'être nommée chef du service étranger au Chicago Tribune.
Sa voix
était sèche et r‚peuse. " Il y a deux ans, ce salaud m'avait fait du gringue. Son langage aurait fait rougir un Marine, quant à ses propositions, nous dirons qu'elles étaient... excentriques. Je présume que vous avez des informations sur ses manies personnelles, Dr Ryan ?
- Kris, jamais, au grand jamais, je ne livrerai de renseignements personnels que nous pourrions éventuellement détenir sur des personnalités politiques étrangères. " Jack marqua un temps. " Attendez... Il ne parle pas anglais, n'est-ce pas ? " Ryan ferma les yeux, essayant de se remémorer ce qu'en disait le dossier qu'on lui avait fourni.
" Vous ne saviez pas ? Il peut quand ça lui plaît, mais s'en abstient sinon. Cette fois-là, c'était un jour sans. Et son interprète était une femme, dans les vingt-cinq, trente ans. Elle n'a même pas rougi. " Hunter ricana sombrement. " Moi, je vous jure que si. qu'est-ce que vous dites de ça, Dr Ryan ? "
Ryan doutait peu des informations issues de l'opération Bots DE SANTAL.
Malgré tout, c'était toujours réconfortant d'en avoir confirmation par une source entièrement indépendante. " Je parie qu'il aime les blondes, reprit-il d'un ton léger.
- C'est ce qu'on dit. On dit aussi qu'il s'en est trouvé une nouvelle.
- «a devient sérieux, nota Holtzman. Des tas de gens aiment bien la bagatelle, Kris.
- Goto adore montrer aux gens qu'il est un vrai dur. Certaines rumeurs qui courent sur lui sont franchement immondes. "Kris Hunter marqua une pause. "
Et j'y crois, moi aussi.
- Vraiment ? demanda Ryan avec la plus parfaite innocence. L'intuition féminine ?
- Ne soyez pas sexiste ", avertit Hunter, trop sérieuse pour l'ambiance du moment.
Ryan prit un ton sincère : " Je ne le suis pas. Mon épouse a meilleur instinct que moi pour juger des gens. J'imagine que ça aide qu'elle soit toubib. «a vous convient ?
- Dr Ryan, je sais que vous savez, vous. Je sais que le FBI a enquêté très discrètement sur un certain nombre de choses dans la région de Seattle.
- Pas possible ? "
Kris Hunter n'était pas dupe. " Vous ne gardez pas de secrets sur cé genre d'affaires, pas quand vous avez des amis au Bureau corWe j'en ai, et pas quand une des jeunes filles disparues est la fille d'un capitaine de la police dont le voisin immédiat est le Centre d'analyse des signaux de la section de Seattle du FBI. Aije besoin de continuer ?
- Alors, pourquoi ne sortez-vous pas l'affaire ? "
Les yeux de Kris Hunter flamboyèrent. " Je vais vous dire une chose, Dr Ryan. J'ai été violée quand j'étais étudiante. J'ai cru que le salopard allait me tuer. J'ai vu la mort en face. Vous n'oubliez pas ce genre d'expérience. Si cette histoire est mal exploitée, cette fille, et peut-
être d'autres avec elle pourraient bien se retrouver mortes. Un viol, on s'en remet. La mort, non.
- Merci ", dit calmement Ryan. Ses yeux et son signe de tête en disaient bien plus. Oui, bien s˚r, je comprends. Et vous savez que je comprends.
" Et c'est lui qui doit être le prochain chef du gouvernement de ce pays. "
Les yeux de Kris Hunter flamboyaient de plus belle. " Il nous déteste, Dr Ryan. Je l'ai interviewé. Il ne me voulait pas parce qu'il me trouvait attirante. Il me voulait parce qu'il voyait en moi l'archétype de la blonde aux yeux bleus. C'est un violeur. Il se délecte à faire souffrir les gens.
Vous n'oubliez pas ce genre de regard une fois que vous l'avez vu. Il avait ce regard. Il faut qu'on l'ait à l'oeil, ce type. Vous pouvez le dire au Président.
- Je lui transmettrai. " Et Ryan sortit.
La voiture de la Maison Blanche l'attendait à la porte des studios. Jack avait matière à réfléchir, tandis qu'ils rejoignaient le périphérique.
" «a va être du billard, commenta l'agent du Service secret. Sauf pour après.
- Vous êtes dans la maison depuis combien de temps, Paul ?
- quatorze années fascinantes ", répondit Paul Robberton, sans cesser de surveiller les alentours depuis le siège avant. Le chauffeur était un gars des Services généraux, mais Jack avait droit désormais à un garde du corps du Service secret.
" Vous avez travaillé sur le terrain ?
- Des affaires de faux-monnayeurs. Jamais eu à dégainer mon arme, mais j'ai quand même eu quelques cas gratinés.
- Vous êtes psychologue ? "
Robberton rigola. " Dans ce métier, on a plutôt intérêt, Dr Ryan.
- Votre avis sur Kris Hunter ?
- Intelligente et solide comme le roc. Elle a dit vrai : elle s'est fait violer à la fac. Un désaxé récidiviste. Elle a témoigné malgré la loi du silence. «a remonte à l'époque o˘ les avocats étaient assez... cavaliers lorsqu'ils traitaient les victimes de viols
est-ce que vous avez incité ce salaud? Vous voyez le topo. «a tournait au sordide mais elle a tenu le coup jusqu'au bout et ils ont condamné le mec.
Il s'est fait descendre en taule, il avait pas d˚ dire le truc qui fallait à un voleur armé. Pas de pot, conclut Robberton, sobrement.
- Tenez compte de ce qu'elle pense, c'est ce que vous êtes en train de me dire.
- Oui, monsieur. Elle aurait fait un bon flic. Je sais en tout cas que c'est une journaliste honnête.
- Elle a recueilli quantité d'informations ", murmura Ryan. Tout n'était pas bon à prendre, l'ensemble était morcelé et teinté par son expérience personnelle, mais elle avait de bonnes sources, aucun doute là-dessus. Jack regarda défiler le paysage et tenta de rassembler le puzzle incomplet.
" Direction ? demanda le chauffeur.
- La maison ", répondit Ryan, suscitant un regard surpris chez Robberton.
Dans ce cas précis, " la maison " ne signifiait pas " chez moi ". " Non, attendez une minute. " Ryan décrocha son téléphone de voiture. Une chance, il savait le numéro par coeur.
" Allô ?
- Ed ? Jack Ryan. Vous êtes occupés ?
- On nous a donné notre dimanche, Jack. Les Caps jouent contre les Bruins, cet après-midi.
- Dix minutes.
- «a marche. " Ed Foley raccrocha le téléphone mural. " Ryan va passer ", dit-il à sa femme. Et merde.
Le dimanche était le seul jour o˘ ils se permettaient de faire la grasse matinée. Mary Pat était encore en robe de chambre, l'air anormalement négligé. Sans un mot, elle posa le journal du
matin et fila dans la salle de bains s'arranger les cheveux. On toqua à la porte un quart d'heure plus tard.
" Des heures sup ? " demanda Ed en allant ouvrir. Robberton entra avec son hôte.
" J'ai d˚ me taper une de ces émissions matinales. " Jack consulta sa montre. " L'enregistrement passe à l'antenne d'ici une vingtaine de minutes.
- qu'est-ce qui se passe ? " Mary Pat entra dans la pièce, l'air à peu près normal pour une Américaine un dimanche matin.
" Le boulot, chou ", répondit Ed. Il précéda tout le monde dans la salle de jeux du sous-sol.
" BOIS DE SANTAL ", indiqua Jack dès qu'ils y furent entrés. Ici, il pouvait parler librement. La maison était inspectée toutes les semaines pour traquer les micros espions. " Clark et Chavez ontils déjà reçu l'ordre d'extraire la fille ?
- Personne ne nous a donné l'ordre d'exécution, lui rappela Ed Foley.
L'affaire est à peu près montée, mais...
- L'ordre est donné. Sortez la fille, tout de suite.
- On pourrait en savoir plus ? intervint Mary Pat.
- Toute cette affaire me chiffonne depuis le début. Je crois qu'on aurait intérêt à transmettre un petit message à son gentil protecteur - et à le faire assez tôt pour attirer son attention.
- Ouais, dit M. Foley. J'ai lu le journal ce matin, moi aussi. Il ne dit pas franchement des amabilités, mais on ne leur a pas fait non plus de cadeaux, pas vrai ?
- Asseyez-vous, Jack, dit Mary Pat. Je vous fais un café ou autre chose ?
- Non merci, MP. " Il leva la tête après s'être installé dans un vieux canapé. " Un voyant vient de s'allumer. Notre ami Goto m'a l'air d'être un drôle de client.
- Il a effectivement ses bizarreries, reconnut Ed. Pas terriblement futé, beaucoup d'enflure une fois qu'on a décodé la rhétorique couleur locale, et pas tant d'idées que ça en définitive. Je suis même surpris qu'il ait cette occasion.
- Pourquoi ? " demanda jack. Le dossier des Affaires étrangères sur Goto s'était montré typiquement respectueux à l'égard de l'homme d'…tat étranger.
" Comme j'ai dit, il ne risque pas de décrocher le Nobel de physique. C'est un apparatchik. qui a gravi les échelons en bon
politicard. Je suis s˚r qu'il a d˚ lécher un certain nombre de culs au passage...
- Et pour couronner le tout, il a un certain nombre de mauvaises habitudes avec les dames, ajouta MP. C'est un truc fréquent, là-bas. Notre gars -
Nomuri - a envoyé une dépêche fort détaillée sur tout ce qu'il a pu voir. "
C'était le fruit de la jeunesse et de l'inexpérience, le directeur adjoint le savait. Lors de leur première mission importante, presque tous les agents transmettaient absolument tout ce qu'ils relevaient, à croire qu'ils projetaient d'écrire un bouquin. C'était surtout à mettre sur le compte de l'ennui.
" Ici, il n'arriverait même pas à se faire élire président de club ", nota Ed en étouffant un rire.
Tu crois ça ? se dit Ryan qui se souvenait d'Edward Kealty. D'un autre côté, ça pouvait donner à l'Amérique un moyen de pression utilisable, dans le bon cercle et au moment opportun. Peut-être qu'à leur première rencontre, si les choses tournaient mal, le Président Durling pourrait faire une discrète allusion àson ancienne petite amie, et aux conséquences de ses mauvaises habitudes sur les relations américano-japonaises...
" Comment va CHARDON? "
Mary Pat sourit en rangeant les jeux Nintendo sur la télé du sous-sol.
C'était là que les gamins donnaient leurs instructions àMario et ses petits amis. " Deux des anciens membres ont disparu, l'un est à la retraite, l'autre en mission outre-mer, en Malaisie, si j'ai bonne mémoire. Tous les autres ont été contactés. Si jamais nous voulons...
- Très bien, réfléchissons à ce qu'on veut qu'ils fassent pour nous.
- Pourquoi ? demanda Mary Pat. Je n'y vois pas d'inconvénient, mais pourquoi ?
- On les pousse un peu trop. Je l'ai dit au Président, mais il a des raisons politiques de le faire, et il n'a pas l'intention d'en rester là.
Nos décisions vont porter un rude coup à leur économie, et voilà qu'ils nomment un Premier ministre qui nourrit une véritable antipathie à notre égard. S'ils décident de mesures de rétorsion, je veux le savoir avant que ça se produise.
- que peuvent-ils donc faire ? " Ed Foley s'était assis dans le siège Nintendo de son fils.
" «a aussi, je l'ignore, mais je veux le savoir. Laissez-moi quelq˚es jours pour décider des priorités. Merde, je ne les ai même p‚s, ajouta-t-il presque aussitôt. Il faut que je prépare le voyage à Moscou.
- De toute façon, ça va prendre du temps à organiser. On peut fournir à nos gars le matos de communication et tout le fourbi.
- Faites, ordonna jack. Et dites-leur qu'ils sont dans l'espionnage pour de bon.
- Pour ça, il va nous falloir l'autorisation présidentielle ", avertit Ed.
Activer un réseau d'espionnage dans un pays ami n'était pas une mince affaire.
" Je peux me charger de vous l'obtenir. " Ryan était s˚r que Durling n'y verrait aucune objection. " Et sortez-moi la fille, àla première occasion.
- Et on l'interroge o˘ ?intervint Mary Pat. D'autre part, si elle dit non ?
Vous n'êtes pas en train de nous dire de l'enlever, quand même ? "
Ouch, pensa Jack. " Non, je ne crois pas que ce serait une bonne idée. Ils savent agir avec prudence, non ?
- Clark, s˚rement. " C'était un truc qu'il leur avait appris, à elle et son mari, quand ils étaient à la Ferme, bien des années plus tôt. Peu importe o˘ vous êtes, c est toujours en territoire ennemi. C'était un bon axiome pour les agents de terrain, mais elle s'était toujours demandé d'o˘ il le tenait.
La plupart de ces gens auraient d˚ être au boulot, pensait Clark - mais d'un autre côté, eux aussi, et c'était bien ça le problème, non ? II avait vu sa dose de manifestations, la plupart organisées contre son pays. Celles d'Iran avaient été particulièrement désagréables, sachant que des Américains se trouvaient alors entre les mains d'individus qui pensaient que crier " Mort à l'Amérique! " était la façon la plus raisonnable d'exprimer leurs réserves vis-à-vis de la politique étrangère de son pays.
Il était allé sur le terrain, pour participer à une mission de sauvetage qui n'avait pas marché - son seul échec, songea-t-il, dans une bien longue :arrière. Se retrouver là-bas pour voir tout rater et devoir se tirer du pays en quatrième
vitesse, ce n'étaient pas de bons souvenirs. Et cette scène les faisait en partie revenir à sa mémoire.
L'ambassade américaine ne prenait pas la chose trop au sérieux. Comme si de rien n'était, l'ambassadeur avait regroupé tout le personnel à l'intérieur du b‚timent de l'ambassade - autre exemple architectural de croisement Frank Lloyd Wright-Ligne Siegfried - situé, celui-ci, en face de l'hôtel Ocura. Après tout, on était en pays civilisé, non ? La police locale avait posté des éléments en nombre suffisant à l'extérieur de l'enceinte, et les manifestants avaient beau vociférer, ils n'avaient pas l'air du genre à
attaquer les flics à mine sévère postés tout autour de l'édifice. Mais tous ces gens n'étaient pas des jeunes, ou des étudiants ayant séché les cours -
fait notable, les médias oubliaient toujours de signaler que la majorité de ces manifestations estudiantines coÔncidaient avec les examens semestriels, et le phénomène était international. Non, dans l'ensemble, ces gens avaient dans les trente-quarante ans, raison pour laquelle les slogans manquaient pour le moins de mordant. Il y avait même de la retenue dans leur langage.
Comme s'ils étaient embarrassés d'être ici, gênés par la tournure des événements, montrant du désarroi plus que de la colère, estima Clark tandis que Chavez prenait ses photos. Mais ils étaient sacrément nombreux. Et leur désarroi était grand. Ils voulaient accuser quelqu'un - eux, ces autres toujours à l'origine des grandes catastrophes. Un point de vue pas exclusivement nippon, n'est-ce pas ?
Comme toujours au japon, l'affaire était savamment organisée. Les manifestants, déjà formés en groupes avec leur service d'ordre, étaient en majorité venus par des trains de banlieue bondés ; au terminus, ils étaient montés dans des cars loués pour l'occasion, qui les avaient déposés à
quelques p‚tés de maisons de l'ambassade. qui a loué les cars ? se demanda Clark. qui a imprimé les pancartes ? Il mit du temps à réaliser que les slogans étaient impeccablement rédigés, ce qui était bizarre : bien que connaissant souvent l'anglais, les Japonais commettaient des fautes comme tout un chacun, en particulier dans les slogans. Un peu plus tôt dans la journée, il avait vu un jeune homme vêtu d'un tee-shirt portant l'inscription Inspire in Paradise- "Inspire au paradis " -, ce qui était sans doute chargé de sens en japonais, mais démontrait une fois encore qu'aucune langue ne peut
se tiaduire littéralement dans une autre. Il n'y avait pourtant aucune confusion avec ces pancartes. La syntaxe en était parfaite - alors qu'on n'aurait eut-être pas pu en dire autant de toutes les manifestations aux peut-être Voilà un détail qui était intéressant.
Oh, et puis merde, je suis journaliste, après tout.
" Excusez-moi, dit John en touchant le bras d'un homme d'‚ge m˚r.
- Oui ? " L'homme se retourna, surpris. Bien mis, complet sombre, cravate parfaitement nouée au col de sa chemise blanche, on ne lisait pas spécialement de colère sur ses traits, ni aucune de ces émotions qu'aurait pu inspirer le climat du moment. " qui êtes-vous ?
- Je suis un journaliste russe, de l'agence Interfax, dit Clark en présentant une carte professionnelle rédigée en cyrillique.
- Ah. " L'homme sourit et s'inclina poliment. Clark lui répondit de même, ce qui lui valut un regard approbateur quant à ses bonnes manières.
" Puis-je me permettre de vous poser quelques questions ?
- Mais certainement. " L'homme paraissait presque soulagé de pouvoir cesser de crier. Clark ne tarda pas à apprendre qu'il était ‚gé de trente-sept ans, marié, un enfant, qu'il était employé dans une firme automobile, actuellement en chômage technique, et fort remonté contre l'Amérique à
l'heure présente - mais sans aucune animosité particulière contre la Russie, s'empressat-il d'ajouter.
Tout cela l émbarrasse, se dit John en le remerciant pour son opinion.
" C'était pour quoi, tout ce cirque ? demanda tranquillement Chavez, l'oeil toujours collé à son appareil photo.
- Pa russkiy, répondit sèchement "Klerk".
- Da, tovarichtch.
- Suis-moi ", poursuivit Ivan SergueÔevitch en pénétrant dans la foule. Il y avait autre chose de bizarre, nota-t-il sans parvenir àmettre le doigt dessus. Après s'être enfoncé de dix mètres, ce fut limpide : les manifestants postés sur les ailes formaient le service d'ordre. A l'intérieur, la masse était composée d'ouvriers, vêtus avec moins de recherche, des gens qui avaient moins de dignité àperdre. Ici, l'ambiance était différente. La colère se lisait plus dans
les regards qu'il croisait, et même s'ils se radoucissaient quand il se présentait comme non américain, la suspicion était réelle, et les réponses à ses questions, quand il en obtenait, étaient moins circonspectes que celles reçues auparavant.
Au moment prévu, la foule se déplaça, encadrée par le service d'ordre de la manifestation et les forces de police, pour se rendre à un autre point o˘
l'on avait monté une estrade. C'est là que les choses changèrent.
Hiroshi Goto prit son temps, les faisant attendre un long moment, même dans un contexte o˘ la patience était considérée comme une vertu cardinale. Il s'avança vers la tribune avec dignité, salua son entourage officiel, disposé en rang sur des sièges au fond de l'estrade. Les caméras de télévision étaient déjà en place : il n'y avait plus qu'à attendre que la foule se presse autour du podium. Mais il attendit encore, pour les contempler, immobile, et cette inaction les forçait à se presser toujours plus, délai supplémentaire qui ne fit qu'accroitre encore la tension.
Clark la sentait à présent. Peut-être que l'étrangeté de l'événement était inévitable. Ces gens étaient hautement civilisés, ils appartenaient à une société si ordonnée qu'elle paraissait peuplée d'extra-terrestres, dont les manières policées et la généreuse hospitalité contrastaient violemment avec la méfiance manifestée envers les étrangers. La peur de Clark démarra comme un murmure, le signe discret que quelque chose était en train de changer, même si son sens de l'observation ne lui permettait pas de remarquer quoi que ce soit en dehors des conneries habituelles communes à tous les politiciens de la planète. En homme qui avait vécu l'‚preté des combats au Viêt-nam et connu encore plus de dangers aux quatre coins du monde, il se sentait à nouveau en terre étrangère, mais son ‚ge et son expérience jouaient contre lui. Même les plus excités au milieu de la foule n'avaient pas l'air si méchants que ça - et puis merde, est-ce qu'on devait s'attendre à voir un type heureux de se retrouver au chômage ? Donc, il n'y avait pas péril en la demeure. N'est-ce pas ?
Pourtant, les murmures s'amplifiaient, alors que Goto buvait une gorgée d'eau, continuant à faire mariner ses auditeurs, agitant les bras pour les inciter à s'approcher encore, même si cette partie du parc était déjà noire de monde. Combien étaient-ils ? se demanda John. Dix, quinze mille?
Là foule finit par se taire d'elle-même, elle était presque entière;neht silencieuse à présent. quelques coups d'oeil alentour suffirent à
l'expliquer : les membres du service d'ordre postés en lisière de la manifestation portaient des brassards à leur manche de pardessus - bigre, jura John, c'était l'uniforme du jour.
L'ouvrier moyen s'en remettait machinalement à quiconque avait la mise et le comportement d'un contremaitre, et les types en brassard les poussaient à se rapprocher encore. Peut-être y avait-il eu un autre signe qui les avait amenés à se taire, mais dans ce cas, il avait échappé à Clark.
Goto se mit à parler doucement, ce qui fit taire la foule. Les têtes s'avancèrent machinalement de quelques centimètres afin de mieux saisir ses paroles.
Bordel, si j'avais eu un peu plus de temps pour apprendre la langue, se dirent les deux agents de la CIA. Ding ne perdait pas le nord, releva son supérieur : il avait changé d'objectif et détaillait chaque visage un par un.
" «a devient tendu ", nota tranquillement Chavez, en russe, tout en continuant à détailler les expressions.
Clark pouvait le voir à leur posture tandis que Goto poursuivait son allocution. Il arrivait à saisir quelques mots, une phrase par-ci, par-là -
en fait, toutes ces choses insignifiantes propres à toutes les langues, ces artifices de rhétorique qu'emploie un politicien pour exprimer son humilité
et le respect de son auditoire. La première ovation de la foule fut une surprise et les spectateurs étaient si serrés qu'ils durent jouer des coudes pour applaudir. Il reporta son attention sur Goto. Trop loin. Clark plongea la main dans le sac fourre-tout de Ding, en sortit un boitier qu'il équipa d'un téléobjectif, afin de mieux scruter le visage de l'orateur se faisant acclamer par la foule, et attendant que retombent leurs applaudissements pour poursuivre son discours.
C est qu'on sait manipuler les foules, pas vrai ?
Il essayait bien de le cacher, nota Clark, mais c'était un politicien, et même s'ils avaient tous des dons d'acteur, ils avaient encore plus goul˚ment besoin du public que ceux qui gagnaient leur vie en travaillant devant les caméras. Les gestes de Goto gagnèrent en intensité, au diapason,-de sa voix.
Pas plus de dix d quinze mille spectateurs. C est juste un test, hein ? Un ballon d essai. Jamais Clark ne s'était senti à ce point étranger. Presque partout ailleurs, ses traits étaient ordinaires, banals, oubliés sitôt vus. En Iran, en Union soviétique, à Berlin, il pouvait se fondre dans l'anonymat. Pas ici. Pas maintenant. Pis encore, il ne pigeait pas, pas entièrement, et ça le tracassait.
La voix de Goto monta encore. Pour la première fois, son poing s'écrasa sur le pupitre, et la foule réagit en rugissant. Son débit s'accéléra. La foule se pressait autour de l'estrade, et Clark vit dans les yeux de l'orateur qu'il l'avait remarqué, qu'il en était ravi. Il ne souriait plus maintenant, mais son regard balayait la marée des visages, de gauche à
droite, s'arrêtant parfois à un endroit précis, ayant sans doute repéré
quelqu'un, scrutant ses réactions, avant de passer au suivant pour voir si tout le monde réagissait de la même façon. Il avait l'air d'être satisfait de son examen. Sa voix était désormais pleine d'assurance. Il les tenait, il les tenait tous. Il lui suffisait de modifier le rythme de sa diction pour voir leur respiration changer en mesure, et leurs yeux s'écarquiller.
Clark rabaissa l'appareil photo pour balayer la foule, et il nota le mouvement collectif, les réactions aux paroles de l'orateur.
Il joue avec eux.
John reprit l'appareil et s'en servit comme d'un viseur de fusil. Il mit au point sur les gorilles en complet postés en bordure de la foule. Leur mimique avait changé : ils semblaient moins s'intéresser à leur t‚che qu'au discours. Une nouvelle fois, il maudit sa piètre connaissance de la langue, sans vraiment se rendre compte que ce qu'il voyait était infiniment plus important que ce qu'il aurait pu comprendre. La nouvelle réaction de la foule n'était pas seulement sonore, elle exprimait la colère. Les visages étaient comme illuminés. Goto les possédait maintenant, pour les conduire toujours plus loin sur le chemin qu'il leur avait tracé.
John effleura le bras de Ding. " Filons d'ici.
- Pourquoi ?
- Parce que ça commence à sentir le roussi. " Cela lui valut un regard intrigué.
" Nan ja ? répondit-il en japonais, souriant derrière son bo?tier photo.
- Tourne-toi et vise les flics ", ordonna " Klerk ". Ding obéii, et saisit aussitôt. D'ordinaire, la police japonaise avait toujo˚rs-une allure imposante. Peut-être que les samouraÔs d'antan arboraient la même confiance. Bien que toujours polis et très professionnels, leurs flics donnaient toujours plus ou moins l'impression de rouler des mécaniques.
Ici, ils ne doutaient pas de représenter le bras armé de la loi. Leur uniforme était aussi net et resplendissant que celui d'un Marine en faction devant une ambassade, et le pistolet accroché à leur ceinture n'était qu'un symbole de leur fonction, qu'il n'était jamais nécessaire d'employer.
Seulement, ces durs de durs paraissaient bien nerveux. Ils dansaient d'un pied sur l'autre, échangeaient des regards inquiets. Les mains frottaient contre les jambes de pantalon bleu pour essuyer la transpiration. Les hommes sentaient monter la tension, eux aussi, si clairement que cela se passait de commentaire. Même ceux qui prêtaient une oreille attentive au discours de Goto semblaient également préoccupés. quoi qu'il advienne, si c'était au point de troubler les responsables du maintien de l'ordre dans ces rues, c'est qu'il allait y avoir du vilain.
" Suis-moi. " Clark scruta les alentours et repéra une devanture de magasin. Les agents de la CIA prirent place près de l'entrée. A part eux, pas un chat. quelques passants s'étaient joints à la foule, et la police avait fait mouvement pour les en séparer par un barrage d'uniformes bleus.
Les deux agents se retrouvaient quasiment isolés, entourés d'un vaste espace dégagé, situation pour le moins inconfortable.
" Tu sens le truc à peu près comme moi ? " demanda John. qu'il ait posé la question en anglais surprit Chavez.
" Il est vraiment en train de les exciter, hein ? " Puis, après un instant de réflexion : " Vous avez raison, monsieur C. «a commence à sentir le roussi. "
La voix de Goto était clairement audible dans la sono. Le ton s'était fait plus aigu, presque perçant, et la foule y réagissait comme réagissent toutes les foules.
" Déjà vu quelque chose de comparable ? " Cela n'avait rien àvoir avec la mission qu'ils avaient remplie en Roumanie.
Un bref signe de tête. " Téhéran, 1979.
- J'étais à l'école primaire.
- J'avais le trouillomètre à zéro ", se souvint Clark. Les mains de Goto voletaient. Clark reprit sa visée ; à travers l'objectif, l'homme semblait transformé. Ce n'était plus le même que celui qui avait entamé
l'allocution. A peine une demi-heure plus tôt, il s'était montré hésitant.
Plus maintenant. S'il s'était agi au début d'une simple expérience, alors elle était réussie. Les dernières envolées semblaient téléphonées, mais c'était à prévoir. L'orateur leva ses mains jointes comme un arbitre de foot américain annonçant un essai, mais les poings, nota Clark, étaient serrés. A vingt mètres d'eux, un flic se retourna et regarda les deux gains Il y avait de l'inquiétude sur ses traits.
" Entrons plutôt essayer des pardessus, en attendant.
- Je fais du quarante ", répondit Chavez, d'un ton léger, en rangeant son matériel photo.
C'était une belle boutique, et elle avait des pardessus de la bonne taille pour Chavez. Ce qui leur fournit une excellente excuse pour musarder.
L'employé était attentif et poli, et sous l'insistance de John, Chavez finit par s'acheter un complet qui lui allait si bien qu'on l'aurait cru taillé sur mesure - gris foncé et banal, d'un prix excessif et parfaitement identique à ceux que portaient de nombreux employés.
quand ils ressortirent, ils découvrirent que le petit parc était vide. Des ouvriers démontaient l'estrade. Les équipes de télé remballaient leurs projos. Tout était normal, à l'exception d'un petit groupe d'agents de police entourant trois personnes assises au bord du trottoir. C'étaient des journalistes d'une télé américaine, et l'un d'eux tenait un mouchoir plaqué
contre son visage. Clark jugea préférable de ne pas s'approcher. Il nota en revanche que les rues n'étaient pas particulièrement sales - et comprit bientôt pourquoi : une équipe de balayeurs était à l'oeuvre. Tout avait été
parfaitement planifié. La manifestation avait été à peu près aussi spontanée qu'une finale de championnat - mais la partie s'était déroulée encore mieux que prévu.
" Ton opinion ? ordonna Clark alors qu'ils parcouraient des rues qui retrouvaient une activité normale.
- Vous connaissez mieux que moi ce genre de truc...
- …coute voir, monsieur le futur diplômé, quand je pose une putain de question, j'attends une putain de réponse. " Chavez faillit s'arrêter, interdit, moins scandalisé que surpris par ce reproche. Il n'avait encore jamais vu son partenaire ébranlé de la sorte. En conséquence, sa réponse fut mesurée et circonstanciée.
" Je crois que nous venons d'assister à quelque chose d'important. Je crois qu'il jouait avec eux. L'an dernier, à l'un de mes cours, on nous a passé un film nazi, une étude classique sur les méthodes employées par les démagogues. Il avait été réalisé par une femme, et ça m'a rappelé...
- Le Triomphe de la volonté, de Leni Riefenstahl, dit Clark. Ouais, c'est un classique, effectivement. Au fait, t'aurais besoin d'une coupe de cheveux.
- Hein ? "
L'entraînement était réellement payant, le commandant Sato le savait sans avoir à regarder. A son signal, les quatre F-15 Eagle l‚chèrent leurs freins et se ruèrent sur la piste de Misawa. Ils avaient volé plus de trois cents heures au cours des douze mois écoulés, dont un tiers rien que les deux derniers, et désormais, les pilotes pouvaient risquer un décollage en formation qui aurait fait la fierté d'une patrouille acrobatique. Hormis que son escadrille de quatre n'était pas la version locale des Blue Angels.
Ils étaient membres de la 3e escadre aérienne. Sato devait se concentrer, bien s˚r, pour surveiller l'indicateur de vitesse relative sur son affichage tête haute, avant de faire décoller son appareil. Celui-ci s'éleva docilement, et il sut sans avoir besoin de regarder que son ailier l'avait imité, à moins de quatre mètres de son bout d'aile. Il était dangereux de décoller ainsi mais c'était toujours bon pour le moral. «a donnait des frissons aux rampants, et ça impressionnait les badauds roulant sur l'autoroute. A mille pieds du sol, train et volets rentrés, ayant passé
la barre des quatre cents noeuds, il se permit de tourner la tête à gauche et à droite. Pas de doute, la journée était limpide, l'air froid dépourvu d'humidité, encore illuminé par le soleil de fin d'après-midi. Sato pouvait apercevoir au nord de sa position l'extrémité méridionale des Kouriles.
Appartenant jadis à son pays, volée par les Russes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, c'étaient des îles escarpées et montagneuses, comme Hokkaido, la plus septentrionale des îles de la mère patrie... Mais chaque chose en son temps, se dit le commandant.
" Virez à droite ", ordonna-t-il dans l'interphone, pour prendre un nouveau cap à zéro-cinq-ciilq. Ils grimpaient toujours, progressivement, afin d'économiser
le carburant pour l'exercice.
Difficile de croire que la conception de cet avion remontait àprès de trente années. Mais il ne s'agissait que de la forme et du concept. Depuis l'époque o˘ les ingénieurs américains de McDonnell Douglas avaient imaginé
cette machine, les améliorations apportées avaient été si nombreuses qu'il n'en subsistait pratiquement plus que la silhouette. Presque tout à bord du zinc de Sato était de construction japonaise, même les réacteurs. Mais tout spécialement l'électronique.
Il y avait un trafic régulier dans les deux sens, essentiellement des longcourriers gros porteurs transportant des hommes d'affaires entre le Japon et l'Amérique du Nord, sur une route commerciale bien définie qui longeait les Kouriles, dépassait la péninsule du Kamtchatka, puis continuait vers les Aléoutiennes.
Si quelqu'un nourrissait encore des doutes sur l'importance de son pays, songea Sato dans l'intimité de son habitacle, la preuve en était là. Le soleil bas se reflétait sur la dérive en aluminium de tous ces transports civils et, depuis son altitude de trente-sept mille pieds, il pouvait les voir à la file, pareils à des voitures à la queue leu leu sur une autoroute, points jaunes suivis d'un blanc panache de vapeur qui s'étirait à l'infini. Puis il fut temps de se mettre au boulot.
La formation de quatre se sépara en deux paires, de part et d'autre du couloir aérien civil. La mission d'entraînement de la soirée n'avait rien de complexe, mais elle était vitale, malgré tout. Derrière eux, à plus de cent milles au sud-ouest, un avion d'alerte aérienne avancée était en position juste au large de l'extrémité nord-est de l'île de Honshu. C'était un E-767. Basé sur le biréacteur civil de Boeing (tout comme le E-3A était basé sur la cellule, bien plus ancienne, du 707), il portait un radôme rotatif surmontant sa cellule modifiée. Tout comme son F-15J était une version locale d'un chasseur américain, le E-767 était l'interprétation japonaise considérablement améliorée d'une autre invention américaine. La leçon n'avait donc pas porté, songea Sato, tout en scrutant l'horizon toutes les deux ou trois secondes, avant de revenir à son affichage tête haute. Tant d'inventions dont ils avaient libéralement cédé les droits en cours de validité à ses compatriotes, à charge pour eux de les perfectionner. En fait, les Américains avaient joué le même jeu avec les Russes, améliorant tous les armements que ceux-ci avaient fabriqués, mais négligeant, par leur arrogance, la possibilité que quelqu'un puisse faire de même avec leurs propres systèmes magiquies. Le radar du E-767 n'avait aucun équivalent au monde pour ce qui était de l'électronique embarquée. C'était la raison pour laquelle le radar de nez de son Eagle était coupé.
Simple dans son concept, l'ensemble du dispositif était d'une redoutable complexité dans son exécution. Les chasseurs devaient connaître leur position précise dans les trois dimensions, et il en était de même pour les trois avions d'alerte aérienne qui les soutenaient. En outre, les impulsions radar émises par le E-767 étaient synchronisées avec précision.
Le reste n'était qu'une affaire de calcul mathématique : connaissant la position de l'émetteur et leur propre position, les Eagle pouvaient alors recevoir les échos radar et définir les signaux comme si les données étaient générées par leur propre système embarqué. Alliant le principe des radars bistatiques mis au point par les Soviétiques àla technologie américaine des radars aéroportés, ce système avait porté l'idée une étape plus loin : Le radar d'alerte aérienne était agile en fréquence, à savoir qu'il était capable de basculer instantanément du mode de recherche à
grande longueur d'onde au mode de guidage de tir en onde courte, et il pouvait effectivement guider les missiles air-air tirés par les chasseurs.
Ce modèle était également d'une taille et d'une puissance suffisantes pour être capable, estimait-on, de déjouer les technologies furtives.
Il suffit de quelques minutes à Sato pour vérifier l'efficacité du système.
Les quatre missiles air-air sous ses ailes étaient factices, dépourvus de leurs moteurs-fusées. Leurs têtes chercheuses en revanche étaient bien réelles, et les instruments de bord montraient que les missiles pistaient les avions de ligne qui approchaient ou s'éloignaient avec encore plus de précision que s'ils avaient été guidés par le radar de l'Eagle. C'était une première, une authentique nouveauté en matière de technologie militaire.
quelques années plus tôt, le Japon l'aurait sans doute mise en vente, et presque à coup s˚r proposée à l'Amérique, parce qu'une technologie pareille valait plus que son pesant d'or. Mais le monde avait changé, et les Américains n'auraient sans doute pas vu l'intérêt de dépenser leur argent pour ça. D'ailleurs, le Japon ne comptait pas la vendre à qui que ce soit.
Pas maintenant, songea Sato. Surtout pas maintenant.
Leur hôtel n'était pas franchement luxueux. Même s'il accueillait les visiteurs étrangers, la direction reconnaissait que tous les gaijins n'étaient pas fortunés. Les chambres étaient petites, les couloirs étroits, les plafonds bas et un petit déjeuner composé d'un verre de jus de fruits, d'une tasse de café et d'un croissant ne co˚tait que cinquante dollars au lieu des cent et quelques réclamés ailleurs. Comme on disait au gouvernement américain, Clark et Chavez " vivaient d'économies ", c'est-à-dire frugalement, comme l'auraient fait des Russes. Ce n'était pas une bien grande épreuve. Si surpeuplé et frénétique qu'il soit, le Japon était malgré tout infiniment plus confortable que l'Afrique, et la nourriture, bien qu'étrange, était suffisamment exotique et intéressante pour que l'effet de la nouveauté ne soit pas encore dissipé. Ding aurait pu grommeler en regrettant ses hamburgers, mais exprimer un tel sentiment, même en russe, aurait trahi leur couverture. De retour après une journée fertile en événements, Clark inséra sa carte à clé dans la fente de la porte et tourna le bouton. Sans même s'arrêter, il arracha au vol, après avoir vérifié sa présence, le bout de ruban adhésif scotché sur la face interne du bouton. Une fois à l'intérieur, il se retourna et le montra simplement à Ding, qui se dirigea aussitôt vers la salle de bains pour le jeter dans les W-C.
Chavez inspecta la pièce, en se demandant si elle était sur écoute, et si tout ce cirque de film d'espionnage était vraiment justifié. L'ambiance était incontestablement au mystère. Le scotch sur le bouton de porte : quelqu'un demandait une rencontre. Nomuri. La technique était astucieuse, se dit Chavez. qui que soit celui qui avait laissé la marque, il lui avait suffi de parcourir le couloir, et sa main avait sans doute effleuré le bouton, un geste qui aurait pu échapper même à un observateur attentif.
Bon, c'était justement le but de la manoeuvre.
" Je vais descendre boire un pot " , annonça " Klerk " en russe.
je vais voir ce qui se passe.
" Vanya, tu bois trop. " Entendu. C'était son habitude de toute façon.
" Tu parles d'un Russe ", répondit Clark, à l'adresse des micros, s'il y en avait, avant de sortir de la chambre.
Et merde, comment veut-on que j'étudie dans des conditions pareilles ? se demanda Chavez. Il avait été forcé de laisser ses
bouquins en Corée - ils étaient tous en anglais, évidemment. Il ne pouvait pas prendre de notes ou faire des révisions. Si je dois perdre du temps pour ma maîtrise, se dit-il, je demande d lAgence de me rembourser les heures de cours perdues.
Le bar, situé au bout de la rue, était fort agréable. La salle était sombre. Les alcôves étaient étroites et séparées par des cloisons épaisses ; en outre, un miroir derrière la rangée de bouteilles d'alcool facilitait la contre-surveillance. Mieux encore, presque tous les tabourets étaient pris, ce qui le força à regarder ailleurs pour manifester son désappointement. Clark gagna tranquillement le fond de la salle. Nomuri l'attendait.
" On prend des risques, non ? " lança John pour couvrir la musique. Une serveuse arriva. Il commanda une vodka, sans glaçons, en précisant une marque locale pour faire des économies.
" Ordres de la maison ", lui précisa Nomuri. Il se leva sans un autre mot, manifestement vexé qu'un gaijin ait pu prendre le siège sans demander d'abord la permission, et s'éloignant sans même une courbette polie.
Avant que sa commande n'arrive, Clark glissa la main sous la table et trouva un paquet scotché dessous. En un instant, il était sur ses genoux et ne tarderait pas à trouver place à l'intérieur de sa ceinture, au creux des reins. Clark choisissait toujours des vêtements de travail coupés ample -
le déguisement russe facilitait encore les choses - et ses larges épaules lui offraient de la marge pour planquer d'autres trucs, raison de plus pour se maintenir en forme.
La vodka arriva, et il prit son temps pour la siroter, en scrutant la glace du bar pour y chercher les reflets de visages qui auraient pu visiter sa mémoire auparavant. C'était une discipline constante, et si astreignante qu'elle soit, l'expérience lui avait appris à ne pas la négliger. Il consulta sa montre à deux reprises, discrètement, puis une troisième fois encore juste avant de se lever, en laissant derrière lui le montant exact de sa consommation. Les Russes n'étaient pas très portés sur les pourboires.
La rue était animée, même à cette heure tardive de la soirée. Clark avait pris l'habitude d'aller prendre un dernier verre au cours de la semaine précédente et, un soir sur deux, il traînait
dans les boutiques du coin. Ce soir-là, il choisit d'abord une librairie, avec de longs rayonnages irréguliers. Les Japonais étaient un peuple cultivé. Il y avait toujours du monde ici. Il parcourut les rayons, choisit un exemplaire de The Economist, puis continua sa visite, sans but, vers le fond de la boutique, o˘ il avisa plusieurs clients en train de lorgner l'étal des mangas. Plus grand qu'eux, il s'arrêta juste derrière, assez près mais pas trop, les mains devant lui, le dos faisant écran. Au bout de quatre ou cinq minutes, il regagna la caisse, régla son magazine, que l'employé lui glissa poliment dans un sac. L'étape suivante fut dans un magasin d'électronique, o˘ il regarda des lecteurs de CD. Cette fois, il bouscula deux personnes, se confondant en excuses à chaque fois, avec une formule qu'il avait pris la peine d'apprendre dès le début de son stage à
Monterey. De retour dans la rue, il regagna son hôtel, en se demandant dans quelle mesure les quinze minutes précédentes avaient été une totale perte de temps. Non, en aucun cas, se dit Clark. Pas une seule seconde.
Il entra dans la chambre et lança le magazine à Ding. Cela lui valut un regard de son cadet, avant que celui-ci ne réponde
" Ils n'ont donc rien en russe ?
- Ils font une bonne analyse des difficultés entre ce pays et l'Amérique.
Lis et instruis-toi. Améliore ta connaissance des langues. "
Super, merde, vraiment super, songea Chavez en décryptant le vrai sens du message. Cette fois, on est activés pour de bon. Il ne terminerait jamais sa maîtrise, ronchonna-t-il. Peut-être qu'ils n'avaient pas envie de lui refiler l'augmentation statutaire à la CIA pour tout diplômé de l'université.
Clark avait d'autres chats à fouetter. Le paquet que lui avait transmis Nomuri contenait une disquette ainsi qu'un boîtier d'extension destiné à
s'insérer dans un portable. Il alluma son ordinateur, inséra la disquette dans la fente du lecteur. Le fichier qu'il ouvrit ne contenait que trois phrases, et quelques secondes après l'avoir lu, Clark l'effaça. Ensuite, il se mit à composer un texte qui avait toutes les apparences d'une dépêche d'agence.
L'ordinateur était la version en russe d'un modèle japonais courant : bien qu'il lise et parle couramment la langue, le plus dur pour Clark était qu'il avait l'habitude de taper (mal) en anglais. Le clavier cyrillique le rendait dingue, et il se demandait
parfois si quelqu'un n'allait pas découvrir cette petite faille dans l'‚rmure de sa couverture. Il lui fallut plus d'une heure pour taper l'article, et une demi-heure de plus pour faire le plus important. Il sauvegarda les deux textes sur disque dur, puis éteignit la machine.
Retournant l'ordinateur, il retira le modem amovible enfiché à l'arrière, et le remplaça par le nouveau que lui avait apporté Nomuri.
" quelle heure est-il à Moscou ? demanda-t-il d'une voix lasse.
- La même que d'habitude, six heures plus tôt qu'ici, t'as oublié ?
- Bon, je vais l'envoyer également à Washington.
- Parfait, grommela "Chekov". Je suis s˚r qu'ils vont adorer, Ivan SergueÔevitch. "
Clark raccorda son modem à la prise téléphonique et composa directement au clavier le numéro établissant la liaison avec la ligne en fibres optiques vers Moscou. Le transfert de son rapport prit moins d'une minute. Il répéta l'opération avec le bureau d'Interfax situé dans la capitale américaine.
C'était assez rusé, pensa John. Au moment de la connexion entre les deux modems à chaque bout de la ligne, on entendait comme un bruit de friture -
rien de plus : le signal de couplage n'était qu'un sifflement rauque, à
moins qu'on ne soit en possession d'une puce de décodage spéciale, et Clark se connectait exclusivement aux bureaux de l'agence de presse russe. que ce bureau à Washington soit mis sur écoute par le FBI était une autre affaire.
quand il eut terminé, il conserva un fichier de la transaction et effaça l'autre. Encore une journée passée au service de son pays. Clark alla se brosser les dents avant de s'effondrer sur son lit.
" C'était un bien beau discours, Goto-san. " Yamata versa une dose généreuse de saké dans une fine tasse en porcelaine. " Vous avez su mettre les choses au clair.
- As-tu vu comme ils ont réagi ! " Le petit homme jubilait, son enthousiasme le faisait se gonfler sous les yeux de son hôte.
" Et demain, vous aurez votre cabinet, et le surlendemain, vous aurez un nouveau bureau, Hiroshi.
- Tu en es certain ? "
Lui répondirent un signe de tête et un sourire empreints d'un authentique respect. " Absolument. Mes collègues et moi en avons parlé avec nos amis, et ils ont bien d˚ admettre avec nous que vous êtes le seul homme à même de sauver notre pays.
- quand commence-t-on ? demanda Goto, brusquement dégrisé par ces paroles, et se souvenant exactement de ce qu'allait signifier son accession au pouvoir.
- quand nous aurons le peuple avec nous.
- Es-tu s˚r que nous pouvons...
- Oui, j'en suis s˚r. " Yamata marqua un temps. " Il reste toutefois un problème.
- Lequel ?
- Votre jeune amie, Hiroshi. S'il s'ébruite que vous avez une maîtresse américaine, vous serez compromis. Nous ne pouvons pas nous le permettre, expliqua patiemment Yamata. J'espère que vous comprenez.
- Kimba me procure une bien agréable diversion, objecta courtoisement Goto.
- Je n'en doute absolument pas, mais le Premier ministre a l'embarras du choix en la matière, et de toute manière, nous allons être occupés pendant le mois qui vient. " Le plus amusant était qu'il pouvait soutenir l'homme d'une main et le démolir de l'autre, aussi aisément qu'il manipulerait un enfant. Malgré tout, une chose le troublait dans toute cette histoire.
Plusieurs, même. qu'avait-il pu raconter à la fille ? Et qu'allait-on en faire à présent ?
" Pauvre bébé, la renvoyer chez elle maintenant, elle ne connaîtra plus jamais le bonheur.
- C'est incontestable, mais cela doit être fait, mon ami. Voulez-vous que je m'en occupe ? Mieux vaut régler ça en douceur, discrètement. On vous voit désormais tous les jours à la télévision. Plus question de vous voir fréquenter ce quartier comme un banal citoyen. Il y a trop de risques. "
L'homme sur le point de devenir Premier ministre baissa les yeux et but une gorgée de saké, pesant à l'évidence son plaisir personnel face à ses devoirs envers son pays ; une fois encore, il surprenait Yamata - mais non, pas vraiment. Goto était Goto, et on avait choisi de le promouvoir autant -
voire plus - pour ses faiblesses que pour ses forces.
" Hai, dit-il après réflexion. Je t'en prie, occupe-t'en.
- Je sais ce qu'il faut faire ", lui assura Yamata.
15
Une sacrée bourde
DEffl»RE le bureau de Ryan se trouvait un gadget appelé STU-6. L'acronyme devait signifier Secure Telephone Unit, " module téléphonique de sécurité
", mais il n'avait jamais pris la peine de vérifier. L'appareil était contenu dans un meuble en chêne d'une soixantaine de centimètres de côté, fabriqué avec soin par les pensionnaires d'une prison fédérale. A l'intérieur, on trouvait une demi-douzaine de cartes électroniques dont la surface verte était bourrée de microprocesseurs chargés de crypter et décrypter les signaux téléphoniques. Avoir un de ces appareils dans son bureau vous désignait d'office comme un homme important au sein du gouvernement.
" Ouais, fit Jack en se penchant en arrière pour saisir le combiné.
- MP à l'appareil. Un truc intéressant vient d'arriver. Bois DE SANTAL. "
La voix de Mme Foley était parfaitement claire sur la ligne à transmission numérique. " Vous allumez votre fax ?
- Allez-y, vous pouvez l'envoyer. " Le réseau STU-6 permettait également la transmission simultanée de données, au moyen d'un simple cordon téléphonique raccordé au télécopieur de Ryan. " Est-ce que vous leur avez bien transmis l'ordre...
- Oui.
- Parfait. Attendez une minute... " Jack prit la première page à la sortie de l'imprimante et commença à la lire. " «a vient de Clark, n'est-ce pas ?
- Exact. C'est pourquoi je vous l'ai répercuté tout de suite. Vous connaissez le gars aussi bien que moi.
- J'ai vu le reportage télé. CNN dit que la foule était passablement excitée... " Ryan parvint au bas de la première page.
" quelqu'un a balancé une boîte de Coca sur le cr‚ne du réalisateur. Il s'en tire juste avec une bonne migraine, mais c'est la première fois que pareil incident se produit là-bas - en tout cas à notre souvenance, à Ed et moi.
- Bordel de merde! s'exclama Ryan en lisant la suite.
- Je me doutais que vous apprécieriez ce passage.
- Merci pour les tuyaux, Mary Pat.
- Toujours à votre service. " On raccrocha.
Ryan prit son temps. Son emportement, il le savait, avait toujours été son pire ennemi. Il décida de s'accorder un moment pour se lever, sortir et se rendre à la première fontaine d'eau fraîche qui était installée dans le bureau de sa secrétaire. Le " Trou brumeux " o˘ était située la capitale fédérale était, paraîtil, un joli marécage jusqu'au jour o˘ un quelconque imbécile s'était avisé de le drainer. Dommage que le Sierra Club n'ait pas été dans le coin pour sortir une étude d'impact. Ces gars-là s'y entendaient pour faire de l'obstruction, sans s'occuper de savoir si les procédures qu'ils bloquaient étaient ou non utiles - et àl'occasion, ils rendaient un certain service à la société. Mais pas ce coup-ci, se dit Ryan, en se rasseyant. Puis il décrocha le combiné du STU-6 et pressa sur le clavier la touche mémoire du numéro des Affaires étrangères.
" Bonjour, monsieur le ministre, dit d'une voix enjouée le chef du Conseil national de sécurité. Dites donc, c'est quoi, cette histoire de manifestation devant notre ambassade à Tokyo, hier ?
- Vous avez vu CNN tout comme moi, j'en suis s˚r ", répondit Hanson comme si ce n'était pas le rôle des services diplomatiques américains de fournir des renseignements plus précis que ceux que pouvait découvrir le citoyen lambda à son petit déjeuner.
" Il se trouve que oui, effectivement, mais ce que j'aimerais, c'est avoir l'opinion du personnel d'ambassade, celle du conseiller politique, par exemple, ou pourquoi pas celle du CMD ", répondit Ryan avec une pointe d'irritation dans la voix. L'ambassadeur Chuck Whiting n'était en poste que depuis peu de temps; cet ancien sénateur, qui avait un cabinet d'avocat à
Washington, avait certes représenté des intérêts d'affaires japonais, mais le chef
de mission diplomatique était un spécialiste du Japon qui connaissait bien la culture du pays.
" Walt a décidé de garder son personnel à l'intérieur. Il ne veut risquer aucune provocation. Je ne vais pas le lui reprocher.
- C'est bien possible, mais j'ai sous les yeux le témoignage oculaire transmis par un agent confirmé qui...
- Je l'ai aussi, Ryan. Il me paraît bien alarmiste. qui est ce gars ?
- Je vous l'ai dit, un agent confirmé.
- Hmmmm. Je vois qu'il connaît l'Iran. " Ryan entendit un crissement de papier à l'autre bout de la ligne. " Cela en fait un barbouze. J'imagine que cela colore quelque peu son jugement. quelle expérience a-t-il du Japon ?
- Pas énorme, mais...
- Nous y voilà. Alarmiste, comme j'ai dit. Vous voulez malgré tout que j'en tienne compte.
- Oui, monsieur le ministre.
- D'accord. J'appellerai Walt. Autre chose ? Je pars bientôt pour Moscou, moi aussi.
- Je vous en prie, mettez-les en garde, d'accord ?
- Bien, Ryan. Je veillerai à ce que le message soit transmis. N'oubliez pas, c'est déjà la pleine nuit, là-bas, vu ?
- Bien. " Ryan reposa le combiné sur sa fourche et jura. Ne jamais réveiller l'ambassadeur. Il lui restait plusieurs possibilités. Il choisit la plus simple. Il décrocha le téléphone de son bureau et composa le numéro du secrétaire personnel du Président.
" Il faut que j'aie un bref entretien avec le patron.
- D'ici une demi-heure?
- Ce sera parfait, merci. "
Le retard s'expliquait par une cérémonie dans le salon est, également inscrite sur l'agenda de Ryan, mais il l'avait complètement oubliée. Le Bureau Ovale était trop petit, ce qui n'était pas pour déplaire au personnel du secrétariat. Les dix caméras de télévision et une bonne centaine de journalistes étaient là pour voir Roger Durling apposer sa signature au bas de la loi sur la réforme du commerce extérieur. La nature du texte exigeait que le signataire emploie plusieurs stylos, un pour chaque lettre de
son nom, ce qui rendait l'opération longuette et passablement hasardeuse.
Le premier exemplaire était bien évidemment destiné à Al Trent, qui avait déposé le texte. Les autres furent distribués aux rapporteurs des diverses commissions de la Chambre et du Sénat, ainsi qu'à quelques membres de l'opposition sans qui le texte n'aurait pu faire aussi vite la navette entre les deux Chambres. Il y eut les applaudissements habituels, les poignées de main
traditionnelles, et un nouvel article vint s'ajouter au journal oB'zciel des …tats-Unis. La loi sur la réforme du commerce extérieur était désormais loi fédérale.
L'une des équipes de télévision était celle de la NHK. Leurs visages étaient sinistres. Ils devaient ensuite filer au ministère du Commerce, interroger la commission de juristes chargée d'analyser la législation et les procédures japonaises en vue de leur duplication rapide. Voilà qui constituerait une expérience formatrice inhabituelle pour des journalistes étrangers.
Comme tant d'autres fonctionnaires du gouvernement, Chris Cook avait la télé dans son bureau. Il regarda la signature sur CSPAN et, avec celle-ci, le report sine die de son entrée dans le secteur dit privé.
«a le turlupinait de recevoir des sommes d'argent en dehors de son traitement d'agent de l'…tat. Certes, elles étaient virées sur un compte bancaire s˚r, mais c'était tout de même illégal. Et il n'avait pas réellement intention d'enfreindre la loi. Le maintien de l'amitié
américano-japonaise lui tenait à coeur. Or, elle était en train de se déliter, et à moins qu'on ne parvienne à la restaurer rapidement, sa carrière était promise à la stagnation et risquait même de prendre fin, malgré toutes les perspectives prometteuses depuis tant d'années. Et il avait besoin de cet argent. Il avait prévu de dîner ce soir avec Seiji. Il fallait qu'ils discutent des moyens d'arranger la situation, se dit le sous-chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères.
Sur Massachusetts Avenue, Seiji Nagumo regardait la même chaîne de télévision et n'était pas non plus ravi. Rien ne serait plus jamais pareil, pensait-il. Peut-être que le nouveau gouvernement... non, Goto était un imbécile démagogue. Ses rodomontadés et ses poses ne feraient que mettre de l'huile sur le feu. Ce qu'il convenait de faire, c'était... c'était quoi ?
Pour la première fois de sa carrière, Nagumo n'avait pas la moindre idée de la conduite à tenir. La diplomatie avait échoué. Le lobbying avait échoué.
A tout prendre, même l'espionnage avait échoué. De l'espionnage ? …tait-ce bien le terme ? Eh bien, techniquement oui, sans aucun doute. Il obtenait désormais ses informations contre de l'argent. Donné à Cook et à quelques autres. Du moins étaient-ils bien placés, ce qui lui avait permis d'avertir à temps son gouvernement. En tout cas, son ministre des Affaires étrangères savait qu'il avait agi au mieux, qu'il avait fait tout ce qui était humainement possible - et même plus, àvrai dire. Et il continuait, agissant par l'entremise de Cook pour influer sur l'interprétation américaine de la législation japonaise. Toutefois, les Américains avaient un terme pour qualifier ce genre d'efforts : ranger les transats sur le Titanic.
Plus il y réfléchissait, plus ça l'inquiétait. Ses compatriotes allaient souffrir, l'Amérique aussi, et le monde entier. Et tout ça à cause d'un accident de la circulation qui avait causé la mort de six individus sans importance. C'était de la folie.
Folie ou pas, ainsi allait le monde. Un coursier entra dans son bureau pour lui apporter un pli scellé qu'il lui remit contre signature. Nagumo attendit que la porte se soit refermée pour l'ouvrir.
La couverture de la chemise lui donnait déjà une indication. Le document était classé ultra-confidentiel. Même l'ambassadeur n'aurait jamais connaissance de ce qu'il était en train de lire. Ses mains tremblaient quand il lut les instructions consignées sur les deux pages suivantes.
Nagumo se souvenait de ses cours d'histoire. L'archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914, dans la ville maudite de Sarajevo ; un vague nobliau anonyme, un homme si insignifiant qu'aucune personnalité de poids n'avait pris la peine d'assister àses obsèques, et pourtant son assassinat avait été la " bêtise " qui avait déclenché la première guerre à avoir ravagé le globe. Dans le cas présent, les individus sans importance avaient été un agent de police et quelques femmes.
Et pour de telles futilités, c'est ça qui allait se produire ?
Nagumo devint très p‚le, mais il n'avait pas le choix en l'occurrence, car sa vie était gouvernée par les mêmes forces que celles qui faisaient tourner le monde sur son axe.
L'exercice PARTENAIRES DE CHANGEMENT DE DATE débuta àl'heure prévue. Comme presque toutes les manoeuvres militaires, c'était une combinaison de figures libres et de règles imposées. Les dimensions de l'océan Pacifique laissaient de la marge, et la partie devait se dérouler entre l'île Marcus, possession japonaise, et Midway. L'idée était de simuler un conflit entre la marine américaine et un groupe de frégates adverse, aux unités plus modernes mais en nombre plus réduit, joué par la marine japonaise. Cette dernière avait un handicap certain mais pas insurmontable. Pour les besoins de l'exercice, l'île Marcus (Minari Tori-shima sur leurs cartes) devait tenir le rôle d'une masse continentale. En fait, l'atoll mesurait à peine trois cent soixante-dix hectares, juste de quoi abriter une station météo, une petite colonie de pêcheurs et une unique piste d'aviation, d'o˘
décollerait un trio de patrouilleurs P-3C. Ces appareils pourraient être "
administrativement " abattus par les chasseurs américains, mais seraient ressuscités le lendemain. Les pêcheurs, qui avaient également une station sur l'île pour récolter les algues, ramasser les seiches et, à l'occasion, pêcher un poisson-scie pour le marché métropolitain, étaient ravis de ce surcroît d'activité. Les aviateurs avaient amené une cargaison de bière qu'ils troquaient contre du poisson frais, en se conformant à ce qui était devenu une tradition d'amitié.
Deux des trois Orion décollèrent avant l'aube, l'un vers le nord, l'autre vers le sud, à la recherche de la flotte de porteavions américains. Leurs équipages, au courant des problèmes commerciaux entre les deux pays, se concentraient sur leur mission. Ce n'était pas un exercice inédit pour la marine japonaise, après tout. Leurs anciens avaient fait la même chose deux générations plus tôt, à bord d'hydravions Kawanishi H8K2 - pour traquer les porte-avions en maraude commandés successivement par Halsey et Spruance.
Une bonne partie des tactiques qu'ils allaient employer aujourd'hui se fondaient sur les leçons tirées de ce conflit du passé. Les P-3C étaient eux-mêmes la version
nippone d'un appareil américain qui avait commencé sa carrière cômme avion de ligne à turbopropulseurs pour devenir un avion de patrouille maritime plus robuste, plus puissant quoique plus lent. Comme souvent pour les avions militaires japonais construits sous licence, le modèle américain en était resté à la conception de base. Les moteurs avaient entre-temps connu des évolutions et des améliorations, permettant de pousser la vitesse de croisière de l'Orion à trois cent cinquante noeuds. L'électronique interne avait été remarquablement travaillée, en particulier les capteurs, conçus pour détecter les émissions des bateaux et des avions. C'était d'ailleurs leur mission actuelle : voler en délimitant de larges secteurs circulaires, et capter les signaux radar et radio qui révéleraient la présence des bateaux et des avions américains. Reconnaissance : trouver l'ennemi. Telle était la mission, et à lire la presse ou entendre les conversations des membres de leur famille qui travaillaient dans le civil pour l'économie de leur pays, voir dans les Américains leur ennemi n'était pas si difficile.
A bord du John Stennis, Bud Sanchez regarda décoller les Cat de la "
patrouille à l'aube " - un terme chéri de tous les pilotes de chasse - qui allaient établir une patrouille de combat avancée. Les Tomcat partis, les suivants à se présenter sur les catapultes étaient les S-3 Viking, des zincs de lutte anti-sous-marine, avec leurs longues antennes balayant le secteur que la flotte allait traverser au cours de la journée. Puis venaient enfin les Prowler, les chiens de garde électroniques, conçus pour brouiller les signaux radar ennemis. C'était toujours excitant de les contempler depuis son perchoir sur la passerelle. Presque aussi bon que de décoller soi-même, mais il était aujourd'hui le pacha, et il était censé
commander la flotte et pas une simple escadrille. Les Hornet de son groupe d'attaque avancée étaient répartis sur le pont, tous les appareils chargés de missiles d'entra?nement peints en bleu, avec pour mission de découvrir les forces de combat ennemi ; dans les salles d'alerte, les pilotes attendaient assis, lisant des magazines ou échangeant des blagues, car ils avaient déjà reçu leurs instructions pour la mission.
L'amiral Sato regarda son vaisseau-amiral se dégager du pétrolier Homana, l'un des quatre qui ravitaillaient sa flotte. Son capitaine leva sa casquette et lui adressa un signe d'encouragement. Sato répondit de même et le pétrolier vira de bord pour s'éloigner de la force de combat. Il avait désormais suffisamment de carburant pour mener ses unités en avant toute.
Le défi était intéressant - en gros, la ruse contre la force brute -, une situation qui n'était pas inhabituelle pour la marine de son pays, et pour cette t‚che, il comptait recourir à la tactique japonaise traditionnelle.
Ses seize b‚timents de surface étaient divisés en trois groupes, un de huit et deux de quatre, largement séparés. Similaire au plan de Yamamoto pour la bataille de Midway, son concept opérationnel était bien plus facile à
mettre en pratique aujourd'hui, car gr‚ce à la navigation au GPS, leur position était toujours connue, et les liaisons par satellite leur permettaient d'échanger des messages avec une relative sécurité. Les Américains s'attendaient sans doute à ce qu'il maintienne ses unités non loin des côtes de son pays natal, mais ce n'était pas son intention. Il allait au contraire faire son possible pour engager l'ennemi, car la défense passive n'était pas dans les traditions de son peuple, une leçon que les Américains avaient apprise mais avaient apparemment oubliée. L'idée lui parut amusante.
" Oui, Jack ? " Le Président était encore une fois de bonne humeur, tout excité d'avoir signé une loi qui, espérait-il, résoudrait un problème essentiel pour son pays et, avantage en passant, rendait plus probable la perspective de sa réélection. C'était vraiment dommage de lui g‚cher sa journée, se dit Ryan, mais son boulot n'avait rien à voir avec la politique, en tout cas pas ce genre de politique.
" «a pourra vous intéresser de jeter un oeil là-dessus. " Il lui tendit le fax sans même s'asseoir.
" Encore notre ami Clark? " demanda Durling, qui se cala contre le dossier de son fauteuil et tendit la main vers ses lunettes. Il devait les mettre pour la correspondance normale, même si le texte de ses discours ou des défilants de téléprompteurs était tapé en caractères assez gros pour épargner sa présidentielle vanité.
Je présume que les Affaires étrangères l'ont déjà vu. qu'estcg qu'ils en disent ? demanda le Président quand il eut fini de lire le rapport.
- Hanson le juge alarmiste, rapporta Jack. Mais l'ambassadeur a gardé ses troupes à l'intérieur pendant les événements, parce qu'il ne voulait pas provoquer un "incident". C'est le seul témoignage oculaire que nous ayons en dehors des gars de la télé.
- Je n'ai pas encore lu le texte de son discours. Je dois l'avoir quelque part... " Durling indiqua son bureau.
" Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée d'y jeter un oeil. Je viens de le faire. "
Le Président opina. " Et quoi d'autre ? Je sais qu'il n'y a pas que ça.
- J'ai dit à Mary Pat d'activer CHARDON. " Il expliqua brièvement de quoi il s'agissait.
" Vous devriez quand même me demander d'abord la permission.
- C'est pour cela que je suis ici, monsieur. Vous connaissez un peu le passé de Clark. Il n'est pas du genre à s'affoler aisément. CHARDON
comprend deux personnes à leur ministère des Affaires étrangères et au MITI. Je crois qu'il serait intéressant pour nous de savoir ce qu'ils pensent.
- Ce ne sont pas des ennemis, observa Durling.
- C'est probable ", concéda Jack, laissant pour la première fois entendre que la réponse adéquate n'était pas c est certain, un détail qui amena le Président à hausser le sourcil. " Nous avons quand même besoin de savoir, monsieur. C'est ma recommandation.
- D'accord. Approuvé. quoi d'autre?
- Je lui ai également dit de faire sortir Kimberly Norton, et au plus tôt.
L'opération devrait être réalisée dans les prochaines vingt-quatre heures.
- Histoire d'envoyer un message à Goto, c'est ça ?
- C'est en partie la raison. Schématiquement, nous savons qu'elle est làbas, c'est une citoyenne américaine et...
- Et j'ai des gosses, moi aussi. Feu vert également. Gardez votre piété
pour l'église, Jack, ordonna Durling avec un sourire. Comment comptent-ils opérer ?
- Si elle est d'accord pour partir, ils la conduisent à l'aéroport et la mettent dans l'avion pour Séoul. Ils lui ont préparé des vêtements, un nouveau passeport et des billets de première, pour elle et son accompagnatrice qui la retrouvera à l'aérogare. A Séoul, elle changera d'avion pour prendre un vol KAL à destination de New York. Là, on l'installe à l'hôtel, elle récupère, on l'interroge. On fait venir ses parents en avion de Seattle, et on leur explique qu'ils devront garder le secret. La fille aura sans doute besoin d'une aide psychologique - je veux dire, vraiment besoin. Côté discrétion, ça nous aidera. Le FBI y veillera.
Son père est flic, il devrait jouer le jeu. " Emballé, pesé, et parfait pour tout le monde, non ?
Le Président regarda Ryan et hocha la tête. " Bon, et qu'estce qu'on va bien pouvoir raconter à Goto ?
- «a, c'est à vous de décider, monsieur le président. Je recommanderais de ne rien faire pour le moment. Voyons d'abord ce que donne l'interrogatoire de la fille. Disons, huitdix jours, ensuite, l'ambassadeur rendra la visite d'accréditation traditionnelle pour présenter vos voeux au nouveau chef de gouvernement...
- Et lui demander courtoisement quelle serait la réaction de ses compatriotes s'ils venaient à découvrir que Monsieur Nationalisme trempe son biscuit avec une long-nez. Et on en profite pour lui tendre un petit rameau d'olivier, c'est ça ? " Durling pigeait vite, estima Jack.
" C'est ce que je recommanderais, monsieur.
- Mais alors, tout petit, le rameau, nota sèchement le Président.
- Juste d'une seule olive, pour l'instant, concéda Ryan avec un sourire.
- Approuvé ", répéta Durling, avant d'ajouter, encore plus sèchement : "
Vous allez bientôt me suggérer quelle branche offrir ?
- Non, monsieur. Vous trouvez que j'y vais fort ? " demanda Jack, conscient soudain d'être allé un peu loin.
Durling s'excusa presque d'avoir passé sa mauvaise humeur sur son chef du Conseil national de sécurité. " Vous savez, Bob avait raison à votre sujet.
- Pardon ?
- Bob Fowler. " Durling lui fit signe de s'asseoir. " Vous savez que vous m'avez sacrément cassé les pieds, la première fois que je vous ai fait rentrer dans la maison.
- Monsieur, j'étais plutôt coincé, à l'époque, rappelez-vous. " Et les cauchemars n'avaient toujours pas cessé. Il se voyait assis au NMCC, le Centre de commandement militaire national, dictant aux gens ce qu'ils avaient à faire, mais dans son cauche mar, ils ne pouvaient ni le voir ni l'entendre, et les messages continuaient d'arriver sur la ligne rouge, rapprochant toujours plus son pays de la guerre qu'en fait il avait sans doute permis d'arrêter. L'histoire n'avait jamais été publiée en détail dans les médias. «a valait mieux. Tous ceux qui avaient été sur place étaient au courant.
" Je n'avais pas compris, à l'époque. quoi qu'il en soit... (Durling leva les bras pour s'étirer)... quand on s'est vus l'an dernier à Camp David, on a rediscuté d'un certain nombre de choses, Bob et moi. Il vous a recommandé
pour le poste. Surpris ? demanda le Président avec un sourire en coin.
- Beaucoup ", admit Jack, sans broncher. Arnie van Damm ne lui en avait jamais parlé. Ryan se demandait pourquoi.
" Il a dit que vous saviez garder votre putain de sang-froid en cas de coup dur. Il a dit aussi que vous étiez une putain de tête de mule bornée le reste du temps. Un bon psychologue, ce Bob Fowler. " Durling lui laissa le temps d'absorber ces remarques. " Vous êtes un homme de valeur dans la tourmente, Jack. Rendez-nous service à tous les deux en t‚chant de vous souvenir qu'il n'est pas question d'aller plus loin sans mon accord. Vous avez encore joué à qui pisse le plus loin avec Brett, pas vrai ?
- Oui, monsieur. " Jack inclina la tête comme un écolier pris en faute. "
Juste un petit peu.
- Ne poussez pas trop. C'est quand même mon ministre des Affaires étrangères.
- je comprends, monsieur.
- Alors, prêts pour Moscou ?
- Cathy se fait réellement une joie de ce voyage, répondit Ryan, ravi de ce changement de sujet, en notant que Durling avait fort bien su le manipuler.
- «a nous fera plaisir de la revoir. Anne l'aime vraiment beaucoup. Autre chose ?
- Non, pas pour l'instant.
- Et Jack, merci encore pour les mises en garde ", dit Durling pour conclure sur une note positive.
Ryan quitta le bureau par la porte ouest et passa devant le salon Roosevelt (Théodore) pour regagner son bureau. Il vit qu'Ed Kealty était de nouveau dans le sien, au travail. Il se demanda quand cette affaire-là éclaterait, en se rendant compte que, même si le Président pouvait se féliciter des événements de cette journée, il avait toujours la menace de ce scandale audessus de sa tête. Encore cette épée de Damoclès. Il y était allé un peu fort, ce coup-ci, et sa mission était de faciliter la t‚che du Président, pas de la compliquer. L'affaire dépassait les questions d'ingérence extérieure - et la politique, un domaine dont il avait essayé de se tenir à
l'écart depuis des années, était un problème aussi concret que le reste.
Fowler ? Bigre.
Ils pourraient profiter de l'occasion, ils le savaient. Goto devait prononcer ce soir une allocution télévisée, son discours inaugural de Premier ministre, et quoi qu'il puisse raconter, c'était l'assurance qu'il ne passerait pas la soirée avec sa jeune maîtresse. Peutêtre que leur mission de ce soir fournirait un contrepoint utile et intéressant aux déclarations de l'homme politique - une
rép
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onse de l'Am'rique, en quelque sorte. Une id'e qui 'tait loin de leur déplaire.
A l'heure convenue, John Clark et Ding Chavez arpentaient le trottoir au pied du p‚té de maisons, tout en surveillant l'immeuble de l'autre côté de la rue encombrée. Tous les b‚timents avaient ce même aspect anonyme et banal. Peut-être que quelqu'un finirait par piger qu'une façade criarde ou une tour de bureaux constituait en fait un meilleur camouflage, mais c'était douteux. Encore une fois, c'était plutôt l'ennui qui dictait sa loi. Un homme sortit et ôta ses lunettes noires, de la main gauche. Il se lissa les cheveux, se gratta deux fois la nuque, toujours de la main gauche, puis s'éloigna. Nomuri n'avait jamais pu localiser avec certitude le studio de Kim Norton. S'approcher aussi près était risqué, mais ils avaient reçu l'ordre de tenter le tout pour le tout, et maintenant qu'il avait donné le signal, il pouvait regagner tranquillement l'endroit o˘ il avait abandonné sa voiture.
Dix secondes plus tard, Clark nota qu'il s'était perdu dans la cohue des trottoirs. Lui, il pouvait. Il avait la taille et l'allure adéquats. Idem pour Ding. Avec sa carrure, ses cheveux bruns brillants et son teint basané, Chavez, de loin, pouvait presque se noyer dans la foule. La coupe de cheveux qu'il lui avait imposée aidait également. Vu de dos, il n'était qu'un passant parmi d'autres. C'était bien pratique, songea Clark, qui se sentait d'autant plus visible, lui, surtout en un moment pareil.
" En piste ", souffla Ding. Les deux hommes traversèrent la rue, de l'air le plus dégagé possible.
Clark était vêtu comme un homme d'affaires, mais rarement il ne s'était senti aussi nu. Ni Ding ni lui n'avaient sur eux ne f˚t-ce qu'un canif.
Même si l'un comme l'autre étaient formés au combat à main nue, ils avaient l'un et l'autre assez d'expérience pour préférer être armés - encore le meilleur moyen de tenir en respect ses adversaires.
La chance leur sourit. Il n'y avait personne dans le hall minuscule de l'immeuble pour relever leur présence. Ils prirent l'escalier. Premier étage, tout au fond, à gauche.
Nomuri avait bien fait son boulot. L'endroit était désert. Clark était en tête et s'enfonça rapidement dans le couloir mal éclairé. La serrure était sans complication. Tandis que Ding faisait le guet, il sortit ses outils de cambrioleur, força la porte, l'ouvrit promptement. Ils étaient déjà à
l'intérieur avant de comprendre que leur mission avait foiré.
Kimberly Norton était morte. Elle gisait étendue sur un futon, vêtue d'un kimono de soie d'assez bonne qualité, remonté jusque sous les genoux et révélant ses jambes. La rigidité cadavérique commençait à colorer la face inférieure du corps, o˘ le sang s'accumulait par gravité. Bientôt, la partie supérieure serait couleur de cendre, et les régions inférieures rouge violacé. La mort était si cruelle, songea John. Elle ne se contentait pas de voler la vie. il fallait qu'elle vole également la beauté que la victime avait pu posséder de son vivant. Celle-là avait d˚ être mignonne -
eh oui, en effet, se dit John en comparant le cadavre avec la photo ; elle avait un faux air de ressemblance avec sa cadette, Patsy. Il tendit le cliché à Ding. Il se demanda si le gamin allait faire le rapport, lui aussi.
" C'est elle.
- Affirmatif, John, s'étrangla Chavez. C'est bien elle. Une pause. Merde...
", conclut-il d'une voix tranquille, en prenant tout son temps pour détailler ce visage, jusqu'à ce que la colère déforme ses traits. Alors, il l'a remarqué, lui aussi.
" T'as ton appareil ?
- Ouais. Ding sortit de sa poche de pantalon un 24x36 compact. On joue aux flics ?
- Absolument. "
Clark s'accroupit pour examiner le corps. C'était frustrant. Il n'était pas pathologiste, et même s'il connaissait bien la mort, il fallait en savoir un peu plus pour faire ce boulot correctement. Là... sur la veine au-dessus du pied, une simple petite marque. Guère plus. Une toxicomane ? Si oui, elle faisait ça avec soin, se dit John. Elle avait toujours l'aiguille et... Il parcourut la pièce du regard. Là. Une bouteille d'alcool, un paquet de coton hydrophile et un sachet de seringues en plastique.
" Je ne vois pas d'autres marques d'aiguille.
- Elles ne sont pas toujours visibles, mec ", observa Chavez. Clark soupira, dénoua le kimono, l'ouvrit. Elle ne portait rien en dessous.
" Bordel! " s'écria Chavez, d'une voix rauque. Il y avait du sperme à
l'intérieur des cuisses.
" Le terme est particulièrement bien choisi ", murmura Clark. Jamais il n'avait été aussi près de s'énerver depuis des années. " Prends donc tes photos, merde! "
Ding ne répondit rien. Le flash de l'appareil s'alluma, le moteur ronronna.
Il enregistra la scène comme aurait pu le faire un photographe du labo de la police. Clark se mit ensuite àréarranger le kimono, dans une vaine tentative pour rendre à la jeune fille le peu de dignité que la mort et les hommes avaient consenti à lui laisser.
" Attendez voir une minute... la main gauche. "
Clark l'examina. Un ongle était cassé. Tous les autres étaient de longueur moyenne, recouverts d'un vernis transparent. Il examina les autres. Il y avait quelque chose dessous.
" Elle a écorché quelqu'un ? demanda Clark.
- Vous voyez un endroit o˘ elle se serait grattée, monsieur C. ?
- Non.
= Alors, elle n'était pas toute seule quand ça s'est produit, mon vieux.
Vérifiez encore une fois ses chevilles ", insista Chavez.
Sur la gauche, celle du pied avec la piq˚re, le dessous de la cheville révélait des ecchymoses déjà presque effacées par la p‚leur cadavérique.
Chavez termina sa pellicule.
" Je m'en doutais.
- Tu m'expliqueras plus tard. Pour l'instant, on se tire d'ici ", fit John en se relevant.
En moins d'une minute, ils étaient ressortis par la porte de service, empruntaient l'allée sinueuse qui les ramena dans l'artère principale o˘
ils retrouveraient Nomuri et leur véhicule.
" Il était moins une ", observa Chavez, comme une voiture de police s'arrêtait devant le 18. Une équipe de télé la suivait àquinze secondes d'intervalle.
" C'est-y pas formidable ? Ils vont nous emballer ça vite fait, bien fait... bon alors, qu'est-ce qui te chiffonne, Ding ?
- Y a un truc qui colle pas, monsieur C. C'était censé ressembler à une overdose, pas vrai ?
- Ouais. Et alors ?
- Avec une OD, on calanche recta. D'un coup. Boum, salut la compagnie. J'ai vu un mec clamser comme ça, l'a même pas eu le temps de retirer l'aiguille de son bras. Le coeur s'arrête, la respiration s'arrête, rideau. On se lève pas pour poser la seringue, et se rallonger ensuite, d'accord ? Les bleus sur la jambe. quelqu'un l'a piquée. On l'a assassinée, John. Et sans doute violée, en prime.
- Je vois d'ici le bazar. Encore un coup des Américains. Bien monté, leur truc. Ils referment le dossier, font retomber la responsabilité sur la fille et sa famille, et donnent une leçon de choses à leurs concitoyens. "
Clark vit leur voiture déboucher au coin de la rue. " Bien vu, Ding.
- Merci, chef. " Chavez redevint silencieux, sa colère pouvait monter, maintenant qu'il n'avait plus rien pour lui accaparer l'esprit. " Vous savez, j'aimerais vraiment rencontrer ce mec.
- S˚rement pas. "
L'heure était à quelques fantasmes pervers. " Je sais, mais j'ai été Ninja, vous vous souvenez ? «a pourrait être marrant, surtout à mains nues...
- Ouais, marrant pour se rompre les os. Surtout les tiens, en général.
- J'aimerais bien voir sa tête quand ça se produira.
- Alors, t'as intérêt à équiper ton fusil d'une bonne lunette.
- Exact, concéda Chavez. quel genre de mec peut prendre son pied à faire des trucs pareils, monsieur C. ?
- Un putain d'enculé de malade, Domingo. J'en ai rencontré quelques-uns, dans le temps. "
Juste avant de monter en voiture, Ding vrilla ses yeux noirs dans ceux de Clark.
" Peut-être que j'aurai l'occasion de rencontrer ce type personnellement, John. El hado' peut vous jouer de ces tours. De drôles de tours.
- O˘ est-elle ? demanda Nomuri, derrière son volant.
- Conduisez, ordonna Clark.
- Vous auriez d˚ entendre le discours ", dit Chet, et il remonta la rue en se demandant ce qui avait pu clocher.
" La fille est morte ", annonça Ryan au Président, moins de deux heures plus tard ; il était une heure de l'après-midi àWashington.
- De mort naturelle ?
- Overdose. Sans doute provoquée par son assassin. Ils ont des photos. On devrait les avoir d'ici trente-six heures. Nos gars ont dégagé juste à
temps. La police japonaise s'est pointée sacrément vite.
- Attendez voir une minute. Reprenons. Vous me parlez d'un meurtre ?
- C'est l'opinion de nos gars, oui, monsieur le président.
- En savent-ils assez pour émettre cette hypothèse ? "
Ryan prit son fauteuil et décida qu'il lui devait quelques explications.
" Monsieur, notre agent responsable connaît assez bien la question, oui.
- qu'en termes galants ces choses-là sont dites, nota sèchement le Président. Je ne veux plus entendre parler de cette histoire, c'est compris ?
- Aucune raison de le faire pour l'heure, monsieur, non.
1. Le destin, en espagnol (NdT).
- Goto ?
= Sans doute un de ses hommes de main. En fait, la meilleure indication sera de voir comment le rapport de police présente la chose. Si ce qu'ils racontent diverge de ce que nous avons appris de nos hommes, alors nous saurons que quelqu'un a trafiqué les résultats, et il n'y a pas des masses de gens en mesure de modifier un rapport de police. " Jack observa un long silence. " Monsieur, j'ai, par une source indépendante, d'autres éléments sur le caractère de notre homme. " Et il entreprit de narrer l'aventure de Kris Hunter.
" Vous êtes en train de me dire que vous croyez qu'il a fait tuer cette jeune fille et qu'il va se servir de sa police pour masquer les preuves ?
Et que vous étiez au courant de son go˚t pour ce genre de pratique ? "
Durling était cramoisi. " Et vous vouliez que je tende un rameau d'olivier à ce salaud ? Merde, mais ça ne tourne plus rond ou quoi ? "
Jack inspira un grand coup. " Bon, d'accord, c'est vrai, monsieur le président, je l'ai senti venir. La question maintenant est qu'est-ce qu'on fait ? "
L'expression de Durling changea. " Vous ne méritiez pas ça, désolé.
- En vérité, si, tout à fait, monsieur le président. J'aurais pu dire à
Mary Pat de la faire sortir il y a quelque temps... mais je ne l'ai pas fait, observa Ryan, lugubre. Je n'avais pas prévu un coup pareil.
- On ne les prévoit jamais, jack. Bon, et maintenant ?
- On ne peut rien dire à leur attaché d'ambassade parce qu'on ne "sait"
encore rien, à l'heure qu'il est, mais je pense qu'on pourra demander au FBI de lancer son enquête une fois qu'on aura eu la notification officielle. Je peux passer un coup de fil à Dan Murray et lui en parler.
- L'homme de main de Shaw? "
Ryan acquiesça. " Dan et moi, on se connaît depuis un bail. Pour l'aspect politique, je ne suis pas s˚r. La transcription de son discours télévisé
vient d'arriver. Avant que vous le lisiez, eh bien, vous devez savoir à
quel genre de paroissien on a affaire.
- Dites-moi, combien de salauds dans son genre sont à la tête de leur pays ?
- «a, vous Je savez mieux que moi, monsieur. " Jack réfléchit quelques instants à la question. " Ce n'est pas entièrement négatif.
Ces gens-là sont des faibles, monsieur le président. Des couards, en définitive. Si vous devez avoir des ennemis, mieux vaut qu'ils aient des faiblesses. "
Il pourrait venir en visite officielle, songea Durling. Il faudrait qu on l'installe à Blair House, juste de l'autre côté de la rue. qu'on organise un dîner d …tat : on entre dans le salon est, on prononce de beaux discours, on trinque ensemble, on se serre la louche comme deux vrais potes. Merde, pas question ! Il saisit la chemise contenant le texte de l'allocution de Goto et parcourut celle-ci.
" Ce fils de pute! "L'Amérique devra bien comprendre"... Mon cul, oui!
- La colère, monsieur le président, n'est pas le meilleur moyen de traiter les problèmes.
- Vous avez raison ", admit Durling. Il garda quelques instants le silence, puis eut un sourire torve. " Et c'est vous qui avez le sang chaud, si j'ai bonne mémoire!
- On m'en a fait reproche, c'est vrai, monsieur.
- Eh bien, ça nous fera deux gros problèmes à régler, une fois rentrés de Moscou.
- Trois, monsieur le président. Nous devons décider de la conduite à tenir au sujet de l'Inde et du Sri Lanka. " Jack vit bien, au visage de Durling, que le Président s'était permis d'oublier ce dernier.