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Tom Larrow roula sur lui-même pour tenter d’échapper aux mains et aux voix. Mais il avait senti une piqûre au bras gauche, et maintenant le stimulant lui envahissait le sang, chassant l’autre poison, le ramenant à lui. Sa conscience se précisait. Il se mit avec peine sur le dos et ouvrit les yeux. La tache vague qui flottait au-dessus de lui se dessina plus nette, assuma l’aspect du visage grassouillet, couvert de poils blancs, de Wioon Lek, son patron mérobien. « Qu’est-ce… où…»
Un second Mérobien aux manières doctorales dit d’une voix profonde : « Un moment, homme Larrow. Restez tranquille. Vos forces vont revenir. »
Tom se recoucha avec un soupir. Il avait un mal de tête de tous les diables, un goût amer et écœurant dans la bouche. Il permit à son regard de s’ajuster et constata qu’il était dans son propre appartement de l’ensemble Lek, où il habitait depuis deux ans, sur Mérobe.
La ronde figure de Wioon Lek se détendit en ce sourire généralisé propre aux Mérobiens. « C’est merveilleux, Tom ! Dire que nous avions fermé boutique en signe de deuil, et vous étiez ici même pendant tout ce temps ! Que vous est-il arrivé ? »
Tom leva les yeux sur lui et resta un instant ahuri. Il lui arrivait encore de ne pas saisir pleinement la langue mérobienne. Et soudain, la question de Wioon déclencha sa mémoire. Il s’assit d’un mouvement brusque, posa les pieds au sol et se dressa, encore chancelant. « On m’a gazé ! Voilà ce qui est arrivé ! J’ai ouvert la porte et un nuage de je ne sais quoi m’a frappé en pleine figure ! Je me rappelle m’être plié en deux dans une quinte de toux, et après je suis tombé ! » Il fit quatre pas mal assurés vers le placard, y introduisit la main et fouilla dans la poche de poitrine de sa combinaison. Il laissa fuser un soupir de soulagement. « Bon. J’ai craint une seconde que mon passeport et mon billet…» Il se tut, perdu dans la contemplation du passeport. La photo était bien celle d’un humain, mais le visage était celui d’un inconnu.
La colère l’envahit. Il jeta le billet et le document sur le lit. « C’était bien un vol ! Quelqu’un a pris ma place ! En tout cas, il a commis une erreur en oubliant ses propres papiers. Quand je le rattraperai…»
Wioon le regardait avec fixité. D’un coup, le Mérobien n’y tint plus : « Mais bien sûr ! Vous ne savez rien. Vous êtes resté sans connaissance durant tout ce temps ! » Il fit un geste qui traduisait à la fois l’horreur et la piété. « Paix à cet inconnu, mon ami Tom, et ne vous pressez pas trop de le rattraper. Il est clair qu’il vous a dérobé votre billet parce que le vaisseau Vreyol Kway se rendait directement sur la Terre. Mais le Vreyol Kway a explosé à l’instant même où il commençait l’accélération pour quitter l’orbite. » Il souffla, puis arbora de nouveau son sourire. « Malheur pour lui, chance pour vous, et pour nous ! » La main potelée à trois doigts de Wioon se glissa dans sa poche et en tira un autophone. « Il faut que nous partagions tous la bonne nouvelle ! » Puis, alors que l’appareil rectangulaire et plat était déjà proche de ses lèvres, il s’immobilisa. « Attendez…» Il alla souplement poser son corps trapu et épais dans un fauteuil. « Il faut que je réfléchisse. »
Tom restait debout, impatienté. Il s’enquit enfin : « Qu’est-ce qui exige réflexion, Monsieur ? Je suis désolé, pour le vaisseau. Mais il me faut quand même quitter la planète en vitesse. À moins qu’en raison des circonstances on ne recule pour moi la date-limite. » Les yeux minuscules de Wioon, enfoncés dans la chair, clignèrent en signe de dénégation. « Les Poings ne le permettront pas. Ils seront d’autant plus furieux que le désastre va soulever les protestations non seulement de Vreyol mais aussi de la Terre. Il y avait soixante humains à bord, vous le savez. Mais, ami Tom, ce n’est pas cela qui m’inquiète. Vous ne comprenez pas ? De tous les passagers prévus, vous êtes le seul à n’avoir pas embarqué. En conséquence, on ne manquera pas de vous soupçonner de complicité. »
Tom examina son interlocuteur durant un moment. Wioon avait raison ; les Poings, qui s’étaient récemment emparés du pouvoir, se sentaient mal assurés. « Enfin, bon sang… ! » Il s’approcha du lit et reprit les documents. « Ce billet que mon bienfaiteur inconnu m’a laissé… sur l’Obolis, à destination de Zenner. À l’opposé de la Terre. Mais c’est quand même une station de transfert. Et c’est tout ce que je peux espérer, à présent. » Il fronça les sourcils en regardant le passeport. « Mais il ne me ressemblait pas du tout. Beaucoup plus hâlé, et les joues rondes. Il s’appelait Santos Yberra. » Il releva les yeux sur Wioon. « J’imagine qu’il a voulu accomplir un geste de courtoisie en me laissant ces papiers, seulement comment pourrais-je m’en servir ? Le billet est à son nom, et c’est son passeport que je devrai montrer. »
Wioon l’observait pensivement. « Pour ma part, je crois qu’il s’attendait à ce que vous fassiez modifier la photo, tout comme il a dû truquer la vôtre. De toute évidence, il en savait assez long sur vous. Sur moi aussi d’ailleurs, pour avoir réussi à se faufiler dans l’ensemble résidentiel et à vous dresser une embuscade dans votre propre appartement. Ce n’était sûrement pas un imbécile. Il va falloir que je secoue un peu mes surveillants, pas vrai ? »
Tom acquiesça d’une voix hésitante. « Eh bien, c’est votre affaire, Monsieur. Et vous aviez déjà bien assez de soucis avec les Poings qui soupçonnent tout le monde d’agissements contre-révolutionnaires. » Wioon leva sa main grasse au pelage blanc. « Non, non. Vous êtes toujours mon employé. C’est sur vous que je compte pour maintenir prospères mes transactions sur la Terre. Et un jour ou l’autre… disons que les Poings ne garderont pas le pouvoir indéfiniment. Alors, réfléchissons. Les techniciens sont en mesure de transformer la photo d’identité. Et pourtant j’ai des craintes au cas où vous utiliseriez ce billet. »
— « Pourquoi ? »
— « Voyons, ami Tom, pourquoi votre cambrioleur l’a-t-il abandonné ? Pas par charité, à mon avis. Il tentait désespérément de quitter Mérobe un jour plus tôt. Ce qui suggère qu’il avait quelqu’un à ses trousses, ou au moins qu’il lui fallait brouiller sa piste. Si vous vous servez de ce billet, vous vous changez en proie, pas vrai ? »
Tom frotta ses tempes où le sang battait. « Oh, je n’en sais rien et je m’en fiche. Ne pourrions-nous obtenir des renseignements sur lui ? »
Wioon eut l’air malheureux. « Je m’y efforcerai, bien sûr. Mais étant donné la confusion qui règne… Bon. Commençons par le commencement, oui ? Faisons remplacer cette photo par la vôtre. » Il leva l’autophone tout près de ses lèvres et parla longuement. Puis il s’interrompit un temps et ajouta : « Terminé. Second message. Au technicien Daal Jhee. C’est Wioon qui parle. Voulez-vous nous faire l’honneur de votre présence dans l’appartement de l’homme Larrow, immédiatement et dans le secret absolu ? Terminé. » Il s’arracha lourdement de son fauteuil, marcha en roulant son corps jusqu’à la prise murale la plus voisine et y introduisit la fiche fourchue de l’autophone. Les deux messages allaient ainsi s’acheminer par fil jusqu’à leurs destinataires.
Tom, dont la pensée était maintenant devenue aussi mérobienne que terrienne, déclara automatiquement : « Quoi que je puisse faire pour vous payer cette dette de gratitude…»
Wioon le dispensa, du geste, de ses remerciements. « Mais non, ce n’est rien. » Puis il parut songeur. « Zenner… oui, cela pourrait marcher via Zenner. Vous pourriez me rendre un petit service, ami Tom. J’ai promis à un vieux camarade de lui faire parvenir sans faute un héritage. Un objet de valeur modeste, certes, mais qui lui est cher. Mon agent sur Zenner – c’est Paib Salang, que vous connaissez – le reconnaîtra et saura où l’expédier. » Il fronça les sourcils. « Je ne tiens pas à vous mettre en péril. Comme il s’agit d’un héritage de la Dynastie, les Poings seraient durs envers quiconque l’emporterait de la planète. » Il sourit soudain. « Toutefois on peut déguiser l’objet. Ce n’est qu’une bague. Une couche de plastique sur la pierre, avec vos initiales gravées dessus en caractères terriens. Et une bande de métal mou à l’intérieur avec des inscriptions terriennes. Si vous consentez à la porter en tout temps…»
— « Bien sûr, » affirma Tom.
Après tout, il parviendrait bien à surmonter son aversion pour les bagues.
Wioon s’épanouit. « Dans ce cas, parfait ! » Il jeta un coup d’œil vers la porte et ses courtes oreilles velues frémirent. « Voici Daal. Je vous reverrai avant votre départ ; à présent il faut que j’aille m’occuper de l’anneau. Le mieux – ne pensez-vous pas ? – serait de rester ici en attendant votre escorte. Je crois être en mesure de vous garantir toute sécurité jusqu’à l’astroport. De plus l’Obolis est un bâtiment de Boklé, aussi les Poings n’oseront-ils pas lui causer de difficultés. Et pas d’appels téléphoniques, n’est-ce pas ? Personne ne doit savoir que vous êtes encore vivant. »
Daal, en compagnie de qui Tom avait déjà travaillé, était à peu près de la taille de Wioon – à peine un mètre cinquante – mais un peu moins large. Il examina la photo. « Oui, je peux vous arranger cela, en deux heures. Est-ce trop long ? »
Tom acquiesça du menton. « L’Obolis ne décolle que vers minuit. Quel boulot envisagez-vous là-dessus ? »
Daal tapota du pouce le document plastifié. « Gratter avec soin l’image jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Pulvériser une couche sensible, y tirer votre photo, recouvrir le tout d’une seconde couche plastique et le passer à la presse chauffante. Cela supportera tout examen superficiel. Mais cela ne résisterait pas aux rayons pénétrants ni aux fluoroscopes. Il semble bien que ce passeport ait été établi sur Vreyol. Je suis incapable de contrefaire leur plastique ni leurs filigranes de sûreté. »
— « Il faut bien que j’en accepte le risque, » déclara Tom. « Si je ne quitte pas la planète, c’est le camp de concentration ou encore plus grave. Et le signalement ? »
— « La taille est à peu près la même… un mètre soixante-quinze pour lui, et pour vous, un mètre soixante-dix-sept. Quant à la corpulence et au poids, comment en espérer la constance quand on voyage parmi des races différentes ? De même pour la profondeur du hâle, dans votre cas ? Il n’y a que la couleur de vos yeux qui pose un problème. Mais je pousserai un peu le tirage de l’épreuve de façon que le gris puisse s’interpréter comme du noir. »
— « Très bien, » dit Tom. « Wioon m’a parlé d’une escorte jusqu’au terrain. Êtes-vous au courant ? »
Les coins de la large bouche de Daal s’abaissèrent. « C’est moi qui dois y aller. Avec un policier, soumis aux Poings en apparence, mais en réalité toujours employé par nous. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser…»