7

 

Ils obéirent aux ordres du comte, sans hésiter. Ils n’avaient pas été ouvertement hostiles, sans pour autant se montrer amicaux, dans la matinée, quand je les avais rencontrés et que j’étais moi-même avec le docteur mais, maintenant, ils me traitaient sans prêter la moindre attention à mes demandes, exactement comme si je n’avais été qu’un animal. Ils s’occupaient de moi avec une efficacité brusque, pénible, sans me frapper quand je tardais un peu à obéir mais me faisant clairement comprendre qu’ils avaient une grande habitude de ce genre d’opération et savaient fort bien dompter toute forme de résistance.

Ils m’emmenèrent dans une pièce qui se trouvait dans un des bâtiments à proximité du parc d’élevage. Ils m’obligèrent à quitter les habits que le docteur m’avait prêtés et me firent revêtir un étrange costume qu’ils prirent dans un placard qui semblait plein à craquer de vêtements semblables. Ce costume consistait en une paire de culottes courtes, d’une sorte de matière qui, à première vue, ressemblait à du daim mais qui se révélait être une sorte de tissu, de l’élasticité de la peau humaine, avec un duvet court, épais, planté dru, comme une fourrure animale. Ils me donnèrent aussi une sorte de chandail à longues manches, de la même matière, puis – et je fus surpris de la peine qu’ils prenaient – me donnèrent des mocassins fort confortables en vraie peau de daim qu’ils lacèrent soigneusement.

Dès que je fus ainsi équipé, ils me conduisirent dans une cour où se trouvait un petit van tiré par des chevaux, un van qui ressemblait plus d’ailleurs à une cage de bois carrée sur roulettes. Je fus enfermé dedans, la porte fut fermée, deux gardes s’assirent dessus et, dans cet équipage, je pris le chemin de la forêt, dans l’obscurité.

Nous allions vite, dans un chemin encaissé, une assez bonne route de terre. Nous avons parcouru ainsi environ huit ou dix kilomètres, parmi des hêtres et des chênes touffus. Alors, nous nous sommes arrêtés et j’ai été obligé de marcher. Le cocher du van allait devant, avec une des lanternes de la voiture, les autres pointaient un fusil dans mon dos. Nous avons suivi un sentier étroit et sablonneux qui débouchait dans une clairière. La lune était par moments couverte par les nuages. J’aurais pu essayer de partir en courant et de leur fausser compagnie mais j’étais persuadé qu’ils n’avaient pas l’intention de me faire immédiatement le moindre mal : si étranges que fussent les ordres de von Hackelnberg, il était manifeste qu’on y obéissait jusque dans le moindre détail. Je savais maintenant que la forêt d’Hackelnberg était entièrement close ; y être libre, ce n’était que changer de prison, une prison plus vaste mais une prison tout de même. Cependant, se retrouver libre de ses mouvements dans l’enceinte de la forêt, cela me semblait être un grand pas vers la liberté complète. Je n’allais certes pas compromettre mes chances d’évasion en risquant de recevoir un coup de fusil dans les jambes.

Nous nous arrêtâmes. La lanterne me révéla une petite hutte abritée dans un bosquet. Elle était faite d’un treillis serré de branchages et couverte d’un chaume épais. Les gardes me forcèrent à franchir une porte étroite et sombre puis l’un d’eux me dit sèchement : « Restez là. Vous trouverez de la nourriture à proximité. Si nous vous apercevons, ou nous vous tirons comme une bête sauvage, ou nous lâchons les chiens ! »

Il me poussa brutalement du canon de son fusil et m’envoya bouler dans la sombre hutte. J’y restai un moment écroulé sur le sol, tout étourdi par le coup.

Quand je me relevai, la lueur de la lanterne s’éloignait déjà dans le lointain.

Je tâtonnai pour reconnaître les lieux et ressentis tout à coup un frisson en touchant de la main une masse de cheveux qui se mit à remuer. J’entendis un hoquet, sentis un frisson retenu, et je compris que l’être était encore plus effrayé que je l’étais moi-même. Il y eut alors un fort bruissement de feuilles mortes, ou de paille, et une chose assez grosse se jeta dans mes jambes, essayant d’atteindre la porte. Je me jetai dessus et m’aperçus que j’avais attrapé un homme.

Il s’écroula sur le sol, sanglotant et marmonnant d’une voix basse et cassée, tellement indistincte que je ne pourrais dire s’il prononçait des paroles ou s’il s’agissait seulement de ces sons informes que les esclaves du comte pouvaient émettre. Je lui mis alors les mains sous les aisselles et je le relevai. Il se calma et je compris qu’il parlait français.

Il me laissa lui passer les mains sur la tête et sur le corps ; il tremblait et bredouillait de peur. Il avait les cheveux et la barbe très longs et portait des vêtements de peau qui ressemblaient aux miens. C’était un homme petit et, me semblait-il, beaucoup plus vieux que moi. Je fis de mon mieux pour le rassurer, m’adressant à lui dans mon mauvais français, et l’invitai à s’asseoir à côté de moi sur un tas de paille que j’avais senti dans le fond de la hutte.

Au bout d’un certain temps, il se trouva suffisamment en confiance pour commencer, à son tour, à tâter mes traits et mes vêtements ; il me demanda alors qui j’étais. Je lui répondis très brièvement que j’étais Anglais, que je m’étais évadé d’un camp de prisonniers, que, dans ma fuite, j’étais tombé sur la barrière de rayons qui entourait la forêt d’Hackelnberg et que, après avoir été soigné par le docteur, j’avais été perdu dans la forêt sur les ordres du comte von Hackelnberg. À la seule évocation de ce nom, il se mit à trembler de tous ses membres.

« Ils vous tueront, » dit-il, au bord des larmes. « Ils veulent vous tuer. Ils nous tueront tous. Ils m’emmènent d’un endroit à un autre. Ils me conduisent comme ça et je ne peux jamais me reposer. Je ne peux pas dormir. Je suis en train de devenir fou ! » Et il répéta une douzaine de fois le mot « fou », d’une voix de plus en plus haute, avec une terreur et un désespoir qui m’étaient insupportables.

Il ne me fallut pas longtemps pour m’apercevoir qu’il était en réalité à deux doigts d’être complètement dément, affolé par quelque terreur, quelque frayeur dont je ne pus pas lui faire clairement expliquer la raison. Je songeai que cela le calmerait de me raconter son histoire mais il ne pouvait malheureusement pas fixer son esprit plus de quelques instants sur autre chose que cette horreur qui le hantait, qui le poursuivait dans les bois. Il sursautait comme un animal sauvage au moindre bruit dans les arbres qui entouraient la hutte. Il m’imposait silence, prenait une profonde inspiration et se collait contre moi, tandis que nous entendions au loin des bruits impossibles à reconnaître, tellement ils étaient faibles.

Tout ce que je pus comprendre, c’est qu’il s’agissait d’un homme instruit, un écrivain, me semblait-il, car, d’une manière décousue, pleurant comme un enfant qui essaie d’expliquer pourquoi il a été grondé, il me parla de lettres ou d’articles qu’il avait écrits, les émaillant de quantité de noms allemands mal prononcés. Il se lamentait : « Je n’ai fait que les suivre. Je ne savais pas que c’était mal. Pourquoi m’ont-ils puni ? Pourquoi ne me laissent-ils pas faire amende honorable ? Ils savent bien que je n’aurais jamais écrit une ligne si j’avais su que ce n’était pas permis. Ils m’ont induit en erreur, seulement pour pouvoir me torturer, pour pouvoir me tuer, pour s’amuser. Oh ! Dieu ! Ils vont me tuer seulement pour s’amuser ! »

Je crois que nous avons passé la moitié de la nuit ainsi, assis sur la paille. Par moments, j’essayais de réconforter ce pauvre fou, à d’autres de comprendre ce qui le terrifiait à un tel point. Et pourtant, Dieu sait que j’avais eu ma part d’horreurs à Hackelnberg et que j’avais assez d’imagination pour deviner d’autres horreurs bien propres à faire perdre l’esprit ! Je comprenais que cet homme avait été soumis à une telle contrainte mentale qu’il était mortellement fatigué, épuisé. Quand je lui demandai ce qu’il faisait dans les bois pendant la journée, où il trouvait sa nourriture et si cette hutte était son logement, il refusa de me répondre et bredouilla à voix basse qu’il ne me dirait rien, de peur que je ne le trahisse.

J’avais faim mais il n’y avait rien à manger dans la hutte ; j’étais, moi aussi, épuisé et, comprenant enfin que je ne pouvais plus aider cet homme, et que lui-même ne pouvait pas m’aider non plus, comprenant que je n’avais rien à craindre de lui, je m’étendis sur la paille et dormis.

Le soleil me réveilla et je me retrouvai seul. Dehors, la forêt était une merveille, verte et dorée, fraîche, gaie, magnifique. Je regardai la clairière verdoyante, écoutai le chant des oiseaux, m’étirai et respirai profondément. Ma liberté n’était peut-être que relative mais elle me paraissait réelle. Dans ce soleil levant, dans la douceur des arbres de la forêt, si proches, si réels, si naturels, si calmes, suivant si parfaitement les cycles de leur nature, je ne pouvais pas croire aux diaboliques perversions auxquelles j’avais assisté sous la lueur des torches, aux déformations et à l’avilissement des êtres humains dont j’avais été témoin la veille. Je cherchai autour de moi mon petit compagnon de logement, riant tout seul de ses terreurs, mais ne pus l’apercevoir. Je ris de ma propre apparence : avec ces culottes de fourrure, je devais tout à fait ressembler à Robinson Crusoé.

J’étais surpris de voir que le comte gaspillait un aussi bon matériel pour un criminel, car il fallait bien reconnaître que, à leurs yeux, je devais en être un. Cela n’était pas du tout dans la ligne des Nazis : jamais ils ne gâcheraient de bons vêtements pour de la main-d’œuvre qu’ils avaient l’intention de liquider. Puis, je pensai tout de même à la richesse et la complication des costumes des filles-gibier. Je ne pouvais pas croire que soit justifiée la si violente crainte de la mort qu’éprouvait le petit écrivain français ; je n’avais pourtant aucun doute que lui et moi nous étions destinés à jouer un rôle dans quelque jeu fantastique prévu par le comte.

À peu de distance de l’endroit où je me trouvais, je pouvais entendre le frais murmure d’un ruisseau. Je me frayai un chemin entre les buissons et descendis une pente douce, me dirigeant au son. Sous l’ombre d’un bosquet de hêtres, parmi les taillis, un petit ruisseau clair clapotait dans les rochers, bordé par une rive sablonneuse qui invitait au bain. Avant de pouvoir l’atteindre, des aboiements brutaux, sauvages, me firent remonter à toute vitesse la pente et me blottir dans les buissons. De là, je pus apercevoir deux ou trois gardes avec un couple de chiens à sanglier qui construisaient une sorte de table rustique, grossière, à mi-chemin de l’eau. L’un d’eux regardait dans ma direction et, sans avertissement, leva son fusil et fit feu. Je plongeai instinctivement à l’instant même où je vis son mouvement et j’entendis la balle siffler à mes oreilles, traversant les taillis au-dessus de ma tête. Je regagnai en rampant la hutte et ne ressortis pas avant d’avoir entendu les abois s’éloigner. Je m’avançai alors avec beaucoup de précautions, écoutant et regardant de tous côtés avant de quitter l’abri des buissons.

Je découvris qu’ils avaient abandonné sur la table grossière une grande quantité de nourriture : du pain, du fromage, des pommes de terre, des légumes crus et des pommes. J’avais faim et j’allais saisir une miche de pain quand un soupçon soudain fit courir un flux glacé le long de mon corps. Je me remis à couvert : j’avais pensé qu’il s’agissait peut-être d’un piège et que j’offrais ainsi, à découvert, une cible magnifique.

Je crois que je restai ainsi près d’une heure à guetter dans les buissons, affamé mais effrayé, n’osant pas m’approcher de la table. Par la seule menace, ils étaient parvenus à me transformer en bête sauvage. Non, je n’avais pas vraiment peur de leurs coups de feu ni de leurs chiens, mais je ne voulais pas gâcher une chance d’évasion en risquant une blessure. Le résultat, cependant, était le même : appelle cela de la couardise ou de la prudence, mais je restai là avec toute la patience d’un animal, attendant d’être bien certain que le bord du ruisseau soit bien désert. Alors, je courus et bus avec avidité ; puis je pris une grande brassée de provisions et m’en allai. Je ne retournai pas à la hutte mais trouvai pour manger une petite clairière herbue d’où je pouvais surveiller tout l’alentour.

Ma liberté était bien amère : je savais que je n’avais été libéré que pour servir d’amusement, un amusement cruel, au comte, mais j’ignorais quelle forme prendrait ce jeu, je ne savais pas de quel piège, de quelle malice je devais me protéger. La forêt, à mes yeux, était un véritable paradis, mais je n’y trouvais aucun plaisir. Je tendais tous mes sens, je guettais le moindre signe annonciateur du danger qui pouvait fondre sur moi.

J’avais cependant un but. Je me flattais de n’être pas de la même espèce que ce petit écrivain français aux nerfs sans résistance. Je ne prétends pas avoir trouvé agréable d’être transformé en cible, mais j’avais déjà essuyé le feu à plusieurs reprises et ce n’était pas la première fois que j’entendais siffler les balles à mes oreilles. Comme je me sentais beaucoup mieux depuis que j’avais pu absorber de la nourriture, je partis faire une première reconnaissance.

Je découvris que la forêt n’était pas aussi sauvage ni aussi touffue que je l’avais imaginée. Quantité de signes montraient qu’elle était parfaitement entretenue ; il y avait bien des broussailles ici ou là, mais les buissons étaient taillés, les souches d’arbres abattus étaient débitées et les bûches empilées sur le bord des sentes ; l’herbe elle-même était tondue à ras, dans les allées cavalières. Bien qu’immense, la forêt d’Hackelnberg ressemblait à n’importe quel bois d’un comté anglais. Elle avait une apparence de propriété privée, exclusive.

De toute la matinée, je ne vis pas un être vivant, à part quelques oiseaux et un ou deux écureuils. Cela aussi m’étonna, puis je réfléchis au genre de chasse que l’on pratiquait ici. Ce que les invités de von Hackelnberg désiraient, c’était avoir sans effort du gibier ; ils ne voulaient pas des incertitudes de l’équitation ni de la chasse au daim sauvage. Pourtant, j’avais entendu le comte monter et galoper la nuit, et sonner du cor. Quel gibier chassait-il alors à courre, au clair de lune ? Je connaissais maintenant la réponse. Je la connaissais, et je mesurais de l’œil la durée du trajet que le soleil avait encore à parcourir avant de se coucher.

C’est à peu près vers le milieu de l’après-midi que je parvins à la clôture. J’avais contourné une large lande couverte de bruyères frémissantes, entourée de pins, et j’étais resté à l’abri des arbres, me dirigeant vers un bois qui se trouvait de l’autre côté de la lande. J’arrivai donc à l’orée du bois où je me trouvais et découvris que s’étendait, entre celui-ci et les autres, une très large zone de gazon qui décrivait une grande courbe, à ma droite et à ma gauche, à perte de vue. Il y avait au moins deux cents mètres sans rien d’assez gros pour dissimuler même un renard. Ce qui était plus important, et qui attira tout de suite mon attention, c’était une sorte de haut mirador en bois qui s’élevait au milieu du terrain dénudé, à quelque quatre ou cinq cents mètres de moi. Le sommet de la tour était fermé et je ne pouvais voir s’il était ou non occupé ; j’étais pourtant bien certain que des jumelles et des fusils à lunette devaient couvrir tout l’espace libre.

La barrière elle-même semblait ridicule, pas du tout efficace : une simple rangée de piquets métalliques supportant trois lignes de fils qui brillaient au soleil. Je rampai aussi loin que je l’osais, profitant des bruyères qui poussaient à quelque distance des pins. Cela ne ressemblait pas à des fils de fer barbelés et, même dans la clarté du jour, je ne voyais absolument pas cet étrange rayonnement que j’avais vu, ou cru voir, au clair de lune, la nuit où j’étais arrivé à Hackelnberg.

Je rampai encore un peu et, en bougeant, fis partir un couple de coqs de bruyère, à deux mètres de moi. Je les regardai s’envoler au loin, se dirigeant vers l’autre bois, au-delà de la barrière. Le coq volait haut mais la poule, qui était un peu en arrière, volait beaucoup plus bas. Je me rendais compte que, si elle ne s’élevait pas, elle frôlerait presque le fil supérieur de la barrière, à environ trois mètres du sol. Elle s’éleva un peu : elle avait vu le fil et allait passer par-dessus. Tout à coup, elle tomba, tuée net, comme atteinte par un coup de calibre douze. J’entendis le bruit qu’elle fit en tombant sur le sol dur et nu au pied de la barrière. Et j’aurais pourtant juré qu’elle n’avait pas touché le fil ; je suis certain qu’elle en était encore à un peu moins d’un mètre au-dessus quand elle tomba ; et d’ailleurs, si elle l’avait touché, comme il s’agissait d’un oiseau assez gros et qui allait fort vite, j’aurais vu vibrer le fil, qui était gros et parfaitement visible. Je jetai rapidement un coup d’œil sur le mirador pour voir s’il était possible que l’oiseau ait été vu de là-bas, mais je ne décelai aucun signe d’activité.

Je m’éloignai sur la gauche, discrètement, me tenant toujours dans le bois. Je parvins à découvrir des endroits par où je pouvais m’approcher de plus près de la barrière, tout en restant à couvert. De là, je pus mieux la voir et constater que, sur un mètre environ de part et d’autre des piquets, la terre était entièrement nue, tout le long de la barrière. Ici ou là, sur le sol nu, je voyais des débris de fourrure et des petits tas de plumes : les restes d’oiseaux ou de petits animaux qui avaient essayé de traverser.

À environ un kilomètre de là, je découvris un autre mirador, aussi haut que le premier. Il était probable qu’il y en avait ainsi à intervalles réguliers sur tout le pourtour de la forêt et que la totalité de la barrière était surveillée. S’il n’en était pas ainsi, pensai-je, il était bien évident que je n’aurais pas été laissé en vie et que, ce jour même, je n’aurais pas eu la possibilité de regarder la barrière de l’intérieur. Je restai un bon moment tapi, à observer et à réfléchir. Je pensais que j’avais maintenant la preuve de la réalité d’une barrière de rayons Bohlen qui, probablement, étaient émis par les rangées de fils. Si le rayon d’action effectif de chaque fil était de cinquante centimètres, il était évident que cela constituait un mortel obstacle d’un mètre d’épaisseur et de trois mètres de haut. La seule solution, c’était un tunnel. Il semblait en effet que les rayons ne se transmettaient pas par l’intermédiaire de la terre, tout au moins sur une distance appréciable, puisque l’herbe poussait haute et drue à la limite de la zone mortelle. Mais je ne m’étais jamais approché de la barrière à moins de quarante mètres. Aurais-je le temps de creuser, tout seul, et avec le matériel que je pourrais fabriquer, un tunnel d’au moins cinquante mètres de long ? 

Je me mis en route pour regagner la hutte. J’avais bien observé la direction que j’avais prise, prenant des points de repère sur les arbres et marquant mon chemin avec des pierres, si bien que, malgré quelques hésitations, je pus rejoindre ma clairière avant la nuit. J’avais beaucoup réfléchi aux moyens de m’épargner les mauvais tours, quels qu’ils soient, que le comte me réservait et j’avais pensé à la méthode employée par le Français, c’est-à-dire de changer continuellement de place pour dormir. Mais au fond de moi-même un instinct – appelle cela de l’entêtement ou de la fierté, comme tu voudras – se révoltait contre le fait d’être ainsi pourchassé comme un animal ; je ne voulais pas être le lièvre qui fuit devant un chien et lui procure ainsi le plaisir qu’il recherche. Si ces gens voulaient me tourmenter, qu’ils me trouvent donc dans ma tanière, où je serais à même de me défendre. Je voulais désespérément retrouver ma liberté mais je crois bien que, dans le fond, je désirais encore plus ne pas me montrer aussi peureux, aussi timide que le Français, tout mal armé que j’étais dans ce combat inégal.

C’est pourquoi je retournai doucement jusqu’à la table, sans voir ni entendre personne, et mangeai de bon cœur, emportant encore des provisions avec moi dans la hutte. Quand je fus rentré, je réunis un certain nombre de longs bouts de bois que j’assemblai pour faire une porte grossière ; je savais bien que cela n’empêcherait personne d’entrer mais cela me donnerait quand même le temps de m’éveiller. En dernier lieu, je pris le plus gros gourdin que je pus trouver, ainsi qu’une grosse pierre, et je m’étendis pour dormir avec ces armes à côté de moi.

La nuit ne fut pas reposante. Malgré ma longue marche, je ne pouvais trouver le sommeil. Toutes les craintes que, pendant la journée, mon activité m’avait fait oublier revenaient maintenant librement et trouvaient des aliments dans les moindres bruits de la forêt, dans les moindres souffles de vent, dans les moindres chutes de feuilles. Mon imagination déformait même des bruits que je connaissais bien, comme les ululements des chouettes que je prenais alors pour les abois de ces abominables créatures élevées dans les chenils de von Hackelnberg. Lorsque j’entendais quelque petite bestiole qui froissait les feuilles mortes, je croyais que les hommes-babouins encerclaient ma hutte.

Ce ne fut cependant pas un effet de mon imagination qui me fit sursauter, juste avant le jour, et me fit regarder avec attention par l’ouverture de la porte, et prêter l’oreille avec crainte. Non, je ne m’étais pas trompé, c’était bien le cor du comte, au loin, qui sonnait cette longue fanfare par laquelle les veneurs rappellent leurs chiens à la fin de la journée. C’était une nuit sans nuage ; la lune était pleine ; il devait y avoir bien assez de lumière pour chasser en forêt. L’air frais du matin traversait les murs de treillis de ma hutte et j’étais tout frissonnant.

Dès que le soleil fut levé, je fis de mon mieux pour sortir de cet engourdissement désespéré qui m’accablait. Je n’avais pas encore formé de plans bien définis. Je n’avais que de vagues idées, que je n’osais pas confronter avec les faits, du moins avec ceux que je connaissais, de crainte d’être complètement découragé. Je m’étais d’abord fixé le but de me procurer des ustensiles ou une arme quelconque et le meilleur moyen auquel j’avais songé, c’était de voir si je ne pouvais pas emprunter ou voler quelque chose dans la maison du docteur. Je ne pouvais pas croire que les infirmières, qui s’étaient si bien occupées de moi, seraient dénuées de pitié, aussi serviles que le docteur l’avait prétendu.

J’attendis sous le couvert des buissons que les gardes aient renouvelé les provisions sur la table. Plus tard, je pris une miche de pain et quelques pommes que je glissai dans mon chandail – cela devait me suffire pour la journée – et je me mis en quête du chemin de l’hôpital. Ce fut long et fatigant, et je connus quelques alertes. J’avais pris grand soin d’éviter les allées cavalières et les chemins qui m’auraient directement conduit au château, mais j’entendis à plusieurs reprises des groupes de gens qui passaient près de moi : je perçus la voix des gardes et le bruit des chevaux et je dus même, une fois, me coucher et rester immobile au sommet d’un tertre tandis que, en dessous de moi, dans le lit d’un ruisseau, passait toute une troupe, avec deux limiers tenus en laisse, quatre hommes-babouins munis de leurs filets qui trottaient devant leurs gardes, sans oublier deux autres gardes à l’arrière, qui, eux, portaient des fusils lance-filaments et fouillaient les alentours du regard.

J’aperçus quelques-uns des bâtiments du château, à travers les arbres, un peu après midi ; cela me permit alors de retrouver mon chemin. Je fis un grand détour dans les bois. Ce fut pure chance si j’arrivai à trouver l’endroit, je crois ; d’un seul coup, alors que la lumière de l’après-midi commençait à baisser, je me trouvai brusquement devant un sentier étroit et ombragé qui débouchait sur les murs blancs de l’hôpital, tout près de l’étroite bande de gazon et de mousse où j’avais l’habitude de me promener avec mes infirmières.

Je n’avais fait aucun plan. Je savais où se trouvait la cuisine. Ma seule idée, c’était de saisir la première occasion pour sortir de l’ombre des arbres, d’entrer dans la cuisine et de prendre un couperet, une pelle, un coutelas, ou n’importe quel instrument solide et maniable. Si les esclaves ne me laissaient pas l’occasion de me glisser à l’intérieur pendant la journée, j’avais l’intention d’attendre sous les arbres le moment où ils iraient se coucher et d’essayer ensuite d’entrer par effraction.

Alors que j’étais ainsi accroupi sous les arbres, guettant l’aile où se trouvait le dortoir des infirmières, je vis Infirmière de Jour assise sur un banc de bois, contre le mur, lisant un journal illustré. Sous l’inspiration du moment, je fis un pas en avant et l’appelai : « Hello, Infirmière de Jour ! » 

Elle sursauta et laissa échapper un petit cri, mais elle se mit la main sur la bouche quand elle me reconnut. Elle me regarda avec horreur, et elle semblait tellement terrorisée que si je lui étais apparu au clair de lune vêtu d’un suaire je crois que je n’aurais pas pu l’effrayer plus. Elle se détourna sans dire un mot, et je crois qu’elle n’entendit même pas ce que je lui disais. Elle était pétrifiée, et se mordait les lèvres pour ne pas crier. Je ne sais pas si j’aurais pu la convaincre que j’étais bien vivant, et comme je ne lui voulais aucun mal, je n’eus même pas la possibilité de m’exprimer. J’entendis tout à coup derrière moi un pas qui me fit me retourner, juste à temps pour voir une autre infirmière qui faisait le tour du bâtiment en hurlant. Je courus comme un fou derrière elle, dans l’espoir de la rattraper et de l’empêcher de donner l’alerte ; mais il était trop tard : trois grands esclaves débouchèrent en courant de la véranda, armés de balais et commencèrent à me taper dessus, en gargouillant effroyablement. Je les repoussai mais ils furent rejoints par d’autres esclaves armés de triques qui m’assénèrent quelques coups sévères sur la tête et les épaules. Une fenêtre s’ouvrit alors et, du coin de l’œil, je vis le docteur en personne qui, le teint blafard, regardait le spectacle et encourageait les esclaves. Je l’appelai, en anglais, mais il se contenta de me regarder d’un air féroce. Je m’enfuis alors, m’abritant la tête avec les bras, et me ruai sous le couvert.

Les esclaves ne me suivirent pas au-delà des premiers arbres, ce qui ne m’empêcha pas de courir quand même un certain temps avant de m’asseoir pour me remettre des coups que j’avais reçus et pour examiner la situation.

Il était clair que je n’avais aucune chance de pénétrer cette nuit dans l’hôpital. Non seulement ils allaient fermer toutes les fenêtres mais les esclaves seraient en outre sur le qui-vive et j’étais bien certain que le docteur allait, lui, avertir quelques gardes que je me trouvais dans les parages. Il était bien évident que la livrée que je portais me désignait comme le gibier réservé au comte et qu’ils éprouvaient tous la plus grande frayeur à la seule idée qu’ils pourraient être accusés de m’avoir aidé ou secouru malgré ses ordres.

Pendant qu’il faisait encore jour, je marchai en direction de ma hutte mais, à la tombée de la nuit, ayant trouvé un abri dans l’herbe épaisse et haute, près d’un bosquet, je décidai de m’arrêter là. La nuit était très fraîche et, vers le matin, il plut un peu. Cependant, au moins, je n’entendis pas le son du cor.

Je pense que la faim, le lendemain matin, m’incita à retrouver mon chemin vers ma hutte. J’avais abandonné mon idée d’entrer dans le château lui-même et d’y voler quelques vêtements pour pouvoir me débarrasser de cette damnée livrée en imitation de peau de daim, et aussi d’y voler une arme ou un outil quelconque. Pourtant, en dehors du château lui-même il me restait les nombreuses dépendances. Si j’arrivais seulement à trouver un costume de garde, il devait y avoir une telle foule dans le château que je pourrais probablement circuler un certain temps dans l’obscurité sans me trahir. Mais il fallait avant toute chose que je me nourrisse : mes projets devaient attendre la nuit prochaine.

La matinée était fort avancée quand je pus gagner ma hutte. Je pensais que les gardes étaient déjà venus avec de nouvelles provisions, qu’ils les avaient mises sur la table au bord du ruisseau, et qu’ils étaient repartis depuis assez longtemps. Cela ne m’empêcha pas de ramper dans les buissons, par précaution, et, à ce moment-là, je décelai tout à coup un mouvement dans la pénombre du bois. J’écartai les branchages pour voir et me rendis compte qu’il ne s’agissait pas de gardes mais d’une fille, inquiète, qui tournait sans cesse la tête à gauche et à droite, prête à s’esquiver au moindre bruit suspect, tout en se jetant comme une ogresse sur les provisions. Elle semblait affamée.

On reconnaissait encore les débris de son costume, et j’étais certain d’avoir déjà vu ces épais cheveux noirs et ces longues jambes. Je me rappelai la réunion de la veille, avec les dogues et les hommes-babouins, et je me sentis extraordinairement heureux de penser qu’ils avaient échoué, qu’ils n’avaient pas encore capturé l’« oiseau » que le gros chasseur avait manqué tout d’abord. Elle avait pu déchirer son masque crochu et l’avait rejeté en arrière sur le front si bien que le bec se dressait maintenant comme le cimier d’un casque. Elle avait déchiqueté les ailes emplumées attachées à ses bras et pu se débarrasser de sa queue de plumes dorées et brunes ; elle n’avait cependant pas pu ôter l’étroite ceinture de plumes qui avait servi à l’attacher. Les plumes qui lui avaient couvert la gorge étaient entièrement déchirées et elle était couverte, des pieds jusqu’aux seins, de boue séchée, comme si elle rampait dans des fondrières ou des marais.

Je me demandai comment faire pour lui révéler ma présence sans la faire fuir et pensai que la meilleure solution était de me montrer de loin, au-dessus du ruisseau, de manière qu’elle puisse bien me voir et s’assurer que je n’étais pas un garde avant que je me sois approché d’elle. Je fis un mouvement tournant dans les buissons puis descendis sans précautions vers le bord du ruisseau.

Avant mon arrivée, elle avait déjà fui, sautant entre les arbres comme un véritable daim. Sans me presser, je poursuivis ma descente et me tins près de la table où je ramassai un peu de pain ; je mangeai tout en regardant autour de moi. Je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où elle se trouvait. Au bout d’un certain temps, je l’appelai, en anglais. Je vis alors bouger un épais rideau de feuilles dans les ramilles et compris qu’elle me surveillait. De nouveau, je parlai anglais, pensant que, même si elle ne me comprenait pas, elle identifierait une langue étrangère et qu’elle comprendrait que j’étais son compagnon, esclave ou prisonnier. Elle ne me répondit pas et ne bougea pas non plus. Je regardai avec attention l’endroit où j’avais déjà vu bouger les feuilles : il me sembla qu’elle avait dû grimper dans les branches d’un grand hêtre et se cacher dans le feuillage.

Alors, sans penser un instant à cette atroce période historique dans laquelle je m’étais si curieusement introduit, ni d’ailleurs penser le moins du monde où ni quand, dans le passé, j’avais déjà vu ce geste, je fis le signe en « V », le « V » de la victoire. Tu sais bien, le signe de Churchill, le signe dont tous les spécialistes de la propagande nous disaient qu’il était très connu dans l’Europe occupée.

Les feuilles bougèrent de nouveau ; un bras et une épaule en sortirent et me rendirent mon signe. Alors, je remontai jusqu’au bosquet et commençai à dire, dans mon meilleur allemand, que je l’avais vue quand elle avait esquivé le coup de feu, pendant la chasse, que j’étais, moi aussi, prisonnier du comte… Une voix ferme m’interrompit en anglais.

« Si vous connaissez un endroit relativement sûr, allons-y et parlons. Marchez devant, je vous suis. »

J’étais surpris de la sûreté et du calme de sa voix, et assez content de rencontrer une de mes compatriotes dans la forêt. Je regagnai lentement la hutte mais, au lieu d’entrer, je gagnai la petite clairière où je m’étais assis pour manger pendant la première matinée que j’avais passée dans la forêt. Là, la vue était dégagée sur trois côtés et, quant au quatrième, c’était un épais rideau de branchages où nous pourrions trouver un excellent abri en cas d’alerte. Je me frayai donc un chemin parmi les herbes sans regarder autour de moi. Quand je m’arrêtai pour m’asseoir, je trouvai la fille juste derrière moi, s’aplatissant si bien contre le sol qu’elle était entièrement dissimulée par l’herbage. Elle se faisait toute petite, comme une perdrix traquée, ne me laissant voir que sa tête surmontée de ce bizarre casque crochu. Son visage était agréable, avec quelques taches de rousseur, et ses yeux gris pétillaient d’intelligence. Elle avait apporté avec elle toute une brassée de provisions et, tout en parlant, elle mangeait. Elle m’examinait sans arrêt, me jaugeait et son expression n’était pas effrayée ni apeurée, comme je m’y attendais, mais soucieuse et même, parfois, pendant qu’elle me racontait ses aventures, soupçonneuse.

 

Ma propre histoire dut lui paraître boiteuse et incomplète car je sentais bien que je ne pouvais pas essayer de lui expliquer, ou plutôt de lui décrire, mon incroyable saut dans le temps. Je voulais qu’elle n’ait aucun doute quant à ma santé mentale. C’est pourquoi je lui dis simplement que je m’étais évadé d’un camp de prisonniers, car je supposais que les camps de concentration devaient toujours être une des caractéristiques du Reich. Il m’apparut que, pour elle, l’emprisonnement d’un Anglais en Allemagne semblait chose parfaitement courante. Elle voulut me poser des questions sur mon camp, sur la raison pour laquelle j’avais été emprisonné, sur mes camarades, puis cessa tout à coup de me questionner quand elle comprit, ou crut comprendre, les raisons de ma réticence. J’avais maintenant eu le temps de réfléchir sur le geste instinctif que j’avais fait et je m’étonnais que ce signe de reconnaissance fût toujours utilisé après un siècle de domination nazie. Je lui demandai avec prudence comment il se faisait qu’elle en ait comprit la signification.

« Mais, » me dit-elle, surprise, « c’est bien le signe qu’ils utilisaient dans la Résistance antique, n’est-ce pas ? Je ne suis pas très au courant des activités clandestines car je n’avais pas eu beaucoup de temps pour apprendre quand ils m’ont attrapée, mais j’ai quand même assisté à un exposé que l’on nous a fait à Exeter, dans notre groupe de travail, et le conférencier nous a dit que chez les Fridolins, les résistants échangeaient ce signe entre eux, à l’époque des Troubles, vous savez, après l’invasion de quarante-cinq. Il provenait sans doute, nous a-t-il dit, du souvenir d’une sorte de vieux fusil qu’on utilisait à ce moment. Je ne savais pas qu’il y avait encore des Amis qui l’utilisaient mais, quand je vous ai vu le faire, j’ai pris le risque de penser que vous étiez un Ami. »

Elle paraissait très jeune tandis qu’elle m’expliquait ainsi ce qui concernait son « groupe d’études », d’un air infiniment sérieux. Elle parlait tantôt avec de brusques accès de confiance et tantôt des réticences tout aussi brusques, et faisait parfois allusion à des sigles qui, je suppose, devaient désigner des groupements de résistance patriotiques, des réseaux clandestins. C’est ainsi que je compris que, malgré un siècle sous l’autoritaire botte germanique, la résistance était toujours vivace en Angleterre, au moins chez les jeunes, les étudiants comme elle. Il semblait pourtant qu’il n’y avait plus de résistance armée mais que l’on s’efforçait plutôt de provoquer des déviations intellectuelles sur de subtils points de doctrine ou sur la théorie du parti, des distinctions qui lui semblaient de la plus haute importance mais qui me paraissaient, à moi, aussi byzantines que les discussions des théologiens médiévaux. Je réfléchis pourtant que au Moyen-Âge, les déviations de l’orthodoxie religieuse pouvaient vous faire abandonner l’étude pour le bûcher. Mon travail, à moi, avait été de combattre les Nazis sur un navire de guerre mais elle avait bataillé tout autant quand, avec ses semblables, elle s’était acharnée à déformer un slogan politique lors d’un rallye estudiantin. Il lui avait peut-être même fallu plus de courage qu’à moi, car, mes camarades et moi-même, nous étions des combattants entraînés, et libres, et nous avions derrière nous un pays puissant. Sans compter que les risques n’étaient pas les mêmes : elle n’avait pas seulement risqué la mort mais aussi toutes les tortures et traitements indignes qu’un absolutisme vicieux pouvait imaginer d’infliger.

Je lui demandai comment elle était venue à Hackelnberg.

Elle m’expliqua : « Comme d’habitude, je pense : des imprudences et un indicateur. J’ai quand même eu de la chance car ils n’ont rien pu prouver de précis contre moi. J’ai seulement été envoyée en rééducation dans une école-pilote d’État en Prusse Orientale. Dans un de ces endroits, vous savez, où ils endoctrinent les officiers des Ligues de la Jeunesse. Ils y envoient les récalcitrants étrangers, quand ils sont nordiques, naturellement. Le climat mental est supposé devoir laver leurs cerveaux de leurs erreurs. En outre, les Cadets ont besoin de matériel pour s’exercer à l’Art du Commandement et ils aiment disposer de récalcitrants aryens, surtout de filles. »

— « Mais comment êtes-vous tombée entre les mains de von Hackelnberg ? »

— « Je me suis enfuie de l’école, » dit-elle simplement. « Je sais bien que c’était une erreur. Les consignes données par les « Amis » sont que, lorsque l’on vous met dans un centre de rééducation, il faut y rester et apprendre tous les trucs, se faire passer pour un bon Nazi, ce qui vous permet d’avoir une bonne couverture quand on en sort. Mais c’était un véritable enfer et je n’ai pas pu y tenir. Alors, je me suis enfuie. Naturellement, ils m’ont rattrapée. On vous classe parmi les éléments indésirables quand on vous rattrape, ce qui veut dire que l’on est réquisitionné pour servir dans une Institution d’État et que l’on est soumis aux mêmes règles de discipline que les Stüke des races inférieures. C’est comme cela que je suis arrivée ici. Mais c’est assez parlé de moi. Maintenant la question est : que pouvons-nous faire pour vous ? Vous êtes dans une situation bien pire que moi. » 

Je lui dis qu’il me semblait que nous étions embarqués sur le même bateau.

— « Oh ! non ! » me dit-elle, avec un grand sens pratique qui montrait bien sa jeunesse. « Moi, j’ai une valeur réelle, tandis que vous, vous n’êtes qu’un criminel, tout juste bon à être liquidé. Je ne sais pas au juste ce que le Maréchal de Louvèterie fait des criminels qu’on lui donne mais je sais en tout cas que le traitement qu’il leur inflige est long et pénible. Qu’avez-vous vu ici ? »

Je le lui dis.

Elle m’approuva : « Je n’ai jamais vu ces femmes-chats, mais j’en ai entendu parler. Et je les ai aussi entendues. On doit, je pense, les produire médicalement. » L’indifférence avec laquelle elle parlait me choquait plus que ce qu’elle suggérait. Les mutilations chirurgicales pour enlever d’un corps humain parfait les éléments qui lui permettent d’avoir une âme humaine n’étaient pas pour elle une éventualité de cauchemar mais bien une pratique courante.

« Il y a six mois que je suis ici, » me dit-elle. « Je suis un Jagdstück, une fille-gibier, uniquement réservée pour ces chasses. Ils choisissent pour ça les bonnes coureuses, et nous sommes assez nombreuses, des aryennes comme des filles des races inférieures. Dans les intervalles entre les chasses, la vie n’est pas trop désagréable. Les gardes-chasse ne sont pas de mauvais bougres, dans leur genre, jusqu’au moment où il y a une partie de tir. C’est alors les chiens qui vous terrifient ; on sait très bien qu’il ne faut pas courir mais il est impossible de vaincre sa peur quand on entend les chiens qui courent derrière vous. Et, vous savez, ils vous donnent aux chiens si vous ne courez pas, car vous n’êtes plus alors d’aucune utilité pour le sport et ils veulent faire un exemple pour effrayer les autres. Les meilleurs des gardes deviennent eux-mêmes de véritables fous quand ils vous poursuivent à la chasse. J’ai moi-même été chassée de plusieurs manières. Il y a parfois des invités qui désirent plus d’exercice physique que ceux de la suite du Gauleiter. Ils vont tirer des daims dans la forêt, à l’extérieur de la propriété, puis reviennent s’amuser avec une chasse aux faux daims. Ils vous lâchent avec vingt-quatre heures d’avance puis mettent les chiens sur votre piste. Il faut se cacher dans les endroits les plus épais que l’on peut trouver mais, quand les chiens vous ont dépisté, ils lâchent alors les chiens sauvages et vous êtes obligé de sortir et de courir pour y échapper. Ils vous tirent alors dessus avec des petites flèches qui s’enfoncent profondément dans la peau et qui ont de grands rubans de couleur, si bien que l'on peut reconnaître qui vous a tiré. Ils vous habillent en daim et ne laissent à nu que les endroits où les flèches peuvent vous atteindre sans faire trop de mal. Ces petites flèches, même si elles ne vous blessent pas grièvement, font un mal de chien, et il est impossible de les ôter sans s’arrêter. Dès qu’ils voient que vous êtes atteint, ils lâchent les rapporteurs – les hommes-singes – pour vous attraper et vous ligoter. Mais, à ce jeu, on a quand même sa chance : il faut qu’ils vous atteignent au bon endroit car les flèches ne peuvent pas traverser cette peau de daim et, si le coup n’est pas bien ajusté, ils ne découplent pas les hommes-singes. J’ai été chassée trois fois comme cela et je m’en suis tirée deux fois. » 

« Mais ils vous donnent quand même la chasse, après ? » lui dis-je, et je lui racontai ce que j’avais vu la veille, et comment ils avaient envoyé les limiers et les hommes-singes à sa poursuite.

« Naturellement, » dit-elle froidement. « Ils m’ont poursuivie pendant presque toute la journée d’hier mais j’ai pu les semer dans les marais. Ils finiront naturellement par me retrouver, rien qu’en surveillant les endroits où ils disposent de la nourriture, mais je les aurai bien fait courir avant. »

« Et vous n’avez pas peur de ce qu’ils vous feront quand ils vous rattraperont ? »

« Ils ne me feront rien. Naturellement, ils laissent les singes jouer un peu avec vous, et ce n’est pas très drôle. Mais ils ne vous punissent pas pour avoir couru car c’est après tout ce qu’ils vous demandent de faire. Il n’y aurait pas de sport si on ne se défendait pas. »

« Et si vous refusiez quand même de courir ? » 

« Alors, ils vous donnent à manger aux chiens, » dit-elle calmement. « Une fois que vous avez déjà reçu une de ces flèches, je vous assure que vous faites de votre mieux pour les éviter, après. Ils mettent quelque chose dessus pour les rendre plus douloureuses. »

Nous restâmes étendus sur l’herbe épaisse pendant la plus grande partie de cette chaude matinée ensoleillée et ce fut pour moi une étrange merveille que d’écouter cette voix jeune et plaisante, qui parlait ma propre langue, et qui le faisait en mêlant si curieusement la naïveté et l’expérience, semblant accepter si aisément ces fantastiques circonstances. Au bout d’un certain temps, je compris qu’elle était tout à fait persuadée que j’avais fait partie d’un réseau de résistance britannique ; elle me témoignait une sorte de déférence, presque de respect, quand elle faisait allusion à mon « travail », comme si j’étais un maître en matière de clandestinité et que, elle, elle ne soit qu’une débutante. Elle m’appelait « Ami » si souvent et avec un tel sérieux que je compris que le mot devait être la formule consacrée par laquelle on s’adressait la parole au sein des réseaux de résistance ; je me mis alors à l’appeler de la même manière et je vis que je lui faisais le plus grand plaisir.

— « Qu’allons-nous faire pour vous ? » répéta-t-elle.

— « Je vais m’évader, » lui répondis-je avec confiance.

— « Comment ? »

— « À travers les fils. »

Elle secoua la tête avec conviction : « C’est impossible. La barrière est sous tension ; elle est chargée de rayons Bohlen, vous savez. Si on les touche, on est fichu. Nous en avons souvent parlé, avec d’autres Indésirables aryens. Il y avait une fille qui avait déjà été chassée une fois et qui avait tellement peur de l’être à nouveau qu’elle a déclaré que la prochaine fois qu’ils la chasseraient, elle irait droit sur la barrière, et qu’elle se jetterait dessus pour se tuer. Lorsque son tour est revenu de faire le daim, je faisais aussi partie de la chasse. Je l’ai donc vue. Elle a couru droit sur la barrière ; mais elle n’a pas été tuée, du moins pas tout de suite. Je l’ai vue tomber et je l’ai entendue crier quand elle a été brûlée. Car ce qu’ils font, savez-vous, c’est d’arrêter les rayons quand un gros animal vient se jeter sur la barrière ; ils peuvent le faire des miradors. Ils sont allés rechercher la fille et ils l’ont ramenée. Je crois qu’elle est morte de ses brûlures. Jamais nous ne l’avons revue. »

Je lui parlai alors de ma propre expérience des rayons. « Mais je n’ai pas du tout l’intention de me ruer sur la barrière, » lui expliquai-je. « J’ai l’intention de faire un tunnel. »

Elle ne sembla pas comprendre, aussi lui fis-je tout un cours sur l’art de creuser tel qu’il est pratiqué par les prisonniers de guerre. Elle m’écoutait avec attention et vit immédiatement les failles de mon plan.

— « Ce sera trop long, » me fit-elle remarquer. « Même si nous sommes deux à y travailler. Ils ne vous laisseront pas seul assez longtemps. »

— « Mais il doit bien y avoir d’autres criminels que moi dans la forêt, » dis-je. Et je lui parlai du Français. Il me paraissait avoir été libre pendant longtemps. Il semblait savoir où se cacher.

Elle baissa la tête et se cacha presque la figure dans les herbes : « Je ne sais pas, » dit-elle d’une voix basse, en hésitant. « Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. J’ai entendu le cor…»

— « Eh bien, » dis-je. « Je vais me mettre au travail. Le problème, c’est de trouver des outils. Vous connaissez les lieux mieux que moi. Où mettent-ils leurs bêches ? »

Alors, voyant que j’étais tellement décidé, elle adopta mon idée avec enthousiasme et se mit avec excitation à faire des plans pour savoir comment nous pourrions nous procurer du matériel. Elle connaissait l’endroit, déclara-t-elle : c’était le pavillon Kranichfels. Les hommes qui surveillaient la vallée où se trouvait la butte y gardaient des outils. Elle connaissait le chemin car les filles-gibier y étaient détenues quand on préparait une chasse. Je lui proposai donc d’y aller cette nuit même et de voir ce que je pourrais me procurer.

— « Non, non ! » s’écria-t-elle. « C’est moi qui le ferai. Vous seriez immédiatement pris, tandis que moi, je puis me glisser dans l’obscurité sans que personne ne me remarque. Il y a toujours des filles-esclaves et je peux très bien passer pour l’une d’elles. Aidez-moi seulement à me débarrasser de cet engin que j’ai sur la tête. »

Les différentes parties du costume des filles-gibier étaient si soigneusement cousues les unes aux autres que celle qui le portait ne pouvait pas s’en débarrasser toute seule, du moins pas sans ciseaux ou sans couteau. Je cherchai donc quelque chose autour de moi et trouvai deux silex ; en les cognant l’un contre l’autre, j’obtins une arête vive avec laquelle je pus scier la couture qui reliait le masque au gorgerin. Le travail fin et solide de ces déguisements m’étonna tandis que je les examinais enfin de près. « Ah ! La précision germanique ! » dit-elle moqueusement tout en jetant le masque crochu dans les fourrés. « C’est incroyable, toute la peine qu’ils prennent, dans les moindres détails. Ces forestiers sont de vrais monomanes et ce qui est le plus inhumain en eux, c’est la manière qu’ils ont d’être incapables de voir en vous un être humain : ils s’affairent et perdent un temps fou avec vous, pour que vous soyez habillé exactement comme il le faut afin de jouer votre rôle dans leur spectacle, et vous vous rendez quand même compte qu’ils ne comprennent rien aux filles, ni à aucun être humain. »

Elle avait autour du cou une mince chaîne d’acier qui portait son numéro matricule. Je pris la plaquette et la retournai ; il n’y avait pas de nom, juste un groupe de lettres et un numéro. Mes doigts effleuraient la peau douce et chaude de son cou et, pendant qu’elle parlait, j’étais ému de remarquer une nouvelle hésitation, une nouvelle profondeur dans sa voix. Ce n’était pourtant encore qu’une enfant, une enfant qui avait été brutalement arrêtée au tout début du chemin qui aurait dû la conduire dans l’immense pays de l’amour, de la compréhension et de la liberté des relations humaines. La course de sa vie avait été changée et elle se trouvait maintenant dans un véritable tunnel, tortueux, étroit, étouffant. Et elle avait cependant conservé une merveilleuse santé, un esprit nullement faussé. À tout instant, j’admirais son courage et sa froide méfiance mais, ce qui m’émouvait le plus, ce qui me rendit tout à coup humble, ce qui me donna de nouveaux espoirs, un but nouveau, ce fut, je crois, son innocence et sa fraîcheur dans ce monde déchiré. Dans cette forêt d’Hackelnberg, elle était comme un de ces beaux arbres libres que tous les efforts du Maréchal de Louvèterie ne pouvaient pas forcer à pousser d’une manière non conforme à leur propre nature.

Tu vois, jusqu’à ce moment je ne me préoccupais que d’imaginer les moyens de traverser la barrière ; cependant, pendant tout ce temps, une chose à quoi je n’osais pas penser pesait sur moi, je veux parler de cet effrayant monde d’esclavage que je pensais devoir trouver au-delà de la barrière d’Hackelnberg. Mais je savais maintenant qu’il y avait encore de la vérité, du courage et de la fierté, qu’il restait encore un peu de la gloire de l’humanité dans le monde. Nous devions maintenant sortir d’Hackelnberg ; nous devions nous évader, décidai-je, et retrouver ses « Amis ».

Je tournai la petite plaquette d’identité entre mes doigts et elle leva la tête vers moi, acceptant avec un étonnement calme, confiant, les caresses de mes doigts sur sa gorge.

« Il ne comporte pas de nom, » lui dis-je, et je savais bien qu’elle reconnaissait dans ma voix les sentiments que je lui portais.

« Je m’appelle Christine North, » répondit-elle. « Mais, à la maison, on m’a toujours appelée Kit. »

Nous n’avons pas eu beaucoup de temps à nous : une journée, de la matinée jusqu’au lever de la lune ; une longue journée d’été. La plus longue de ma vie. Je sais maintenant que je n’ai jamais connu quelqu’un aussi bien que j’ai connu Kit. Je sais bien que si je commençais à raconter tous les petits riens que je remarquai et qui me réjouirent ce jour-là, cela n’en finirait pas, même si je passais le reste de mes jours à me décharger la mémoire. Les yeux de mon esprit sont encore pleins de cette forêt ensoleillée et touffue. Je crois que je me rappelle avec exactitude la courbure de chaque brin d’herbe, la forme de chaque feuille, les touffes d’aiguilles de pin, les moindres jeux d’ombre et de lumière, chaque abeille et chaque papillon que mes yeux rencontrèrent ce jour-là ; l’odeur de la terre, de l’herbe et des pins est encore maintenant dans mes narines. Et le chant des insectes est toujours dans mes oreilles. Il y avait dans tout cela une rare qualité qui n’appartenait ni à son époque ni à la mienne, quelque chose qui ressemble à la magie veloutée qui éclaire vos souvenirs d’un jour d’été de votre enfance… La chaleur et le charme de l’âge perdu où l’on vivait, où l’on jouait, en sûreté, protégé de toute douleur, de tout ennui, libre de donner tout son cœur et toute son âme aux merveilles rares et immédiates de la terre vivante.

Nous nous sommes promenés dans Hackelnberg comme deux amoureux qui se seraient rencontrés dans une forêt enchantée. Pour nous deux, notre passé immédiat nous semblait aussi lointain, aussi irréel que s’il s’était agit d’une étrange malédiction que les rayons du soleil matinal avaient dissipée. Hans von Hackelnberg nous semblait l’ogre d’un conte de fée : nous ne croyions plus à lui qu’à demi, juste assez pour rendre plus excitante notre aventure. Et nous avons ri, et nous avons préparé notre évasion comme si tout cela n’avait été qu’un jeu.

Nous avions suspendu notre croyance dans le lendemain ; nous éprouvions tant de plaisir dans la découverte du plaisir mutuel que nous nous donnions l’un par l’autre, nous étions tellement émerveillés par l’immensité du pays que nous venions de découvrir et l’excitation de l’exploration de tous les domaines de nos cœurs qui venaient de s’ouvrir, cette excitation était si douce et si sauvage, qu’il nous semblait contenir en nous-mêmes la totalité du monde réel. Nous étions seuls dans cette joyeuse forêt d’été ; nous étions le monde entier.

De toute la journée, nous ne vîmes pas un être vivant, nous n’entendîmes pas le moindre son produit par un être humain ou par un chien. Cette intimité inviolée nous apportait un tel sentiment de sécurité que nous marchions lentement, insouciants, bras dessus, bras dessous, le long des allées cavalières, que nous nous mettions à jouer dans les clairières et que nous éclations de rire. Nous passâmes ainsi toutes les heures de jour, à parler, à jouer, à baguenauder, mais nous approchant cependant, vers la fin de l’après-midi, de Kranichfels. Nous nous attardâmes pour ramasser des airelles sauvages dans des vallons pleins de bruyères que Kit connaissait bien ; nous y restâmes enfouis dans les buissons, riant de voir les taches pourpres sur les lèvres de l’autre.

Un peu avant le coucher du soleil, nous sommes arrivés sur un affleurement de roches calcaires surplombant un ruisseau qui remplissait un petit bassin, au pied des rochers. Nous y avons grimpé et, assis au bord d’un petit talus couvert de gazon, à travers les feuilles, nous avons pu voir quelques mètres de l’étroit sentier qui descendait vers le pavillon Kranichfels. Celui-ci, me dit Kit, n’était pas à plus de cinq cents mètres. C’était une soirée parfaitement calme. Le soleil quittait un ciel bleu, sans nuage. Les rochers luisaient sous les derniers rayons du soleil et nous réchauffaient de la chaleur qu’ils avaient accumulée pendant toute la journée.

— « Ah ! » dit Kit après un long silence, « si seulement, avec toute leur puissance, si seulement ils avaient pu réserver cette forêt si paisible et si charmante pour l’amour : pour toi et pour moi, et pour tous les autres amoureux, pour qu’ils puissent se promener tant que dure la jeunesse…»

Nous sommes restés assis sans bouger jusqu’à ce qu’il fit sombre sous les arbres. Alors, Kit commença à arracher avec ses ongles les coutures du son gorgerin emplumé. Je trouvai un éclat de pierre pointu et pus ainsi scier les fils et la libérer de ses derniers déguisements. Elle m’avait dit que les filles-esclaves qui pouvaient se promener autour de Kranichfels dans la chaude obscurité de cette soirée d’été étaient certainement nues : c’était un signe distinctif des esclaves des races inférieures ; leur peau constituait leur seule livrée, sauf lorsqu’elles participaient à quelque scène. Si, dans la faible lueur, un forestier remarquait Kit, il verrait le reflet de sa chaîne d’acier et la prendrait pour un collier d’esclave. Pour son retour, après l’heure où les esclaves étaient normalement enfermés pour la nuit, elle comptait sur la protection de l’épaisse obscurité des arbres.

Elle se laissa glisser des rochers et se baigna dans la petite mare, ôtant toute trace de boue de son corps. Je l’accompagnai un peu, jusqu’au moment où elle ne me permit pas d’aller plus loin. Nous nous sommes alors séparés et je suis lentement revenu vers les rochers où nous nous étions donnés rendez-vous.

Toujours étrangement certain que nul mal ne pouvait nous atteindre, croyant toujours que la sauvage incantation avait été d’une manière ou d’une autre annulée parce que j’avais trouvé Kit, je marchais sans me cacher dans l’herbe autour du ruisseau. J’avais un tel sentiment que nous ne faisions que jouer à un jeu que je n’avais même pas peur pour Kit ; j’étais surtout impatient de la voir revenir, mais c’était l’impatience de la prendre dans mes bras et de la couvrir de nouveau de baisers. La tâche que nous nous étions assignée me paraissait beaucoup moins sérieuse.

L’obscurité devenait plus profonde et j’étais toujours en train de me promener, essayant de saisir le faible appel qu’elle devait lancer pour m’avertir. La forêt commençait à s’emplir des bruits nocturnes : de doux murmures, des cris lointains ou de proches bruissements de feuilles qui m’étaient maintenant devenus familiers. Je m’avançai tranquillement dans un bosquet de bouleaux près de la clairière et restai là à écouter. Sous les arbres, il ne faisait pas froid mais une curieuse fraîcheur tenace semblait relier comme par un fin réseau invisible les troncs à peine visibles. Je me déplaçai un peu et alors, dans ce bosquet obscur, je commençai à sentir cette inquiétude du daim sauvage, cette envie de partir et de fuir que j’avais déjà ressentie avant, quand j’avais été seul ; oui, cette inquiétude s’infiltrait de nouveau en moi.

Dans la nuit, je vis un tas d’herbes longues qui avait été couchées, foulées, comme si un daim ou une bête s’y était couché ; et il y avait là quelque chose qui n’était ni une pierre ni un bout de bois. Je me baissai et ramassai l’objet. Je compris, plus par le toucher que par la vue, que c’était un mocassin en peau de daim, comme ceux que j’avais aux pieds. Il était froid et humide, et je sentis avec les doigts que la semelle en était presque complètement usée. Une vieille chaussure, jetée dans la forêt, mais qui me fit battre le cœur de terreur. Je voulais m’enfuir à toute vitesse de ce tas d’herbes froissées, mais je me forçai à rester là, tâtonnant et regardant de tous côtés pour voir ce qui avait bien pu m’intriguer. Je le trouvai : des débris de la même matière que je portais moi-même : les restes poilus de l’un des criminels condamnés par von Hackelnberg. Les poils de ces débris étaient fortement emmêlés ; le tissu avait été plongé dans quelque chose qui avait séché et durci. Pendant que je tâtais ainsi ces poils, il me sembla entendre la longue fanfare du cor du comte dans le soir qui tombait. Je n’osai pas chercher d’autres preuves : ce n’était pas nécessaire. Je ne savais que trop quelle était la matière qui avait ainsi séché sur ces restes. Je jetai ces débris, et m’essuyai instinctivement les doigts sur l’herbe fraîche avant de quitter l’abri du bosquet pour me retrouver à découvert.

La lune, qui était presque pleine, s’était montrée au-dessus des arbres et éclairait notre coin de rochers. Aussi effrayé par la lumière que je l’avais été de l’obscurité des arbres, je me tapis dans l’ombre des rochers et me lavai et relavai les mains dans le ruisseau comme si le fait de les laver pouvait me nettoyer l’esprit de l’effrayante pensée de la mort du Français.

Je ne pouvais plus attendre le retour de Kit et je m’aventurai dans le sentier, sous l’épaisse frondaison estivale que la lumière de la lune ne pouvait pas pénétrer, dans l’intention de l’avertir, de la supplier de repartir pour le pavillon, de se rendre et de retourner en esclavage, d’accepter de souffrir n’importe quoi pour avoir la protection d’une forte muraille entre son corps et les cruelles griffes.

J’avançais lentement car, dans l’obscurité de la forêt, je craignais de perdre mon chemin. Je me heurtais sans arrêt contre les arbres. À la fin, je revis tout de même la lune et, scintillant à travers les feuilles, un éclair de lumière jaune qui devait provenir d’une fenêtre du pavillon. Je m’arrêtai là, d’où je pouvais surveiller un mètre ou deux du chemin, au clair de lune, et j’attendis.

Beaucoup de temps passa, et je guettai en vain le bruit des pas de Kit. Lentement, je repris courage, car je n’entendais rien d’autre. La lune était de plus en plus haute, mais nulle autre voix que celle de la forêt ne se faisait entendre.

Alors, au bout du chemin, je perçus un faible cliquetis d’acier. Une branche morte craqua et j’entendis de nouveau ce faible bruit métallique. J’appelai doucement Kit et vis une silhouette qui se détachait au clair de lune sur le chemin ; elle resta immobile pendant quelques secondes puis se remit à couvert, dans l’ombre. Je me glissai près d’elle, lui parlant doucement pour la rassurer. Je trouvai son bras et sentis qu’elle était vêtue : je touchais quelque chose qui ressemblait à une laine fine, ou à une fourrure veloutée, aussi rase et fine qu’une peau de souris. Elle riait doucement, d’excitation et d’inquiétude, mais ne voulut pas parler avant que nous ayons regagné nos rochers. Là, elle s’étendit, épuisée, et mit dans ma main une bêche à lame courte et aiguë, ainsi qu’une serpe.

— « Cela m’a pris longtemps, » dit-elle. « J’avais oublié où se trouvait la resserre à outils. Je n’osais pas trop bouger avant la nuit complète mais, à ce moment, les bâtiments étaient fermés. Même dans l’obscurité, je savais où se trouvait l’Ankleidezimmer, car c’est là qu’ils nous font revêtir nos costumes quand nous devons être chassées. Je savais où se trouvaient toutes sortes de choses. La porte était fermée mais ils avaient laissé une fenêtre ouverte. Je l’ai escaladée et j’ai trouvé ces habits, puis j’ai découvert une porte qui conduisait à un entrepôt ouvert où j’ai pris ces outils. Ils sont neufs ! Je n’ai rien pu trouver pour t’habiller. » 

Elle rit de nouveau. Elle était si gaie, si heureuse de son succès que, alors que j’étais près de lui parler de ce que j’avais trouvé, alors que j’allais lui demander de retourner, je n’ai pas eu le cœur de le faire. Quand elle se mit à genoux pour boire au ruisseau, lorsqu’elle fut bien éclairée par le clair de lune, je vis alors quelle folie du détail Hans von Hackelnberg obtenait de ses esclaves et je compris qu’il était impossible d’échapper à son obsession morbide : les vêtements que portait Kit étaient constitués d’un seul maillot fort ajusté, comme un collant de danseuse, découpé pour épouser les formes du corps humain, taillé dans une matière façonnée avec une adresse diabolique pour imiter une peau d’animal. Tandis que Kit était ainsi accroupie à quatre pattes, la tête baissée vers l’eau, le visage dissimulé, le clair de lune luisant sur son vêtement étrange, d’un noir brillant, elle ressemblait à une souple et fine bête sauvage qui se serait glissée hors des bois pour aller boire. Pendant quelques secondes, même à moi, elle me parut curieusement étrange et je ressentis une véritable frayeur, comme si des effluves ensorcelés fondaient de nouveau sur moi, et j’imaginai les grosses lèvres rouges de von Hackelnberg distendues par un gros rire bestial comme s’il mettait un terme à nos brèves vacances d’êtres humains.

Je la saisis et la remis sur ses pieds, dans une posture humaine ; voyant que ma brutalité l’étonnait, je ne pus que lui bredouiller que son costume me semblait pour le moins étrange.

— « C’est normal, pour toi, » dit-elle brièvement. « Mais moi, je l’ai déjà vu souvent. C’est celui que les esclaves portent pendant l’hiver : il les protège du vent froid, de la neige, et la pluie ne le traverse pas. »

— « Partons d’ici, » dis-je. Je ramassai les outils et marchai en tête, derrière les rochers, m’éloignant de la clairière et de l’obscur bosquet de bouleaux.

Il n’était pas encore trop tard pour lui parler, et c’est ce que j’aurais dû faire ; j’aurais dû lui dire que mes plans n’étaient pas bons, qu’il était impensable que von Hackelnberg nous laisse en paix pendant toutes les semaines qui nous seraient nécessaires pour creuser un tunnel. Mais je l’avais enflammée avec mon plan. Pas seulement par mes paroles, mais par ma seule présence, par ma tendresse ; je l’avais convaincue que l’évasion était possible ; possible parce qu’elle était tellement désirée ; elle était si heureuse, si fière de la manière dont elle avait joué son rôle que je n’eus pas le cœur de la détromper.

Nous avons marché rapidement dans les sentes éclairées par la lune. Kit parlait vivement à voix basse, sans arrêt, proposant telle ou telle place qu’elle se rappelait à proximité de la barrière, mais je ne l’écoutais que d’une oreille. Il fallait que je trouve un autre plan, et je n’en trouvais pas. Avec prudence, je passai le doigt sur le fil de la lame de la bêche. La serpe était une meilleure arme mais la bêche était plus lourde. Je demandai à Kit de porter la serpe.

Nous nous dirigions vers la partie de la forêt dont Kit avait dit qu’elle était aussi loin qu’il était possible du château ; un coin plus sauvage, moins bien entretenu que le reste, où les taillis et les souches d’arbres n’étaient pas nettoyés. Elle s’était déjà cachée là, lors d’une chasse où elle tenait le rôle du daim, et avait pu éviter les chiens et les rapporteurs pendant une semaine entière. Elle pouvait retrouver son chemin dans l’obscurité car elle était souvent venue la nuit se ravitailler aux tables qui se trouvaient dans les parties plus fréquentées de la forêt. Autant qu’elle s’en souvenait, des buissons et de hautes bruyères poussaient très près de la barrière. C’était le bon endroit pour creuser un tunnel ; nous pourrions travailler la nuit et nous cacher pendant la journée et, pour nous procurer de la nourriture, elle pourrait même perfectionner le stratagème qu’elle avait employé au pavillon Kranichfels et peut-être pénétrer dans le château lui-même, dans l’aile des esclaves. Pour vaincre le souci de perfection germanique, déclara Kit, il fallait faire quelque chose qui avait toute l’évidence de l’absurdité : les Allemands seraient incapables de supposer qu’un Aryen acceptait délibérément de jouer le rôle d’un esclave de race inférieure.

Alors, tandis qu’elle se laissait aller à une joyeuse confiance et que je me torturais l’esprit pour imaginer un autre moyen, nous parvînmes enfin sur une hauteur fortement boisée, avec de gros chênes, avec d’énormes fougères impériales et d’épaisses herbes. La nuit était très calme et nullement froide. Kit prit une profonde inspiration et déboutonna quelques boutons de son col. « Seigneur ! » s’écria-t-elle, « j’étouffe avec ça. J’aimerais pouvoir…»

Elle s’interrompit soudain et me prit le bras ; la lune me permit de voir ses yeux tout agrandis de frayeur : « As-tu entendu ? » murmura-t-elle.

J’avais entendu. Enfin, c’était ce bruit que je guettais depuis que j’avais trouvé les pauvres débris de vêtements du Français. Au loin, très clairement dans le calme de la nuit, le cor avait sonné. Sa fanfare nous parvint à travers les bois éclairés par la lune, et c’était une fanfare gaie, prenante, un appel qui, par un matin d’automne, m’aurait mis le sang en ébullition. Nous sommes restés immobiles, pétrifiés, écoutant, bien après qu’elle eût cessé, n’osant plus nous regarder. Et la fanfare éclata de nouveau, triomphante, exultante, stridente, maintenant mêlée aux brefs abois des chiens qui viennent de trouver leur voie.

Je pris Kit par les épaules. « Il faut que tu y retournes ! Tu dois revenir ! Retourne à Kranichfels. Vas-y et rends-toi. C’est moi que chasse le comte. Tu seras en sécurité si tu n’es pas avec moi ! »

J’insistai avec violence, mais elle refusait de se laisser persuader.

— « Non ! je ne te quitterai pas. Je peux te montrer où te cacher. Ils ne me feront rien même si je suis avec toi. Je connais la voix de ces chiens. Ce n’est pas les chiens sauvages. C’est ceux qu’ils utilisent pour chercher la voie. Ils ne vont pas les découpler. Nous pouvons les mettre en défaut. Viens ! Oh ! viens ! »

Il me semblait qu’il y avait là quelque vérité. De toute manière, notre meilleure chance semblait être d’atteindre ces fourrés qu’elle connaissait. Nous nous sommes enfuis, courant vite le long du sentier pour nous mettre à couvert dans le bois de chênes.

J’eus vite la preuve que mon passé n’était pas fait d’hallucinations, car il me trahit dans cet incroyable présent. J’aurais dû être capable de garder une allure de cross-country sans défaillance mais, comme lors de ma marche pour m’éloigner de l’Oflag XXIX Z, je découvris que deux années de captivité, de sous-alimentation et de manque d’exercice m’avaient volé ma force et mon endurance. Je commençai à suer dès le premier kilomètre. Je perdais mon souffle et mes jambes me paraissaient lourdes comme du plomb. Je n’essayais plus de persuader Kit de se séparer de moi ; la vérité était que je n’aurais jamais pu aller à cette vitesse sans son aide. Et j’étais encore plus furieux de penser que, même en le fuyant, nous faisions exactement ce que voulait von Hackelnberg. Il avait fait entraîner Kit dans ce but ; et je le voyais encore l’admirant pour son allure, pour son souffle ; je l’imaginais en train de sourire avec une fierté maligne devant son œuvre. 

Il se passa un certain temps avant que nous entendions de nouveau le cor, et, cette fois, ce fut plus faiblement. Nous avions gagné sur les chiens. Mais nous étions maintenant sur un terrain difficile et nous nous traînions sur des sentiers qui ressemblaient à des lits desséchés de petits torrents ; il était facile d’y tomber, de se faire une entorse ou de se casser une jambe. Heureusement, mes mocassins en peau de daim et les souples chaussures de Kit nous permettaient de marcher sur ces roches lisses avec une certaine assurance et, ainsi éperonnés par la crainte de ce qui nous poursuivait, nous tirions le meilleur de nous-mêmes. J’avais le sentiment que nous ne devions pas laisser une odeur bien persistante sur ces pierres froides et c’est pourquoi nous nous laissions glisser sur les larges dalles de rocher qui se trouvaient sur le bord de la vallée. Notre meilleur allié était certainement l’eau et je me rendais compte que c’était l’avis de Kit. Nous nous sommes donc dirigés vers l’herbe haute et les jeunes plantations de peupliers et de bouleaux que nous apercevions en bas de la pente mais, arrivés là, je sentis le terrain qui cédait sous moi. Nous fûmes rapidement au sein d’une profonde fondrière, dans laquelle nous nous enfoncions de plus en plus, jusqu’à avoir de l’eau à hauteur de la poitrine. Puis nous trouvâmes un fond relativement solide et, nous aidant de nos bras, nous arrivâmes à avancer le long de l’étroite ligne d’eau qui constituait le centre du marais. Nous avons continué ensuite jusqu’au moment où nous avons trouvé le centre du cours d’eau, que nous avons suivi, sautant d’une pierre à l’autre, tombant souvent dans des trous, remontant en même temps que le lit du ruisseau entre les deux parois de la vallée. Cela nous amena dans une autre sorte de fondrière où nous nous assîmes pour nous reposer sur du gazon humide.

— « Ils vont perdre du temps dans les marais, » me dit Kit. « Ils vont être obligés d’en faire tout le tour pour retrouver la voie. Viens ! »

Malheureusement, elle était maintenant égarée et nous avions perdu beaucoup de temps pour traverser cette fondrière, en nous arrêtant sans cesse, essayant de reconnaître à la forme les petits monticules qui, au clair de lune, nous paraissaient de véritables collines. Quand nous fûmes de nouveau sur le sol ferme, Kit déclara qu’elle reconnaissait l’endroit. C’est alors que nous avons entendu de nouveau les chiens qui donnaient de la voix.

Nous nous sommes remis au travail, courant quand nous le pouvions mais, la plupart du temps, nous traînant dans une marche pénible et lente. Kit était maintenant fatiguée. Nous n’avions plus la force de parler et nous marchions en silence, l’un près de l’autre mais éloignés l’un de l’autre par la détresse de nos corps, par l’impérieux besoin que nous ressentions de retrouver le calme, de donner du repos à nos poumons essoufflés, à nos membres douloureux. J’avais gardé la bêche, si gênante qu’elle fût, mais Kit avait abandonné la serpe. J’étais trop épuisé pour lui faire remarquer quoi que ce soit.

Il n’y avait plus de sentier, maintenant. Nous nous battions à l’aveuglette contre les taillis qui étaient si touffus par endroits que nous devions nous frayer un chemin avec les mains et les pieds. Je ne sais pas combien de temps a duré cette pénible marche dans les fourrés. J’ignore quelle distance nous avons parcourue. Mon esprit était confus, troublé. Notre peine semblait durer depuis des éternités et il nous semblait qu’il y avait longtemps que nous avions traversé le marais, que nous l’avions fait à cette lointaine époque où nous étions forts, où nous étions encore frais.

Je buttai contre Kit. Elle s’était écroulée par terre et grogna à mon contact. « Je ne peux plus continuer, » murmura-t-elle. Je m’étendis auprès d’elle. J’étais trop fatigué moi-même pour l’inciter à se relever. Je tendis l’oreille. Je n’entendais rien, que nos gémissements. Nous sommes restés là jusqu’au moment où le souffle nous revint et nous n’entendions plus rien alors.

Nous nous étions couchés, exactement comme le voulait le chasseur fou : la terreur provoquée par son cor et par ses chiens nous avait transformés en animaux accablés de frayeur, n’osant espérer s’échapper, au fond des bois. Nous n’avions qu’un espoir, que les chiens soient en défaut ; nous ne pouvions plus courir. Je tâtai de nouveau le fil de ma bêche, que je pris par la hampe. Je pourrais toujours régler son affaire à un ou à deux chiens avant de me laisser égorger. Mais l’endroit que nous avions choisi n’était pas celui qui convenait : il me fallait plus de place pour me battre. Ici, les fourrés m’empêcheraient de bouger rapidement ; un chien pourrait se glisser dans mon dos et m’agripper comme un furet qui attaque un blaireau dans son terrier. J’essayai de faire comprendre à Kit qu’il fallait ramper et trouver un endroit dégagé.

« C’est ici l’endroit le plus épais, » me dit-elle d’un ton las. « La chasse ne doit pas être loin. Notre seule chance, c’est de rester ici. S’ils nous trouvent en terrain dégagé, cela ne fera que leur procurer plus de plaisir. »

Je restai étendu jusqu’à ce que j’aie retrouvé un peu de force. Après, l’inaction, l’attente silencieuse furent trop pour moi. À l’aide de ma bêche, je commençai à débroussailler et à ramper pour voir jusqu’où s’étendait notre fourré.

J’appelai doucement, une ou deux fois, pendant que je m’avançai ainsi, et Kit me répondit. Je ne voulais pas m’éloigner hors de portée de sa voix, je ne voulais pas risquer que nous soyons séparés. Au bout d’un certain temps, les buissons devinrent moins épais et je pus me lever, mais je ne vis rien d’autre que la clarté de la lune. Je crois que je n’étais pas bien loin de Kit quand je sortis des buissons pour me trouver sur un terrain dégagé. Je me laissai brusquement tomber sous le couvert car il y avait, à trois ou quatre cents mètres à ma droite, un mirador. Devant moi, il ne restait que cinquante ou soixante mètres à parcourir pour atteindre la barrière : une muraille faiblement lumineuse, comme je l’avais vue au clair de lune, au cours d’une autre nuit, parfaitement semblable, encore qu’il me semblait maintenant voir les lignes plus pâles des fils métalliques. Je rampai à la lisière des fourrés, vers ma gauche, pour éviter le mirador, sans m’éloigner, me semblait-il, de l’endroit où j’avais laissé Kit.

Je m’aperçus que les broussailles s’écartaient peu à peu de la barrière et j’eus tout à coup la vue bien dégagée sur une sorte de large allée, toute claire bien que mal entretenue, qui coupait cette portion de forêt sauvage. Cela avait peut-être été dans le temps un coupe-feu, et cela conduisait droit sur la barrière. Je compris que si nous avions seulement été un peu plus à gauche, à moins d’une centaine de mètres, nous aurions pu gagner notre cachette sans avoir à nous frayer un chemin aussi pénible, et je compris aussi, avec un haut-le-cœur, que sur deux côtés notre cachette était beaucoup trop près de l’orée du bois. Je m’assis pour réfléchir à ce que nous devions faire. Je m’étais à peine installé que, quelque part derrière moi, j’entendis des abois de chiens.

Ils étaient maintenant terriblement proches, et je connaissais bien cette note féroce, cette note de certitude qu’il y avait maintenant dans leurs abois. Je tendis l’oreille et j’entendis un autre bruit, le craquement de brindilles sèches sous un pas humain. J’entendis crier joyeusement « Taïaut ! » dans les fourrés ; plus loin, de l’allée, on répondit. Je n’osai pas appeler Kit mais commençai à ramper de nouveau dans les fourrés pour essayer de la rejoindre. Puis je m’arrêtai, réfléchis, revins sur l’allée et me tapis de nouveau dans les herbes. Les chiens suivaient ma voie, j’en étais certain, car ils ne chassaient pas les filles-gibier pendant la nuit. Kit le savait aussi. Elle penserait donc certainement à s’éloigner de moi ; des limiers ne pouvaient abandonner ma trace qui était toute chaude : ils la dépasseraient dans les fourrés, suivraient ma voie et feraient un cercle pour me retrouver en terrain dégagé. Je saisis fermement ma bêche et j’attendis.

Je les entendis encore aboyer et il me sembla qu’ils avaient maintenant dépassé l’endroit où j’avais laissé Kit. Je me levai à demi, changeai mes plans, pensant que j’avais maintenant retrouvé mon souffle et que je pourrais descendre en courant l’allée et les attirer ainsi loin d’elle. Avant même d’avoir eu le temps de me redresser complètement, j’entendis une énorme et soudaine clameur dans l’allée ; la haute et bruyante sonnerie du cor du comte qui éclatait en une fanfare impérieuse, une fanfare de commandement, mêlée au galop des chevaux, et, plus proche, terrifiant, inattendu, ce torrent de cris à demi humains, ce déferlement de folie que j’avais déjà entendu deux fois à Hackelnberg.

Hans von Hackelnberg venait vers la clairière et ses chattes couraient devant lui, ses chattes avides de sang. Ils s’approchaient à une vitesse terrifiante, et moi, je ne pouvais ni rester immobile, ni fuir. Je vis plusieurs cavaliers galoper dans les hautes herbes et, devant eux, une douzaine, non, une vingtaine ou un peu plus, de silhouettes humaines, mais des silhouettes qui bondissaient plutôt qu’elles ne couraient, à longues foulées, dans l’herbe haute. Je vis des têtes de panthères qui se détachaient contre le ciel éclairé par la lune ; je vis des formes courbées, brunes, qui se coulaient dans l’herbe, et je vis aussi les éclairs pâles de leurs membres dénudés. Les chiens aboyaient après moi, me cherchant à proximité de la barrière, là où j’étais passé, mais je ne faisais plus attention à eux maintenant. Je ne voyais plus que ces formes bondissantes qui se rapprochaient de moi ; je ne pensais plus qu’aux reflets métalliques que je voyais au bout de leurs bras noirs. Et je vis alors, chevauchant entre ces créatures, un homme qui me parut gigantesque dans le clair de lune ; il portait autour du corps un brillant ceinturon d’argent. Il sonna une nouvelle fanfare, forte et insolente, qui proclamait son droit à tuer pour le plaisir. Je m’essuyai les mains contre le tissu de mes culottes, me levai lentement et m’adossai contre un épais buisson, puis levai mon arme.

Il y eut alors un grand cri poussé par quelqu’un qui était derrière Hans von Hackelnberg ; le comte lui-même tendit légèrement la bride de son cheval et sonna brièvement du cor. Les chattes s’élancèrent alors, toutes ensemble. Mais ce n’était pas moi qu’ils avaient vu.

Une forme noire s’était glissée hors des fourrés et traversait l’espace libre et éclairé, à quelques mètres en avant de la meute.

Les chattes se précipitèrent dans la clairière herbue. Elles ne criaient plus mais, lorsqu’elles passèrent non loin de moi, j’entendis une sorte de ronflement sourd, une respiration haletante, comme si elles avaient déjà la bouche pleine du parfum lourd du sang de leur victime. La silhouette noire les entraînait toujours, courant comme un être humain court pour sauver sa vie, droit vers la muraille aux rayonnements pâles, vers la lueur blanchâtre que l’on percevait dans la lumière bleu pâle du clair de lune. Trop tard, je compris qu’elle n’allait pas tourner. Sans savoir ce que je faisais, sans plus me soucier de Hans von Hackelnberg, de ses chattes ou de ses chiens, je mis à crier en courant.

Von Hackelnberg avait également compris ce que voulait faire Kit. Il hurla contre sa meute, puis se mit à sonner de brèves fanfares, essayant de rameuter ses chattes. Ses compagnons galopaient derrière lui. De longues notes aiguës s’échappaient de la trompe du comte.

Mais les chattes voyaient clairement leur proie. Elles gagnaient sur elle et je savais bien que rien ne pourrait maintenant les faire revenir. Je vis Kit sauter vers cette barrière sans consistance, comme s’il s’agissait d’un mur réel qu’elle pouvait escalader. Je l’appelai par son nom, glacé d’horreur, la sachant folle de peur. Mais, l’instant d’après, je compris qu’il n’en était rien. Au moment même où elle se précipitait contre la barrière, elle cria mon nom. Je l’entendis, malgré tous les cris, tous les coups de sifflet, malgré les appels du cor, je l’entendis qui m’appelait, sans la moindre folie dans la voix, mais avec une véritable dévotion : « Alan ! Alan ! Traverse, maintenant ! Oh ! je t’en supplie, traverse ! »

Alors, sur elle, dans la pâle lueur blanche, la meute s’abattit en une masse de corps emmêlés, et tout devint noir. Et je les entendis crier, avec des gémissements brefs, cruels, puis il n’y eut plus que des râles d’agonie. Les formes sombres des cavaliers s’étaient arrêtées et hésitaient, entre la barrière et les buissons. Les coups de sifflet résonnaient sans arrêt et von Hackelnberg sonna du cor, fanfare après fanfare.

Je courus vers eux, bondissant à travers les petits taillis, gardant tout le temps les yeux fixés sur une silhouette sombre qui dépassait du reste de la meute ; car elle était là, les deux bras tendus en avant, comme s’ils reposaient sur le fil supérieur, la tête tombant, les jambes pendantes. Elle était accrochée là, morte, symbole même du sacrifice et de la rédemption. Je m’arrêtai un instant, dans l’herbe qui me montait jusqu’aux genoux, et là, dans la pâle incandescence, je vis le visage de Kit ; chaque poil de son capuchon de velours semblait glacé, gelé dans la mort.

J’étais tellement étourdi par le choc que j’en oubliai le danger qu’elle avait essayé de détourner de moi. Je crois que j’avais commencé à traverser le terrain dégagé pour aller vers elle, en l’appelant par son nom, quand j’entendis encore sa voix qui me disait à l’oreille : « Traverse, Alan ! » Alors, je compris pourquoi elle s’était ruée vers la mort et je me rappelai qu’elle-même avait déjà vu auparavant ce qui se passait dans ces cas-là. Le rayonnement de la barrière devenait de plus en plus faible, et les coups de sifflet cessaient. Je regardai les fils qui brillaient dans la froideur du clair de lune et je vis que, au-delà, il y avait des hêtres et des bouleaux et, beaucoup plus loin, la masse noire d’une forêt de pins ; alors, le faisceau d’un projecteur jaillit d’un des miradors. Il éclaira un instant la barrière, puis se fixa sur le groupe emmêlé dessus.

Je compris alors avec lucidité ce que j’avais à faire. Les gardes s’étaient approchés de la barrière. J’entendais les coups de leurs immenses fouets et les cris de douleur qui dominaient les plaintes démentes et les grondements. L’amas de corps et de membres commença à refluer, à s’éloigner de la barrière, se divisa en une douzaine de chattes qui s’éparpillèrent entre les cavaliers, crachant, hurlant, revenant vers leurs maîtres ; les cavaliers les repoussèrent alors vers les taillis. Je courus sous le faisceau du projecteur, certain que ceux qui étaient en plein dedans devaient être complètement éblouis et ne pouvaient donc pas me voir. Je savais également que les valets de chiens retiendraient leurs bêtes, persuadés que leur travail était terminé ; et j’étais tout aussi certain que les sentinelles, sur les miradors, concentraient toute leur attention sur la meute. Je franchis donc les deux mètres de terre dénudée, au bord de la barrière, sentis le fil de la main, me glissai dessous et m’avançai dans la bruyère en direction du cadavre de Kit.

Avant que j’aie pu l’atteindre, Hans von Hackelnberg et deux de ses gardes avaient sauté à terre. Ils se dirigèrent vers les formes qui se confondaient avec le sol. Certains des corps bougeaient encore, gémissaient, et les deux gardes, de quelques coups d’épieux violents, ramenèrent le calme. Hans von Hackelnberg se dirigea tout droit vers le cadavre qui était suspendu à la barrière. Il le décrocha et, de ses puissantes mains, le tint au-dessus de sa tête. Jusqu’alors, j’avais été invisible pour lui car je m’étais tenu en dehors du faisceau du projecteur, mais je m’avançai et, dans la pénombre, il me vit, à moins de trente mètres de lui. Nous n’étions séparés que par la barrière.

Les gardes aussi me virent et pointèrent leurs armes, prêts à m’attaquer, mais von Hackelnberg les arrêta d’un ordre bref. Il resta là, immobile, tenant le corps flasque, ce corps revêtu de velours brillant, puis il se retourna et considéra le reste de sa meute que les valets de chiens avaient peine à contenir. Il se secoua et se retourna vers moi. La lumière brillante accusait ses traits déformés par la rage et la cruauté, en faisait une inhumaine caricature, plus inhumaine encore que les créatures qui étaient sorties de sa diabolique imagination. Mais je n’avais plus peur de lui. Je n’avais plus d’yeux pour sa force brutale, mais seulement pour la petite chose pitoyable et morte qu’il tenait, et je comprenais alors pour la première fois combien une telle perte pouvait surpasser toutes les souffrances de l’âme et faire de votre cœur un véritable désert qui ne pourrait plus jamais connaître ni la crainte ni la souffrance. Ses cris ne m’atteignaient plus et je ne compris ce qu’il me disait que longtemps après qu’il se fût détourné.

— « Partez ! » me cria-t-il. « Cette nuit, vous êtes libre. Hans von Hackelnberg vous épargne » mais c’est pour vous chasser plus tard, sous une autre lune ! »

Je ne compris pas – et d’ailleurs ne cherchai pas à comprendre – en vertu de quelle curieuse loi de son esprit détraqué il m’épargnait ainsi. Les gardes reculèrent et rengainèrent leurs épieux. J’étais sur le point de retraverser la barrière pour me jeter sur ces brutes aux griffes d’acier, mais le faisceau du projecteur s’éteignit, les rayons blanchâtres de la barrière reparurent et traversèrent de nouveau le terrain dégagé, et je vis von Hackelnberg, toujours chargé de son funèbre fardeau, se détachant sur cette étrange scène, d’où les couleurs avaient disparu, où tout rentrait dans l’ombre, se vidait de sa substance. Je vis sa silhouette blême et fantomatique qui rejoignait sa meute de fantômes, qui élevait encore le pauvre cadavre au-dessus de sa tête et qui, avec un grand cri, le projetait au milieu des chiens.

Je ne sais combien de temps je suis resté ainsi dans cette clairière, à regarder ce mur mince et lumineux. Je pense que ce fut durant très, très longtemps, jusqu’au moment où je ne pus plus distinguer aucune forme, derrière lui. Je ne pouvais ni penser, ni même bouger. Je n’ai aucun souvenir de la fin de cette nuit, ni des nombreuses nuits qui suivirent. J’ai pourtant le souvenir physique de m’être levé et d’avoir arraché la livrée de von Hackelnberg. Je me rappelle aussi avoir marché comme dans un rêve ; j’étais épuisé, et j’ai longtemps cheminé dans les bois. J’ai marché, marché, jusqu’au moment où je fus incapable de voir quoi que ce soit, jusqu’au moment où je ne vis plus rien du tout. Alors, je me suis écroulé par terre.