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Cette fois, le dauphin travailla avec plus d’attention. Tandis qu’il approchait de la partie manquante des instructions, ses mouvements devenaient aussi réfléchis que ceux d’un joueur d’échecs posant les pièces sur l’échiquier en une combinaison prévue. Il commença à laisser fuser un long sifflement aigu. De la façon dont Ramon l’entendait en direct de Iiiitz ch, le son était comme un gémissement continu comme une scie de bijoutier, mais le traducteur le modulait en une musique compliquée proche du son aigu de la cornemuse.

Brusquement, le son mourut et Iiiitz ch nagea vers Hank avec un air de chien battu. « J’ai perdu le fil. Aide-moi un peu. »

Hank montra ce qui restait de la feuille d’instructions. « Va la lire, bougre de paresseux. Tu as déjà dépassé le passage déchiré. »

Iiiitz ch lança un puissant « clack » de contrariété et jeta un coup d’œil au reste de la feuille. Deux minutes plus tard, un nuage d’encre tourbillonnant les enveloppait tous. « Pâté de crabes » cria le mammifère marin. « Crabe de crabe de crabe de crabe ! » Coati pouvait entendre venant de Hank et de Maggie les sons étranglés que faisait leur rire dans le laryngophone. Comme l’eau s’éclaircissait, il put voir Marguerite accrochée au dos de Iiiitz ch, tandis que Hank la tenait par un bras et qu’ils riaient.

— « Seigneur ! » lança Hank. « Tu es aussi drôle qu’un homme quelquefois. »

Marguerite se cramponnait tandis que le dauphin fouettait l’eau éperdument. « Oh ! oh ! » rit-elle. « Juste au moment où je pensais avoir sous la main le remplaçant de l’homme, tu rates la manœuvre, mon chou. Hou ! »

À la longue, la masse tourbillonnante de jambes, de nageoires et de palmes s’apaisa et se sépara. « Déjeuner de bonne heure ? » demanda Hank. « Vraisemblablement pas. »

— « Je peux aller m’attraper quelque chose à manger. Je suis ici dans mon élément. Je peux me suffire à moi-même. »

— « Sûr. Capable de te suffire à toi-même mais pas très malin. Tu peux re-préparer toute la séquence et reprendre depuis le début. »

Cette fois-ci, le dauphin maintint le contrôle de ses gestes, presque lents, tout au long de la séquence. Il évitait délibérément de regarder même la partie des instructions encore affichée. En dépit de son affectation de lenteur, quand Marguerite nagea vers Coati et redressa la cheville pour lui montrer le chrono, Coati put voir que Iiiitz ch avait en réalité une avance de plusieurs minutes sur le temps qu’il avait fait la première fois qu’il avait effectué la manœuvre correctement.

Ramon voyait déjà le déjeuner tout proche, lorsque Iiiitz ch jura soudain et le nuage d’encre explosa de nouveau autour d’eux. « Désolé, » dit le dauphin muni de mains, « je suis un peu fatigué. Et j’avais presque fini. »

Hank étira les extrémités artificielles du dauphin, pour vérifier leur tonus. Il les laissa revenir en place avec un claquement. « Oui, tu es fatigué ; mais pas trop pour terminer. C’est ainsi dans le monde où les hommes vivent tout le temps, Andy. Le travail doit être fini. Tire un peu sur tes réserves. Nous avons faim nous aussi. » 

Le dauphin retourna sagement re-préparer la machine à enseigner. Il n’y eut pas de badinage cette fois, mais quand Marguerite dit : « Vas-y ! » elle ajouta d’un ton fervent : « Tu peux y arriver ! » et Hank lança : « Attention à cette dernière partie ! »

Coati sentit l’appréhension l’envahir. C’était comme si un parent, un jeune frère ou un cousin devait réaliser quelque tâche difficile. Les muscles de Ramon étaient douloureux à essayer d’aider le marsouin à assimiler l’anglais. Il commença à s’inquiéter de ce qu’un autre échec pourrait faire à l’esprit enjoué de l’étudiant. D’une certaine façon, la manière prudente avec laquelle la torpille noire entrait et sortait en flèche de la machine pouvait se prendre pour de la compétence lassée. D’un autre côté il avait vraiment l’air d’un adolescent crispé au point qu’un échec le paralyserait. Coati se rendit compte qu’il retenait chaque respiration, la laissant échapper par imperceptibles à-coups, signe évident d’anxiété depuis qu’il avait été reconnu deux générations plus tôt. Il s’obligea à respirer largement, s’obligea à flotter tranquillement entre deux eaux, s’obligea à ne pas avoir faim, et attendit.

Soudain, Iiiitz ch laissa échapper un délirant sifflement de victoire. « Déjeuner ! » répéta le traducteur. « Déjeunerdéjeunerdéjeunerdéjeunerdéjeuner ! » Depuis un réceptacle au fond de la machine, un banc de mulets s’échappa dans toutes les directions tandis que le dauphin et ses professeurs se lançaient derrière eux, happant et saisissant.

Surpris, Coati fut pris au dépourvu. Il attrapa un mulet de taille moyenne et ce fut tout. D’un coup de pied, il remonta paresseusement à la surface où il put enlever son masque respirateur, dégrafer son couteau, et évider le mulet. Quand il eut enlevé les filets, trempé les morceaux dans l’eau de mer et qu’il les eut mâchés posément, les entrailles traînantes avaient attiré plusieurs petits poissons. Il fut assez rapide pour en attraper deux et il était en train de terminer son déjeuner quand Hank le rejoignit tenant un mulet de quarante centimètres par la queue. « Non, merci, j’ai mangé, » dit Coati avant de s’enfoncer dans l’eau. Ils relâchèrent le mulet, nagèrent en cercle pour retrouver Marguerite et Iiiitz ch et gambadèrent dans l’eau en revenant jusqu’au bassin d’approche.

Quand ils furent arrivés, Coati fut le seul à quitter le bassin d’observation. Tandis qu’il montait les marches, il ressentit une irrationnelle pointe de jalousie. Quand il se retourna pour faire ses adieux, il fut choqué de réaliser que Hank et Marguerite commençaient à lui paraître naturels. Les adieux furent embarrassés et Coati savait pourquoi. Il n’était pas vraiment prêt à partir.

Iiiitz ch se tenait à demi hors de l’eau comme le premier jour. Le dauphin lui parla dans son anglais aigu, accentué. « Souviens-toi de moi Ramon ! Je me souviens de toi. Reviens-nous. » Avant que Coati ait pu dire un mot, le grand corps s’élança hors de l’eau et l’éclaboussa puissamment. Quand le sénateur eut essuyé l’eau de ses yeux, Iiiitz ch avait disparu dans la mer.

 

Trois jours plus tard, le sénateur mangeait de la soupe aux haricots avec trois de ses confrères, membres du comité. Il souffla un peu par le nez, qui maintenant semblait toujours un peu sec, et pensa : Comment vais-je arriver à faire comprendre la réalité à ces sénateurs ? Ils sont tous trop vieux pour aller sous l’eau ; mais du moins ils appartiennent à des Comités orientés vers le futur, et cela signifie orientés vers la réalité. Je ne veux pas mentir et dire que la Station des Caraïbes peut contribuer à la recherche militaire. Elle représente la recherche dans la vie, tellement plus importante et pour laquelle il est tellement plus difficile d’obtenir de l’argent.

Tu n’as qu’à essayer, Ramon, se répéta-t-il comme sa mère lui avait dit quand il était parti pour l’école, tu n’as qu’à essayer. Personne ne t’en voudra si tu ne réussis pas.

Il souffla encore un peu par le nez pour en humidifier l’intérieur et commença à parler. Au fond de ses yeux, il sentait encore l’éclat aveuglant du soleil des Caraïbes. Sa poitrine le démangeait et il se gratta légèrement. Le sénateur Ramon Coati savait pourquoi sa poitrine le démangeait : il désirait une de ces plaques d’adaptateur en cuivre pour pouvoir porter des branchies.

 

Traduit par Alite Ditcharry.

Titre original : Eeeetz CH.

Parution aux U.S.A.

Galaxy, novembre 1968.

 

C. C. Mac APP