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Notre corps, avec toutes ses limitations, est un élément sûr et rassurant auquel on s’accroche. Il n’y avait aucun doute, j’avais franchi un abîme, mais je voyais quand même la rive que je venais de quitter. Je n’avais pas de souvenirs plus ou moins précis en termes d’images ou de mots, comprends-tu, comme lorsque l’on se rappelle les événements qui se sont passés au cours d’une semaine ou d’une journée de l’année précédente, mais j’avais conscience d’avoir existé auparavant, d’avoir eu une histoire bien remplie, pleine de péripéties, avant de m’être éveillé dans ce lit propre et confortable. C’est la sensation de mes mains qui me permit de retrouver cette impression abyssale. Indiscutablement, c’était bien les miennes, et elles me faisaient un peu souffrir. Je les regardais posées sur le drap, devant moi, entièrement couvertes de bandages et absolument inutilisables, mais conservant toujours pour moi leur inestimable prix.
S’il n’y avait eu cette légère souffrance dans les mains, je ne me serais jamais senti aussi bien ni aussi calme, à l'aise dans mon corps comme ce matin quand je commençai à me demander où je me trouvais. Ce n’était pourtant pas ma première journée consciente. Je savais que je me trouvais dans cette pièce claire et aérée, l’odeur des fleurs se mêlant à la douceâtre senteur des médicaments, des désinfectants et de l’encaustique, depuis bon nombre de jours. La porte toute blanche, le cadre de la fenêtre, les élégants rideaux et les meubles en bois clair m’étaient familiers et je connaissais parfaitement les visages de mes deux infirmières ; elles s’occupaient de moi, me soignaient depuis longtemps. Mais ce n’est que ce jour-là que s’acheva la transition continue qui sépare la perception passive de l’observation active.
Si les infirmières n’avaient pas été en uniforme, je me serais dit que je me trouvais dans une clinique privée plutôt que dans un hôpital : la chambre était trop personnelle avec sa propreté attrayante pour être une chambre d’hôpital individuelle. La faïence, la verrerie, les plats et les instruments dont elles se servaient n’avaient pas cette apparence d’usure que ces mêmes ustensiles ont dans les hôpitaux ; sans compter que la nourriture était bonne. Une légère brise passant par la porte entrebâillée agita les rideaux : c’était l’infirmière de jour qui venait arranger la literie dans la matinée ; je pouvais alors voir la cime verte des arbres et un coin de ciel bleu et, pendant la journée, depuis les premières lueurs de l’aube jusqu’au crépuscule, j’entendais le chant des oiseaux, si proche, si clair.
Mes mains ne me permettaient pas de me nourrir tout seul ; l’infirmière de jour coupait ma viande et m’alimentait à l’aide d’une cuiller ; elle me rasait, me lavait et me donnait mon bain ; elle faisait tout cela avec une grande précision professionnelle et une compétence enjouée.
J’avais assez l’expérience des infirmières professionnelles pour ne pas espérer qu’elles pouvaient satisfaire complètement ma curiosité mais, ce matin-là, je m’aventurai à demander à mon infirmière de jour où je me trouvais ; la réponse fut naturellement brève et facétieuse : « Au lit ! » Il semble en effet habituel que, pour les infirmières sur toute la surface de la Terre, la plus élémentaire manifestation d’intelligence de la part de leurs malades apporte une gêne dans leur tâche, à moins qu’elle ne soit une atteinte à leur autorité. Je fis cependant une autre tentative et lui demandai comment elle s’appelait.
— « Cela n’a pas d’importance, » dit-elle. « Vous n’avez qu’à m’appeler Infirmière de Jour. »
La réponse, cependant, me fournit un élément de réflexion. Elle parlait anglais, un excellent anglais, malgré un certain accent allemand. Cela, c’était un chaînon nouveau qui me reliait à cette lointaine et faible rive qui se trouvait de l’autre côté de la fissure mentale.
Je me mis à examiner avec méthode et calme la somme de mes observations. J’imaginais naturellement ce qui avait dû m’arriver et ne m’en alarmais pas outre mesure. Je sautai à la conclusion, puis la repoussai pour pouvoir y trouver à loisir confirmation ou infirmation. J’étais en effet convaincu que j’allais disposer de longs loisirs. Cette impression que j’éprouvais d’avoir passé assez longtemps dans un état de semi-conscience était tellement forte qu’elle en devenait même une certitude. J’avais en outre une preuve évidente que mon accident avait eu lieu depuis plus longtemps que je ne croyais, car la souffrance de mes mains avait diminué fortement pour n’être plus qu’une démangeaison avec, de temps à autre, des élancements. Pourtant, s’il y avait une chose que je me rappelais avec une extraordinaire précision, quand j’avais traversé cet abîme, c’était l’intensité de la souffrance à l’instant précis où j’avais touché pour la première fois cette infernale barrière, de quelque nature qu’elle fût. Les brûlures devaient avoir été profondes ; elles étaient maintenant presque cicatrisées ; et elles n’avaient pu se cicatriser ainsi qu’avec le temps. Le lendemain de ce jour où j’avais retrouvé mes facultés d’observation – c’est ainsi que je peux le mieux qualifier cette période – j’examinai soigneusement mes mains pendant que l’infirmière de jour changeait les pansements. On voyait manifestement qu’elles avaient été profondément brûlées mais qu’elles se cicatrisaient remarquablement bien. Les cicatrices disparurent d’ailleurs très rapidement. Aujourd’hui, on ne voit plus rien.
Et cela me donnait un moyen de mesurer le temps. Comme je n’ai pas de connaissances médicales particulières, je ne pouvais pas faire une estimation très précise, mais le sens commun et, tout simplement l’expérience, me faisaient supposer que trois ou quatre semaines avaient dû s’écouler. J’étais encore confirmé dans cette opinion par l’état de mes pieds car mes ampoules étaient complètement guéries et je sais combien de temps il faut, en gros, pour qu’une ampoule disparaisse.
Définir ma position dans l’espace n’était pas aussi facile. Si je me trouvais bien dans cette sorte d’institution à laquelle je pensais, je ne pouvais m’attendre à voir répondre franchement à mes questions. Les infirmières s’en tireraient par les plus invraisemblables des mensonges. Je n’avais donc plus qu’à me reposer confortablement et à regarder tout au long du jour, sans me presser, en essayant de collecter des renseignements épars, en tâchant de les réunir les uns aux autres jusqu’au moment où je pourrais en tirer une déduction valable.
J’ai naturellement commencé par mes infirmières, ou plutôt par mon infirmière de jour. Je ne voyais mon infirmière de nuit que pendant quelques minutes après le coucher du soleil et parfois en coup de vent au début de la matinée. Je dormais profondément toute la nuit, ce qui fait que je ne l’appelais jamais. Quant à l’infirmière de jour, elle était manifestement Allemande et, non moins manifestement, infirmière professionnelle ; je ne pouvais cependant pas croire qu’il s’agissait d’une infirmière militaire ni qu’elle appartienne à un hôpital civil. Il y avait quelque chose qui, en elle, n’était pas clair. Ce n’était pas seulement sa parfaite maîtrise de l’anglais qui dénotait une éducation supérieure à celle des infirmières ordinaires car, après tout, il ne manque pas, dans le monde, de gens bilingues. Ce qui me chiffonnait, je crois, c’était son habillement. Elle était vêtue avec trop d’élégance, d’une manière trop personnelle, comme l’arrangement de ma chambre d’ailleurs. C’était un uniforme, certes, propre, élégant, aseptique, hygiénique, mais il était en même temps joli, élégant et elle le portait avec goût et même avec le souci d’être attrayante, ce qu’aucun hôpital, aucune clinique privée (du moins ceux que je connaissais) n’auraient su admettre.
Il était certain aussi qu’aucune infirmière d’institution publique n’aurait pu me prêter une attention aussi constante, n’aurait pu me traiter avec une telle considération, et cela, naturellement, n’entrait pas dans les habitudes des infirmières professionnelles. Sans compter que ces deux infirmières ne semblaient pas du tout débordées de travail. Je devins même bientôt certain qu’elles n’avaient pas d’autre malade que moi. L’infirmière de jour pouvait passer en ma compagnie un temps illimité et je n’entendais jamais la moindre sonnette d’appel. J’ajoute que, pendant un certain temps, je n’entendis pas le moindre bruit extérieur, rien que la voix de mes infirmières, leur pas feutré sur les parquets cirés, ou le chant des oiseaux qui me parvenait par la fenêtre.
Je crois que c’est ce silence anormal des premiers jours qui m’a fait penser que je me trouvais dans une clinique psychiatrique. Je m’acharnai donc à identifier le lieu où je me trouvais et à essayer de découvrir si je pouvais, par la même méthode d’observations et de déductions, apprendre comment j’étais parvenu en ce lieu, pourquoi j’y étais traité comme un malade privé disposant de ressources considérables plutôt que comme un prisonnier de guerre, car, note-le bien, je ne souffrais pas d’une véritable amnésie : J’ai su tout le temps que j’étais officier de marine, que j’étais Britannique et je pouvais me rappeler sans difficulté mon nom, et celui de mon navire ou de mon camp de prisonniers.
Il ne me servit à rien de poser des questions à Infirmière de Jour ; j’essayais pourtant avec toute la subtilité dont j’étais capable. Elle ne se montrait pas taciturne, non, mais elle avait un véritable don pour être brillante et même bavarde tout en ne disant rien en dehors de ce qui concernait son travail ou les soins corporels qu’elle me prodiguait.
Je ne découvris qu’un seul fait par son intermédiaire, le nom du lieu où nous nous trouvions, qui était Hackelnberg. Pendant toute une journée, cela me donna matière à réflexion ou, plutôt, me fit faire une autre déduction qui n’expliquait rien. Je découvris, pour mon plus grand plaisir, que, en m’y appliquant sérieusement, je pouvais me rappeler, morceau par morceau, l’ensemble de la carte que j’avais obtenue du comité d’évasion et que, couché dans mon lit, en fermant les yeux, je la voyais dans son ensemble ; et j’étais bien sûr qu’elle ne comportait aucun nom du genre d’Hackelnberg. J’avais été transporté assez loin, à plus de quarante milles, puisque c’était là le rayon de ma carte avec, au centre, l’Oflag XXIX Z.
Il ne me sembla pas intéressant d’essayer de découvrir si Infirmière de Jour savait que j’étais prisonnier de guerre britannique. J’avais toujours parlé anglais depuis que j’avais repris connaissance et, sans aucun doute, je devais avoir parlé dans le coma. Le médecin devait avoir rapporté cela à la police ; des officiers des services de renseignement étaient sans doute venus me voir. Je les imaginais, probablement deux S.S., en train de fouiller mes pauvres trésors, mes papiers, la carte, ma boussole, et tout cela avait dû leur raconter mon histoire ; ensuite, ils avaient dû discuter avec le médecin et accepter en fin de compte son diagnostic au sujet de mon état mental, puis m’abandonner ici.
Oui, sans doute, mais pourquoi m’avaient-ils amené ici, et pour quels soins ? Où étais-je ? Pourquoi les directeurs ou les propriétaires me soignaient-ils et en quoi est-ce que je pouvais bien les intéresser ? De tels établissements, en général, ne sont pas dirigés par des philanthropes. Je tournai et retournai cette question pendant de longues heures avec, pour seul résultat, de glisser un doute dans mon esprit sur le point de savoir si j’étais réellement dans une maison de santé privée. S’il en était bien ainsi cependant, l’explication la plus plausible me semblait être que mon cas devait présenter pour le médecin quelque particularité intéressante et que, pour cela, il me gardait à sa disposition pour me soigner, par simple curiosité scientifique. Mais je devais aussi étudier l’autre possibilité. Si je ne me trouvais pas dans une maison de santé, je ne pouvais alors me trouver que dans la maison d’un personnage très riche, doué d’une excentrique pitié, et disposant d’une grande influence auprès des autorités ; peut-être cette personne était-elle elle-même un, ou une, invalide : cela expliquerait à la fois la présence d’infirmières capables et leur apparence inhabituelle.
J’ai parlé d’une « personne très riche » ; en effet, je sentais la richesse dans tout ce qui m’entourait. Rien n’était détérioré ni même usé, dans ma chambre ; les infirmières, pour être si élégantes, si bien habillées, devaient être bien payées ; la propreté immaculée du parquet, le poli des meubles supposaient un grand nombre de domestiques et je savais que les infirmières elles-mêmes ne faisaient aucun ménage. Et même, bien que je ne l’ai pas vu consciemment, du moins jusqu’au moment où je m’étais mis à raisonner de cette manière, je savais qui se chargeait du ménage.
Je l’avais vu plusieurs fois dès les premières matinées, ce jeune homme puissant, silencieux, à quatre pattes, qui faisait briller le parquet poli. Après ce que j’appelle mon réveil complet, je me mis à l’observer de plus près. Il était gras et semblait bien nourri et même si, la plupart du temps il détournait la tête, de mon lit je pus à plusieurs reprises voir son visage. Il avait des traits doux ; il était pâle, avec des cheveux courts, très noirs, et des yeux bleu clair. L’épaisseur de son corps, son silence et son apparence bestiale, sa posture – il était toujours à quatre pattes – donnaient l’impression qu’il s’agissait d’un animal domestique, puissant et doux, comme un bœuf en train de labourer ; et cette apparence était soulignée par la manière dont il était vêtu. Il ne portait pas de chemise, seulement des pantalons assez serrés, d’une sorte de tissu épais et brun ; il avait aux pieds une paire de chaussures qui semblaient entièrement faites de caoutchouc ou d’une sorte de cuir synthétique que je n’avais encore jamais vu. Elles paraissaient résistantes, souples et confortables.
Ce matin-là, je lui adressai la parole pendant que l’infirmière était sortie, mais il ne fit pas plus attention à moi que s’il avait été vraiment un bœuf. Un Allemand de son âge n’aurait pas été employé comme domestique. Il aurait été dans l’armée, ou dans une usine de munitions. Si nous nous étions trouvés dans un établissement militaire, j’aurais tout de suite pensé qu’il s’agissait d’un prisonnier. Mais j’étais en Allemagne, et je connaissais ce système d’esclavage que les Allemands utilisaient dans les pays occupés et qui leur permettait de fournir de la main-d’œuvre aux employeurs civils. Ce type était certainement un prisonnier de guerre d’origine slave qui avait été réquisitionné pour ce service. Il avait tout à fait l’apparence du moujik.
Le fait d’avoir examiné de près ses chaussures et ses pantalons m’amena à regarder avec soin les tissus et les matériaux qui m’entouraient, et j’y trouvai matière à étonnement. Je ne prétends pas m’y connaître particulièrement en tissus, ni même m’y être jamais intéressé, mais tous ceux que je voyais me frappèrent car ils me semblaient d’une qualité et d’un prix extraordinaires. Les pyjamas que je portais, par exemple, étaient en soie, ou bien d’une sorte de textile que je ne pouvais pas distinguer de la soie ; les draps étaient du lin le plus fin ; le couvre-lit, encore de la soie ; je mangeais dans la plus fine porcelaine ; les verres, oui, je regardai mon verre, le verre gradué qui se trouvait sur une tablette, et d’autres ustensiles sur ma table de nuit et j’acquis la conviction que tous ces objets n’étaient pas en verre, non, pas du tout, mais plutôt en une matière plastique admirablement travaillée, que l’on pouvait tailler et polir comme le verre, tout en étant incassable. J’en eus la preuve en projetant par terre un des ustensiles qui se trouvaient sur la table ; j’utilisai pour cela ma main tout empaquetée de pansements. Il n’y eut pas la moindre fêlure.
Voilà de petits événements qui vous marquent. J’avais là la preuve d’un immense progrès technique, d’une grande richesse en matières premières, qui permettaient à ces gens d’avoir toujours à leur disposition un matériel ménager neuf et en parfait état. Les Allemands avaient naturellement la réputation d’être très forts en tout ce qui concerne l’industrie, la chimie, les produits plastiques et les textiles artificiels, tout cela, mais il était surprenant de trouver de tels objets en si grand nombre, dans une habitation civile, et après presque quatre ans de guerre.
Le mobilier et le parquet de la pièce, eux, de toute manière, n’étaient pas fabriqués à partir de résidus de houille, de lait ou de sciure de bois, mais bien d’un beau bois naturel et, dans le grain des planches, on pouvait lire toute la richesse des essences magnifiques des forêts. Les bois avaient été choisis et travaillés par des gens qui en avaient l’amour. Je commençais à connaître un peu le caractère du propriétaire de cet Hackelnberg. Il était riche, c’était manifeste ; peut-être un vieux junker, ou bien l’un des princes du vieil Empire que les Nazis avaient trouvé politique de conserver ; un individu qui avait non seulement la possibilité d’acheter les meilleurs produits des usines, mais qui avait encore le goût de les allier aux meilleurs produits de l’artisanat rural, sans craindre les objets en bois. C’était certainement un amoureux des choses de la forêt.
Mais tout ça, me diras-tu, devait autant à mon imagination, qu’à mes déductions. Sherlock Holmes, sans aucun doute, aurait fait bien mieux avec les données qui m’étaient fournies par une chambre et par trois individus, mais je m’en flatte cependant car mes déductions étaient, dans les grandes lignes, assez précises.
Ma première confirmation me vint d’une source que je n’aurais pas soupçonnée : l’infirmière de Nuit, à qui je n’adressais presque jamais la parole, sauf pour lui souhaiter bonne nuit ou pour lui dire bonjour. C’est vraiment par extraordinaire que je pus lui soutirer un renseignement.
Je t’ai déjà dit combien l’endroit où je me trouvais était d’un calme exceptionnel, et que ce calme avait servi de point de départ à mes réflexions. C’était aussi ce calme qui expliquait une autre de mes suppositions, naturellement : que j’étais l’hôte, prisonnier-invité, si tu veux, d’une maison de campagne. Cette propriété était certainement très importante. De quelles dimensions, je n’en avais aucune idée. Même quand, en l’absence des infirmières, je me laissais glisser du lit pour aller jusqu’à la fenêtre par laquelle, de toute manière, je ne pouvais pas me rendre compte des distances : à l’extérieur, les arbres étaient trop hauts et leur feuillage trop fourni pour me permettre de voir autre chose que leur propre univers verdoyant. Il était impossible d’entendre le moindre bruit, la moindre circulation, pas même dans le lointain, que ce soit une corne d’auto ou le sifflet d’une locomotive. Je n’avais même pas entendu un seul avion et cela, dans l’Allemagne de 1943, me frappa. Certes, le Troisième Reich, avec l’étendue qu’il avait obtenue, était un pays beaucoup plus grand que l’Angleterre ; les aérodromes n’avaient pas besoin d’être aussi rapprochés les uns des autres en Allemagne orientale qu’ils devaient l’être à la même époque dans l’est de l’Angleterre. Et je supposais d’Hackelnberg était bien trop à l’ouest pour être à portée de nos propres bombardiers ; il n’y avait en effet nul rideau pour obscurcir mes fenêtres, il ne semblait pas que l’on prît jamais la moindre précaution, que l’on observât le moindre black-out et, en écoutant la conversation des infirmières, on aurait même cru qu’elles ignoraient que l’Allemagne était en guerre. C’était naturellement voulu, car cela fait partie du travail des infirmières d’éviter les sujets de conversation qui peuvent énerver, exciter leurs malades. Chaque fois que je parlais de la guerre, l’infirmière de jour faisait mine de ne rien comprendre à mes propos, me disait de ne pas me charger l’esprit avec ces choses anciennes et s’acharnait à m’intéresser aux fleurs.
C’est alors, environ une semaine après mon réveil complet, que je commençai à entendre des choses. Mes mains étaient presque entièrement guéries et je me sentais en très bonne forme. Je voulais me lever ; cela commençait à m’ennuyer de rester toute la journée couché dans un lit. Sans compter que je n’arrivais plus à bien dormir.
Au début, je pensai que les bruits me parvenaient dans mes rêves car je les entendais dans un brouillard, puis je me rendormais et ne m’en souvenais que le matin. C’étaient des bruits lointains, isolés, qui n’avaient pas le moindre rapport avec la vie restreinte qui m’entourait. C’était l’appel d’un cor ; on sonnait à longs intervalles, et chaque note résonnait dans l’obscurité profonde, dans le silence, voile solitaire dans l’immensité de l’océan. J’avais souvent entendu les cornes de brume dans l’obscurité désertique de l’océan, j’avais entendu les trompes des veneurs britanniques, et je sais maintenant que, parfois, leurs fanfares peuvent vous glacer le cœur. Mais ces sons étaient bien différents de tout ce que j’avais entendu. Je n’étais pas capable de m’imaginer pourquoi, ni dans quelles circonstances le cor appelait. Je pouvais seulement en percevoir la profonde mélancolie, la sauvagerie, l’étrangeté ; dans mon demi-sommeil, il évoquait une tristesse, une souffrance solitaire, mystérieuse.
La mélancolie de ces appels subsistait en moi jusque dans la gaieté du jour et, la nuit venue, tout éveillé dans l’obscurité, je guettais, j’attendais tout en espérant ne plus les entendre.
Une nuit, je les entendis avant de m’être endormi. Je fus certain, alors, qu’il ne s’agissait pas d’un rêve. La nuit était claire, la lune presque pleine et il n’y avait que de rares nuages qui formaient des îles éparses dans l’océan du ciel. Je me glissai hors de mon lit, et, par la fenêtre entrouverte, j’écoutai. Il y avait quelques souffles de vent qui jouaient avec les notes du cor, me les apportant par moments, puis les balayant au loin. Cette nuit-là, cette modulation donnait une qualité différente à la musique. Elle était toujours imprégnée de tristesse et de souffrance, mais la sauvagerie dominait ; le cor semblait vagabonder dans la forêt, allant de-ci, de-là, cherchant, appelant, parfois avec cruauté, laissant parfois échapper une longue note discordante…
La nuit était emplie de bruits. La forêt était aussi mouvante que l’océan. Le vent agitait et faisait gémir les hêtres devant ma fenêtre ; les arbres grinçaient, semblant parler entre eux dans une multitude de langues ; tout un orchestre semblait jouer, sous la conduite du cor. J’entendais d’innombrables instruments, d’innombrables chœurs dans ce sauvage orchestre. Mon imagination transformait les plaintes des branches en furie en aboiements de chiens, et le froissement de leurs feuilles évoquait avec un terrible réalisme le piétinement d’une meute. Je suis resté là très longtemps, à écouter, guettant le son du cor parmi tous les autres bruits, et je peux te rassurer, je me trouvais tout entouré d’influences ésotériques. C’était autre chose que la tristesse de la fanfare de trompe, c’était une nervosité, une appréhension étrange : je me sentais dans l’état où l’on se trouve quand on perçoit un danger, avant même d’avoir compris ce qui vous menace.
J’attendis que le cor soit devenu imperceptible dans le lointain, que sa fanfare ne parvienne plus à mes oreilles, j’attendis de ne plus pouvoir l’entendre, de ne plus le distinguer des plaintes et des cris des arbres, puis je me glissai de nouveau dans mon lit et j’y restai longtemps, immobile à regarder le clair de lune par ma fenêtre, cherchant toujours à entendre, puis, à la fin, je m’endormis.
Avant le jour, j’étais debout, tiré de mon sommeil par le cor qui, cette fois, sonnait tout près, à pleine puissance. Le vent était tombé, la lune était couchée ; la matinée était tranquille et grise. C’est alors que j’entendis le cor qui résonnait avec arrogance dans la clarté funèbre de l’aube. Quelle insistance, dans la note triomphale que j’entendis alors ! Je me penchai et essayai de percer l’écran de feuillage qui me bouchait la vue. Les incessants éclats du cor traversaient les frondaisons, à peu de distance de ma fenêtre, semblant provenir de quelque endroit légèrement à droite de ma chambre.
Du coin de l’œil, je perçus un reflet blanchâtre dans l’obscurité de la chambre et j’eus un sursaut de crainte avant de reconnaître Infirmière de Nuit.
— « Au lit ! » chuchota-t-elle, mettant plus d’autorité dans cette injonction à peine proférée, suppliante, que je ne lui en avais jamais connu auparavant. Elle se glissa entre moi et la fenêtre et resta là, tournant le dos à l’extérieur, comme pour m’empêcher de sauter ; tout le temps qu’elle demeura ainsi, je pus m’en rendre compte, elle prêta l’oreille à ces notes exultantes, joyeuses, qui s’estompaient maintenant au plus profond de la forêt.
— « Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je en lui obéissant et me glissant dans mes draps. Ce qui me surprit le plus, c’est qu’elle me répondit immédiatement, sans mentir : « C’est le comte qui rentre. »
C’était la vérité, j’en étais certain. Elle avait oublié un instant que j’étais son malade et, dans sa voix, s’était glissée une intonation vague où je pouvais percevoir la même inquiétude que j’avais éprouvée en entendant l’appel du cor, la nuit précédente.
— « Le comte ? » demandai-je. « Quel comte ? »
Elle s’approcha et me regarda de haut, penchée sur mon lit, si bien que je ne pouvais plus voir ses traits mais seulement sa silhouette qui se détachait sur la tache blanche de la fenêtre. Elle bredouilla quelque chose en allemand, avant de m’expliquer en anglais :
— « Le comte Hans von Hackelnberg. »
— « Et qui est-ce ? » insistai-je, bien décidé à profiter au maximum de cette occasion, puisque, pour la première fois, elle semblait me traiter comme une personne en pleine possession de ses esprits. Mais elle s’arrêta et me regarda longuement avant de répondre, comme si l’ignorance dont je faisais preuve lui avait rappelé que, malgré tout, je n’étais pas normal : « C’est le Grand Maréchal de Louvèterie du Reich. »
— « Lui ? » dis-je. « Je croyais que c’était le maréchal Gœring. »
À en juger par sa réaction, c’était comme si je lui avais donné le nom du petit chat de mon navire. Elle s’était laissée aller un moment à la sincérité, mais je voyais bien que, de nouveau, elle recommençait sa comédie dans laquelle elle prétendait ou semblait prétendre que le monde contemporain n’existait pas, et je pensais que cette comédie devait faire partie de mon traitement.
Elle pâlit et répéta une ou deux fois ce nom, distraitement, et il était manifeste qu’elle pensait à tout autre chose. Puis elle sembla se reprendre et, nerveusement, remit en place mon oreiller.
— « Allons ! » m’ordonna-t-elle. « Il faut maintenant que vous dormiez. Il ne faut pas vous réveiller si tôt, ce n’est pas bon pour vous. » Et elle quitta rapidement la pièce.
Tandis que le soleil se levait et brillait, je me remémorai toute cette affaire avec une certaine satisfaction. J’avais au moins obtenu un renseignement précis : le maréchal Hermann Gœring s’était démis d’une de ses charges et il était plus que vraisemblable que nous n’aurions jamais entendu parler de cela dans notre Oflag XXIX Z. Ce qui était certain, c’était que j’étais l’hôte du Grand Maréchal de Louvèterie du Reich et cela, me semblait-il, était quand même un éclaircissement. Mais quelles curieuses habitudes avait donc ce comte von Hackelnberg, d’aller ainsi chasser à courre dans la forêt, au clair de lune. Il me semblait que c’était un sport assez dangereux, assez casse-cou ; puis je me rappelai ce que l’on racontait des originaux qui peuplaient l’Angleterre au XVIIIe siècle. Peut-être n’était-ce pas du tout une chasse dont j’avais perçu les échos, mais une course d’ivrognes, une sauvage cavalcade de jeunes Nazis saouls comme des grives, excités par les appels du cor. Oui, la chose était vraisemblable, mais elle ne me satisfaisait pourtant pas complètement. Le cor avait sonné trop souvent, trop longtemps, et l’infirmière n’avait pas du tout parue choquée, comme elle l’aurait été par une sarabande de jeunes ivrognes déchaînés. Elle était habituée à ces retours en fanfare ; et elle avait été effrayée, effrayée par quelque chose qu’elle connaissait bien.