- OK. " Robby nota les éléments. " Vous estimez courir un danger particulier ?

- Je ne vois personne courir en tous sens avec des fusils, amiral. Vous avez remarqué qu'ils n'ont rien dit concernant les ressortissants américains résidant sur l'île ?

- Non, effectivement. Un bon point. " Ouille.

" Tout ça ne me dit rien qui vaille, monsieur. " Et Oreza lui fit un bref résumé de l'incident sur son bateau.

" Je serais le dernier à vous le reprocher, major. Votre pays s'attelle au problème, d'accord ?

- Si vous le dites, amiral. Je vais cesser de communiquer pendant un certain temps.

-. Parfait. Tenez bon ", ordonna Jackson. C'était une direct*bien creuse, et les deux hommes en étaient conscients. ive.

" Bien compris. Terminé. "

Robby reposa le combiné sur sa fourche. " Opinions ?

- En dehors de : "C'est du délire complet" ? demanda une femme, officier d'état-major.

- C'est peut-être du délire pour nous, mais ça doit bien être bougrement logique pour quelqu'un. "

Il était inutile de l'engueuler pour sa remarque, Jackson le savait. Il allait falloir un peu plus de temps pour qu'ils appréhendent réellement la situation.

" Y a-t-il encore quelqu'un ici pour douter des éléments dont nous disposons désormais ? " Il jeta un regard circulaire. Sept officiers étaient là, et les membres du NMCC n'étaient pas choisis pour leur stupidité.

" «a peut paraître incroyable, amiral, mais on retrouve partout le même scénario: aucun des postes que nous avons tenté de contacter n'est accessible. Ils sont tous censés avoir des officiers de quart, mais personne ne répond au téléphone. Les liaisons satellite sont coupées. Nous avons perdu le contact avec quatre bases aériennes et un poste de l'armée.

C'est pour de bon, monsieur. " La jeune femme se rachetait en lui donnant cet état de la situation.

" Des nouvelles des Affaires étrangères ? Et du côté du Renseignement ?

- Rien, dit un colonel du J-2. Je peux vous fournir un passage satellite sur les Mariannes d'ici une heure à peu près. J'ai déjà informé le contrôle aérien tactique du caractère prioritaire de la t‚che.

- Un KH-11 ?

- Oui, monsieur, et toutes ses caméras sont opérationnelles. Le temps est clair. Nous aurons de bons clichés de survol, lui garantit l'officier de renseignements.

- Pas de tempête signalée dans le secteur, hier ?

- Négatif, annonça un autre officier. Aucune raison d'avoir une coupure des télécommunications. Ils ont un c‚ble Transpac, et une station montante satellite. J'ai appelé l'opérateur qui gère les faisceaux. Ils n'ont reçu aucun avertissement ; ils ont essayé de leur côté de contacter leurs agents pour avoir des infos. Pas de réponse. "

Jackson hocha la tête. Il avait attendu tout ce temps, rien que pour avoir la confirmation dont il avait besoin pour passer à l'étape suivante.

" Bien, préparons un signal d'alerte, à distribuer à tous les commandements intégrés. Alertez le ministre de la Défense et les chefs d'état-major.

J'appelle tout de suite le Président.

" Dr Ryan, le NMCC sur le STU, code CRITIqUE. Encore l'amiral Robert Jackson. " L'énoncé du mot CRITIqUE fit tourner un certain nombre de têtes, tandis que Ryan décrochait le téléphone àligne protégée.

" Robby ? C'est Jack. qu'est-ce qui se passe ? " Dans la salle de transmissions, tout le monde vit le chef du Conseil national de sécurité

blêmir. " Robby, t'es sérieux ? " Il jeta un oeil sur l'officier de quart.

" O˘ sommes-nous en ce moment?

- On approche de Goose Bay, sur la côte du Labrador, monsieur. Environ trois heures de l'arrivée.

- Allez me chercher l'agent spécial D'Agustino, voulezvous ? " Ryan retira sa main du micro. " Robby, j'aurais besoin de documents écrits...

d'accord... non, il doit encore dormir. Laissemoi une demi-heure pour organiser tout ça. Rappelle-moi si t'as besoin. "

Jack quitta son siège pour se rendre aux toilettes situées juste derrière le poste de pilotage. Il réussit à ne pas se regarder dans la glace en se lavant les mains. L'agent du Service secret l'attendait àla sortie.

" Pas trop dormi, n'est-ce pas ?

- Le patron est déjà levé ?

- Monsieur, il a laissé des instructions pour qu'on ne le réveille qu'une heure avant l'atterrissage. Je viens de me renseigner auprès du pilote et...

- Secouez-le, Daga, et tout de suite. Et réveillez aussi les ministres, Hanson et Fiedler, tant que vous y serez. Et aussi Arnie.

- qu'est-ce qui se passe, monsieur ?

- Vous serez là pour l'apprendre. " Ryan prit la bande de papier issue du fax à ligne cryptée et se mit à lire. Puis, il leva les yeux. " Je ne plaisante pas, Daga. Tout de suite.

- Il y a un risque pour le Président ?

- On va faire comme si ", répondit jack. Il réfléchit un insta4t. " O˘ se trouve la base de chasseurs la plus proche, lieutenant ? "

L'étonnement se lisait sur ses traits avec éloquence. " Eh bien, il y a des F-15 à Otis, sur le Cap Cod, et des F-16 à Burlington, Vermont. Ce sont deux escadrilles de la garde nationale, chargées de la défense territoriale.

- Appelez-les et dites-leur que le Président aimerait être entouré d'une compagnie amicale, fissa. " L'avantage, avec les lieutenants, c'est qu'ils n'avaient pas coutume de discuter les ordres, même quand ils n'avaient pas de raison évidente. Avec le Service secret, c'était une autre paire de manches.

" Doc, si vous devez faire ça, alors j'ai besoin de savoir, moi aussi, au plus vite.

- Ouais, Daga, je m'en doute. " Ryan déchira la première page de papier thermique quand le fax commença d'imprimer le deuxième feuillet de la transmission.

" Bordel de merde, dit tout haut l'agent, en lui rendant le feuillet. Je m'en vais réveiller le Président. Il faudra que vous préveniez le pilote.

Leurs procédures changent légèrement dans ce genre de circonstances...

- Tout à fait. quinze minutes, Daga, c'est bon ?

- Oui, monsieur. " Elle redescendit l'escalier en colimaçon tandis que jack se dirigeait vers le poste de pilotage.

" Encore cent soixante minutes, Dr Ryan. «a a été long, ce coup-ci, pas vrai ? " lança le pilote, un colonel, sur un ton enjoué. Le sourire s'effaça instantanément de ses traits.

C'est le pur hasard qui les fit passer devant l'ambassade des …tats-Unis.

Peut-être avait-il juste voulu revoir le drapeau, se dit Clark. C'était toujours une vision rassurante en terre étrangère, même s'il flottait audessus d'un b‚timent dessiné par un bureaucrate doué d'un sens artistique de...

" quelqu'un a l'air de faire une fixation sur la sécurité, nota Chavez.

- Evgueni Pavlovitch, je sais que ton anglais est bon. Inutile de t'exercer sur moi.

- Pardon. Les Japonais redoutent une émeute, Vania ? Cet incident mis à part, il n'y pas eu beaucoup de hooliganisme... " Sa voix s'éteignit. On voyait deux escouades de fantassins déployés autour de l'immeuble. Franchement bizarre. D'habitude dans ce pays, songea Ding, un ou deux agents de police semblaient suffire à assurer...

" Iob'tvoibu mat. "

Clark se sentit tout d'un coup très fier du gamin. Si grossière que soit l'imprécation, c'était précisément celle qu'aurait choisie un Russe. Et pour une raison manifeste: les gardes autour du périmètre de l'ambassade regardaient tout autant vers l'intérieur que vers l'extérieur, et les Marines demeuraient invisibles.

" Ivan SergueÔevitch, il y a quelque chose de bizarre, ici.

- Assurément, Evgueni Pavlovitch ", assura Clark sur un ton égal. Il ne ralentit pas, en espérant que les troupes massées sur le trottoir ne remarqueraient pas les deux gaijins passant en voiture et n'auraient pas l'idée de relever le numéro. Ce serait peut-être une bonne idée de changer de voiture de location.

" L'homme s'appelle Arima, prénom Tokikichi, amiral. Général de corps d'armée, cinquante-trois ans. " Le sergent de l'armée de terre était un spécialiste du Renseignement. " Diplômé de leur académie militaire, il a commencé comme simple fantassin, puis est monté en grade, toujours bien noté. Il a le brevet de para. Il est venu faire un stage de perfectionnement à Carlisle, il y a huit ans. Excellents résultats. "De l'astuce politique", note son dossier. De bonnes relations. Il est général en chef de leur armée de l'est, en gros l'équivalent d'un corps d'armée chez nous, mais avec moins de matériel lourd, en particulier pour l'artillerie. Cela fait deux divisions d'infanterie, la 1 le et la 12e, leur 1 re brigade aéroportée, la 1è brigade du génie, le 2e groupe antiaérien, plus les personnels administratifs. "

Le sergent lui tendit le dossier, complété par deux photos. L ennemi a un visage, maintenant, pensa Jackson. Au moins un visage. Jackson l'examina quelques secondes, puis il referma la chemise.

Au Pentagone, on n'allait pas tarder à passer en phase FR…N…TIqUE. Le premier des chefs d'état-major interarmes était déjà arrivé au parking, et ce serait lui qui s'y collerait pour leur annoncer la nouvelle, en définitive.

Jackson rassembla les documents et se dirigea vers la Cuve, une salle

‚gréable au demeurant, située à l'extérieur de l'aile E du b‚timent.

Chet Nomuri avait passé sa journée à rencontrer trois de ses contacts hors des heures régulières, sans apprendre grand-chose, sinon qu'il se tramait un truc fort bizarre, même si personne n'aurait su dire quoi. Il décida que le mieux était de retourner aux bains, en espérant que Kazuo Taoka s'y montrerait. Ce fut le cas, mais dans l'intervalle, Nomuri était resté si longtemps à mariner dans l'eau bouillante qu'il se sentait comme un plat de nouilles oublié depuis un mois dans une casserole.

" Je te raconte pas la journée que j'ai passée, réussit-il à dire avec un sourire en coin.

- Alors, elle était comment, la tienne ? " demanda Kazuo. Son sourire était las mais enthousiaste.

" Imagine une jolie fille dans un certain bar. Trois mois que je la travaille au corps, mais on a passé un après-midi... vigoureux. "Nomuri glissa la main sous la surface de l'eau, feignant un type de courbature particulièrement éloquent. " D'ici qu'elle n'arrive plus à servir...

- Je regrette que cette Américaine ne soit plus là ", observa Taoka en se laissant à son tour glisser dans le bassin avec un Ahhhhh prolongé. " Je me sens prêt pour ce genre de fille, maintenant.

- Elle est partie ? demanda innocemment Nomuri.

- Morte, répondit l'employé, maîtrisant sans grand mal son sentiment de perte.

- que s'est-il passé ?

- Ils devaient la renvoyer chez elle. Yamata a chargé Kaneda, son homme de main, de régler cette affaire. Mais il semblerait qu'elle faisait usage de drogue, et on l'a retrouvée morte d'une overdose. C'est bien regrettable, observa Taoka, comme s'il évoquait la disparition du chat de la voisine.

Mais il y en a d'autres comme elle dans son pays. "

Nomuri se contenta de hocher la tête avec une impassibilité un peu lasse, remarquant pour lui-même que cet aspect du personnage était encore inédit pour lui. Kazuo était le cadre japonais typique. Il était entré dans son entreprise dès la sortie de l'université, débutant à un poste tout juste supérieur à celui d'un employé aux écritures. Au bout de cinq ans d'activité, on l'avait envoyé dans une école de commerce, qui dans ce pays était l'équivalent d'un pénitencier avec un côté camp de concentration. Il y avait quelque chose de scandaleux dans le fonctionnement de ce pays. Nomuri aurait voulu qu'il en aille autrement.

C'était un pays étranger, après tout, et chaque pays avait sa spécificité, ce qui en soi était une bonne chose, l'Amérique en était la preuve.

L'Amérique faisait son miel de la diversité qui parvenait sur ses côtes, chaque communauté ethnique ajoutant son ingrédient à la soupe nationale, créant une mixture souvent explosive, mais toujours originale et inventive.

Pourtant, ce n'est que maintenant qu'il saisissait pleinement pourquoi tout ce monde venait aux …tats-Unis, et en particulier les gens de ce pays.

Le Japon exigeait beaucoup de ses citoyens - ou plus exactement, sa culture. Le chef avait toujours raison. Un bon employé était un employé qui faisait ce qu'on lui disait. Pour progresser, il fallait lécher quantité de culs, chanter l'hymne de la compagnie, s'entraîner tous les matins comme un légionnaire dans un putain de camp, se pointer au boulot avec une heure d'avance pour montrer son dévouement au travail. Le plus incroyable avec de telles méthodes, c'était qu'ils arrivaient encore à être créatifs. Sans doute les meilleurs éléments réussissaient-ils à se frayer un chemin jusqu'au sommet, en dépit de tous ces obstacles, à moins qu'ils n'aient l'intelligence de dissimuler leurs sentiments jusqu'à ce qu'ils aient atteint un poste de réelle autorité. Mais quand enfin ils y étaient parvenus, ils devaient avoir accumulé tellement de haine en eux qu'en comparaison Hitler aurait eu l'air d'un joyeux drille. Dans l'intervalle, ils faisaient passer la pilule avec des cuites et des séances de débauche comme celles qu'il entendait narrer dans ces bains br˚lants. Les histoires de virées en ThaÔlande, à Taiwan, ou plus récemment aux Mariannes, étaient particulièrement intéressantes ; des trucs à faire rougir ses copines de fac à l'université de Los Angeles. Tous ces éléments étaient symptomatiques d'une société qui cultivait la répression psychologique, dont l'aimable façade de courtoisie et de chaleur humaine était comme un barrage retenant des monceaux de rage contenue et de frustration. Ce barrage fuyait parfois, le plus souvent de manière ordonnée, maîtrisée, mais la pression n'en était pas libérée pour autant, et cette tension se rêve-lait, en particulier, à certaine façon de regarder les autres, surtout les,gaijins, que Nomuri ressentait comme une insulte et un affront aux conceptions égalitaristes que lui avait inculquées sa culture américaine.

Il ne faudrait pas longtemps, se rendit-il compte, pour qu'il se mette à

détester cet endroit. Ce serait malsain et non professionnel, jugea l'agent de la CU qui se souvenait des leçons serinées à la Ferme : un bon espion était celui qui s'identifiait le plus à la culture qu'il attaquait. Or, il était en train de glisser dans la direction opposée, et le plus ironique était que la raison fondamentale àcette antipathie croissante venait de ce que ses racines plongeaient dans cette terre même.

" Tu en veux vraiment d'autres comme elle ? demanda Nomuri, les yeux clos.

- Oh, que oui. Baiser tout ce qui est américain va bientôt devenir notre sport national. " Taoka étouffa un rire. " On s'est bien éclatés ces deux derniers jours. Et j'étais placé aux premières loges ", conclut-il, la voix empreinte d'une terreur respectueuse. Cela avait valu le coup d'attendre.

Vingt années d'humiliation et de patience pour connaître enfin la récompense de se trouver au PC de guerre, de pouvoir tout écouter, tout suivre, et ainsi voir l'histoire s'écrire sous ses yeux. Le modeste employé

avait laissé sa marque et, plus important encore, il avait été remarqué.

Par Yamata-san en personne.

" Eh bien, quelles grandes prouesses se sont donc accomplies pendant que je réalisais les miennes, hein ? demanda Nomuri, rouvrant les yeux avec un sourire narquois.

- Nous venons de déclencher la guerre contre l'Amérique et nous avons gagné! proclama Taoka.

- La guerre ? Nan ja ? Nous avons réussi à leur racheter la Général Motors, c'est cela ?

- Non, une vraie guerre, mon ami. Nous avons gravement endommagé leur flotte du Pacifique et les Mariannes sont de nouveau japonaises !

- Mon ami, l'abus d'alcool ne te vaut rien, lança Nomuri, qui croyait réellement ce qu'il venait de dire à ce vantard.

- Je n'ai pas bu un verre depuis quatre jours ! protesta Taoka. Ce que je t'ai dit est vrai !

- Kazuo, dit Cher, sur le ton patient qu'on adopte pour raisonner avec un gamin capricieux, tu sais raconter des histoires

mieux que personne. Tes descriptions de femmes me font autant d'effet que si j'y étais moi-même. " Nomuri sourit. " Mais là, tu exagères.

- Pas cette fois, mon ami. Vraiment. " Taoka voulait réellement être cru, aussi se mit-il à lui fournir des détails. Nomuri n'avait pas vraiment de formation militaire. L'essentiel de ses connaissances en ce domaine provenait de ses lectures et des films qu'il avait vus. Ses instructions pour opérer au Japon ne concernaient en rien la collecte de renseignements sur les forces nippones d'autodéfense, mais plutôt le commerce et les affaires étrangères. Mais Kazuo Taoka était effectivement un bon conteur, avec un sens aigu du détail, et il ne fallut pas trois minutes pour que Nomuri doive ànouveau clore les yeux, un sourire aux lèvres.

Deux gestes qui résultaient de son entraînement àYorktown, Virginie, tout comme l'entraînement de sa mémoire, qui t‚chait en ce moment précis d'emmagasiner mot après mot ces informations, tandis qu'une autre partie de son esprit se demandait comment diable il allait s'y prendre pour les faire sortir du pays. Son autre réaction était de celles que Taoka ne pourrait jamais voir ou entendre, la quintessence de l'américanisme, énoncée du tréfonds de son ‚me d'agent de la CIA : You motherfuckers ! Bande d'enculés...

" Parfait, SAUTEUR est levé et à peu près en forme, annonça Helen D'Agustino. JASMIN (c'était le nom de code d'Anne Durling) sera dans une autre cabine. Les ministres de la Défense et du Trésor sont debout également, ils boivent leur café. Arnie van Damm est sans doute en meilleure forme que n'importe qui àbord. En piste ! Et les chasseurs ?

- Ils nous rejoindront d'ici une vingtaine de minutes. Nous avons pris les F-15 basés àpourront nous accompagner parano, pas vrai ? "

Les yeux de Daga trahissaient une froide ironie, toute professionnelle. "

Vous savez ce que j'ai toujours apprécié chez vous, Dr Ryan ?

- quoi donc ?

- Je n'ai pas besoin de vous expliquer les problèmes de sécu-Otis : meilleur rayon d'action, ils jusqu'au bout. Je deviens vraiment rité comme je suis obligée avec tous les autres. Vous pensez corme moi. "

C'était un sacré aveu pour un agent du Service secret. " Le Président vous attend, monsieur. " Elle le précéda dans l'escalier.

Ryan se cogna contre sa femme en se dirigeant vers l'avant. Comme toujours aussi jolie, elle n'avait apparemment pas souffert de la soirée précédente, en dépit des avertissements de son mari, et en voyant jack, ce fut elle qui faillit se moquer de son époux avec son air de...

" que se passe-t-il ?

- Le boulot, Cathy.

- Grave ? "

Son mari se contenta de hocher la tête et poursuivit son chemin, passant devant un agent du Service secret et un garde armé de la police militaire de l'Air Force. Les deux canapés-lits avaient été repliés. Le Président Durling était assis, en pantalon et chemise blanche. Sa cravate et son veston n'étaient pas encore visibles à cette heure matinale. Une cafetière en argent était posée sur la table basse. Ryan pouvait voir dehors, par les hublots de part et d'autre de la cabine située dans le nez du jumbo-jet.

Ils volaient à un millier de mètres au-dessus de cumulus moutonnants.

" J'ai appris que vous êtes resté debout toute la nuit, jack, observa Durling.

- Depuis avant l'Islande, en tout cas, je ne sais pas quand c'était, monsieur le président ", lui dit Ryan. Il ne s'était ni lavé ni rasé, et ses cheveux devaient ressembler à ceux de Cathy après un long séjour sous son bonnet de chirurgien. Mais le pire, c'était son regard, alors qu'il s'apprêtait à lui annoncer la plus sinistre des nouvelles.

" Vous avez un air épouvantable. quel est le problème ?

- Monsieur le président, d'après les informations reçues au cours des dernières heures, tout me porte à croire que les …tatsUnis d'Amérique sont en guerre avec le Japon. "

" Tout ce qu'il vous faut, c'est un bon chef de bord sur qui vous reposer, observa Jones.

- Ron, encore une comme ça, et je vous balance par-dessus bord, vu ? Vous vous êtes suffisamment fait remarquer pour aujourd'hui, d'accord ?rétorqua Mancuso d'une voix lasse. Tous ces hommes étaient sous mes ordres, vous vous souvenez ?

- Ai-je été odieux à ce point ?

- Ouais, Jonesy, absolument. " C'est Chambers qui lui avait soufflé la réponse. " Peut-être que Seaton avait besoin de se faire remonter les bretelles, mais vous en avez un peu trop fait. Et ce dont on a besoin maintenant, c'est de solutions, pas de conneries d'un monsieur je-sais-tout. "

Jones hocha la tête, mais il n'en pensait pas moins. " Très bien, monsieur.

quelles sont les forces en présence ?

- Meilleure estimation, ils peuvent déployer dix-huit bateaux. Deux sont en radoub et seront sans doute indisponibles pendant au moins plusieurs mois, répondit Chambers, commençant par l'ennemi. Avec le Charlotte et l'Asheville rayés de la partie, nous avons de notre côté un total de dix-sept. quatre sont en cale sèche pour révision et donc indisponibles. quatre autres sont en refonte, à quai ici ou à 'Dago. quatre encore croisent dans l'océan Indien. On pourra peut-être les récupérer, mais pas s˚r. Restent cinq. Trois accompagnent les porte-avions pour ce fameux "exercice", un autre est là, en bas, à quai. Enfin, le dernier est en mer, quelque part tout là-haut dans le golfe d'Alaska, en mission d'entraînement. Il a un nouveau commandant - ça fait quoi, trois semaines, qu'il a son affectation ?

- Correct, confirma Mancuso. Il apprend le métier.

- Bon Dieu, on est donc démunis à ce point ? " Jones regrettait à présent ses remarques sur la nécessité d'un bon chef de bord. La puissante flotte du Pacifique de la marine des …tatsUnis, naguère encore - cinq ans à peine

- la plus formidable armada de l'histoire de la civilisation, était désormais réduite àune marine de frégates.

" Cinq contre dix-huit, et tous équipés pour la vitesse. Ils se sont entraînés sans discontinuer depuis deux mois. " Chambers considéra la carte murale et fronça les sourcils. " C'est un putain de vaste océan, Jonesy. "

C'était le ton de cette dernière remarque qui préoccupa le civil.

" Les quatre en refonte ?

- L'ordre est parti : "Prenez la mer dès que disponible". Et cela porte le chiffre à neuf, d'ici une quinzaine, et si on a de la ch4*ncé.

- Monsieur Chambers, amiral ? "

Chambers se retourna. " Ouais, premier maître Jones ?

- Vous vous souvenez du temps o˘ on fonçait vers le nord, livrés à nous-mêmes, et qu'on traquait quatre ou cinq méchants en même temps? "

L'officier acquiesça sobrement, presque avec nostalgie. 5a réponse fut tranquille : " Cela fait bien longtemps, Jonesy. On affronte des SSK, aujourd'hui, sur leur propre terrain, et...

- Est-ce que vous avez revendu vos couilles pour vous payer ce quatrième galon sur vos épaulettes ? "

Chambers fit volte-face, blême de rage.

" Bon, écoutez-moi bien, mon garçon, je... " Mais Ron Jones poursuivit, sur le même ton.

" "Je quoi" ?... Merde, dans le temps, vous étiez un putain d'emmerdeur d'officier! Je comptais sur vous pour savoir exploiter les données que je vous fournissais, comme je comptais sur lui... " Jones désigna l'amiral Mancuso. " quand je naviguais avec vous, les gars, on était le dessus du panier. Et si vous avez toujours fait correctement votre boulot de commandant, et si vous, surtout, vous avez fait correctement votre boulot de chef d'état-major, Bart, eh bien, pour tous ces petits gars, en mer, c'est pareil. Bordel de merde! quand j'ai balancé mon barda par l'écoutille du Dallas, la première fois, je comptais sur vous, les mecs, pour faire votre putain de boulot. Me serais-je trompé, messieurs ? Vous vous souvenez de la devise du Dallas? Toujours premiers face au danger! Bordel, qu'est-ce qui se passe ici ? " La question demeura en suspens plusieurs secondes.

Chambers était trop furieux pour réagir. Pas le SubPac.

" On a l'air si nuls ? demanda Mancuso.

- «a, certainement, amiral. Bon, d'accord, on s'est fait avoir par ces salauds. S'rait peut-être temps de songer à reprendre le dessus.

L'université, c'est nous, non ? qui est mieux placé que nous pour donner des leçons ?

- Jones, vous avez toujours eu une grande gueule, observa Chambers avant de se retourner vers la carte. Mais j'imagine qu'il est peut-être temps de se mettre au boulot. "

Un maître principal passa la tête à la porte. " Amiral, le Pasadena vient de se signaler. Paré à plonger, le commandant attend ses ordres.

- Son armement ? " répondit Mancuso, conscient que s'il avait fait correctement son boulot ces derniers jours, la question n'aurait pas été

nécessaire.

" Vingt-deux DCAP, six Harpoon, et douze TLAM-C. que des armes de guerre, monsieur, répondit l'officier marinier. Il est

pré f

a a oncer dans le tas, amiral. "

Le ComSubPac opina. " Dites-lui d'être prêt à recevoir son ordre de mission.

- A vos ordres, amiral.

- Bon skipper ? demanda Jones.

- Il a acquis l'échelon E l'an dernier, dit Chambers. Tim Parry. Il était mon second sur le Key West. Il fera l'affaire.

- Donc, maintenant, tout ce qu'il lui faut, c'est du boulot. "

Mancuso décrocha le téléphone crypte pour appeler le CINCPAC. " Ouais. "

" Signal des Affaires étrangères, annonça l'officier de transmissions en entrant dans la pièce. L'ambassadeur du Japon demande d'urgence une entrevue avec le Président.

- Brett ?

- Voyons ce qu'il aura à dire ", répondit le ministre des Affaires étrangères. Ryan acquiesça.

" Une chance quelconque qu'il y ait pu avoir erreur ? demanda Durling.

- Nous attendons d'un instant à l'autre des informations concrètes depuis un passage satellite à la verticale des Mariannes. Il fait nuit, là-bas, mais peu importe. " Ryan avait terminé son exposé, et les données qu'il avait réussi à fournir paraissaient bien minces, en définitive. La vérité

vraie était que ce qui venait àl'évidence de se produire dépassait tellement les limites de la raison qu'il ne serait pas lui-même entièrement satisfait tant qu'il n'aurait pas vu de ses propres yeux les dépêches.

" Si c'est vrai, alors quoi ?

- «a va prendre un petit moment, admit Ryan. On aurait intérêt à écouter ce que leur ambassadeur a à nous dire.

-. qu'est-ce qu'ils nous mijotent ? demanda Fiedler, le ministre des Finances.

- Mystère, monsieur. Chercher à nous harceler serait un mauvais calcul : on a des ogives nucléaires. Pas eux. C'est complètement dingue..., observa calmement Ryan. «a ne tient pas debout. " Puis il se souvint qu'en 1939 le premier partenaire commercial de l'Allemagne était... la France. La leçon la plus souvent donnée par l'histoire était que la logique n'était pas le moteur essentiel du comportement des nations. Mais l'étude de l'histoire n'était pas toujours bilatérale. Et les enseignements qu'on pouvait en tirer dépendaient de la qualité de l'étudiant. C'était toujours utile de s'en souvenir, estima jack, vu que le mec en face pouvait l'avoir oublié.

" Il doit y avoir eu erreur quelque part, annonça Hanson. Deux accidents.

Peut-être que nos deux subs sont entrés en collision sous l'eau, et peut-

être que nous avons des gens un peu trop émotifs à Saipan. Je veux dire...

rien de tout ça ne tient debout.

- Je suis bien d'accord, les renseignements ne composent pas une image cohérente, chaque pièce du puzzle, en revanche... enfin, merde, je connais bien Robby Jackson, je connais bien Bart Mancuso.

- qui est-ce.?

- Le ComSubPac. Il a sous ses ordres tous nos subs dans le secteur. J'ai déjà navigué avec lui. Jackson est J-3 adjoint et nous sommes amis depuis l'époque o˘ nous enseignions tous les deux à Annapolis. " Dieu, tant d'années déjà...

" D'accord, dit Durling. Vous nous avez dit tout ce que vous saviez ?

- Oui, monsieur le président. Mot pour mot, sans aucune analyse.

- Vous voulez dire que vous n'en avez pas ? " La critique était cuisante, mais l'heure n'était pas à la dentelle. Ryan acquiesça.

" Correct, monsieur le président.

- Donc pour l'instant, on attend. Combien de temps d'ici Andrews ? "

Fiedler regarda par le hublot. " C'est la baie de Chesapeake que j'aperçois, là en dessous. On ne doit plus être trop loin.

- Des journalistes à l'aéroport ? demanda-t-il en se tournant vers Arnie van Damm.

- Juste ceux qui sont à l'arrière, monsieur.

- Ryan ?

- Nous essayons de confirmer nos informations au plus vite. Tous les services sont en alerte.

- qu'est-ce que ces chasseurs viennent foutre ici ? "demanda Fiedler. Ils volaient désormais de conserve avec Air Force One, deux appareils en formation serrée à quinze cents mètres environ, et leurs pilotes s'interrogeaient sur la raison de cet exercice. Ryan se demanda si les journalistes allaient le remarquer. Mouais, combien de temps allaient-ils pouvoir garder le secret sur cette affaire ?

" Une idée à moi, Buzz ", dit Ryan. Autant qu'il en assume la responsabilité.

" Un peu mélodramatique, non ? observa le ministre des Affaires d'étrangères.

- On ne s'attendait pas non plus à voir attaquer notre flotte, monsieur.

- Mesdames et messieurs, ici le colonel Evans. Nous approchons maintenant de la base aérienne d'Andrews. Nous espérons que vous aurez apprécié le vol. Veuillez redresser vos sièges et... "A l'arrière, les jeunes cadres de la Maison Blanche refusèrent ostensiblement d'attacher leur ceinture. Le personnel de cabine fit bien s˚r ce qu'il était censé faire.

Ryan sentit le train principal toucher la piste zéro-un droite. Pour la majorité des passagers, à savoir les journalistes, c'était la fin du voyage. Pour lui, ce n'était que le début. Le premier signe était le contingent de forces de sécurité plus important que d'habitude qui les attendait au terminal, et surtout un certain nombre de membres du Service secret particulièrement nerveux. Dans un sens, le chef du Conseil national de sécurité qu'il était se sentait presque soulagé. Presque plus personne ne croyait encore à une erreur, mais c'e˚t été tellement mieux, songea Ryan, s'il avait pu se tromper, rien qu'une fois. Sinon, ils étaient confrontés à la crise la plus complexe dans toute l'histoire de son pays.

Deuxième Volume= :

Le destin d'un homme est dans son caractère.

Héraclite

24

Mise en place

S) IL y avait une sensation pire que celle-ci, Clark ignorait laquelle.

Leur mission au Japon aurait d˚, normalement, ne pas soulever de difficulté : évacuer une ressortissante américaine qui se trouvait en situation critique, puis évaluer la possibilité de réactiver un ancien réseau de renseignements passablement poussiéreux.

Bon, c'était l idée de départ, se dit l'agent en regagnant leur chambre.

Chavez était en train de garer la voiture. Ils avaient décidé d'en louer une autre et, cette fois encore, l'employé au guichet avait changé

d'expression en découvrant que leur carte de crédit était imprimée en caractères romains et cyrilliques. C'était une expérience si neuve pour eux qu'elle était absolument sans précédent. Même au plus fort (ou au plus profond) de la guerre froide, les Russes avaient toujours traité les citoyens américains avec plus de déférence que leurs propres compatriotes, et que ce f˚t d˚ ou non à la curiosité, le privilège d'être un Américain avait toujours été un avantage déterminant lorsqu'on se retrouvait isolé en pays hostile. Jamais Clark ne s'était senti terrifié à ce point, et c'était une mince consolation que Ding Chavez n'ait pas assez d'expérience pour se rendre compte du caractère incongru et malsain de leur situation.

Ce fut par conséquent un soulagement de découvrir le bout de scotch fixé

sous le bouton de porte. Peut-être Nomuri pourrait-il leur fournir d'utiles renseignements. Clark entra dans la chambre, juste le temps de filer aux toilettes et d'en ressortir aussitôt. Il avisa Chavez dans le hall, lui adressa le signe convenu : Bouge

pas. Pl nota avec un sourire que son jeune collègue s'était arrêté à un kiosque pour acheter un journal russe, qu'il exhibait ostensiblement, comme une sorte de mesure défensive. Deux minutes plus tard, Clark se retrouvait devant la vitrine de la boutique photo-vidéo. Il n'y avait pas grand monde dans la rue. Alors qu'il était en train de contempler la dernière merveille automatique de chez Nikon, il sentit quelqu'un le bousculer.

" Regardez o˘ vous allez ", dit une voix bourrue, en anglais, puis l'homme poursuivit son chemin. Clark attendit quelques secondes avant de partir dans la direction opposée, tourner àl'angle et s'enfoncer dans une ruelle.

Une minute plus tard, ayant trouvé un coin sombre, il attendit. Nomuri le rejoignit rapidement.

" C'est dangereux, petit.

- A votre avis, pourquoi vous ai-je adressé le signal ? " La voix de Nomuri était basse et tremblante.

On e˚t dit une scène de mauvaise série télévisée, à peu près aussi réaliste que l'évocation de deux ados fumant une clope en douce dans les chiottes du lycée. Le plus bizarre était que, si important que puisse être le message de Nomuri, il ne prit qu'une minute. Tout le reste du temps avait été

consacré à des questions de procédure.

" Parfait, en premier lieu, aucun contact avec tes informateurs habituels.

Même s'ils ont le droit de circuler librement, tu ne les connais pas. Tu ne les approches pas. Tes points de contact ont disparu, petit, pigé ? "

Clark réfléchissait à la vitesse de la lumière, sans objectif précis pour le moment, mais la priorité la plus immédiate était leur survie. Il fallait être en vie pour accomplir quoi que ce soit, et Nomuri, tout comme Chavez et lui, était un " clandestin " : ils ne devaient pas espérer bénéficier de la moindre clémence en cas d'arrestation, ou du moindre soutien de la part de leur hiérarchie.

Chet Nomuri hocha la tête. " Ne resterait donc que vous.

- Exact, et si tu nous perds, tu reprends ta couverture et tu ne fais rien.

Pigé ? Rien du tout. Tu es un citoyen japonais loyal, et tu restes planqué

dans ton trou.

- Mais...

- Mais rien, petit. Tu es sous mes ordres, dorénavant, et si tu les enfreins, c'est à moi que tu en rendras compte ! " Le ton de Clark se radoucit. " Ta priorité essentielle est toujours la survie.

Chez nous, pas de comprimés de cyanure ou autres conneries de cinéma. Un agent mort est un agent idiot. " Bigre, se dit Clark, si la mission s'était déroulée autrement depuis le début, ils auraient pu instaurer une routine -

des boîtes aux lettres, toute une série de signaux, d'échappatoires - mais ils n'avaient plus le temps, et tandis qu'ils discutaient dans l'ombre, ils couraient à tout instant le risque de voir un habitant du quartier ouvrir pour laisser sortir son chat, remarquer un Japonais en conversation avec un gaijin et les dénoncer. La courbe de paranoÔa était montée en flèche ces derniers temps, et ça ne ferait qu'empirer.

" D'accord, si vous le dites.

- Et t‚che de pas l'oublier. Cantonne-toi à suivre ta routine habituelle.

N'y change strictement rien, sinon pour être encore plus discret. Fonds-toi dans le moule. Agis comme tout le monde. Le clou qui dépasse, on tape dessus. Et les coups de marteau, ça fait mal, petit. Bon, alors voilà ce que je veux que tu fasses. " Clark passa une minute à s'expliquer. " Pigé ?

- Oui, monsieur.

- File. " Clark se dirigea vers le bout de la ruelle et réintégra son hôtel par la porte de service, par chance non gardée à cette heure tardive. Il remercia le ciel que Tokyo ait un taux de criminalité aussi faible.

L'équivalent américain aurait été verrouillé, avec alarme ou vigile armé en patrouille. Même en guerre, Tokyo restait un endroit plus s˚r que la capitale des …tats-Unis.

" Ce serait pas plus simple d'acheter une bouteille au lieu de descendre boire, camarade ? lança Chekov, et pas pour la première fois, à son entrée dans la chambre.

- C'est peut-être ce que je devrais faire. " Réponse qui amena le jeune agent à quitter brusquement des yeux son journal et ses exercices de russe.

Clark indiqua la télé, l'alluma et trouva CNN Headline News, en anglais.

A présent, bonjour l'astuce. Comment je me débrouille, moi, pour faire passer l ‚nfo ? Il n'osait pas recourir au télécopieur avec l'Amérique.

Même le bureau d'Interfax à Washington était trop risqué, celui de Moscou n'avait pas le matériel de cryptage nécessaire, et il ne pouvait pas non plus passer par le canal de la CIA à l'ambassade. Les règles, lorsqu'on opérait en pays ami, ne

s'appliquaient pas en territoire ennemi, et personne n'avait imagirré que les règles à l'origine de ces règles puissent changer sans avértissement.

Clark était un espion expérimenté, et le fait que lui et ses collègues de la CIA auraient d˚ être les premiers àsignaler l'imminence du risque le mettait d'autant plus en rogne. Les débats au Congrès à l'issue de cette affaire promettaient d'être distrayants - s'il arrivait à survivre pour en profiter. La seule bonne nouvelle était qu'il tenait le nom d'un suspect pour le meurtre de Kimberly Norton. Voilà qui lui donnait au moins une raison de fantasmer, et son esprit n'avait guère d'autre t‚che utile à

accomplir pour le moment. A la demie, il apparut manifeste que même CNN

n'était pas au courant de ce qui se passait, et si CNN ne l'était pas, alors personne ne l'était. N'était-ce pas farce, se dit Clark ? C'était comme la légende de Cassandre, la fille de Priam, roi de Troie, qui savait toujours ce qui se passait et dont on ignorait toujours les avertissements.

Seulement, Clark n'avait aucun moyen de faire passer le message... à moins que ?

Je me demande, si... ? Non. Il secoua la tête. C'était trop délirant.

" En avant toute, dit le CO, l'officier commandant de l'Eisenhower.

- En avant toute, compris ", répéta le maître de manoeuvre en poussant à

fond la commande du transmetteur d'ordres. Un instant après, la flèche intérieure du cadran vint se positionner au même endroit. " Commandant, les machines confirment en avant toute.

- Très bien. " Le commandant se tourna vers l'amiral Dubro.

" Vous voulez évaluer nos chances, amiral ? "

Leur meilleure information, assez bizarrement, provenait du sonar. Deux des b‚timents d'escorte du groupe de combat avaient déployé leurs sonars de traîne, et leurs données, combinées avec celles des deux sous-marins nucléaires situés à tribord, indiquaient que la formation indienne était nettement plus au sud. C'était un de ces curieux exemples, plus fréquents qu'on ne pourrait l'imaginer, o˘ le sonar surpassait de loin les performances du radar, dont les ondes électroniques étaient limitées par la courbure de la Terre, alors que les ondes acoustiques se propageaient sans obstacle dans les profondeurs. La flotte indienne était à plus de cent cinquante nautiques - deux cent quatrevingts kilomètres - et même si ce n'était qu'un jet de pierre pour un chasseur à réaction, les Indiens surveillaient leur sud, pas le nord, et par ailleurs, il était manifeste que l'amiral Chandraskatta appréciait peu les opérations aériennes de nuit et les risques qu'elles induisaient pour son nombre limité de Harrier.

Certes, estimaient les deux hommes, apponter de nuit n'était jamais une partie de rigolade.

" Mieux que cinquante-cinquante, estima l'amiral Dubro après quelques secondes d'analyse.

- Je pense que vous avez raison. "

La formation évoluait en silence radio, disposition qui n'avait rien d'inhabituel pour des b‚timents de guerre : tous les radars étaient coupés et les seules transmissions radio s'opéraient en visibilité directe et par salves, limitées à quelques centièmes de seconde. Car même les faisceaux de liaison satellite généraient des lobes secondaires susceptibles de trahir leur position, et il était essentiel que leur passage au sud du Sri Lanka demeur‚t caché.

" C'était comme ça pendant la guerre ", poursuivit le CO, donnant libre cours à sa nervosité. Ils étaient désormais à la merci des seuls sens humains. On avait posté des vigies supplémentaires, équipées à la fois de jumelles classiques et d'" yeux électroniques " de vision nocturne, pour balayer l'horizon à la recherche de silhouettes et de m‚tures, tandis que sur les ponts inférieurs, d'autres hommes de quart recherchaient plus spécifiquement le sillage caractéristique trahissant un périscope de submersible. Les Indiens avaient déployé deux sous-marins sur la position desquels Dubro n'avait aucune donnée, même approximative. Ils devaient sans doute patrouiller plus au sud, mais si Chandraskatta était vraiment aussi malin qu'il le redoutait, il en aurait gardé un dans les parages, au cas o˘. Peut-être... La supercherie de Dubro avait été habilement organisée.

" Amiral ? " Il tourna la tête. C'était un radio. " Trafic FLASH du CINCPAC. " Le premier maître lui tendit la planchette en braquant dessus sa torche masquée d'un écran rouge pour permettre au commandant du groupe de combat de lire la dépêche.

13

" Avez-vous accusé réception? demanda l'amiral avant de commencer sa lecture.

- Non, monsieur, vous nous aviez ordonné le silence radio.

- Parfait, matelot. " Dubro examina la dépêche. Au bout d'une seconde, il agrippait à la fois la planchette et la torche. " Bordel de merde! "

L'agent spécial Robberton se chargea de raccompagner Cathy à la maison : Ryan avait cessé d'être un humain normal, avec femme et enfants, pour se retrouver fonctionnaire gouvernemental. Il n'y avait que quelques pas à

faire pour rejoindre Marine One, dont le rotor tournait déjà. Le Président et madame -SAUTEUR et JASMIN - avaient servi à la presse télévisée les sourires de circonstance, prétextant la longueur du vol pour décliner toutes les questions. Ryan les suivait, tel un écuyer de l'ancien temps.

" Prenez une heure pour vous faire mettre au courant, dit Durling, alors que l'hélicoptère se posait sur la pelouse sud de la Maison Blanche. quand a-t-on fixé la visite de l'ambassadeur?

- A onze heures trente, répondit Brett Hanson.

- Je vous veux avec moi, Arnie, ainsi que Jack, pour cette entrevue.

- Bien, monsieur le président ", dit le ministre des Affaires étrangères.

La troupe habituelle de photographes était là, mais les journalistes accrédités à la Maison Blanche, ceux qui énervaient tout le monde avec leurs questions, étaient pour la plupart encore àAndrews, attendant de récupérer leurs bagages. Dans le hall du rez-de-chaussée, le contingent du Service secret était plus important que d'habitude. Ryan prit le couloir ouest ; deux minutes après, il était dans son bureau, quittait son pardessus et s'asseyait devant un plan de travail déjà recouvert de messages. Il les ignora momentanément, décrochant d'abord son téléphone pour appeler la CIA.

" Le DAO à l'appareil, bienvenue au bercail, Jack ", dit Mary Pat Foley.

Ryan ne chercha pas à savoir comment elle avait deviné que c'était lui. Ils n'étaient pas si nombreux à avoir son numéro personnel au bureau.

" C'est grave ?

- Notre personnel diplomatique est sain et sauf. Jusqu'ici, personne n'a pénétré dans l'ambassade, et nous détruisons tous les documents. " Le poste à Tokyo, comme tous ceux de la CIA ces dix dernières années, avait été

intégralement informatisé. Détruire les fichiers n'était qu'une question de secondes et ne laissait aucune fumée compromettante. " Ce devrait être fini àl'heure qu'il est. " La procédure était radicale. Toutes les disquettes d'ordinateur étaient effacées, reformatées, effacées de nouveau, puis soumises à un champ magnétique puissant. L'ennui, c'est qu'une partie de ces données étaient irremplaçables, quoique pas autant que ceux qui les avaient collationnées. Il y avait désormais trois agents " clandestins " à

Tokyo, qui représentaient l'ensemble des effectifs de contre-espionnage américain dans ce qui était sans doute, désormais, un pays ennemi.

" quoi d'autre ?

- Ils laissent nos ressortissants circuler librement entre leur domicile et leur travail, mais sous escorte. A vrai dire, ils se montrent relativement décontractés, dit Mme Foley, sans montrer sa surprise. Toujours est-il que ce n'est pas comme Téhéran en 79. Pour les communications, ils nous laissent jusqu'ici utiliser les liaisons par satellite, mais elles sont sous surveillance électronique. L'ambassade a encore un STU-6 en service.

Les autres ont été désactivés. Le dispositif CLAqUETTE reste toutefois opérationnel ", acheva-t-elle, évoquant le système de cryptage à clé

publique désormais utilisé par toutes les ambassades pour leurs communications avec l'Agence pour la sécurité nationale.

" D'autres éléments ? " jargonna Ryan. Même s'il espérait que le cryptage de sa propre ligne n'avait pas été percé, mieux valait malgré tout ne pas courir de risque.

" Sans couverture légale, ils sont quasiment isolés. " L'inquiétude dans sa voix était manifeste, et semblait s'accompagner d'une pointe de remords. Il restait encore un certain nombre de pays o˘ l'Agence menait encore des opérations qui n'exigeaient pas franchement la participation du personnel diplomatique. Mais le Japon n'était pas du nombre, et même Mary Pat ne pouvait faire agir ses pressentiments de manière rétroactive.

" Sont-ils au moins au courant de ce qui se passe ? " La question était astucieuse, jugea le directeur adjoint des opérations, sentant une nouvelle pique dans sa chair.

" Aucune idée, dut admettre Mme Foley. Ils n'ont pas encore donné signe de vie. Soit ils ne savent rien, soit ils ont été compromins. " Ce qui était un euphémisme pour dire arrêtés.

" Autres stations ?

- Jack, on s'est fait prendre le pantalon baissé, et on ne peut plus rien y faire. " Ryan se rendait bien compte que, quoi qu'elle p˚t en penser, elle se contentait de rapporter les faits, froidement, comme un chirurgien en salle d'op. Et dire que le Congrès la coulerait impitoyablement pour ce faux pas.

" J'ai des gens qui sont en train de battre la campagne à Séoul et à Pékin, mais je ne compte pas en obtenir des retombées avant plusieurs heures. "

Ryan fourragea parmi les feuillets roses étalés sur son bureau. " J'ai justement là un message, datant d'une heure, émanant de Golovko...

- Merde, rappelez-moi ce salaud, dit aussitôt Mary Pat. Et faites-moi savoir ce qu'il a à nous raconter.

- Sans problème. " Jack hocha la tête, en se souvenant du sujet de leur dernière conversation. " Descendez ici en vitesse. Et amenez Ed avec vous.

Je veux avoir son opinion instinctive sur un truc, mais pas au téléphone.

- Je suis là dans une demi-heure " répondit Mme Foley. Jack étala plusieurs télécopies sur son bureau et les parcourut rapidement. Les gars des opérations du Pentagone avaient été plus rapides que leurs collègues des autres agences, mais la DIA pointait le bout de son nez, suivie de près par les Affaires étrangères. Le gouvernement s'était enfin réveillé - pour ça, rien de tel qu'une fusillade, songea jack, désabusé - mais les données étaient surtout répétitives : différentes agences apprenaient la même chose àdes instants différents et elles s'empressaient d'en rendre compte comme si c'était une information inédite. Il parcourut de nouveau les divers messages d'appels : manifestement, la plupart racontaient plus ou moins la même chose. Ses yeux revinrent àcelui du directeur du contre-espionnage russe. Jack décrocha le téléphone et composa le numéro, en se demandant lequel des appareils posés sur le bureau de Golovko allait sonner. Il prit un calepin, nota l'heure. Le service des transmissions la consignerait également, tout comme il enregistrerait la communication, mais il désirait avoir ses notes personnelles.

" Allô, Jack.

- Votre ligne privée, SergueÔ NikolaÔtch ?

- Pour un vieil ami, pourquoi pas ? " Le Russe marqua un temps, puis reprit, recouvrant son sérieux : " Je présume que vous êtes au courant.

- Oh, ouais. " Ryan réfléchit quelques instants avant de poursuivre. " On s'est fait prendre par surprise ", admit-il. Il entendit au bout du fil un grognement compatissant, très russe.

" Et nous, donc! Dans les grandes largeurs. Est-ce que vous savez ce que mijotent ces cinglés ? demanda le directeur du Renseignement russe, d'une voix o˘ se mêlaient l'inquiétude et la colère.

- Non, je ne vois absolument aucune explication logique pour le moment. "

Et c'était peut-être bien cela le plus préoccupant.

" quels sont vos plans ?

- Dans l'immédiat ? Aucun. On doit recevoir leur ambassadeur dans moins d'une heure.

- Splendidement minuté de leur part, commenta le Russe. Ils vous ont déjà

joué le même coup, si vous vous souvenez bien.

- Et à vous aussi ", observa Ryan qui se rappelait comment avait débuté la guerre russo-japonaise. Pas à dire, ils y tiennent, àleurs surprises.

" Oui, Ryan, à nous aussi. " Et Jack le savait, c'était bien pour ça que SergueÔ avait passé le coup de fil et que sa voix trahissait une réelle inquiétude. La peur de l'inconnu n'était pas cantonnée aux enfants, après tout, n'est-ce pas ? " Pouvez-vous me dire le genre d'éléments dont vous disposez pour gérer la crise ?

- Je n'ai pas de certitude pour l'instant, SergueÔ, mentit Ryan. Si votre rezidentura de Washington fait bien son boulot, vous devez savoir que je viens d'arriver. J'ai besoin d'un peu de temps pour me mettre à jour. Mary Pat s'apprête à descendre me rejoindre dans mon bureau.

- Ah " , entendit jack à l'autre bout du fil. Bon, il avait proféré un mensonge manifeste et SergueÔ était un vieux pro à qui on ne la faisait pas. " Vous avez été bien imprudents de ne pas réactiver CHARDON plus tôt, mon ami.

- Cette ligne n'est pas protégée, SergueÔ NikolaÔtch. " Ce qui était partiellement vrai. La communication était routée via l'ambassade des …tats-Unis à Moscou par un circuit spécial, mais de ià,-elle empruntait sans aucun doute une ligne commerciale classique, ce qui rendait une interception toujours possible.

" Inutile de vous tracasser outre mesure, Ivan Emmetovitch. Vous rappelez-vous notre conversation dans mon bureau ? "

Oh, que oui. Peut-être que les Russes manipulaient bel et bien le chef du contre-espionnage japonais. Si oui, il devait être en mesure de savoir si leur ligne téléphonique était s˚re ou pas. Et surtout, cela lui donnait d'assez jolis atouts à jouer. Lui lançaitil une ouverture ?

Réfléchis vite, jack, se commanda Ryan. D'accord, les Russes ont un autre réseau en activité...

" SergueÔ, c'est important : vous n'avez reçu aucun avertissement ?

- Jack, sur mon honneur d'espion (Ryan entendit presque le sourire en coin qui devait accompagner sa réponse) j'ai d˚ tout à l'heure avouer à mon président que je m'étais fait surprendre la braguette ouverte, et mon embarras est sans doute encore plus grand que... "

Jack ne se fatigua pas à écouter la suite. D'accord. Les Russes avaient donc bien un autre réseau d'espionnage en activité au Japon, mais eux non plus n'avaient sans doute pas reçu d'avertissement. Non, les risques d'un tel double jeu étaient trop grands. Autre fait concret : leur second réseau devait être au coeur même du gouvernement japonais ; forcément, s'ils avaient infiltré leurs services de renseignements. Mais CHARDON restait pour l'essentiel un réseau d'espionnage commercial- il l'avait toujours été ; or, SergueÔ venait de lui annoncer que l'Amérique avait eu l'insouciance de ne pas l'activer plus tôt. Ce fait nouveau masquait des implications plus subtiles, liées à l'aveu de son erreur par Moscou.

" SergueÔ NikolaÔtch, je n'ai pas trop de temps... Vous mijotez quelque chose. C'est quoi ?

- Je vous propose une coopération. J'ai le feu vert du président GrouchavoÔ. " Jack nota qu'il n'avait pas dit pleine coopération, mais l'offre n'en était pas moins surprenante.

Jamais, au grand jamais, sinon dans les mauvais films, le KGB et la CIA n'avaient réellement coopéré sur quoi que ce soit d'important. Certes, le monde avait radicalement changé, mais même sous

sa nouvelle incarnation, le KGB continuait à travailler à infiltrer les institutions américaines, et il n'avait toujours pas perdu la main. C'était la raison pour laquelle on ne les laissait pas entrer. Pourtant, il avait quand même fait la proposition. Alors, pourquoi ?

Les Russes ont la trouille. Mais de quoi ?

" Je transmettrai à mon président, une fois que j'aurai consulté Mary Pat.

" Ryan ne savait pas trop encore comment il allait présenter la chose.

Golovko, toutefois, savait fort bien la valeur de ce qu'il venait d'étaler sur le bureau de l'Américain. Il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer la réponse probable.

A nouveau, Ryan devina le sourire. " Je serais fort surpris que FoleÔeva ne soit pas d'accord. Je vais encore rester quelques heures à mon bureau.

- Moi de même. Merci, SergueÔ.

- Bonne journée, Dr Ryan.

- Ma foi, tout cela m'avait l'air fort intéressant, dit Robby Jackson, la tête passée dans l'embrasure de la porte. On dirait que, pour toi aussi, la nuit a été longue.

- Et en avion, en plus. Un café ? " demanda jack.

L'amiral secoua la tête. " Encore une tasse et je crois que je me désintègre. " Il entra et s'assit.

" Mauvaises nouvelles ?

- Et ça ne fait qu'empirer. Nous essayons encore de comptabiliser combien nous avons d'hommes en uniforme au Japon en ce moment - un certain nombre étaient en transit. Il y a une heure, un C-141 s'est posé à Yakota et on a aussitôt perdu tout contact avec eux. Ce coup-là, c'était gros comme une maison. Enfin, ils ont peut-être eu une panne de radio. Plus probablement, ils n'avaient plus assez de kérosène pour poursuivre leur route, dit Robby.

Un équipage de quatre bonshommes, peut-être cinq - j'ai oublié. Les Affaires étrangères essaient de recenser combien d'hommes d'affaires on a là-bas. «a devrait nous donner un ordre de grandeur, mais il faut également prendre en considération les touristes.

- Des otages. " Ryan fronça les sourcils.

L'amiral acquiesça. " Mettons dix mille, estimation plancher.

- Les deux subs ? "

Jackson secoua la tête. " Perdus, aucun survivant. Le Stennis a récupéré

son avion et mis le cap sur Pearl. Il fait route à douze noeuds environ. L'Enterprise tente d'avancer sur une seule hélice ; il est en remorque et ne doit pas pouvoir filer plus de six noeuds. Si même il arrive à avancer, vu l'étendue des dég‚ts mécaniques annoncés par le commandant. On leur a envoyé un remorqueur de haute mer pour leur filer un coup de main. Nous avons fait décoller plusieurs P-3 en direction de Midway pour effectuer des patrouilles anti-sous-marines. Si j'étais dans l'autre camp, j1essaierais de leur porter le coup de gr‚ce. Le Johnnie Reb devrait pouvoir s'en tirer, mais le Big-E fait une putain de cible immobile. «a inquiète le CINCPAC. Terminés, les rêves de puissance, jack.

- Guam?

- L'ensemble des Mariannes est devenu inaccessible, à une exception près. "

Et Jackson d'expliquer l'épisode Oreza. " Tout ce qu'il peut nous dire, c'est à quel point la situation est grave.

- Recommandations ?

- J'ai des équipes qui explorent un certain nombre d'idées, mais avant tout, on aurait besoin de savoir si le Président en a la volonté politique.

A ton avis ? demanda Robby.

- Leur ambassadeur sera ici sous peu.

- Fort aimable de sa part. Mais vous n'avez pas répondu àma question, Dr Ryan.

- Je n'en sais encore rien.

- Eh bien voilà qui est rassurant. "

Pour le capitaine de vaisseau Bud Sanchez, l'expérience était unique. Ce n'était pas tout à fait un miracle s'il avait pu récupérer le S-3 Viking sans incident. Le " Hoover " était un appareil docile à l'appontage, et les vingt noeuds de vent balayant le pont avaient bien aidé. Désormais, l'ensemble de son groupe aérien était de retour au bercail, et le porteavions s'enfuyait.

Oui, il s'enfuyait. Plus question de foncer au coeur du danger, credo de la marine des …tats-Unis, mais de rentrer à Pearl, clopin-clopant. Les cinq escadrilles de chasseurs et d'avions d'attaque étaient alignées comme à la parade sur le pont du John Stennis, prêtes aux opérations de combat, mais sauf urgence extrême, incapables de décoller. C'était une question de vent et de poids. Les porte-avions viraient au vent pour catapulter et récupérer les avions, et il leur fallait des moteurs d'une puissance phénoménale pour créer, par leur vitesse, le maximum de vent relatif. La masse d'air en mouvement s'ajoutait à l'impulsion donnée par les catapultes à vapeur pour renforcer la portance de l'appareil propulsé dans les airs.

Leur capacité à décoller dépendait directement de ce flux d'air et, de manière plus significative, d'un point de vue tactique, l'intensité de ce vent relatif déterminait la capacité d'emport des appareils - et donc leur quantité d'armes et de carburant. Dans l'état actuel des choses, il pouvait faire décoller les avions, mais sans le kérosène nécessaire pour rester en vol un temps significatif ou sillonner l'océan à la recherche de cibles, et sans les armes nécessaires.pour engager le combat avec celles-ci. Il estimait avoir la possibilité d'utiliser les chasseurs pour défendre sa flottille contre une menace aérienne dans un rayon de peut-être cent milles. Mais il n'y avait pas de menace aérienne, et même s'ils connaissaient la position de la formation japonaise en cours de repli, il était hors d'état de l'atteindre avec ses zincs d'attaque. Mais d'un autre côté, il n'avait pas non plus reçu d'ordres l'y autorisant.

La nuit en mer est censée être un spectacle splendide, mais ce n'était pas le cas cette fois-ci. Les étoiles et la lune gibbeuse se reflétaient sur le calme miroir de l'océan, rendant tout le monde nerveux. Il y avait bien assez de lumière pour repérer les navires, black-out ou pas. Les seuls appareils réellement actifs de son groupe aérien étaient les hélicos de lutte anti-sous-marine dont les feux clignotants anticollision étincelaient à l'avant des deux porte-avions. Ils avaient reçu le renfort de ceux d'une partie des navires d'escorte du Johnnie Reb. Le seul avantage de leur faible vitesse d'évolution était d'offrir aux destroyers et aux frégates de meilleures conditions de travail pour leurs sonars dont le réseau d'émetteurs à large ouverture se déployait dans leur sillage. Mais il n'en avait pas de trop. La majeure partie de ses navires d'escorte étaient restés derrière pour attendre l'Enterprise, tournant autour du porte-avions sur deux rangées, comme les gardes du corps d'un chef d'…tat, tandis qu'une des grosses unités, un croiseur Aegis, tentait de l'aider en le prenant en remorque, ce qui lui avait permis de porter sa vitesse à un bon six noeuds et demi. Sans une tempête pour balayer son pont d'envol, l'Enterprise serait totalement incapable de mener des opérations aériennes.

Des sous-m‚riris - de tout temps la menace la plus redoutablé pour des porte-avions - pouvaient fort bien rôder dans les parages.

Pearl Harbor disait n'avoir pour l'instant décelé aucun contact dans les parages immédiats de l'escadre à présent divisée, mais c'était toujours facile à dire depuis une base à terre. Les opérateurs sonar, pressés de ne rien laisser échapper par des supérieurs nerveux, repéraient au contraire des menaces inexistantes

des courants dans l'eau, les échos de conversations de poissons, n'importe quoi. L'état de nervosité du convoi était traduit de manière éloquente par la manoeuvre d'une frégate, qui vira brutalement à b‚bord, son sonar ayant indubitablement accroché quelque chose, sans doute rien de plus que le fruit de l'imagination excitée d'un opérateur stagiaire ayant entendu un pet de baleine. Voire deux, estima Sanchez. L'un de ses Seahawk était à

présent en vol stationnaire au ras de la surface, trempant au bout d'un filin le dôme de son sonar pour renifler lui aussi la trace. Encore mille trois cents nautiques d'ici jusqu'à Pearl Harbor. A douze noeuds. Cela faisait quatre jours et demi. Et chaque mille parcouru, sous la menace d'une attaque sous-marine.

L'autre question était : quel génie avait pu croire que se retirer du Pacifique occidental était une bonne idée ? Les …tats-Unis étaient une puissance planétaire, oui ou non ? Projeter sa puissance sur l'ensemble de la planète, c'était important, non ? Sans aucun doute dans le temps, songea Sanchez en se rappelant ses cours à l'…cole de guerre. Newport avait été

son dernier " tour "avant son affectation de commandant d'escadre aérienne.

La marine américaine avait été l'instrument de l'équilibre des forces dans le monde entier pendant deux générations ; capable d'intimider par sa seule présence, voire par de simples photos dans la dernière édition mise à jour du jane's Fighting Ships'. On ne pouvait jamais savoir o˘ se trouvaient ses unités. On ne pouvait que compter les cales vides dans les grandes bases navales, et se poser des questions. Eh bien, il n'y en aurait plus guère à

se poser, maintenant. Les deux plus grandes cales sèches de Pearl Harbor seraient occupées pendant un certain temps dans les mois à venir, et si les nouvelles en provenance des Mariannes se confirmaient, l'Amérique était désormais dépourvue de la puissance de

1. Annuaire illustré des forces militaires terrestres, navales et aériennes des différents pays publié par un éditeur américain (NdT).

feu mobile pour les reprendre, même si Mike Dubro décidait de jouer au 7e de cavalerie et de faire sonner la charge.

" Bonjour, Chris, merci d'être venu. "

L'ambassadeur serait reçu à la Maison Blanche d'ici quelques minutes.

L'horaire était incongru, mais celui qui décidait àTokyo ne se préoccupait guère du confort de Nagumo, le jeune diplomate en était conscient. Il y avait un autre trait déroutant

Washington était une cité o˘, en temps normal, on ne prêtait guère attention aux étrangers, mais cela n'allait pas tarder à changer, et aujourd'hui, pour la première fois, Nagumo était un gaijin.

" Seiji, enfin, qu'est-ce qui s'est passé là-bas ? " demanda Cook.

Les deux hommes étaient membres du Club de l'université, un établissement cossu qui jouxtait l'ambassade de Russie et se vantait d'avoir un des meilleurs gymnases de la capitale, l'endroit idéal pour une bonne séance d'exercice suivie d'un repas sur le pouce. Un homme d'affaires japonais y louait une suite à l'année, et même s'il risquait de ne plus pouvoir l'utiliser à l'avenir pour ses rendez-vous, pour le moment elle lui garantissait l'anonymat.

" que vous ont-ils dit, Chris ?

- qu'un de vos b‚timents de guerre avait eu un petit accident. Bon Dieu, Seiji, les choses ne sont-elles pas bien assez compliquées sans y rajouter ce genre de bourde ? «a ne suffisait pas avec vos putains de réservoir d'essence ? "

Nagumo prit une seconde avant de répondre. Dans un sens, c'était une bonne nouvelle. Les événements principaux restaient plus ou moins secrets, comme il l'avait prédit, et comme l'avait espéré l'ambassadeur. Il était nerveux, maintenant, même si son attitude n'en laissait rien paraitre.

" Chris, ce n'était pas un accident.

- que voulez-vous dire ?

- je veux dire que c'était une sorte de bataille navale. Je veux dire que mon pays se sentait extrêmement menacé, et que nous avons d˚ prendre un certain nombre de mesures défensives pour nous protéger. "

Chris n'arrivait tout bonnement pas à saisir. Bien qu'un des spécialistes du japon aux Affaires étrangères, il n'avait pas encore été

ccsnvoqué pour un briefing complet : tout ce qu'il savait, il l'avait appris par son autoradio, et c'était bien mince. Nagumo voyait bien que ça dépassait son entendement que son pays puisse faire l'objet d'une attaque.

Après tout, l'Union soviétique avait disparu, non ? C'était réconfortant pour Seiji Nagumo. Bien que terrifié par les risques que le Japon était en train de courir, et bien qu'ignorant leur raison, il restait un patriote.

Il aimait son pays, tout autant que n'importe qui. Il était également intégré à sa culture. Il avait des ordres et des instructions. En son for intérieur, il pouvait bien pester contre celles-ci, il avait néanmoins décidé d'agir en bon petit soldat, point final. Et le vrai gaijin, c'était Cook, pas lui. C'est ce qu'il ne cessait de se répéter.

" Chris, nos deux pays sont en guerre, si l'on veut. Vous nous avez poussés trop loin. Pardonnez-moi, ça ne me ravit pas, vous devez bien le comprendre.

- Attendez une minute. " Chris Cook secoua la tête en affichant une intense perplexité. " Vous avez dit la guerre ? Une vraie guerre ? "

Nagumo acquiesça lentement puis s'exprima sur un ton raisonnable et désolé.

" Nous avons occupé les Mariannes. Par chance, cela s'est réalisé sans pertes humaines. Le bref contact entre nos deux marines a peut-être été un peu plus sérieux, mais pas tant que cela. L'un et l'autre camps sont actuellement en train de se replier, ce qui est une bonne chose.

- Vous avez tué nos compatriotes ?

- Oui, je suis au regret de le dire, il est possible qu'il y ait eu des pertes de part et d'autre. " Nagumo marqua une pause et baissa les yeux, incapable de croiser le regard de son ami. Il y avait déjà lu l'émotion à

laquelle il s'attendait. " Je vous en prie, ne m'en veuillez pas, Chris, poursuivit-il avec un calme qui était manifestement le fruit de gros efforts. Mais ces événements se sont produits. Je n'y suis pour rien.

Personne ne m'a demandé mon opinion. Vous savez ce que j'aurais dit. Vous savez ce que j'aurais conseillé. " Chaque mot était sincère et Cook le savait.

" Bon Dieu, Seiji, que pouvons-nous faire ? " La question traduisait son amitié et son soutien, et comme telle, elle était fort prévisible. Et, bien entendu, elle offrit à Nagumo l'ouverture qu'il attendait et dont il avait besoin.

" Nous devons trouver le moyen de rester maîtres de la situation. Je n'ai pas envie de voir mon pays encore une fois détruit. Nous devons arrêter ça, et vite. " Ce qui était l'objectif de sa patrie, et donc le sien. " Il n'y a pas place dans le monde pour ce... pour cette abomination. Il y a chez moi des gens plus raisonnables que Goto. C'est un imbécile. Voilà... "

Nagumo leva les mains en l'air. " «a y est, je l'ai dit. Un imbécile.

Allons-nous laisser nos deux pays s'infliger mutuellement des dommages irréparables par la faute d'imbéciles ? Parlons-en... avec votre Congrès, et ce cinglé de Trent avec sa loi sur la réforme du commerce extérieur.

Regardez o˘ nous ont menés ses prétendues réformes! "Nagumo était vraiment remonté. Capable, en bon diplomate, de masquer ses sentiments personnels, il se découvrait à présent des talents d'acteur d'autant plus efficaces qu'il croyait vraiment à ce qu'il disait. Il regarda son ami, les larmes aux yeux. " Chris, si les gens comme nous ne reprennent pas en main la situation, mon Dieu, alors qu'est-ce qui va se passer ? L'oeuvre de plusieurs générations... détruite. Votre pays et le mien, cruellement touchés, des morts de part et d'autre, un trait tiré sur le progrès. Et tout cela pourquoi ? Parce que des imbéciles, dans mon pays et le vôtre, n'ont pas réussi à surmonter des difficultés commerciales? Christopher, vous devez m'aider à stopper cette folie. II le faut! "Mercenaire et traître ou pas, Christopher Cook était un diplomate, et le credo de sa profession était d'éliminer la guerre. II devait réagir, et c'est ce qu'il fit.

" Mais qu'est-ce que vous pouvez faire, concrètement ?

- Chris, vous savez que ma position est bien plus importante que le laisserait entendre mon titre officiel, fit remarquer Nagumo. Comment, sinon, aurais-je pu faire pour vous tout ce qui a permis à notre amitié

d'être ce qu'elle est aujourd'hui ? "

Cook opina. Il l'avait senti venir.

" J'ai des amis, de l'influence à Tokyo. Il me faut du temps. Une marge de manceuvre pour négocier. Cela fait, je serai en mesure d'infléchir notre position, d'offrir du concret aux adversaires politiques de Goto. Nous devons renvoyer ce type à l'asile d'o˘ il n'aurait jamais d˚ sortir - ou alors, chargez-vous de le descendre. Ce cinglé risque de détruire mon pays, Chris ! Pour

l'amôur du ciel, il faut m'aider à l'arrêter. " Cette dernière phrase avàit jailli comme un cri du coeur.

Bon Dieu, mais qu'est-ce que je peux faire, Seiji ? Je ne suis jamais que sous-chef de cabinet aux Affaires étrangères, ne l'oubliez pas. Un petit papoose, et il y a des flopées de grands sachems...

- Vous êtes un des rares à votre ministère qui sache nous comprendre. Ils viendront vous demander conseil. " Un peu de flatterie ne nuisait pas. Cook acquiesça.

" Sans doute. S'ils sont malins, ajouta-t-il. Scott Adler me connaît. On se parle.

- Si vous pouvez me dire ce que veulent vos diplomates, je pourrai répercuter cette information à Tokyo. Avec un peu de chance, je pourrai demander à mes amis au ministère des Affaires étrangères de l'examiner aussitôt. Si déjà nous pouvons réussir ça, vos idées auront alors l'air d'être les nôtres, et nous pourrons plus aisément accéder à vos souhaits. "

On appelait ça le judo, la " voie de la souplesse ", un art qui se résumait à exploiter la force et les mouvements de l'adversaire pour les retourner contre lui. Nagumo était convaincu d'en user avec un art consommé. Il convenait de faire appel à la vanité de Cook, le convaincre qu'avec son talent, il pouvait à lui seul influer sur la politique étrangère de son pays. Nagumo n'était pas mécontent d'avoir ourdi un aussi beau coup.

Cook grimaça de nouveau, incrédule. " Bon Dieu, mais si nous sommes en guerre, comment compte-t-il...

- Goto n'est pas complètement cinglé. Nous laisserons ouvertes nos ambassades pour maintenir une ligne de communication. Nous vous proposerons une restitution des Mariannes. Je doute que l'offre soit parfaitement sincère, mais elle sera mise sur la table en signe de bonne foi. Et voilà, conclut Seiji. Je viens de trahir mon pays. " Comme prévu.

" quelle option votre gouvernement serait-il prêt à accepter pour mettre fin à la partie ?

- Selon moi ? L'indépendance totale des Mariannes du Nord; la fin de leur statut de commonwealth. Pour des raisons géographiques et économiques, elles retomberont de toute manière dans notre sphère d'influence. Je crois que c'est un compromis équitable. Au surplus, nous y possédons la majorité

des

terres, rappela Nagumo à son hôte. Ce n'est qu'une hypothèse personnelle, mais je la crois bonne.

- Et Guam?

- Pourvu que l'île soit démilitarisée, elle reste territoire américain.

Encore une hypothèse, mais jouable également. Il faudra du temps pour résoudre l'ensemble du contentieux, mais je crois que nous pouvons arrêter cette guerre avant qu'elle ne dégénère.

- Et si nous ne tombons pas d'accord ?

- Alors, beaucoup de gens vont mourir. Nous sommes diplomates, Chris. Notre mission vitale est de l'empêcher. " Il insista : " Si vous pouvez m'aider, rien qu'en nous faisant part de ce que vous voulez de nous, pour que je puisse amener mon camp à évoluer dans cette direction, alors vous et moi pourrons arrêter une guerre, Chris. Je vous en prie, pouvez-vous m'aider ?

- Je ne demanderai pas d'argent pour ça, Seiji " , fut tout ce qu'il trouva à répondre.

Incroyable. Le bonhomme avait des principes, en fin de compte. Encore heureux qu'il n'ait pas autant de jugeote.

L'ambassadeur du japon se présenta, conformément aux instructions, à

l'entrée de l'aile est. Un huissier de la Maison Blanche ouvrit la portière de la limousine Lexus, et le Marine à la porte salua, n'ayant pas reçu de contrordre. Le diplomate entra seul, sans garde du corps, et passa sans encombre sous le portique détecteur de métaux, puis il tourna vers l'ouest, empruntant un long couloir qui desservait, entre autres, la salle de cinéma privée du Président. Le corridor était décoré de portraits d'autres présidents américains, de sculptures de Frederic Remington et d'autres souvenirs datant de la conquête de l'Ouest. Le parcours était censé faire sentir au visiteur la dimension du pays devant lequel il représentait le sien. Un trio d'agents du Service secret l'escorta jusqu'à l'étage des Affaires étrangères, un endroit qu'il connaissait bien, puis ils s'enfoncèrent un peu plus vers l'ouest du b‚timent, jusqu'à l'aile d'o˘ les

…tats-Unis étaient gouvernés. Il nota que les regards n'étaient pas inamicaux, simplement corrects, mais bien loin de la cordialité qu'il rencontrait d'habitude en ces murs. Comme pour mieux enfoncer le clou, la rencontre avait lieu dans le salon Roosevelt. Celui-ci abritait le prix Nobel

décerné à Théodore pour avoir négocié la fin de la guerre russojaponaise.

'Si tout ce décorum avait été conçu pour l'impressionner, alors cette dernière touche allait à l'encontre de l'effet escompté. Les Américains, comme tant d'autres, avaient toujours eu ce penchant ridicule pour le mélodrame. La salle du traité indien, sise dans l'ancien b‚timent de l'exécutif, tout à côté, avait été conçue jadis pour épater les sauvages.

Ce salon-ci lui rappelait le premier grand conflit qu'avait connu son pays, et qui avait haussé le Japon au rang des grandes nations après sa victoire contre un autre membre du club, la Russie tsariste, un pays bien moins grand qu'il n'en donnait l'apparence, pourri de l'intérieur, déchiré par les dissensions, mais enclin à poser et fanfaronner. Tout à fait comme l'Amérique, en définitive, s'avisa l'ambassadeur. C'était ce genre de réflexion qui l'aidait à empêcher ses genoux de trembler.

Le Président Durling s'était levé pour l'accueillir, et lui tendre la main.

" Monsieur l'ambassadeur, vous connaissez tout le monde ici. je vous en prie, asseyez-vous.

- Merci, monsieur le président, et merci d'avoir accepté de me recevoir aussi vite. "

Il parcourut du regard la table de conférence, tandis que Durling allait s'installer à l'autre bout, et salua de la tête chacun des participants. Il y avait là Brett Hanson, ministre des Affaires étrangères ; Arnold van Damm, secrétaire de la Maison Blanche ; John Ryan, chef du Conseil national de sécurité. Le ministre de la Défense était également dans les murs, il le savait, mais pas ici. Révélateur. L'ambassadeur avait servi de nombreuses années à Washington et il connaissait bien les Américains. Il lisait de la colère sur les visages des hommes assis ; même si le Président dominait admirablement ses émotions, tout comme les agents de la Sécurité postés aux portes, son regard était celui d'un soldat. Chez Hanson, la colère était scandalisée. Il n'arrivait pas à croire qu'on puisse être stupide au point de menacer son pays d'une manière quelconque ; l'homme évoquait un enfant g

‚té f‚ché d'avoir été mal noté par un examinateur juste et scrupuleux. Van Damm : un politicien qui le considérait comme un gaijin - un drôle de petit bonhomme, en vérité. C'était encore Ryan qui

semblait se dominer le plus, même si la colère était bien là, trahie plus par la main crispée sur le stylo que par le regard impavide de ses yeux bleus de chat. L'ambassadeur n'avait encore jamais eu l'occasion de rencontrer Ryan, en dehors de rares circonstances officielles. La même chose était vraie de la majorité des personnels d'ambassade, et même si le passé de cet homme n'était pas un secret pour les gens bien informés de la capitale, Ryan avait une réputation de spécialiste de l'Europe, par conséquent peu au fait des moeurs japonaises. C'était parfait, estima l'ambassadeur. Mieux informé, il aurait pu constituer un dangereux ennemi.

" Monsieur l'ambassadeur, c'est vous qui avez sollicité cette entrevue, dit Hanson. Nous vous laissons la parole. "

Ryan dut supporter la déclaration liminaire. Elle était interminable, préparée et prévisible : ce qu'aurait pu dire n'importe quel pays en de telles circonstances, épicé d'un grain d'orgueil national. Ce n'était pas de leur faute ; on les avait poussés à bout, traités comme des vassaux indignes, en dépit de longues années d'amitié fidèle et fructueuse. Eux aussi, ils regrettaient la situation. Et ainsi de suite. Ce n'était que du blabla diplomatique, et Jack laissa ses yeux faire le boulot tandis que ses oreilles filtraient le bruit ambiant.

Plus intéressante était l'attitude de l'orateur : quand l'atmosphère est détendue, les diplomates ont tendance à être lyriques, lorsqu'elle est hostile, ils marmonnent, comme gênés de débiter leur discours. Pas cette fois. L'ambassadeur du Japon manifestait une superbe révélant la fierté

pour sa patrie et pour ses actes. Sans défi, mais sans embarras non plus.

Même l'ambassadeur d'Allemagne qui avait annoncé l'invasion à Molotov avait exprimé des regrets, se souvint Jack.

Pour sa part, le Président écoutait, impassible, laissant Arnie manifester la colère, et Hanson, la surprise, nota Jack. Un bon point pour lui.

" Monsieur l'ambassadeur, une guerre avec les …tats-Unis d'Amérique n'est pas une bagatelle ", commença le ministre des Affaires étrangères, à

l'issue de la déclaration liminaire.

L'ambassadeur ne broncha pas. " Ce ne sera une guerre que si vous le voulez bien. Nous n'avons nul désir de détruire votre pays, mais nous devons veiller à nos intérêts de sécurité. " Il poursuivit en énonçant la position de son pays sur les Mariannes.

Elles avaient naguère fait partie du territoire nippon et lui revenaient à

nouveau. Son pays était en droit d'avoir son propre périmètre défensif. Et voilà, expliqua-t-il, il ne fallait pas chercher plus loin.

" Vous êtes bien conscient, dit Hanson, que nous avons la capacité de détruire votre pays ?

- Certes. " Il hocha la tête. " Je le sais. Nous n'avons certainement pas oublié votre recours aux armes nucléaires contre notre territoire national.

"

La réponse fit tiquer jack. Il nota sur son calepin : Engins nucléaires ?

" Vous avez autre chose à nous dire, observa Durling, en intervenant dans la conversation.

- Monsieur le président... mon pays dispose également d'armes nucléaires.

- Et vous les expédiez comment ? " ricana Arnie. Ryan le remercia en silence pour cette question. Il y avait des moments o~ les cons avaient leur place.

u

" Mon pays possède un certain nombre de missiles intercontinentaux munis de têtes nucléaires. Vos compatriotes ont pu visiter l'usine d'intégration.

Vous pourrez vérifier auprès de la NASA, si vous voulez. " D'une voix neutre, l'ambassadeur cita des noms, des dates, et remarqua que Ryan les notait scrupuleusement, en bon fonctionnaire. Le silence était devenu tel qu'il pouvait entendre gratter la pointe du stylo. Mais le plus intéressant, c'était les regards qu'il lisait chez les autres.

" Nous menacez-vous ? " demanda calmement Durling.

De l'autre bout de la table, l'ambassadeur le fixa droit dans les yeux. "

Non, monsieur le président, absolument pas. J'énonce juste un fait. Je le répète : ce ne sera une guerre que si tel est votre désir. Oui, nous savons que vous pouvez nous détruire si vous le voulez, et nous ne pouvons pas vous détruire, même si nous pouvons vous infliger de graves dég‚ts. Et pour quoi, monsieur le président ? quelques îles qui, de toute façon, nous reviennent historiquement ? Depuis déjà plusieurs années, elles n'ont plus d'américain que le nom.

- Et les gens que vous avez tués ? intervint van Damm.

- Je le regrette sincèrement. Nous proposerons bien s˚r de dédommager les familles. Nous avons l'espoir d'aboutir à un

c, n

arrangement. Nous n'inquiéterons pas votre ambassade ou son personnel, et nous espérons que vous manifesterez la même courtoisie à notre égard, afin de maintenir le contact entre nos deux gouvernements. Est-il si difficile, poursuivit-il, de nous considérer comme des égaux ? Pourquoi éprouvez-vous le besoin de nous nuire ? Dois-je vous rappeler qu'un banal accident d'avion, imputable à une erreur de vos ingénieurs de chez Boeing, a fait naguère plus de victimes parmi mes concitoyens que vous n'avez perdu de marins dans le Pacifique. Avons-nous alors manifesté notre colère ? Avons-nous menacé votre sécurité économique, la survie même de votre nation ?

Non. Rien de tel. L'heure est venue pour mon pays de trouver sa place dans le concert des nations. Nous nous sommes retirés du Pacifique occidental.

Nous devons désormais veiller à assurer notre propre défense. Et pour cela, il n'y a pas de demi-mesures. Comment, alors que vous avez déjà

économiquement mutilé notre pays, pourrionsnous avoir l'assurance que vous n'allez pas chercher par la suite à nous détruire physiquement ?

- Jamais nous ne ferions une chose pareille! objecta Hanson.

- Facile à dire, monsieur le ministre. Vous l'avez bien déjà fait une fois et, comme vous l'avez vous-même remarqué il y a un instant, vous en avez toujours la capacité.

- Ce n'est pas nous qui avons commencé cette guerre, souligna van Damm.

- Non ? demanda l'ambassadeur. En nous privant de pétrole et de débouchés commerciaux, vous nous avez acculés à la ruine, et une guerre en a résulté.

Pas plus tard que le mois dernier, vous avez plongé notre économie dans le chaos en espérant que nous ne réagirions pas - parce que nous n'avions pas la capacité de nous défendre. Eh bien, nous l'avons. Peut-être que nous allons maintenant pouvoir traiter en égaux.

" Pour ce qui concerne mon gouvernement, le conflit est terminé. Nous n'effectuerons aucune autre action contre les Américains. Vos compatriotes sont les bienvenus dans mon pays. Nous modifierons nos pratiques commerciales pour nous conformer àvos lois. Toute cette crise pourrait être présentée à votre public comme un malheureux accident, et nous pourrions aboutir àun accord sur les Mariannes. Nous sommes prêts à négocier un règlement conforme aux exigences de votre pays et du mien. Talle,est la position de mon gouvernement. " Sur quoi, l'ambassadeur ouvrit sa serviette et en sortit la " note " qu'exigeaient les règles de la diplomatie internationale. Il se leva et la donna au ministre des Affaires étrangères.

" Si vous avez besoin de ma présence, je reste à votre service. Messieurs, je vous salue. " Il regagna la porte, passa devant le chef du Conseil national de sécurité, qui ne le suivit pas des yeux comme tous les autres.

Ryan n'avait pas ouvert la bouche. De la part d'un japonais, cela aurait pu être troublant, mais pas chez un Américain. Il n'avait simplement rien à

dire. Enfin, c'était un spécialiste de l'Europe, après tout, non ?

La porte se referma et Ryan attendit encore quelques secondes avant de parler.

" Eh bien, c'était intéressant, observa-t-il en consultant sa page de notes. Il ne nous a donné qu'une information vraiment importante.

- que voulez-vous dire ? demanda Hanson.

- Les armes nucléaires et leurs vecteurs. Le reste n'était que du baratin, destiné en fait à un tout autre auditoire. Nous ne savons toujours pas ce qu'ils manigancent au juste. "

25

Tous les chevaux du roi

LEs médias ne le savaient pas encore, mais ça n'allait pas durer. Le FBI était déjà à la recherche de Chuck Searls. Ils savaient que ce ne serait pas facile, et le fond du problème, c'est que compte tenu des éléments à

leur disposition, ils devraient se contenter de l'interroger. Les six programmeurs qui avaient àdivers titres contribué à la conception d'ELECTRn-CLERK 2.4.0 avaient tous été interrogés, et tous avaient nié

avoir eu connaissance de ce qu'ils appelaient l'OEuf de P‚ques, en exprimant àchaque fois un mélange d'indignation pour les résultats, et d'admiration pour la méthode employée : rien que trois malheureuses lignes de code disséminées dans le programme, qu'il leur avait fallu vingt-sept heures à eux six pour dénicher. Et c'est là qu'était apparu le plus grave : outre Searls, ces six hommes avaient eu accès au code-source du programme.

Ils étaient, après tout, les principaux programmeurs de la boite et, bénéficiant tous du même niveau d'autorisation, ils pouvaient tous y accéder chaque fois qu'ils le désiraient, jusqu'au moment o˘ le programme finalisé quittait le bureau, chargé sur le disque dur amovible. Au surplus, alors qu'il n'y avait aucun enregistrement des accès, chacun d'eux avait la possibilité de bidouiller la programmation du serveur, afin soit d'effacer les journaux consignant les temps de connexion, soit de les cumuler avec d'autres. De sorte que fCEuf de P‚ques pouvait avoir résidé là durant les plusieurs mois nécessaires à le peaufiner, tant il paraissait soigneusement conçu. En définitive, admit sans trop se faire prier l'un des informaticiens, n'importe lequel aurait pu le faire. Il n'y avait pas d'empreintes

digitales sur les logiciels. Et plus important encore pour le moment, il n'y avait aucun moyen de défaire ce qu'ELECTRACLtRK 2.4.0 avait fait.

Et ce qu'il avait fait était suffisamment terrifiant pour que les agents du FBI chargés de l'enquête se permettent de l'humour noir en remarquant que l'installation de fenêtres blindées isolantes dans les immeubles de Wall Street avait sans doute sauvé plusieurs milliers de vies humaines. La dernière transaction identifiable avait été enregistrée à 12:00:00 et à

partir de 12:00:01, tous les enregistrements étaient du charabia. Des milliards, en fait des centaines de milliards de dollars de transactions avaient disparu, perdus dans les enregistrements sur bandes informatiques de la DTC, la Compagnie fiduciaire de dépôt.

La nouvelle n'avait pas encore été ébruitée. L'événement était encore tenu secret, une tactique suggérée à l'origine par les dirigeants de la DTC, et jusqu'ici approuvée par les responsables tant de la Commission des opérations de Bourse que par ceux de la Bourse de New York. Ils avaient d˚

s'en expliquer au FBI. En plus des sommes perdues dans le krach survenu ce vendredi, il fallait compter l'argent gagné sur ce que les professionnels américains appellent des " puts ", les options de vente, une technique àlaquelle avaient recours de nombreux agents de change afin de se garantir, et qui était un moyen de faire des profits sur un marché en baisse. En outre, chaque société de Bourse tenait ses propres archives des transactions : il était donc en théorie tout à fait possible, avec du temps, de reconstituer l'ensemble des données effacées par l'OEuf de P

‚ques. Mais si jamais la nouvelle du désastre à la DTC devenait publique, le risque existait que certains courtiers indélicats, ou simplement poussés par le désespoir, soient tentés de trafiquer leurs propres archives.

C'était improbable dans le cas des charges importantes, mais à peu près inévitable avec les plus petites, et ce genre de malversation était quasiment impossible à prouver - le classique dilemme de la parole d'un individu contre celle d'un autre, l'hypothèse la pire en matière d'enquête criminelle. Même dans les plus grandes et les plus honorables des sociétés de Bourse, il y avait toujours des scélérats, réels ou potentiels. Les sommes en jeu étaient tout simplement trop colossales, une situation compliquée encore par l'éthique professionnelle des courtiers qui était de sauvegarder en toutes circonstances l'argent de leurs clients.

Pour cette raison, c'était plus de deux cents agents fédéraux qui s'étaient rendus au bureau et au domicile personnel des dirigeants de toutes les sociétés de Bourse et d'investissement dans un rayon de cent cinquante kilomètres autour de New York. La t‚che s'avéra bien plus aisée que d'aucuns auraient pu le craindre, car la majorité de ces cadres profitaient du week-end pour mettre les bouchées doubles et dans la plupart des cas, ils acceptèrent de coopérer en fournissant leurs fichiers informatiques. On estima que quatre-vingt pour cent des transactions intervenues aÎ

e

pr s midi le vendredi étaient d'sormais en possession des autorités fédérales. C'était le plus facile. Le plus délicat, apprirent bientôt les agents du FBI, ce serait d'analyser ces données, d'associer chaque transaction effectuée par telle maison avec son pendant dans toutes les autres. Ironie de la situation, un programmeur de chez Searls avait, sans y être invité, défini la configuration minimale pour s'acquitter de la t

‚che : une station de travail haut de gamme par répertoire de fichiers pour chaque compagnie, toutes ces machines étant connectées en réseau, géré par un serveur au moins aussi puissant qu'un super-ordinateur Cray Y-MP (il y en avait un à la CIA et trois autres à la NSA, leur apprit-il), et piloté

par un programme spécifique passablement complexe. Car il y avait des milliers de courtiers et d'institutions, et certaines avaient effectué des millions de transactions. Les permutations, expliquat-il aux deux agents encore capables de suivre son discours débité à toute vitesse, étaient sans doute de l'ordre de dix puissance seize... voire dix-huit. Ce dernier nombre, dut-il leur préciser, représentait mille millions de milliards.

Bref, un très très gros chiffre. Oh, et encore une chose : ils avaient intérêt à être parfaitement certains de détenir toutes les archives de toutes les firmes et toutes les charges, ou sinon tout le bel édifice risquait de s'effondrer. Le temps nécessaire pour effectuer cette péréquation ? Il

préf

e

était ne pas s'avancer, ce qui ne ravit pas sp'cialement les policiers obligés de retourner au siège de l'agence fédérale pour expliquer tout ça à

leur patron, un homme qui ne voulait même pas entendre parler d'utiliser son ordinateur de bureau pour taper le courrier. Le titre Mission : Impossible leur vint à l'esprit sur le chemin du retour.

Et pourtant, il faudrait bien en passer par là. Il ne s'agissait pas simplement d'une affaire de cotation boursière, après tout.

Chaque transaction représentait également une valeur monétaire, de

'l'argent bien concret qui avait changé de main en passant d'˚n compte à

l'autre ; et même s'ils étaient électroniques, ces mouvements monétaires complexes devaient être comptabilisés. Et jusqu'à ce que toutes les transactions soient réglées, le montant des sommes disponibles sur les comptes de toutes les sociétés de Bourse, de toutes les banques, et en définitive de tous les particuliers en Amérique - même ceux qui n'avaient pas de portefeuille - ce montant restait impossible à chiffrer. Non seulement Wall Street était paralysé, mais tout le système bancaire américain était désormais figé sur place, une conclusion à laquelle on avait abouti à peu près au moment o˘ les roues du train d'Air Force One touchaient la piste de la base aérienne d'Andrews.

" Et merde ", commenta le sous-directeur de la division opérations de New York du FBI. Pour ça, il était plus loquace que ces collègues des autres agences fédérales qui avaient réquisitionné son bureau à l'angle nord-ouest du b‚timent pour en faire une salle de conférence. Les autres se contentèrent de baisser le nez vers la moquette bon marché et de se racler la gorge.

La situation risquait d'empirer, et ça ne rata pas. L'un des employés de la DTC raconta la chose à un voisin, qui était avocat, qui le répéta à un autre, qui était journaliste, qui passa deux ou trois coups de fil et prépara un papier pour le New York Times. La rédaction appela le ministre des Finances qui, à peine rentré de Moscou et pas encore informé de la gravité de la situation, se refusa à tout commentaire mais omit de demander au quotidien d'y aller avec des pincettes. Avant qu'il ait pu rectifier son erreur, l'article était prêt à rouler.

Le ministre des Finances Bosley Fiedler parcourut quasiment au pas de course le tunnel reliant son ministère à la Maison Blanche. Guère habitué à

l'exercice physique, c'est soufflant comme un phoque qu'il entra dans le salon Roosevelt, ratant de peu le départ de l'ambassadeur nippon.

" qu'est-ce qui se passe, Buzz ? " demanda le Président Durling.

Fiedler prit sa respiration et donna en cinq minutes un résumé de ce qu'il venait d'apprendre via téléconférence avec New York.

" Nous ne pouvons pas laisser les marchés ouvrir, conclut-il. Je veux dire, c'est matériellement impossible. Personne ne peut négocier. Personne ne sait de combien d'argent il dispose. Personne ne sait qui détient quoi.

quant aux banques... monsieur le président, nous avons là un gros problème.

On n'a jamais rien connu même de vaguement approchant dans le passé.

- Buzz, ce n'est jamais qu'une question d'argent, non ? intervint Arnie van Damm, qui se demandait pour quelle raison il fallait que tout ça se produise en un seul jour, après une période de plusieurs mois somme toute agréable.

- Non, ce n'est pas qu'une question d'argent. " Toutes les têtes se tournèrent, car c'était Ryan qui avait répondu à la question. " C'est une question de confiance. Notre ami Buzz a écrit un livre là-dessus, au temps o˘ je travaillais pour Merrill Lynch. "Peut-être qu'une référence amicale l'aiderait à retrouver son calme.

" Merci, Jack. " Fiedler s'assit et but une gorgée d'eau. " Prenez le krach de 1929, par exemple. En réalité, quelle fut l'étendue des pertes ? En termes monétaires, elle a été nulle. Bon nombre d'investisseurs y ont perdu leur chemise, et la couverture des options a encore aggravé les choses, mais ce que les gens ont souvent du mal à saisir est que cet argent qu'ils ont perdu était de l'argent déjà donné à d'autres.

- Je ne saisis pas. " C'était Arnie van Damm.

" A vrai dire, tu n'es pas le seul. Cela fait partie de ces trucs qui sont trop simples. Pour la majorité des gens, le marché monétaire est synonyme de complexité, mais ils oublient que la forêt est composée d'arbres. Chaque investisseur qui a perdu de l'argent l'avait auparavant donné à un courtier, en échange de quoi il avait reçu un certificat d'action. Il a donc troqué son argent contre quelque chose de valeur, mais la valeur de ce quelque chose a chuté, et le krach, ce n'est rien d'autre. En revanche, le premier type, celui qui a donné le titre et récupéré l'argent avant le krach, celui-là, fondamentalement, a fait la bonne opération, et il n'a rien perdu, d'accord ? Par conséquent, la quantité d'argent circulant dans l'économie en 1929 n'a strictement pas changé.

- L'argent ne s'évapore pas comme ça, Arnie, expliqua Ryan. Il va d'un endroit à un autre. Il ne disparaît pas. La Banque fédérale de réserve y veille. " Il était toutefois manifeste que van D‚rnrn ne comprenait toujours pas.

Mais alors, bon Dieu, pourquoi la Grande Dépression s'estelle produite ?

- La confiance, répondit Fiedler. Une grand nombre de gens se sont fait réellement étendre en 29 par le jeu de la couverture des options. Ils se sont portés acquéreurs d'actions avec un apport d'un montant inférieur à la valeur de la transaction réelle. Aujourd'hui, on pratique plutôt la réactualisation des couvertures. Et par la suite, ils se sont trouvés incapables d'honorer leurs engagements quand ils ont d˚ revendre. Les banques et les autres institutions ont pris une sévère raclée parce qu'elles étaient obligées de couvrir les marges. On s'est retrouvé avec d'un côté une quantité de petits porteurs qui n'avaient plus que des dettes qu'ils étaient dans l'impossibilité de commencer à rembourser, et de l'autre, des banques à court de liquidités. Dans ce genre de circonstances, les gens ne font plus rien. Ils ont peur de risquer le peu qui leur reste.

Ceux qui se sont retirés à temps et qui ont donc encore de l'argent - en fait, ceux qui n'ont pas vraiment souffert -, ceux-là voient dans quel état se trouve le reste de l'économie et ils ne font rien non plus, ils préfèrent attendre, tant ce qui se passe leur flanque la trouille. Voilà

quel est le problème, Arnie.

" Voyez-vous, ce qui b‚tit une économie, ce n'est pas la richesse, mais l'usage qu'on en fait, toutes les transactions qui se produisent chaque jour, du gamin qui tond votre pelouse pour un dollar au rachat d'une grande entreprise. Si ça s'arrête, tout s'arrête. "

Ryan regarda Fiedler en marquant son approbation. C'était un superbe abrégé

de cours magistral.

" Je ne suis toujours pas certain d'avoir saisi, dit le secrétaire de la Maison Blanche. " Le Président écoutait toujours, sans un mot.

A mon tour. Ryan secoua la tête. " Il n'y pas tant de monde qui comprenne.

Comme vient de le dire Buzz, c'est trop simple. On considère l'activité

économique, pas l'inactivité, pour mesurer une tendance, mais c'est l'inactivité qui est le véritable danger dans le cas présent. Si j'opte pour une position attentiste, mon argent ne circule pas. Je n'achète pas de biens et les gens qui

fabriquent les objets que j'aurais pu acheter se retrouvent sans travail.

Perspective terrible pour eux et leurs voisins. Les voisins ont tellement peur qu'ils s'accrochent à leur argent - pourquoi le dépenser, alors qu'ils pourraient en avoir besoin, si jamais ils se retrouvaient au chômage eux aussi. Et ainsi de suite. Non, nous avons vraiment un gros problème sur les bras, messieurs, conclut Jack. Lundi matin, les banquiers vont s'apercevoir à leur tour qu'ils ne savent plus ce qu'ils possèdent. La crise bancaire n'avait vraiment commencé qu'en 1932, bien après la reprise du marché

boursier. Ce ne sera pas le cas ce coup-ci.

- C'est si grave ? " La question venait du Président.

"Je n'en sais rien, répondit Fiedler. «a ne s'est encore jamais produit.

- "Je n'en sais rien", ça ne résout pas le problème, Buzz, observa Durling.

- Vous préféreriez un mensonge ? rétorqua le ministre des Finances. Il faudrait qu'on ait avec nous le gouverneur de la Réserve fédérale. Nous sommes confrontés à quantité de problèmes. Le plus gros étant une crise de liquidités d'une ampleur sans précédent.

- Sans oublier un conflit armé, rappela Ryan, à l'intention de ceux qui auraient oublié.

- Des deux crises, quelle est la plus sérieuse ? " demanda le Président Durling.

Ryan réfléchit une seconde. " En termes de dég‚ts concrets pour notre pays ? Nous avons eu deux sous-marins coulés, mettons dans les deux cent cinquante marins perdus. Deux porteavions endommagés. Ils sont réparables.

Les Mariannes ont changé de souveraineté. Ce sont certes de mauvaises nouvelles, conclut Jack, sur un ton mesuré, réfléchissant tout en parlant.

Mais elles n'affectent pas en profondeur notre sécurité nationale parce qu'elles ne touchent pas à la vraie force de notre pays. L'Amérique, c'est une idée partagée. Nous sommes un peuple qui pense d'une certaine manière, qui croit pouvoir réaliser ce qu'il a envie de faire. Tout le reste en découle. Cela s'appelle la confiance, l'optimisme : tout ce que les autres pays trouvent si bizarre chez nous. Supprimez ça, et nous ne sommes plus différents de n'importe qui. Pour répondre en deux mots à votre question, monsieur le président, le problème économique est

bien'plus dangereux que les revers que viennent de nous infliger les*Japonais.

- Vous me surprenez, Jack.

- Monsieur, pour paraphraser Buzz, vous préférez que je vous mente ? "

" Bon Dieu, quel est le problème ? " demanda Ron Jones. Le soleil était déjà levé, et l'USS Pasadena était visible, encore amarré à quai, le pavillon national pendant, inerte, dans l'air calme. Un b‚timent de guerre de la marine des …tats-Unis restait là sans rien faire, alors que le fils de son mentor venait de mourir, tué par l'ennemi. Pourquoi est-ce que personne ne réagissait ?

" Il n'a pas reçu d'instructions, expliqua Mancuso, parce que je n'ai pas reçu d'instructions, parce que le CINCPAC n'a pas reçu d'instructions, parce que l'Autorité nationale de commandement n'a émis aucune instruction.

- Ils sont réveillés, là-haut ?

- Paraît que le ministre de la Défense serait en ce moment à la Maison Blanche. Le Président aura d˚ être informé, à l'heure qu'il est, estima le ComSubPac.

- Mais il n'arrive pas à se décider, observa Jones.

- C'est le Président, Ron. On fera ce qu'il dira.

- Ouais, comme avec Johnson qui a expédié mon vieux chez les Viets. " Il se tourna vers la carte murale. D'ici la fin de la journée, les b‚timents de surface japonais seraient hors de portée des porte-avions, qui étaient de toute façon incapables de lancer des frappes. L'USS Gary avait interrompu sa recherche de survivants, surtout par peur de tomber sur un des sousmarins japonais en patrouille, mais la frégate donnait surtout l'impression d'avoir été chassée de la zone par une vedette garde-côtes. Les renseignements dont ils disposaient étaient fondés sur des données satellitaires parce qu'il n'avait pas été jugé prudent d'envoyer ne f˚t-ce qu'un P-3C surveiller les b‚timents de surface - sans parler d'aller traquer les contacts sous-marins. " Toujours les premiers à se tirer du danger, hein ? "

Mancuso décida cette fois de ne pas relever. Il était officier général et payé pour penser en officier général. " Chaque chose en son temps. Nos principales forces en danger pour l'instant

sont ces deux porte-avions. Nous devons les rapatrier, et ensuite les faire réparer. Wally est en train de planifier les opérations. Nous devons recueillir des renseignements, les analyser, réfléchir, et ensuite, décider de ce qu'on pourra faire.

- Et ensuite encore, voir s'il sera d'accord ? "

Mancuso acquiesça. " C'est ainsi que marche le système.

- Super. "

L'aube était bien agréable. Installé au pont supérieur du 747, Yamata avait choisi un siège près d'un hublot à gauche, et il regardait dehors, ignorant le murmure des conversations autour de lui. Il avait à peine dormi ces trois derniers jours, et la nervosité et le soulagement inondaient encore ses veines. Ce vol était le dernier des vols prévus. Emportant pour l'essentiel du personnel administratif, ainsi que quelques ingénieurs et civils pour commencer à mettre en place le nouveau gouvernement. Les bureaucrates chargés de cette t‚che étaient plutôt des malins dans leur genre. Bien entendu, tous les gens de Saipan auraient le droit de vote, et les élections seraient soumises à un contrôle international, c'était une nécessité politique. Il y avait environ vingt-neuf mille résidents sur l'île, mais c'était sans compter les Japonais, dont bon nombre y possédaient désormais des terres, des maisons et des entreprises commerciales. C'était également sans compter les soldats et les clients des hôtels. Les hôtels - les plus grands appartenaient à des Japonais, bien s˚r

- seraient considérés comme des résidences d'habitation, et tous leurs clients, comme des locataires domiciliés sur place. En tant que citoyens japonais, ils avaient le droit de vote. Les soldats étaient également des citoyens, avec les mêmes droits, et comme leur statut de garnison restait indéterminé, ils étaient également domiciliés sur place. Entre les soldats et les civils, cela faisait plus de trente et un mille Japonais sur l'île et, le jour du scrutin, ses concitoyens mettraient sans aucun doute un point d'honneur à exercer leurs droits civiques. Le contrôle internationa4

songea-t-il, le regard perdu vers le levant, mon cul!

C'était particulièrement plaisant d'observer depuis une altitude de trente-sept mille pieds l'apparition des premières lueurs p‚les à l'horizon, draperies décoratives pour un bouquet d'étoiles

encore visibles. La lueur grandit, s'éclaircit, d'abord du pourpre du rouge profond, puis au rose, à l'orangé, pour enfin laisser place au premier éclat de disque solaire, pas encore visible sur la mer plongée dans le noir en dessous, et c'était comme s'il avait l'aube pour lui tout seul, songea Yamata, bien avant que le bas peuple ait l'occasion de la go˚ter et la savourer. L'appareil vira légèrement sur la droite pour entamer son approche. La descente dans l'air matinal était parfaitement synchronisée, comme pour maintenir tout du long le soleil immobile, rien que ce mince arc jaune-blanc, prolongeant l'instant magique plusieurs minutes encore. La pure splendeur de la scène l'émut presque aux larmes. Il se souvenait encore des visages de ses parents, de leur modeste demeure à Saipan. Son père tenait un petit commerce guère prospère, se contentant de vendre des babioles et des articles de mercerie aux soldats en garnison sur l'île. Il avait toujours été très poli avec eux, se souvenait Yamata, souriant, s'inclinant, acceptant leurs blagues brutales sur sa jambe estropiée par la polio. Le garçon qui assistait à cela croyait qu'il était normal d'être respectueux envers des hommes armés et revêtus de l'uniforme de son pays.

Il avait appris depuis à réviser son jugement, bien s˚r. Ils n'étaient que des serviteurs. qu'ils soient ou non les héritiers de la tradition samouraÔ

- ce mot même de samouraÔ était dérivé du verbe " servir ", se rappela-t-il, ce qui impliquait à l'évidence un maître, non ? -,c'étaient eux qui devaient surveiller et protéger leurs supérieurs, et c'étaient leurs supérieurs qui les engageaient, les payaient et leur donnaient les ordres.

Il était nécessaire de les traiter avec plus de respect qu'ils n'en méritaient en fait, mais le plus étrange, toutefois, restait que plus ils avaient un grade élevé, plus ils étaient conscients de leur vraie place.

" Nous atterrissons dans cinq minutes, lui dit un colonel.

- Dozo. " Un simple signe de tête, parce qu'il était assis, mais même cette inclinaison de la tête était mesurée : c'était précisément le signe qu'on adresse à un subordonné, manifestant à la fois politesse et supériorité

dans le même geste courtois. En son temps, si ce colonel était un élément de valeur et gagnait ses galons de général, le signe de tête changerait imperceptiblement, et s'il allait encore plus loin, alors un jour, s'il avait de la chance, Yamata-san pourrait même l'appeler amicalement par son prénom, le gratifier d'un sourire et d'une plaisanterie, l'inviter à

boire un verre et, à mesure qu'il progresserait vers les échelons du haut commandement, lui apprendre qui était vraiment le maître. Le colonel visait sans doute cet objectif. Yamata boucla sa ceinture et lissa ses cheveux.

Le capitaine Sato était vidé. Il était resté trop longtemps en vol, ne se contentant pas d'enfreindre mais de piétiner les règlements de sécurité des personnels navigants, mais lui non plus, il ne pouvait esquiver son devoir.

Il jeta un coup d'oeil à gauche et vit dans le ciel matinal les feux clignotants de deux chasseurs, sans doute des F-15 - l'un deux peut-être piloté par son fils -qui survolaient l'île pour protéger le sol de ce qui était redevenu sa patrie. Doucement, se dit-il. Il avait la responsabilité

de soldats de son pays, et ils méritaient les meilleurs égards. Une main sur les gaz, l'autre sur le volant de manche, il guida le Boeing le long d'un rail descendant invisible, en direction d'un point que ses yeux avaient déjà choisi. A son signal, le copilote sortit entièrement les aérofreins. Sato tira légèrement le manche en arrière, redressant le nez et cabrant l'appareil pour venir mourir en douceur, jusqu'à ce que seul le crissement des pneus leur indique qu'ils avaient touché le sol.

" Vous êtes un poète ", dit le copilote, une fois encore impressionné par les talents du bonhomme.

Sato se permit un sourire, tandis qu'il inversait la poussée. " Vous nous le garez. " Puis il pressa la touche de l'interphone de cabine.

" Bienvenue au Japon ", dit-il à ses passagers.

Si Yamata ne poussa pas un cri de joie, c'est uniquement parce que la remarque du commandant le surprit lui aussi. Il n'attendit pas l'arrêt de l'avion pour détacher sa ceinture. La porte de cabine était devant lui, et il fallait qu'il dise quelque chose.

" Commandant.

- Oui, Yamata-san ?

- Vous comprenez, n'est-ce pas ? "

Le hochement de tête du pilote était celui d'un pro rempli d'orgueil et, en cet instant, fort proche du zaibatsu. " Hai. " Sa récompense fut un autre signe de tête, de la plus exquise sincérité, et cette marque de respect lui réchauffa le coeur.

L'homme d'affaires n'était pas pressé. Plus maintenant. Les bureaucrates civils et militaires descendirent de l'avion pour

gagner les autobus qui les conduiraient à l'hôtel Nikko Saipan, vaste, établissement moderne situé au milieu de la côte ouest de l'île, qui servirait de siège administratif provisoire à l'occup... -au nouveau gouvernement, se corrigea-t-il. Il ne leur fallut que cinq minutes pour tous débarquer, après quoi il se dirigea de son côté vers un autre Toyota Land Cruiser dont le chauffeur était, cette fois, l'un de ses employés, un homme qui savait quoi faire sans qu'on ait à lui dire, et qui savait surtout que, pour son patron, ce moment était de ceux qu'on aime savourer en silence.

Yamata remarqua à peine l'activité alentour. Même s'il en était l'instigateur, le plus important avait été l'attente de ces instants. Oh, peut-être un bref sourire en découvrant les véhicules militaires, mais son épuisement était bien réel, ses paupières si lourdes, malgré une volonté de fer pour leur ordonner de rester grandes ouvertes. Son chauffeur avait établi l'itinéraire avec soin, et il réussit à éviter la majorité des embouteillages. Bientôt, ils repassaient devant le country-club des Mariannes, et bien que le soleil f˚t levé, aucun golfeur n'était visible.

Aucune présence militaire non plus, hormis deux camions-relais satellite à

l'entrée du parking, repeints en gris après avoir été réquisitionnés par la NHK. Non, pas question de toucher au terrain de golf, devenu sans nul doute le bien immobilier le plus précieux de toute l'île.

Ce devait être à peu près ici, estima Yamata en retrouvant le contour des collines. La modeste échoppe de son père était située près de l'aérodrome nord, et il se souvenait des chasseurs A6M3 Zéro, des aviateurs qui se pavanaient, et des soldats bien souvent arrogants. De l'autre côté, c'était la sucrerie de Nanyo Kohatsu Kaisha qui se dressait, et il se souvenait encore des petits bouts de canne qu'il volait pour les mastiquer. Et comme la brise matinale était douce, en ce temps-là... Bientôt, ils arrivaient sur son terrain. Yamata se força à nettoyer son esprit de toutes ces toiles d'araignée, et il descendit de voiture pour continuer, à pied, vers le nord.

C'est sans doute ainsi que son père, sa mère et son frère s'étaient approchés, et il s'imaginait voir son père, claudiquant sur sa jambe invalide, luttant pour retrouver la dignité qui lui avait toujours été

refusée par les séquelles de sa maladie. Avait-il bien servi les soldats, en ces derniers jours, pour leur fournir tous les articles utiles dont il disposait ? Et en ces derniers jours, les

soldats avaient-ils mis de côté leurs insultes grossières pour le remercier avec la sincérité d'hommes pour qui l'approche de la mort était désormais une perspective bien concrète ? Yamata choisit de le croire. Ainsi avaientils d˚ descendre à la rencontre de la mort, protégés dans leur retraite par l'ultime action d'arrière-garde de soldats vivant leur ultime instant de perfection.

L'endroit avait été baptisé falaise BanzaÔ par les autochtones, falaise des Suicidés pour les moins racistes. Yamata nota de demander à ses spécialistes des relations publiques de trouver pour le site un nom plus respectueux. Le 9 juillet 1944, le jour o˘ s'était achevée la résistance organisée. Le jour o˘ les Américains avaient déclaré que l'île de Saipan était désormais " s˚re ".

Il y avait en réalité deux falaises, incurvées et refermées comme un amphithé‚tre; la plus haute dominait de deux cent quarante mètres la surface attirante de l'océan. L'endroit était marqué par e des colonnes de marbre, édifiées des années plus tôt par des étudiants.

Elles étaient taillées pour représenter des enfants en prière, agenouillés.

Et c'est là qu'ils avaient d˚ s'approcher du bord, en se tenant par la main. Il se rappelait encore la poigne vigoureuse de son père. Son frère et sa sueur avaient-ils eu peur ? Sans doute étaient-ils plus désorientés que terrifiés, après vingt et un jour de fracas, d'horreur et d'incompréhension. Sa mère avait regardé son père. Une petite femme boulotte et chaleureuse, dont il entendait ànouveau le rire enjoué et musical résonner à ses oreilles. Les soldats avaient été parfois brusques avec son père, mais jamais avec elle. Et jamais avec les enfants. Et l'ultime service qu'ils avaient rendu à ses parents avait été de tenir éloignés les Américains en ces derniers instants, quand ils avaient sauté

de la falaise. Main dans la main, voulut-il croire, chacun tenant un enfant en une ultime étreinte affectueuse, refusant avec orgueil d'être soumis à

la captivité par des barbares, et faisant un orphelin de leur autre fils.

Yamata n'avait qu'à fermer les yeux pour tout revoir, et pour la première fois, le souvenir réel et la vision imaginée le faisaient trembler d'émotion. Il ne s'était jamais permis d'autre sentiment que la rage, chaque fois qu'il était revenu ici, tout au long de ces années, mais aujourd'hui, il pouvait enfin se permettre d'épancher ses sentiments et de pleurer sans honte, car il avait payé sa dette d'honneur envers ceux qui lui avaient donné le jour, et sa dette d'honneur envers ceux qui leur avaient donné la mort. Intégralement.

Cent mètres en retrait, le chauffeur observait la scène. Sans en connaître les détails, il comprenait, car il connaissait l'histoire de ces lieux, et lui aussi se sentait ému aux larmes, tandis que ce sexagénaire tremblant claquait les mains pour attirer l'attention de ses deux endormis. Il nota ses épaules secouées de sanglots, et bientôt il vit Yamata s'allonger sur le flanc, dans son costume trois pièces, et s'endormir. Peut-être allait-il rêver d'eux. Peutêtre que ces esprits, o˘ qu'ils soient, viendraient le visiter dans son sommeil et lui dire ce qu'il avait besoin d'entendre. Mais le plus surprenant, songea le chauffeur, c'était que ce vieux salaud ait finalement une ‚me. Peut-être avait-il méjugé de son patron.

" On peut pas dire qu'ils sont pas organisés ", remarqua Oreza qui observait aux jumelles, avec le modèle bon marché qu'il gardait toujours à

la maison.

La fenêtre du séjour permettait de surveiller les deux aérodromes, celle de la cuisine donnait sur le port. L' Orchid Ace avait appareillé depuis longtemps, et un autre car-ferry avait mouillé à sa place. Il s'agissait du Century Highway n∞5, qui était en train de décharger des jeeps et des camions. Portagee était complètement vanné, car il s'était forcé à veiller toute la nuit. Il en était maintenant à trente-sept heures sans sommeil, dont une partie passée à se battre sur les eaux à l'ouest de l'île. Il était trop vieux pour ce genre d'activité. Burroughs, pourtant plus jeune et plus en forme, ronflait comme un bienheureux, roulé en boule sur le tapis du salon.

Pour la première fois depuis des années, Oreza avait envie d'une cigarette.

«a aidait à se tenir éveillé. L'idéal en ce moment. La cigarette était l'amie du guerrier - en tout cas, c'est ce que proclamaient tous les films sur la Seconde Guerre mondiale. Mais ce n'était pas la Seconde Guerre mondiale, et il n'était pas un guerrier. Marré trente années passées sous l'uniforme des gardes-côtes des Etats-Unis, il n'avait jamais tiré un seul coup de feu sous l'empire de la colère, même durant son séjour au Viêtnam.

C'était toujours un autre qui s'était trouvé derrière le viseur. Il ne savait même pas se battre.

" Pas couché de la nuit ? " demanda Isabel, qui était prête àpartir au boulot. On était lundi, de ce côté de la ligne de changement de date, et c'était un jour de travail. Baissant les yeux, elle remarqua que le carnet qui servait d'habitude à noter les messages au téléphone était noirci de chiffres et d'annotations. " «a sert àquelque chose ?

- Je n'en sais rien, Izz.

- Je prépare le petit déjeuner ?

- «a peut pas faire de mal, dit en s'étirant Pete Burroughs, qui venait d'entrer dans la cuisine. J'ai d˚ décrocher sur le coup de trois heures du mat. " Il réfléchit un instant. " Je me sens comme... enfin, pas terrible, conclut-il, par respect pour la dame qui était dans la pièce.

- Bon, moi, il faut que je sois au bureau d'ici une heure ", observa Mme Oreza, en ouvrant la porte du réfrigérateur. Burroughs nota que chez les Oreza, le petit déjeuner consistait en un assortiment de céréales avec du lait écrémé, accompagné de tranches de pain grillé. Un verre de jus de fruits en plus, et il aurait pu se croire de retour à San Jose. Il sentait déjà la bonne odeur du café. Il prit une tasse et se servit.

" Il y a quelqu'un ici qui sait le préparer.

- C'est Manni " , dit Isabel.

Oreza sourit, pour la première fois depuis des heures. " Je l'ai appris de mon premier bosco. Le bon mélange, les bonnes proportions, et une pincée de sel. "

Et sans doute à la nouvelle lune et après avoir sacrifié un bouc, songea Burroughs. Si oui, le bouc était mort pour une noble cause. Il but une longue gorgée, puis s'approcha pour examiner le décompte effectué par Oreza.

" Tant que ça ?

- Minimum. Le Japon est à deux heures de vol d'ici. Soit quatre heures par tournée. Soyons généreux et mettons quatrevingt-dix minutes d'escale à

chaque bout. quatre plus trois : un cycle de sept heures. Trois rotations et demie par avion et par jour. A chaque vol, trois cents à trois cent cinquante soldats. Cela veut dire que chaque avion amène mille hommes.

quinze appareils en opération sur une journée : une division entière. Vous pensez que les Japs ont plus de quinze 747 ? demanda Portagee. Comme j'ai dit, c'est un minimum. A présent, il ne leur reste plus qu'à transborder leur équipement mobile.

- Combien de b‚timents pour ça? "

Oreza plissa le front. " Je ne suis pas s˚r. Durant la guerre du Golfe. -

j'étais là-bas, à l'époque, pour assurer la sécurité portudire... Bigre, ça dépend du genre de b‚timent utilisé et de la façon de les charger. Là

encore, estimation pessimiste : disons vingt gros cargos rien que pour transporter le matériel. Des camions, des jeeps, tout un tas de trucs dont vous n'auriez même pas idée. «a équivaut à déménager toute une petite ville. Ils ont besoin de stocks de carburant. Et il n'y pas assez de cultures sur ce caillou: le ravitaillement aussi doit arriver par bateau, et la population locale vient d'être multipliée par deux. Il risque d'y avoir également des problèmes d'approvisionnement en eau potable. " Oreza consigna le fait sur son calepin. " quoi qu'il en soit, ils sont là pour y rester. «a, c'est s˚r ", conclut-il en se dirigeant vers la table du petit déjeuner et la boîte de Spécial K, en regrettant les trois neufs au bacon, le pain de mie grillé et beurré, les croissants et tout le cholestérol qui allait avec. Putain, dure la cinquantaine!

" Et moi, dans tout ça? demanda l'ingénieur. Je vous ai vu vous faire passer pour un autochtone. Avec moi, ça risque pas.

- Pete, vous êtes mon passager, et je suis le capitaine, d'accord ? Je suis responsable de votre sécurité. C'est la loi de la mer, monsieur.

- Oui, mais nous ne sommes plus en mer. "

La vérité de cette observation perturba Oreza. " L'avocate, c'est ma fille.

J'essaie de garder les choses simples. Avalez votre petit déjeuner. J'ai besoin de dormir un peu et vous allez devoir prendre le quart pour la matinée.

- Et moi, alors ? demanda Mme Oreza.

- Si jamais tu ne te pointes pas au travail...

- ... quelqu'un se posera des questions.

- Ce serait sympa de savoir s'ils ont dit la vérité au sujet des flics qui se sont fait tirer dessus, poursuivit son mari. J'ai veillé toute la nuit, Izz. Je n'ai pas entendu un seul coup de feu. Il y a apparemment des hommes à chaque carrefour, mais ils se gardent de faire quoi que ce soit. " Il marqua un temps. " Moi non plus, tout ça ne me plaît pas. Mais l'un dans l'autre, faut bien faire avec. "

" Tu l'as fait, oui ou non, Ed ? " demanda Durling, sans ambages, rivant ses yeux dans ceux de son Vice-président. Il maudissait cet homme de le forcer à affronter un autre problème, en plus de toutes les crises qui menaçaient désormais sa fonction. Mais l'article du Post ne lui laissait guère le choix.

" Pourquoi me mets-tu ainsi en première ligne ? Tu aurais pu au moins m'avertir, non ? "

Le Président embrassa du geste le Bureau Ovale. " On peut faire ici quantité de choses, mais quand même pas tout. Par exemple, s'ingérer dans une enquête criminelle.

- A d'autres ! Ce ne serait pas la première fois que...

- Oui, et tous l'ont chèrement payé. " C est pas à moi de sauver ma peau, s'abstint d'ajouter Durling. Et je ne vais pas risquer la mienne pour toi.

" Tu n'as pas répondu à ma question.

- …coute, Roger! " aboya Kealty.

Le Président le fit taire d'un geste de la main, expliquant d'une voix calme : " Ed, j'ai une économie qui part à vau-l'eau. J'ai des marins qui viennent de mourir dans le Pacifique. Je ne peux pas consacrer mon énergie à cette histoire. Je ne peux pas dilapider mon capital politique. Dilapider mon temps. Réponds à ma question. "

Le Vice-président rougit, tourna brutalement la tête sur le côté avant de parler. " D'accord, j'aime les femmes. Je ne l'ai jamais caché. Ma femme et moi, nous avons un arrangement. " Il redressa la tête. " Mais je n'ai jamais, tu entends, jamais molesté, agressé, violé ou assailli qui que ce soit dans toute ma putain de vie. Jamais. Je n'ai pas besoin, en fait.

- Lisa Beringer ? insista Durling, en consultant ses notes.

- Une fille sympa, très intelligente, très sincère et c'est elle qui m'a supplié de... enfin, tu peux imaginer. Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas. Je devais préparer ma réélection cette année, et en plus, elle était trop jeune. Elle méritait d'épouser quelqu'un de son ‚ge, qui lui donne des enfants et une existence décente. Elle l'a mal pris, elle s'est mise à

boire - et peut-être pire, mais je ne pense pas. quoi qu'il en soit, un soir, elle a pris le périphérique et elle s'est envoyée en l'air avec sa bagnole, Roger. J'étais là aux obsèques. Je vois encore ses parents...

Enfin, reprit Kealty, pas ces temps derniers, j'avoue.

- Elle a laissé un billet, une lettre.

- Pas qu'une. " Kealty glissa la main dans sa poche de pardessus et lui tendit deux enveloppes. " Je suis surpris que persdnne n'ait relevé la date de la lettre détenue par le FBI. Dix jours avant sa mort. Celle-ci date d'une semaine après, et celle-là du jour même o˘ elle s'est tuée. Mes collaborateurs ont mis la main dessus. Je suppose que Barbara Linders aura retrouvé l'autre. Aucune n'avait été postée. Je pense que tu découvriras un certain nombre de différences de l'une à

l'autre, en fait.

- Cette Barbara Linders affirme que tu l'as...

- Droguée ? " Kealty secoua la tête. " Tu connais mon problème avec la boisson, tu le connaissais déjà quand tu m'as demandé de te rejoindre.

Ouais, je suis un alcoolique, mais je n'ai plus touché un verre depuis deux ans. " Il eut un sourire torve. " Et ma vie sexuelle est encore plus stricte... Mais revenons à Barbara. Elle était patraque, ce jour-là, grippée. Elle était allée à la pharmacie pour avoir des médicaments et...

- Comment sais-tu tout cela ?

- Peut-être que je tiens un journal. Peut-être que j'ai simplement bonne mémoire. En tous les cas, je sais à quelle date cela c'est produit. Peut-

être qu'un de mes collaborateurs a vérifié les registres de la pharmacie, peut-être que le flacon de cachets portait une mention déconseillant l'absorption d'alcool pendant la durée du traitement. Je n'en sais rien, Roger. quand j'ai la grippe - enfin, dans le temps en tout cas, je me soignais au cognac. Merde, reconnut Kealty, je recourais à la gnôle sous tout un tas de prétextes. Alors, je lui en ai donné un peu, et elle s'est montrée soudain très coopérative. Un peu trop même, je suppose, mais j'étais à moitié parti moi aussi, et sur le coup, j'ai mis ça sur le compte de mon charme bien connu.

- Dis donc, t'es en train de me raconter quoi, là ? que tu n'es pas coupable ?

- Tu veux quoi, au juste ? que je te dise que je suis un chaud lapin ? que je me laisse mener par la queue ? Ouais, je suppose que c'est vrai. J'ai consulté des prêtres, des médecins, je me suis même fait hospitaliser -

pour le planquer, ça n'a pas été de la tarte. Au bout du compte, je suis allé voir le patron du service neurologique de la faculté de médecine de Harvard. Ils pensent qu'on a dans le cerveau une zone qui régule nos pulsions, ce n'est qu'une théorie, mais elle est sérieuse. C'est lié à

l'hyperactivité. J'étais un gosse hyperactif. Aujourd'hui encore, je ne dors pas plus de six heures par nuit. Roger, je suis tout ce que tu voudras, mais je ne suis pas un violeur. "

Et voilà, pensa Durling. Sans être lui-même avocat, il en avait engagé, consulté et entendu en nombre suffisant pour reconnaître ce qu'il venait d'entendre. Kealty pouvait adopter deux lignes de défense : soit les preuves réunies contre lui étaient plus douteuses que ne l'avaient imaginé

les enquêteurs, soit il n'était pas réellement responsable. Le Président se demanda laquelle était la bonne. Aucune ? Une seule ? Les deux ?

" Bon, alors qu'est-ce que tu comptes faire ? " demanda-t-il au Viceprésident, en adoptant presque le même ton que quelques heures plus tôt avec l'ambassadeur du Japon. Malgré lui, il éprouvait une sympathie grandissante pour l'homme assis en face de lui. Et si ce gars était vraiment sincère ? Comment pouvait-il savoir... Après tout, c'était au jury d'en décider, si l'affaire devait aller jusque-là, et si un jury était de cet avis, à quoi ressembleraient alors les auditions ? Kealty avait encore pas mal de liens sur la Colline.

" J'ai comme dans l'idée que l'été prochain, personne ne va imprimer des autocollants de pare-chocs avec DURLING/KEALTY. Je me trompe ? " La question s'accompagnait plus ou moins d'un sourire.

" Pas si j'ai mon mot à dire, en effet ", confirma le Président, retrouvant sa froideur. L'heure n'était pas à l'humour.

" Je ne veux pas te nuire, Roger. Je te l'ai dit avant-hier. Si tu m'avais prévenu, je t'aurais révélé tout ça beaucoup plus tôt, et ça nous aurait à

tous épargné bien du temps et bien des tracas. Y compris à Barbara. J'ai perdu sa trace. Elle est excellente en matière de droits civiques, elle a de la cervelle, et un coeur gros comme ça. Il n'y a eu que cette seule fois, tu sais. Et elle est restée à mon service ensuite, fit remarquer Kealty.

- On a couvert ce scandale, Ed. Dis-moi ce que tu veux exactement.

- Je m'en irai. Je démissionnerai. Je ne veux pas être poursuivi.

- Ce n'est pas suffisant, fit Durling, sur un ton neutre.

- Oh, je reconnaîtrai mes faiblesses. Je te présenterai mes excuses, à toi l'honorable serviteur de l'…tat, pour tout le mal que j'aurais pu te faire durant ta présidence. Mes avocats rencon-treront les tiens, et nous négocierons un dédommagement. Je quitterai la vie publique.

= Et si ce n'est pas encore suffisant ?