JEUX DE MAINS

1

 

 

Derrière le sénateur adjoint de Hawaï se découpaient les longs bâtiments blancs de la Station de Recherches des Caraïbes qui abritaient cinq cents travailleurs, des ordinateurs d’une valeur totale de cinquante millions de dollars, des réservoirs d’élevage, des centrifugeuses, des appareils de transfusion sanguine, des microscopes électroniques et des salles d’opération immaculées. Devant lui, se trouvait l’objet de toute l’installation.

Le dauphin se tenait à moitié hors de l’eau. « Salut, Sénateur Adjoint ! » prononça-t-il d’une voix nasillarde. L’animal tenait le politicien surpris sous le regard d’un seul œil limpide.

S’accroupissant de façon à ce que ses yeux soient au même niveau que ceux de l’animal marin, le sénateur Ramon Coati dit : « Pouvez-vous répondre à des questions ? »

— « Vous plus malin que vous semblez ! » dit l’animal amphibie d’une voix aiguë. « Pourquoi pas demander gardien ? »

— « On m’a dit que vous étiez intelligent. Pour moi, un être… intelligent… peut répondre à des questions. Voulez-vous répondre aux miennes ? »

Le dauphin se retourna dans l’eau. « Je réponds aux questions si vous répondez aussi. Vous aimez plaisanteries ? »

— « Quoi ? »

— « Blagues, blagues ! » Maintenant la voix ressemblait davantage à un aboiement. Les pantalons de toile du guide s’éloignèrent à nouveau du champ visuel de Coati.

— « Oui, » dit le sénateur, flattant le fantastique animal à demi sorti de l’eau, « j’aime les blagues. »

Le dauphin se souleva à deux mètres au-dessus de l’eau. Quand le long ventre blanc retomba brusquement, le sénateur Coati fut presque renversé par la force de la vague inattendue.

Depuis le centre de la piscine, un étrange sifflement se fit entendre. « Je vous fais rire comme ça toute la journée. »

Coati sourit, se débarrassa vivement de ses vêtements trempés, et plongea impeccablement dans le bassin à côté du dauphin. Avec un plaisir visible, celui-ci faisait des cercles autour de lui. Mais sous l’eau, Coati ne comprenait rien à ce que le dauphin lui disait. Ils firent surface, et Coati cria : « Désolé ! Je comprends seulement l’anglais. »

— « Bon, bon, pas faire histoire avec ça, » ronchonna l’animal. « Restez par ici six mois. Je vous apprends parler dauphin par tous les orifices de votre corps. Voici gardien avec maillot pour vous. Vous nagez pas mal pour animal avec pieds. » Il se retourna et fila par l’entrée du bassin.

 

Dix minutes plus tard, ils étaient au-delà des brisants, presque hors de vue de la côte basse, flottant doucement au gré de la houle. Le sénateur donna un léger coup de pied et approcha son œil à quelques centimètres de celui de son compagnon. « Pourquoi venez-vous quand on vous appelle ? Est-ce pour avoir à manger sans fatigue ou quoi ? »

— « Nourriture c’est rien. Apprendre à parler, à utiliser les mains, cela tout. » Le dauphin se dressa dans la houle, le ventre face à Coati qui put voir une plaque métallique percée de deux petits trous, fixée sur la ligne médiane du blanc ventre musclé. D’aussi près que possible, le dauphin fit un geste de ses ailerons en direction de la plaque. « Cet adaptateur tout pour moi. Je suis volontaire, vous savez. Peut-être animal mais pas étoile de mer ni ver plat. Vous animaux aussi, non ? »

Le sénateur se retourna et commença à nager vers le rivage éloigné. Derrière lui, le dauphin lança un jet d’eau, dispersant dans le vent sa forte senteur interne. Quand Coati sortit sur la plage en pente douce à un kilomètre en-deçà de la Station, il hocha la tête, rit, et remonta la plage en direction du petit groupe de silhouettes humaines qui couraient vers lui. Les guides le trouvèrent souriant de plaisir d’avoir nagé avec le dauphin blagueur, et il coupa court à leurs excuses.

Enfilant la sortie de bain qu’ils lui avaient apportée pour le prémunir contre la fraîcheur du soir, il emboîta le pas aux jeunes savants qui s’étaient éloignés hors de portée et l’avaient laissé doucher par le malicieux animal marin. Il ignora l’assistant de recherches principal, une femme discrète, élégante, qui semblait craindre de perdre un sénateur à la mer. « Docteur, quel niveau d’éducation cette créature avec laquelle je nageais a-t-elle atteint ? Non pas niveau d’intelligence – j’ai vu tous les diagrammes – quel niveau d’instruction ? Peut-il comprendre pourquoi je suis ici ? »

Le chercheur fit sauter un peu de sable en l’air avec une sandale. « Oh oui ! d’une manière générale. Il sait qu’il existe beaucoup, beaucoup plus de gens que nous n’en avons ici. Et il est allé à l’intérieur des terres dans un réservoir. On lui a dit ce qu’est le gouvernement ; mais l’idée est si étrangère à toute expérience qu’il ait jamais eue que je ne pense pas qu’il comprenne réellement quel requin un sénateur représente pour les vairons que nous sommes. Il vous a appelé par votre titre parce que nous lui avons dit que c’était un gag. Nous voulions que vous sachiez que les dauphins peuvent vraiment parler. »

— « C’est de son propre chef qu’il m’a éclaboussé ? »

— « Oui, monsieur ; mais je dois admettre que cela n’avait rien d’inattendu. Il voulait vous impressionner par lui-même. Si vous ne l’appelez pas par son nom la prochaine fois que vous le verrez, il vous éclaboussera encore. Il veut être traité comme un individu et non comme un spécimen. »

— « Comment le nommez-vous ? »

— « Andy, la plupart du temps, et il y répond assez bien. Il est le premier dauphin en liberté dans cette station, vous savez. Je suis sûr qu’il a fait ressortir le fait qu’il est volontaire. Si vous voulez vraiment lui faire plaisir, son nom dans leur langage est Iiiitz ch ! »

— « Itse Choc ? »

— « Non, non, sénateur. Un sifflement en arrière des dents et un claquement guttural. Iiiitz ch ! Regardez comment je fais. Vous n’y arriverez jamais rien que par le son. »

— « Je n’y arriverai jamais, c’est tout. »

— « Mais si, mais si. Le son final est une version dure, dure, de la rota espagnole. Il le fait avec le sommet de sa cavité orale et l’extrême arrière de sa langue. »

— « Je pensais qu’ils faisaient ces sons durs avec les poches d’air situées près de l’orifice d’évacuation d’air. »

— « Oui, nous avons appris que c’est l’endroit où les échos résonnent : leur sonar organique. La combinaison des deux sacs et la longueur de ce nez renversé leur donnent une gamme infinie de fréquences et ils utilisent des cycles allant jusqu’à k un cinquante. Son nom est un son conventionnel, cependant, et il est produit uniquement dans la cavité orale : langue et dents. Nous pouvons prononcer cela. Nous ne pouvons espérer prononcer leurs sons échos. » 

— « D’accord. Iiiitz heukch ? Quand vous dites un cinquante k, vous avez l’air d’un ordinateur. Vous voulez dire cent cinquante milles ? » 

— « C’est exact. Pour la conversation soutenue – non, je veux dire pour l’échange courant d’informations – nous devons utiliser des ordinateurs. Les dauphins sont assez vite agacés par le registre de la parole humaine ordinaire. Leur cerveau est matériellement plus grand que le nôtre et les couches critiques de leur cortex sont aussi nombreuses que les nôtres, six niveaux ; mais ils ont au moins le double de circonvolutions cervicales, aussi leurs actes mentaux sont-ils plus rapides que les nôtres. » 

Le sénateur s’arrêta net, plongeant les mains dans les poches rapportées de sa sortie de bain. En un réflexe de concentration dont il était entièrement inconscient, il commença à ramasser autant de sable qu’il pouvait saisir avec ses longs orteils musculeux. Ainsi était-il resté sur la plage dans sa lointaine île natale et s’était-il empoigné avec les « idées nouvelles » que son frère aîné avait ramenées de l’école. Maintenant, ses orteils trituraient le sable humide comme il triturait son esprit pour saisir la mesure de l’intelligence du dauphin. 

— « J’ai vu les diagrammes. Cela veut-il dire qu’ils sont, coté, deux fois aussi intelligents, non coté, que nous ? »

Le savant s’était arrêté également. Il saisit la jaquette qu’il portait sur le bras gauche et se la jeta sur les épaules. « Sénateur, ils ont… ils ont… une intelligence, non coté, valant plus de deux fois, coté, la nôtre. Ils parcourent les rides cervicales plus rapidement. Avec deux fois plus de sillons dans lesquels enregistrer des bribes d’information, ils sont géométriquement plus intelligents. » 

Coati continuait à triturer le sable humide avec ses orteils préhensiles. « Réellement plus intelligents ? Ou bien intelligents d’après l’ordinateur ? »

Le jeune savant fit la grimace. « Iiiitz ch avait raison. Vous êtes plus intelligent que vous n’en avez l’air. Oui, si l’on centre la réalité sur l’homme, ce qui se passe est que, tout comme un ordinateur, ils ont un accès beaucoup plus rapide que nous à des informations emmagasinées et ils savent s’en servir plus vite. Mais l’usage créatif, intuitif de ces informations ? Pas en termes humains. Si elle est la mesure de la véritable intelligence, alors ces gros chats marins ne sont pas très intelligents. Ils sont seulement mieux équipés pour se servir de l’information. » 

— « Que voulez-vous dire ? Plus intelligents ? Ou pas aussi intelligents ? »

— « L’homme n’est pas la mesure de toutes choses, sénateur. La créativité doit exister chez les dauphins, ou bien un pédant comme Iiiitz ch ne continuerait pas à batifoler avec nous. Je vous parlerai d’un projet possible auquel nous pensons. Ce qui limite le programme du Lem, c’est le poids monstrueux de calculs qui amène le module sur la lune et l’en retire. Cela n’appartient pas encore suffisamment au domaine de l’expérience humaine pour que les pilotes le fassent de façon machinale. 

» Les dauphins ont affaire à cette sorte de réalité spatiale à chaque instant de leur vie. Et pas par instinct non plus. Dès qu’il sort à reculons en se tortillant de la poche natale de Maman, Maman siffle ; et une autre femelle, prise sur une sorte de liste tournante dont nous n’avons pas pu nous faire une idée, arrive et nage avec le nouveau-né jusqu’à la surface pour sa première respiration. La seconde femelle sert pendant environ deux mois de nourrice et de garde d’enfant, et elle et Maman apprennent à bébé comment s’adapter à son milieu. 

» Et à la fin de cette période, le jeune dauphin possède un localisateur d’échos en ordre de marche qui le tiendra toujours orienté pour le reste de sa vie. Cet outil unique est si précis à lui seul que les dauphins peuvent distinguer l’une de l’autre des billes d’acier de tailles si proches que j’ai besoin de calibres pour les distinguer. Ce procédé nécessite qu’un très grand nombre d’échos soient examinés par ce cortex aux super-circonvolutions.

» Maintenant, mettez cet ordinateur animé dans l’espace… dans votre Lem… aux commandes du module, et laissez-le diriger tout le bazar. Un tel dauphin pourrait sentir la nécessité de mettre une fusée à feu sur une période aussi brève qu’un centième de seconde pour corriger la course et le faire aussitôt ; il pourrait poser votre module et le faire décoller aussi légèrement qu’un papillon. Vous n’auriez besoin que d’un compartiment plein d’eau pour le confort du dauphin. » 

Le sénateur Coati commença à remonter la plage à grands pas. Il faisait tout à fait nuit maintenant. « Mais ils ne peuvent manipuler… et on ne peut diriger le Lem avec un museau. » 

— « C’est là le but du programme de prothèse. Demain matin, nous mettrons à Iiiitz ch sa veste et vous verrez. »

Coati essayait d’enfoncer son pied dans le sable tassé qui résistait. « Oui, eh bien ! c’est la raison pour laquelle je suis ici pour enquêter. Les stations comme la vôtre sont en réalité engagées dans les recherches prothétiques, n’est-ce pas ? »

L’homme et la femme se tenaient tous deux devant lui, et, bien qu’il n’y eût pas eu de signal entre eux, ils rejetèrent leur veste en arrière à l’unisson. À la lueur du clair de lune, Ramon Coati vit, juste au-dessous de chaque sternum, la même plaque faiblement luisante qu’il avait vue sur le ventre blanc de Iiiitz ch.

— « Très bien, n’essayez pas de m’en parler maintenant. Vous me montrerez cela demain matin. » Du bout du pied, Coati lança avec vigueur un petit tas de sable au loin, et, contournant les deux savants, il se dirigea d’un bon pas vers la Station. Les mains serrées sur les revers de leur veste ouverte ressemblaient curieusement aux ailerons de Iiiitz ch faisant des gestes là-bas, dans la mer, montrant la consécration de leur chair qui, avec leur plaque de métal, les mettait à part de toutes les créatures vivantes.

Des fanatiques, pensa Coati. Ils ont acheté une partie du projet avec leur propre corps. Mais ne juge pas les autres, Ramon. Oppenheimer et Szilard et Fermi étaient tous des fanatiques aussi. Qui sait quels indigènes bienveillants accueilleront les navigateurs dans ce nouveau monde ?

Toute la nuit les dauphins nagèrent dans son esprit endormi. Chaque dauphin avait une plaque de métal sur le ventre et l’un d’eux avait des seins (six) qui ressemblaient à ceux de l’assistante principale de recherches…