WEST CUMBRIA BANK

45 Sterndale Street

Coggenthwaite

Cumbria

Mlle Jessica Bertram

12 Hill Rise

Scully

Cumbria

Le 12 juin 2003

Chère Mademoiselle,

J'ai été surpris de constater que la somme de mille livres a été débitée de votre compte.

Un tel mouvement est si rare que je me permets de vous écrire afin de vérifier qu'il n'y a pas eu d'erreur.

Bien sincèrement.

Howard Shawcross

Responsable de la clientèle privée

25

—Touchez pas à notre terre ! hurle Robin dans son haut-parleur.

—Dehors ! Dehors ! crions-nous en chœur.

Folle de joie, je souris à Jess. Si j'ai eu des moments de doute, ils ont disparu, et je suis maintenant persuadée d'agir au mieux.

11 suffit de regarder autour de soi pour voir ce qui risque de disparaître. Nous nous tenons sur Piper's Hill, et le panorama est l'un des plus beaux que j'aie vus de ma vie. Le sommet est couvert de forêts, des fleurs sauvages poussent dans les prés et j'ai déjà repéré six papillons. Je me fiche que le groupe Arcodas soit un client de Luke.

Comment pourrait-on laisser un centre commercial s'installer dans un site pareil ? Surtout un centre nul, qui n'a môme pas un Space NK.

—Laissez la région tranquille !

—Dehors ! Dehors ! surenchéris-je en hurlant de toutes mes forces.

Je n'ai jamais fait un truc aussi cool ! Manifester, c'est le pied ! Je suis en haut de la colline en compagnie de Robin, de Jim et de Jess, et ce qui se passe est extraordinaire. Près de trois cents personnes ont répondu présent. Elles montent le sentier qui mène au futur site en agitant des pancartes, en donnant des coups de sifflet et en tapant sur des tambours. Deux équipes de la télévision locale et une meute de journalistes les suivent.

Je ne cesse de regarder autour de moi, mais aucun signe du groupe Arcodas. Ou de Luke. Ce qui me rassure un peu.

Ce n'est pas que j'aie honte d'être ici. Au contraire ! Je suis prête à me battre pour mes idées et à défendre les opprimés, quoi qu'en pensent les autres.

Cela dit, si Luke se pointe, je songe à enfiler une cagoule et à me planquer derrière quelqu'un. Mais il ne me repérera jamais dans la foule. Tout baigne.

—Touchez pas à notre nature !

—Dehors ! Dehors !

Jess agite énergiquement son panneau NATURE ! ASSASSINS ! en soufflant dans son sifflet. Edie et Lorna portent des perruques rose fluo et tiennent à bout de bras une banderole TUER NOTRE SOL, C'EST

TUER NOTRE VILLAGE. Suze a enfilé un tee-shirt blanc et un pantalon de l'armée qu'elle a piqué à Tarquin. Elle exhibe une de ses créations.

Le soleil brille et le moral des troupes est à son zénith.

—Touchez pas à notre nature !

—Dehors ! Dehors !

La foule s'épaissit et, à mon instigation, Robin pose sa pancarte et monte au sommet de l'échelle double que nous avons installée. Il se penche vers le micro. Sa silhouette se détache sur un fond de ciel bleu et de terres sauvages. Le photographe que j'ai engagé s'agenouille et commence à prendre des clichés, bientôt rejoint par des cameramen de la télé et par des reporters.

La foule fait peu à peu silence et se prépare à écouter Robin.

— Amis, supporters, amoureux de la nature, je vous demande de vous recueillir un instant pour admirer ce qui nous entoure. Nous avons la beauté. Nous avons une nature vierge. Nous possédons tout ce dont nous avons besoin.

Il marque une pause, comme je le lui ai appris, et sonde la foule du regard. Le vent ébouriffe ses cheveux et la fougue l'anime.

—Avons-nous besoin d'un centre commercial ?

—Non ! Non ! crions-nous de toutes nos forces.

—Avons-nous besoin de pollution ?

—Non ! Non !

—Avons-nous besoin de tout ce fatras mercantile ? Besoin de plus de... coussins, ajoute-t-il en ricanant.

—Non ! fais-je en même temps que les autres.

En fait, je serais ravie de trouver de jolis coussins pour notre chambre.

Pas plus tard qu'hier, j'en ai repéré un en cachemire dans un magazine.

Mais... pas de quoi fouetter un chat. Tout le monde sait que les militants peuvent diverger sur des points mineurs. Et je suis d'accord avec tout ce que Robin a dit. Sauf pour les coussins.

—Désirons-nous qu'on nous construise une horreur au milieu de notre paysage ?

—Non ! Non !

Je crie et je souris à Jess. Elle souffle dans son sifflet et je l'envie. À

ma prochaine manif, j'apporterai un sifflet, absolument.

— Et maintenant, je donne la parole à d'autres militants, crie Robin.

Becky, monte ici !

Je sursaute.

Ce n'était pas prévu au programme.

— Voici celle qui a mis au point cette campagne !

Celle qui a conçu et animé notre mouvement. Becky, viens au micro !

Des regards admiratifs se tournent vers moi. Robin se met à applaudir, et bientôt la foule entière l'imite.

— Vas-y, Becky, m'encourage Jess. Ils te veulent ! Je scrute les environs

: aucune trace de Luke. Alors je ne résiste pas.

Je traverse la foule en boitillant et grimpe sur l'échelle avec l'aide de Robin.

— Salut, Piper's Hill ! fais-je dans le micro, et une foule de hourras me répondent, accompagnés de coups de sifflet et de roulements de tambour.

Le pied ! C'est génial ! J'ai l'impression d'être une star de rock !

— C'est notre pays ! dis-je en faisant un grand geste vers les prairies avoisinantes. C'est notre terre ! Nous ne la laisserons pas tomber !

Nouvelle vague d'acclamations.

— Et à ceux qui veulent nous faire plier.... À ceux qui veulent nous la prendre... je dis... abandonnez tout espoir !

Troisième salve de hourras et je leur souris. Je les ai vraiment remontés !

Je devrais peut-être faire de la politique !

— Je leur dis, laissez tomber ! Car nous allons nous battre ! Sur les plages ! Et sur les...

Oh, merde, je leur cite Churchill ! D'ailleurs, je me tais car il y a du remue-ménage dans la foule.

—Ils arrivent ! crie-t-on en bas.

—Hou! Hou!

La foule siffle et conspue, mais je vois mal ce qui se passe.

— C'est eux ! crie Robin. Les salauds ! On va leur faire leur fête !

Et soudain je me glace. Cinq hommes en complet sombre fendent la foule.

Il se trouve que l'un d'eux est Luke.

Bon, il faut que je redescende de mon échelle. Tout de suite.

Sauf que ce n'est pas si facile que ça, avec une jambe dans le plâtre.

J'arrive à peine à bouger.

—Euh... Robin, j'aimerais que tu m'aides à descendre.

—Non, ne bouge pas ! Reprends ton discours ! T'es géniale !

J'agrippe ma béquille et j'essaie de manœuvrer quand Luke regarde en l'air et me voit.

C'est comme si le ciel lui tombait dessus. Je ne l'ai jamais vu aussi stupéfait. Je pique un fard et mes jambes ont la tremblote.

— Ne te laisse pas intimider, crie Robin. Ignore- les ! Continue à parler ! Vas-y !

Je suis coincée. Je ne peux rien faire. Je m'éclaircis la gorge, en évitant de regarder Luke.

— Oui... nous allons nous battre ! Alors, je vous le dis... Rentrez chez vous !

Les cinq hommes sont maintenant alignés au premier rang, les bras croisés, le visage tourné vers moi. En plus de Luke et de Gary, il y a trois inconnus.

L'astuce, c'est de ne pas faire attention à eux.

— Gardons notre terre ! Nous ne voulons pas d'une jungle en béton.

Une vague de bravos accueille mes propos, et je lance un regard triomphant en direction de Luke. Je n'arrive pas à deviner ce qu'il pense. Il fronce les sourcils et semble furieux. Mais en même temps il pince les lèvres, comme s'il réfrénait une envie de rire.

Il croise mon regard et je crains d'être prise d'un énorme fou rire.

—Laissez tomber ! Vous serez battus !

—Je vais aller parler à la meneuse, dit Luke d'un ton grave en s'adressant à l'un des hommes en costume. Je vais voir ce que je peux faire. Il s'avance calmement jusqu'à l'échelle et monte quelques échelons pour être à ma hauteur. Pendant un instant nous nous dévisageons en silence. Mon cœur bat comme un piston de locomotive.

—Bonjour, lâche-t-il enfin.

—Bonjour ! dis-je d'un ton aussi décontracté que possible. Comment vas-tu ?

—T'en as du monde ! C'est de ton fait ?

— Euh... on m'a aidée. Tu sais comment ça se passe.

Je baisse les yeux et sous sa manchette j'aperçois un bracelet tissé.

Je détourne vite le regard. On est dans des camps opposés.

—Tu te rends compte que tu manifestes contre un centre commercial ?

—Avec des boutiques de merde !

—Ne négocie pas ! crie Robin.

—Crache-lui dessus ! hurle Edie, le poing serré.

—Tu sais que le groupe Arcodas est mon plus gros client ? Tu y as réfléchi ?

—Tu voulais que je ressemble à Jess. C'est bien ce que tu m'as dit, non ?

Sois comme ta sœur ! Eh bien, voilà le résultat !

Je me penche vers le micro.

— Retournez à Londres, vous et vos idées de luxe !

Fichez-nous la paix !

Nouvelle vague d'applaudissements.

—Et tes idées de luxe à toi ? me demande Luke.

—Je n'en ai plus. J'ai changé, si tu veux tout savoir. Je suis devenue économe. Je me préoccupe de la nature. Et je hais les affreux promoteurs qui viennent saccager la beauté de sites comme celui-ci.

Luke se rapproche de moi et me murmure à l'oreille :

—En fait, ils n'ont pas l'intention de construire un centre commercial sur cet emplacement.

—Quoi ? Bien sûr que si !

— Mais non ! Ils ont changé d'avis il y a des semaines. Ils ont choisi un autre terrain, constructible, celui- là.

Je l'observe, méfiante. Mais il n'a pas l'air de raconter des bobards.

— Mais... les plans. On a les plans !

—Périmés. Quelqu'un s'est mal renseigné. Il me désigne Robin :

—Sans doute ce type, là, en bas ? Mon Dieu ! Ça sonne vrai.

J'ai la tête qui tourne. J'ai du mal à digérer la nouvelle.

On est tous réunis ici, à manifester et à hurler... pour rien ? !

—Donc, reprend Luke en croisant les bras, malgré ta campagne de presse extrêmement convaincante, le groupe Arcodas n'est pas coupable. Il n'a rien fait de mal.

—Je vois, dis-je en jetant un coup d'œil à la mine renfrognée des trois hommes d'Arcodas. Je suppose qu'ils ne sont pas... ravis-ravis ?

—Tu peux le dire !

—Euh... j'en suis navrée. Bon, alors tu veux que je leur apprenne la vérité ? C'est ça ?

Luke cligne des yeux comme chaque fois qu'il a une idée derrière la tête.

— Oui, en fait j'ai une meilleure solution. Puisque tu as si gentiment réuni les médias...

Il s'empare du micro, et tapote dessus pour attirer l'attention de la foule.

Un concert de huées lui répond. Même Suze agite sa banderole sous son nez.

— Mesdames et messieurs, lance-t-il de sa voix grave et assurée, représentants des médias, j'ai une déclaration à vous faire de la part du groupe Arcodas.

Il attend patiemment que la foule se calme et poursuit :

— Le groupe Arcodas est un ardent défenseur des valeurs humaines. Il est à l'écoute des gens et tient compte de ce qu'il entend. J'ai parlé à votre représentante - il me désigne du doigt —, et j'ai pris en compte ses arguments.

L'assistance est en émoi. Tous les regards sont braqués sur lui.

— En conséquence. . je peux vous annoncer que le groupe Arcodas a réexaminé l'utilisation de ce site - Luke sourit -, on ne construira donc pas de centre commercial ici.

Un instant de silence, puis une explosion de joie. Tout le monde se félicite, s'embrasse, les coups de sifflet et les roulements de tambour font un bruit d'enfer.

—On a réussi ! s'exclame Jess à tue-tête.

—On leur a montré ! crie Kelly.

—J'aimerais également attirer votre attention sur le grand nombre d'actions en faveur de l'environnement entreprises par le groupe Arcodas, reprend Luke. Des brochures vont vous être distribuées. Ainsi que des dossiers de presse. Profitez-en.

Mais... qu'il arrête son char! Il est en train de transformer notre manif en une opération de relations publiques en sa faveur. C'est du vol !

—Espèce de faux jeton ! dis-je, furax, en couvrant le micro de ma main.

Tu les as menés en bateau !

—Le site est sauvé ! C'est le principal, non ?

—Non mais...

—Si tes gens s'étaient mieux documentés, on ne serait pas ici et je n'aurais pas eu à sauver les meubles.

11 se penche et appelle Gary, qui distribue des brochures.

— Sois gentil, raccompagne ces messieurs d'Arcodas à leur voiture. Dis-leur que je reste ici pour d'ultimes négociations.

Gary me fait un petit bonjour de la main, mais je préfère l'ignorer. Je suis verte de rage contre eux deux.

— Alors. . où allez-vous construire votre centre commercial ?

Kelly et Jess s'embrassent, Jim donne de grandes tapes dans le dos de Robin, Edie et Lorna agitent leurs perruques roses à bout de bras.

—Pourquoi ?

—Je ne sais pas. Au cas où l'envie me prendrait d'organiser une manif là-

bas. Ou de suivre le groupe Arcodas et de foutre le bordel. Pour éviter que tu t'endormes.

—Quelle brillante idée ! Mais écoute, je suis désolé, je ne faisais que mon boulot.

—Je sais. Mais... j'ai cru que je servais à quelque chose. Que j'avais réussi ce que j'avais entrepris.

Et j'ajoute en soupirant :

—Mais tout ça pour rien.

—Pour rien ? s'étonne Luke. Regarde tout ce que tu as fait. Regarde tous ces gens. J'ai entendu dire que tu avais transformé le mouvement. Sans parler du village... et de la fête que tu organises. Tu peux être fière de toi.

Becky l'ouragan, c'est ton surnom ici.

—Tu veux dire que je ne laisse que des ruines derrière moi.

Luke change soudain d'expression. Il est devenu grave, son regard est sombre et chaleureux.

— Tu fais la conquête de tous les gens que tu rencontres.

Il me prend la main et la contemple.

—Ne cherche pas imiter Jess. Sois toi-même.

—Mais tu as dit...

—Quoi ?

Mon Dieu. Je m'étais juré de me conduire en adulte, d'être digne et de me taire. Mais c'est plus fort que tout.

— J'ai surpris ta conversation avec Jess. Quand elle a passé le week-end à la maison. Tu lui disais que... c'était difficile de vivre avec moi.

— C'est absolument vrai.

J'ai du mal à respirer.

—Mais c'est aussi très enrichissant. Très excitant. Très amusant. C'est la seule façon dont j'aie envie de vivre. Si c'était facile, ce serait d'un ennui mortel. La vie avec toi, Becky, est un roman d'aventures.

—Becky ? s'écrie Suze, la fête commence. Salut, Luke !

Luke m'embrasse.

— Viens, on va te descendre de là.

Il me serre la main et je lui rends son étreinte.

— Au fait, que voulais-tu dire tout à l'heure quand tu m'as déclaré que tu étais devenue « économe » ?

C'était une plaisanterie ?

Il m'aide à descendre barreau par barreau.

—Pas du tout ! Jess m'a donné des leçons. C'est mon gourou, maintenant.

—Et qu'est-ce qu'elle t'a appris ?

—À transformer un carton de lait en pommeau d'arrosoir. À faire des emballages cadeaux avec de vieux sacs en plastique. À écrire au crayon les cartes d'anniversaire pour que les destinataires puissent les réutiliser.

C'est fou les économies qu'on peut faire !

Luke me contemple en silence.

—n faut que je te ramène à Londres, dit-il enfin. À propos, Danny a appelé.

—Ah bon ?

Je suis folle de joie. Et je manque le dernier barreau. En atterrissant sur le sol, j'ai la tête qui tourne.

—Oh, dis-je en m'agrippant à Luke, j'ai le vertige !

—Ça va ? C'est la commotion ? Tu n'aurais pas dû grimper à l'échelle...

—Je m'en remettrai. Laisse-moi m'asseoir.

—Mon Dieu, j'étais comme ça, dit Suze en passant. Quand j'étais enceinte.

J'ai comme un vide dans la tête.

Je regarde Luke : il est aussi secoué que moi.

Non. Pas possible... Je ne peux...

Alors je me lance dans des tas de calculs. Je n'y avais pas pensé... Mais la dernière fois que... ce devait être... Ce qui fait au moins...

Incroyable !

—Becky ? m'interroge Luke d'une drôle de voix.

—Euh... Luke...

J'essaie de garder mon calme.

Bon. Pas de panique. Becky, ne panique pas...

WEST CUMBRIA BANK

45 Sterndale Street

Coggenthwaite

Cumbria

Mlle Jessica Bertram

12HillRise

Scully

Cumbria

Le 22 juin 2003

Chère Mademoiselle,

Le ton de votre dernière lettre m'a surpris et peiné.

Je vous prie de croire que «j'ai une vie », comme vous le dites.

Bien sincèrement,

Howard Shawcross

Responsable de la clientèle privée

REBECCA BRANDON

37 Maida Vale Mansions

Maida Vale

Londres NW6 OYF

M. le directeur

Harvey Nichols

109-125 Knightsbridge

Londres SW1X 7RJ

Le 25 juin 2003

Cher Monsieur,

Je me livre actuellement à des recherches théoriques. Est-il exact que si l'on accouche dans votre magasin (par accident bien sûr), on peut être habillée gratuitement pour la vie ? Je vous remercie de bien vouloir me répondre. Il s'agit bien sûr d'une enquête purement hypothétique.

Bien sincèrement,

Rebecca Brandon (née Bloomwood)