7

 

Comme Tom l’avait prévu, la partie la plus pauvre du secteur était aussi la plus éloignée de l’astroport. Il vit un hôtel d’apparence miteuse, mais il hésita. Il lui fallait un rasoir. Ou quelque chose d’approchant. Il marcha jusqu’à un bazar et se décida pour un couteau bien aiguisé. Pour chasser les soupçons du marchand, il fit le geste de se raser, ce qui fascina le Mérobien. Puis il alla à l’hôtel.

L’employé aussi manifesta de la curiosité. « Vous parlez très bien le mérobien. Vous arrivez de Mérobe, oui ? »

— « Il y a quelques jours. Étant donné la situation, je n’ai pas eu le choix en matière de transports. Mais j’ai de quoi payer la chambre. »

L’employé sourit. « D’avance, naturellement. C’est quatre tals, avec salle de bains. » 

Tom gagna sa chambre et regarda le lit avec nostalgie. Mais il devait voir Paib Salang le soir même si possible. Il se déshabilla et avant tout épongea ses vêtements, qu’il mit à sécher. Il se rasa ensuite de son mieux avec le couteau et du savon ordinaire et termina sa toilette par un bain très chaud qui lui fit le plus grand bien. Quand il se vêtit de nouveau, il était du moins présentable.

Il tâta dans sa poche l’autophone, mais resta indécis. Peut-être valait-il mieux ne pas appeler de sa chambre. Il partit en adressant un geste de la main à l’employé, qui écarquillait les yeux en le voyant si propre. Il descendit la rue et trouva un restaurant où il commanda un sandwich à la viande et un ersatz de café. Il alla s’installer à une table de coin et brancha l’autophone dans la prise murale. Il mangea une bouchée, but une gorgée et se pencha sur l’appareil. « Je désire parler à Paib Salang, dans ce même quartier. Remboursement par lui. »

Un timbre résonna, suivi d’un bourdonnement électronique. Il attendait, les nerfs à vif. Une voix répondit enfin : « Ici Paib Salang. Qui est à l’appareil ? »

— « Code Neuf Quatre Sept. »

Un silence, puis : « Êtes-vous seul ? »

— « Suffisamment isolé, oui. »

— « Homme Tom ! Je vous croyais mort ! Il n’y a pas eu de nouvelles de Mérobe depuis le décès de Wioon ! »

— « J’ai à vous remettre un héritage qu’il vous chargeait de livrer. »

Un souffle coupé net. « Où êtes-vous ? »

Tom le lui expliqua. Nouveau silence.

— « À deux blocs de maisons de l’endroit où vous êtes, sur la gauche en regardant vers l’astroport, il y a la rue Kiindar. Prenez-la en direction du port. Quatre pâtés plus loin, ma maison porte le numéro huit cent vingt-neuf. Ne vous faites pas voir en entrant dans le vestibule. Sonnez un coup, puis deux, puis un encore. Pouvez-vous venir immédiatement ? »

 

La rue Klindar était bien éclairée et l’apparence de prospérité croissait de maison en maison. Au dernier coin de rue avant son but, il s’arrêta pour examiner les environs. Un Mérobien marchait encore derrière lui mais en sens inverse. Il attendit que le gêneur ait contourné l’angle.

Alors il repartit et à cet instant, une voix humaine murmura en anglais : « Santos ! »

Il vira, fouillant des yeux la pénombre. Il aperçut une main qui s’agitait. « Par ici ! Vite ! »

En colère, soupçonneux, il fit un pas dans la direction indiquée, mais resta hors de portée. « Cullan ! Que diable fabriquez-vous ici ? »

— « Je vous attendais, parbleu ! Vite ! Cachez-vous ! »

Tom entra dans un pan d’ombre. « J’ai un rendez-vous ! »

— « Pas si fort ! Nous savions que vous chercheriez à joindre Paib Salang, alors nous avons surveillé le quartier. Bud Vollander est à l’autre bout de la rue. Paib est arrêté depuis deux jours. »

Tom était ébahi. « Mais je viens de lui parler ! »

— « Non, pas à lui. Si vous avez téléphoné, c’est un officier des Poings qui vous a répondu. » Tom hésitait. Cullan émit un rire. « Vous ne me croyez pas, hein ? Eh bien, observez la maison une minute. C’est la septième sur la gauche. »

Tom se retourna. Deux minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il voyait s’abaisser les feux d’un aérocar. L’engin se posa sur le toit de la maison et des silhouettes de Mérobiens en descendirent pour foncer vers la trappe d’accès. Il reconnut les uniformes des Poings.

— « Filons ! » souffla Cullan. « Dans quelques secondes la rue en grouillera ! »

Effaré, Tom le suivit. Cullan le mena dans un sous-sol abandonné, lui fit traverser une cour, franchir une clôture, puis un jardinet envahi de mauvaises herbes. Un animal domestique glapit quelque part. Encore une clôture, puis ils parvinrent dans une ruelle. Un peu plus loin, Cullan vira dans une rue sombre. « J’ai une chambre d’hôtel pas très loin d’ici. Si on y arrive, on sera tranquilles un certain temps. J’ai pris les dispositions pour vous faire quitter la ville en douce. »

 

Ils feignirent l’ébriété en passant devant le veilleur. La chambre était au premier étage. Cullan referma le battant, régla la serrure et adressa un sourire à Tom. « Ouf ! C’était tangent ! J’ai bien cru qu’on vous avait perdu. Il me faut un remontant, pas vous ? » Il passa dans la salle de bains d’où il rapporta une bouteille et un verre. « Du vrai Bourbon terrestre ! » Il en versa une bonne rasade qu’il offrit à Tom. Comme ce dernier hésitait, il rit de nouveau. « Vous ne me faites toujours pas confiance, hein ? Eh bien, je bois le premier ! » Il vida le verre, le regarnit et le présenta à Tom.

Tom ne voyait rien de dangereux dans ce verre ou cette bouteille et se sentait honteux de ses soupçons. Il avala l’alcool. « Asseyez-vous, » lui dit Cullan. « Nous sommes tranquilles pour une ou deux heures. Comment diable avez-vous filé de l’Obolis ? » 

— « Caché dans une navette de déchets, » expliqua Tom.

Cullan gloussa. « Ils ont fouillé toute la super-paroi B. Vous avez de la veine de n’avoir pas étouffé dans la poussière. Nous ignorions ce qui s’était passé. On vous croyait mort. Et quand nous avons appris l’arrestation de Paib, nous avons failli lâcher la partie. Il faut que les Poings aient de sérieuses preuves contre lui pour que les Boklais se soient laissés convaincre. Mais cela va mieux. Je vais téléphoner qu’on nous monte des sandwiches. » Il alla au mur, tira un autophone de sa poche et se figea soudain en regardant la main gauche de Tom. « Je vois que vous n’avez pas perdu la bague. » 

— « Non. Et j’ai déjà mangé. Mais…»

Il se tut. Tout à coup, il se rappelait les paroles de Cullan. Il avait parlé de poussière. De la poussière ! Cullan ne savait pas que les Boklais faisaient des briques avec les résidus. Mais il connaissait les résidus poussiéreux de Vreyol. 

Une pensée affreuse venait à l’esprit de Tom. Il s’efforça de rester impassible, de ne pas écarquiller les yeux. Cependant… oui, les cheveux teints, la peau brunie, les joues un peu gonflées, des verres de contact sur ses iris bleus… Cullan aurait pu poser pour la photo de Santos Yberra.

Et il avait pu accomplir le sabotage. Peut-être était-ce lui qui avait voyagé dans la navette du Vreyol Kway. Et peut-être était-ce lui et non les Poings, qui avait amené Wioon Lek au suicide. Un traître. 

Cullan l’examinait, l’air inquiet. « Cela ne va pas ? »

— « Euh… un peu étourdi, c’est tout. Cela va passer. »

Tom sentait – ou il se l’imaginait – quelque chose qui lui travaillait le sang. Le whisky !

Ses pensées se précipitaient. Si on l’avait drogué, il ne disposerait que de quelques minutes. S’il arrivait à détourner l’attention de Cullan quelques instants…

Il ôta la bague de son doigt et avança pour la lui tendre. « Tenez. Je suis fichtrement heureux de m’en débarrasser. »

La maîtrise de Cullan se relâcha à peine. Ses traits se durcirent quand il regarda l’anneau. Il porta la main en avant d’un geste trop avide. Tom balança le poing gauche de toute sa force.

Cullan réagit en félin, esquivant de la tête de telle sorte que le coup n’arriva pas en plein. Il s’écroula, mais il n’était pas assommé. Son visage était à présent celui d’un meurtrier et sa main se relevait, serrant une petite arme.

Tom lui décocha son pied à la tête et Cullan retomba mollement.

Un moment, Tom dut s’appuyer au dossier d’un siège, pris d’étourdissement. Puis il chercha son autophone et marmonna dans le micro : « Urgent. Pour le Quatrième Officier Hweki, à bord de l’Obolis en orbite. Remontez à la source de cet appel pour trouver l’assassin. Ici… ici… le faux passeport ! » 

Il brancha le cordon dans le mur et gagna la porte en chancelant, puis longea le couloir. Il voulait en contourner le coude au moins, avant que Cullan reprenne ses esprits, ou si ses complices arrivaient avant Hweki.