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L’homme chauve se retourna aussitôt, sourit largement, parla à la jeune fille, se leva et vint vers eux, toujours souriant. Hagedorn se cacha la bouche sans en avoir l’air, en levant son verre de sherry, et dit : « Il est sourd comme un pot. Regardez-le bien en face quand vous parlerez. »

Nickleby donna à peine au sénateur l’occasion d’ouvrir la bouche. La voix était nasillarde mais claire et moyennement forte seulement. « Je savais que vous seriez bientôt prêt pour moi, Sénateur. Je ne sais pas ce que Hagedorn vous a dit, à part que je suis sourd. S’il voulait bien taire cela, personne ne le saurait car je le compense de façon très experte. Eh bien, je suis le plus grand ingénieur des communications depuis que Wiener et Shannon ont imaginé le gant d’écoute. En fait, j’étais en train de travailler sur les gants d’écoute à la NASA lorsque Hagedorn m’a débauché de force au profit de la Station des Caraïbes. Un estomac plein de ce sacré sherry vous fait croire que vous pouvez faire des choses que vous ne devriez même pas vouloir faire pour commencer. Vous voulez savoir comment marchent les ailerons équipés de mains de prothèse, n’est-ce pas ? »

Coati acquiesça de la tête.

— « Oh ! vous pouvez parler. Regardez-moi seulement. Je suis sûr que Hagedorn vous a dit cela. Vous savez ce qu’est un gant d’écoute ? »

— « Oui, cela transforme les sons en petits coups ou en signaux électriques sur le bout des doigts. »

— « Exact. Nous les utilisons maintenant pour communiquer avec les astronautes parce qu’ils n’ont pas à éliminer les parasites pour avoir le message et parce que, même pendant qu’ils tirent des leviers et tournent des manettes, nous pouvons continuer à envoyer des messages au bout de leurs doigts. Un grand pas en avant, mais tout simple en réalité. »

— « Oui, j’ai porté un gant d’écoute. C’est très distrayant. »

— « Arrêtez de sourire et de faire des signes avec la tête, sénateur. Je peux lire tout ce que vous dites si vous regardez seulement dans ma direction. »

Hagedorn tapa sur la table et rit. Les deux autres hommes le regardèrent, puis involontairement hochèrent la tête et se sourirent ; après quoi, ils éclatèrent de rire tous les deux.

Nickleby continua, de sa voix plutôt monotone : « D’accord, sénateur, il est facile d’apprendre le gant, il est facile de le faire marcher. Ils m’ont volé pour résoudre le problème d’un muscle de prothèse presque organique. La petite brune avec laquelle je parlais là-bas était le chef d’équipe qui travaillait là-dessus et nous nous sommes tellement engagés sur le projet que j’ai l’impression que nous ne nous dégagerons jamais. Mon travail était de réaliser les convertisseurs qui prennent les faibles mouvements de doigts d’un dauphin et les intensifient dans ceux des puissantes prothèses musculaires. Juste des muscles et du cartilage, Dieu merci. Pas d’os, vous voyez ? Parce que les dauphins sont toujours soutenus par leur milieu environnant. »

— « Attendez une minute. Des doigts de dauphin ? Ils ont juste des ailerons. »

— « Oui, oui, mais la structure du squelette des ailerons est telle que ce sont des doigts soudés ensemble, ou des orteils si les appeler des orteils peut vous faire plaisir. Voyez-vous, si nous devions altérer l’animal de façon permanente, nous pourrions le faire beaucoup plus facilement. Nous séparerions les doigts les uns des autres, grefferions de la peau sur les côtés coupés, étofferions les connections des muscles et nous aurions une main organique en ordre de marche que nous pourrions utiliser pour manipuler, une main mécanique simple et puissante. » 

— « Pourquoi ne pas le faire de cette façon ? »

— « Si vous aviez un léger handicap tel que la surdité ou bien une main paralysée, vous comprendriez. Fichtre, nous respectons l’intégrité physique des autres espèces. Si Andy veut abandonner le projet demain et nager vers le soleil couchant, il sera encore un dauphin fonctionnel. C’est peut-être un dauphin cinglé mais physiquement il peut encore faire tout ce qu’il a toujours pu faire. Cela ne serait pas vrai si nous avions altéré ses ailerons chirurgicalement. Ça paraît juste ? » 

— « D’accord. »

— « Eh bien, pour revenir au problème pratique, je n’avais pas grand-chose sur quoi travailler. Des millénaires d’évolution ont altéré la fonction générale de la main du dauphin, vous voyez ? »

— « Je n’aurais jamais pensé à cela si vous ne me l’aviez pas fait remarquer. »

— « Ne me faites par marcher, sénateur. Je dois faire ce speech à toutes sortes de crétins que Hagedorn ramène ici. Et si je donne l’impression de croire que le projet ne réussirait pas sans moi, c’est exact. J’y crois vraiment. De toutes façons, je vois que vous réalisez qu’il y a très peu de mouvement individuel dans un aileron de dauphin. Très peu de musculature pour supporter le mouvement individuel également. Tout le système fait partie d’un ensemble destiné à nager, pas à saisir, montrer ou toucher. »

— « Je vois. »

— « Aussi mes petits convertisseurs doivent-ils traduire les très petits mouvements des os digitaux d’un dauphin le long d’une courbe exponentielle pour actionner un bras et une main puissants. Vous seriez surpris de voir le graphique de ce que moins d’un millimètre de mouvement de l’aileron donne en termes de puissance de préhension et de torsion. »

— « J’ai échangé une poignée de mains avec Iiiitz ch. Je ne serai ni surpris ni impressionné par vos graphiques après cela. Je suis impressionné par vos travaux docteur Nickleby. » 

— « Appelez-moi Nick. Je n’ai jamais fini mon doctorat. Pas pu m’entendre avec mon prétendu mentor, et il n’a jamais voulu donner son approbation à la publication de ma thèse à moins que je ne la récrive pour qu’elle convienne à ses expériences au lieu des miennes. J’ai bien réussi, n’est-ce pas ? »

Coati opina. Nickleby lui disait la vérité. Les hommes du village où le sénateur était né n’avaient pas de fausse modestie non plus d’ailleurs ; quoiqu’ils fussent d’habitude un petit peu plus conscients du comique provoqué par le contentement de soi.

Ramon Coati sourit et se retourna vers Hagedorn. « Maintenant, parlons de ce qui pourrait faire arrêter vos travaux – ces branchies affreuses à faire vomir. À Washington nous avons eu l’impression que c’était une sorte de super-Tuba, une machine pour fournir efficacement de l’air aux poumons d’une personne nageant sous l’eau. Mais il se trouve que c’est une façon nouvelle d’obtenir de l’oxygène à partir de l’eau. Marguerite parlait de s’incorporer à ses branchies. Le système en réalité est organique, n’est-ce pas ? »

Le directeur se courba en avant, ses bras épais sur la table. « C’est très astucieux de votre part de reconnaître la nature semi-vivante du tissu des branchies et de réaliser que ce n’est pas seulement un filtre mécanique de grand luxe. Savez-vous ce que sont de vraies branchies ? des branchies de poisson ? Les véritables poissons n’ont pas de poumons, vous le savez. Un poisson qui en a est une forme de transition résiduelle entre le vrai poisson et l’amphibie, une expérience restée sur l’établi de la Nature après la fin de son utilisation. 

» Mais les vrais poissons ont besoin d’oxygène, comme toute la vie sur Terre, à l’exception de quelques-unes des formes les plus basses, du genre unicellulaire et de quelques virus. Il y a beaucoup d’oxygène en dissolution dans l’eau de mer, et il y en a toujours eu. Certaines expériences nous conduisent maintenant à penser que la composition chimique de l’eau de mer a toujours été ce qu’elle est aujourd’hui.

» Différentes espèces de vie marine résolvent le problème de l’extraction de l’oxygène de l’eau de différentes façons ; mais les vrais poissons le font avec un appareil biologique qui extrait l’oxygène, en fait, grâce à une sorte de membrane osmotique qui le fait passer dans le courant sanguin avec lequel elle est en contact direct de l’autre côté. Là, il est transporté de la même façon que dans notre sang. Pas beaucoup de différence chimique entre le sang de poisson et le sang humain. » Le regard levé sous ses sourcils, le directeur Hagedorn scruta les yeux du sénateur. À cette distance, Coati pouvait voir les lourds poils blancs, épais dans les sourcils et il éleva son estimation de l’âge de l’autre. Une peau bronzée – il pensa avec complaisance à sa propre peau sombre – fait vraiment paraître un homme plus jeune. L’administrateur parla à nouveau. « Comprenez-vous bien que tout ceci est super-simplifié et sous-expliqué ? » 

— « Continuez, directeur. Vous faites une conférence à une classe du jardin d’enfants. »

— « D’accord. Il y a des tas de problèmes pour mettre des hommes à la mer de façon profitable ; et la fourniture d’oxygène est le premier et, jusqu’à présent, le plus compliqué. Aussi longtemps que vous voulez que votre homme-poisson respire de l’air, presque tous vos efforts doivent tendre à lui fournir de l’air et à l’empêcher de le tuer. Vous pouvez comprimer l’air et le distribuer de façon telle que la pression à l’intérieur de l’homme soit la même que la pression à l’extérieur, et dans les eaux peu profondes, cela marche assez bien. »

— « Appareil individuel à respirer sous l’eau. »

— « Exact. Vous portiez votre Tuba quand votre aileron a été presque écrasé aujourd’hui. Vous êtes familiarisé avec, vous êtes familiarisé avec ses points faibles aussi. Vous ne pouvez pas descendre vraiment profondément, mais aussi peu profondément que vous restiez, l’air comprimé peut être mortel. Si vous devez remonter rapidement, l’azote dissout dans votre sang près de soixante-dix pour cent d’air ordinaire en volume – peut estropier, rendre fou ou tuer, selon l’endroit où il se forme en bulles, si la pression descend trop vite. »

— « Le mal des caissons. »

— « N’essayez pas d’avoir l’air d’un plongeur chevronné d’autrefois. « Maladie de Décompression » peut ne pas être aussi pittoresque, mais c’est plus exact… et cela suggère un traitement précis. »

— « La chambre de compression. »

— « Exact, sénateur. Vous enlevez rapidement de l’eau votre plongeur malchanceux ou maladroit. Il se peut qu’il soit aveugle ou sourd ou mourant. Traînez-le dans la chambre de décompression, fermez l’écoutille, et envoyez l’air compressé. L’azote se dissout à nouveau dans le sang, et alors, en réduisant la pression lentement, par degrés, suivant ce que l’expérience a démontré comme étant toléré par l’organisme humain, vous pouvez – ou pas – sauver votre plongeur. C’est coûteux, lent et peu sûr. 

» Aussi on utilise de l’hélium au lieu d’azote pour faire de l’air. Du moment que c’est, un gaz inerte, l’espèce du gaz n’a pas d’importance. L’oxygène pur est trop inflammable. L’hélium ne se dissout ni ne se forme en bulles comme l’azote. »

Le directeur lança un regard tolérant sous ses sourcils. Ses coudes glissèrent plus loin sur la table et maintenant il avait presque la tête posée sur les avant-bras. « Très bien, vous avez déjà vu tout cela précédemment. Le problème de l’hélium c’est la voix de l’hélium. Le ton de tous les sons produits par la voix humaine est élevé très haut par la présence d’hélium autour des cordes vocales. Quelques-uns des sons disparaissent complètement, et il est plus facile à une personne utilisant la respiration à l’hélium pour la première fois d’écrire et de recevoir toutes les communications par écrit que ça ne l’est de comprendre et d’être compris. »

— « Le laryngophone est-il meilleur ? »

— « Oui ! » Le directeur plaqua ses mains sur ses coudes. « Oui, c’est mieux ! Au moins vous gargarisez un langage complet, avec ses tons et ses nuances. N’importe comment, c’est idiot d’être toujours un intrus dans la mer, d’avoir à transporter un appareillage dont votre vie dépend tout le temps si bien qu’un tuyau à air brisé ou un indicateur défectueux peuvent amener la mort du savant le plus doué. Être à la merci de l’air quand on est dans l’eau est un fardeau trop cruel. »

Il se rassit en arrière, dégagea ses coudes de ses mains et sourit. « Aussi… des branchies. Les branchies de poissons ne sont pas assez efficaces pour notre dessein. Ce sont des organes plutôt passifs, même avec l’ouverture et la fermeture faciles dans l’eau. Le fait de greffer les branchies d’un gros squale ne vous donnerait pas un homme qui soit aussi efficace qu’un squale. Non, ce n’est pas le fait du hasard si les animaux les plus intelligents dans l’eau sont ceux qui sont allés sur terre, ont acquis des poumons, et puis sont retournés à la mer. Il faut beaucoup d’oxygène, plus que n’importe quelles branchies de poisson ne peut donner pour irriguer ces grands cerveaux avec toutes leurs circonvolutions. »

— « Aussi, pourquoi n’avez-vous pas trouvé un moyen pour que les hommes respirent, se fassent entendre, et se dressent pour respirer encore, comme les dauphins ? »

— « Ah-ah ! Comme les dauphins ! Eh bien nous ne l’avons pas fait parce que nous ne sommes pas encore capables de réaliser ce genre de chirurgie. Il faudrait en effet refaire tout, depuis le passage nasal jusqu’à l’anus. Cœur, poumons, vaisseaux sanguins, structure autonome des nerfs, toute la machinerie interne de l’homme serait à reconstruire. »

— « L’homme ne peut pas retourner à la mer, donc, comme ses cousins les baleines et les dauphins ? »

Le directeur sembla momentanément dérouté. Il se mordit la lèvre inférieure comme si un brin de tabac s’y trouvait, bien qu’il ne fumât point. « Non – eh bien, le fait est que la branchie artificielle existe ici. Vous l’avez vue en opération. »

— « Oui, mais maintenant nous en sommes revenus au point de départ, » dit Coati. « Ces choses-là ne me paraissent pas artificielles. Je veux dire, elles ne sont pas réellement faites de plastique…»

— « Oh ! non. »

— «… ou de métal…»

— « Juste Ciel, non ! Eh bien, les connections le sont. »

— «… et à dire vrai, elles ont l’air d’être le genre d’expérience sur des êtres humains qui était condamnée il y a vingt ans. »

Le directeur Hagedorn se redressa tout droit sur sa chaise et regarda son interlocuteur avec horreur. « Non, monsieur, je ne peux pas accepter une telle assertion. Personne n’est obligé de subir ces opérations. Être autorisé à en subir une est un honneur. Nous sommes tous des volontaires, et personne n’a subi de dommages ni été blessé parce qu’on l’a équipé d’un de nos adapteurs de branchies. Pensez-vous que nous stérilisons les Gitans ici ? Nous aidons simplement les gens à mieux s’équiper pour affronter un milieu par ailleurs extrêmement hostile. »

Dans son agitation, le directeur sembla vouloir se lever, mais la main du sénateur l’en empêcha. « Détendez-vous, Hagedorn. Je vous fais marcher, mon vieux, c’est tout. Les projets proposés sont vraiment d’aspect repoussant et il n’y a pas à nier que ce sont des expériences sur l’homme, exact ? »

Hagedorn le regarda bien en face. « Vous êtes plus cruel que vous n’en avez l’air. C’est choquant d’accuser – oh ! bien, vous n’avez pas accusé – c’est choquant même de suggérer que ce projet est une espèce de centre de vivisection humaine. Ce n’est pas le cas ! » Hagedorn fit comme s’il allait continuer mais le sénateur se leva, mettant un terme à la soirée. « Pensez encore à tout cela, directeur, » dit-il. Et il partit d’un bon pas vers une bonne nuit de sommeil. Il savait qu’une demi-douzaine de gens à la Station s’agitaient et pestaient à cause de sa présence avec ses implications et ses possibilités imprévisibles, et cette idée lui permit de dormir comme un homme heureux d’avoir créé une petite tempête tropicale, en étant porté paisiblement dans son centre. Ce que sa tempête pouvait amener à la surface restait à voir. Pendant ce temps, alors que le vent se levait autour de lui, il s’endormit.