PGNI FIRST BANK VISA
7 Camel Square
Liverpool Ll 5NP
Mlle Jessica Bertram
12 Hill Risc
Scully
Cumbria
Le 12 mai 2003
Chère Mademoiselle,
En réponse à votre lettre, je tiens à vous assurer qu'il n'était pas dans notre intention de vous manquer de respect en vous proposant la carte Visa Super Platine. En spécifiant que vous aviez été sélectionnée personnellement pour disposer d'un découvert de vingt mille livres, il n'était pas question de sous-entendre que vous étiez « couverte de dettes et irresponsable », ni de vous dénigrer. En signe de bonne volonté, je vous adresse un bon de vingt-cinq livres et demeure à votre disposition au cas où vous changeriez d'avis.
Veuillez agréer, chère Mademoiselle, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
Peter Johnson, Responsable Clientèle
12
Je ne baisse pas les bras. Pas question.
Si la première prise de contact a été moins réussie que prévu, tout se passera bien ce week-end. Ce sera notre deuxième rencontre, et on sera bien plus relax. Normal, non ?
Et puis je me suis mieux préparée. Samedi dernier, après le départ de Jess, comme les parents ont vu que j'étais un peu déprimée, ils m'ont préparé une tasse de thé et nous avons bavardé longuement, comme au bon vieux temps. Il est impossible de devenir amie avec une personne si on ne sait rien d'elle : là-dessus, on était tous d'accord. Les parents ont donc plongé dans leurs souvenirs et rédigé une note énumérant tout ce qu'ils savaient sur Jess. Et ça fait une semaine que je l'étudié.
Voici ce que je sais, par cœur : elle a obtenu une mention très bien au bac.
Elle ne mange jamais d'avocats. En plus de la marche et de la spéléo, elle aime la poésie. Son chien favori est le...
Oh ! merde...
Je consulte mon aide-mémoire.
Ah oui ! Le berger écossais.
On est samedi matin et je suis dans mon bureau, où je me prépare à recevoir Jess. Cette semaine, j'ai acheté un livre intitulé La Parfaite Hôtesse. Il y est écrit que la chambre d'amis doit être « bien organisée et receler des petites touches personnelles pour que l'invité se sente à l'aise
».
Sur la coiffeuse, j'ai disposé un bouquet de fleurs et un livre de poésie.
Sur la table de nuit, elle trouvera une sélection de magazines à son goût : L'Habile Randonneur, Le Spéléologue enthousiaste, L'Amateur de grottes.
Ce dernier ne se trouve que sur Internet. (Je précise qu'il a fallu que je m'abonne pour deux ans afin de recevoir ce seul exemplaire. Ce n'est pas grave. Je pourrai toujours envoyer les vingt-trois autres numéros à Jess.) Sur le mur, j'ai accroché le fin du fin, dont je suis particulièrement fière.
C'est une immense affiche représentant une grotte avec ses stalac... enfin, vous voyez.
Un peu fébrile, je tapote les oreillers. Ce soir, ça ne ressemblera pas à l'autre fois. Tout d'abord, nous n'irons pas faire du shopping. J'ai prévu une soirée décontractée, toute simple. On regardera un film en mangeant du pop-corn et en se faisant les ongles, peinardes. Plus tard, j'irai m'asseoir au bord de son lit. Nous porterons des pyjamas identiques et nous mangerons des chocolats à la menthe en bavardant jusque tard dans la nuit.
—C'est superbe, dit Luke en entrant dans la pièce. Tu t'es vraiment donné du mal.
—Ce n'est rien !
— À vrai dire, l'appartement est resplendissant.
Nous passons dans l'entrée. Je suis fière de dire que tout est pimpant. Il reste bien quelques cartons par-ci par-là, mais dans l'ensemble tout a l'air rangé. Je n'ai pas encore terminé, dis-je en jetant un coup d'œil à notre chambre, où des tas de choses sont camouflées sous le lit.
—J'en suis conscient. Mais quand même, quel tour de force !
Je prends un air modeste.
— Il m'a fallu un peu de créativité. Et de réflexion latérale.
Nous pénétrons dans le salon, qui est totalement transformé. Les cartons et les caisses ont disparu. D ne reste que deux canapés, deux tables basses et le balafon indonésien.
—Chapeau ! s'exclame Luke. C'est magnifique.
—Ce n'est rien !
—Mais si ! Je te dois des excuses. Tu m'as dit que le résultat me plairait et je ne t'ai pas crue. Mais tu as réussi. Comment pouvais-je deviner que tu arriverais à ranger tout ce foutoir ? Cette pièce débordait de trucs : où sont-ils passés ?
Il se met à rire et je l'imite.
—Oh, j'ai réussi à les caser, dis-je fièrement.
—Là, tu me bluffes ! (11 passe sa main sur le dessus de la cheminée, où ne trônent plus que les cinq œufs peints japonais.) Tu devrais devenir docteur es stockages.
—Bonne idée !
Bon, mais j'aimerais qu'on change vite de sujet. D'un instant à l'autre, il va me demander où sont passées les urnes chinoises ou ce que sont devenues les girafes en bois.
—Dis-moi, m as branché ton ordinateur ?
—Ouais, répond Luke en examinant de près un des œufs.
—Bien ! Je vais regarder mes e-mails et... pendant ce temps-là, préparenous donc du café.
J'attends que Luke soit entré dans la cuisine pour foncer vers l'ordinateur et taper l'adresse d'eBay.
Car eBay m'a sauvé la vie.
Comment ai-je pu vivre sans eBay ? C'est l'invention la plus géniale, la plus brillante depuis... la création des magasins.
Dès que je suis rentrée de chez ma mère, samedi dernier, je me suis inscrite sur eBay et j'ai mis en vente les urnes chinoises, les girafes et trois tapis. En trois jours, tout était parti ! Sans avoir à lever le petit doigt
! Le lendemain, j'ai proposé encore cinq tapis et deux tables basses.
Depuis, je n'ai pas arrêté.
Tout en surveillant la porte, de peur que Luke n'entre, je clique sur « Objets à vendre ». Je meurs d'envie de savoir si quelqu'un a enchéri sur mon totem.
Oui ! Quelqu'un a mis cinquante livres ! J'ai une montée d'adrénaline.
C'est vraiment le pied, ces ventes aux enchères ! Je deviens totalement accro !
Et le mieux c'est que je fais d'une pierre deux coups ! Je débarrasse l'appartement et je gagne de l'argent. Plein d'argent, même. Je ne veux pas me vanter, mais chaque jour de la semaine je fais du bénef. Comme si je boursicotais.
Tenez, j'ai obtenu deux cents livres pour la table basse en ardoise - qui ne nous a pas coûté plus de cent livres. Et cent livres pour les urnes chinoises, cent cinquante pour chacun des cinq kilims que nous avons payés à peine quarante livres en Turquie. Et le plus beau : deux mille livres pour les dix pendules Tiffany, qui sortent de je ne sais où ! Le type qui est venu les chercher à domicile me les a réglées en espèces. Je me débrouille tellement bien que ça pourrait devenir mon métier !
J'entends Luke sortir les tasses à café et je clique rapidement sur «
Achats ».Bien sûr, je m'étais d'abord inscrite sur eBay pour vendre.
Mais l'autre jour on proposait un manteau orange très années 50 avec de gros boutons noirs. Une occasion unique, dont personne ne voulait.
Je me suis donc autorisé une petite entorse à la règle.
Et puis une autre pour une paire de chaussures Prada qui allait partir pour cinquante livres ! Vous imaginez ? Cinquante livres pour des Prada !
J'ai aussi enchéri sur une robe du soir Yves Saint Laurent, mais elle m'est passée sous le nez. Quelle vacherie ! Ça ne se reproduira pas.
Je vais voir où en est le manteau orange et je n'en crois pas mes yeux : j'ai proposé quatre-vingts livres, le prix de réserve, et quelqu'un a osé offrir cent livres. Eh bien, je ne vais pas me laisser faire. Pas question
: je tape cent vingt livres et ferme l'ordinateur. Juste à temps. Luke entre avec un plateau :
—On a des e-mails ?
—Oh... quelques-uns, dis-je en prenant une tasse. Merci !
Je n'ai pas parlé à Luke de mes histoires d'eBay : inutile de l'embêter avec les finances du ménage. C'est un sujet tellement vulgaire. À vrai dire, je fais tout ce que je peux pour lui éviter ce genre de tracas.
—J'ai trouvé ça dans la cuisine, dit Luke en me montrant une boîte de biscuits de luxe au chocolat Fortnum & Mason. Ils sont délicieux.
—C'est juste un petit extra. Et ne t'en fais pas, je ne dépasse pas mon budget.
C'est la stricte vérité. Ces derniers temps, ledit budget a tellement enflé que je n'ai plus à faire attention.
Luke avale une gorgée de café, puis son regard tombe sur un dossier rose qui trône sur son bureau.
— C'est quoi?
Je me demandais bien s'il finirait par le remarquer. C'est un autre projet qui m'a occupée toute la semaine. Sujet : comment être une épouse accomplie.
— C'est un dossier que j'ai préparé pour toi. Quelques idées pour l'avenir de ta société.
Ça m'est venu l'autre jour dans mon bain. Si Luke décroche ce gros contrat, il va devoir agrandir sa société. Et j'en connais un rayon sur le sujet.
Quand j'étais conseillère personnelle de mode chez Barneys, j'avais une cliente, Sheri, qui dirigeait sa propre affaire. Elle m'avait raconté toute son histoire et ses erreurs : elle s'était développée trop vite, et elle avait loué six cents mètres carrés de bureaux dans TriBeCa qu'elle n'avait jamais utilisés. À l'époque, je trouvais ses histoires mortellement ennuyeuses. Au point de redouter nos rendez-vous.
Mais maintenant j'avoue que son expérience peut être utile à Luke.
J'ai donc décidé de noter tout ce qui me paraissait casse-pieds à l'époque. Par exemple la façon dont elle consolidait ses marchés et rachetait ses concurrents. Et puis tout à coup une idée encore meilleure a germé dans mon esprit : Luke devrait acquérir une autre agence de relations publiques.
Et je sais même laquelle. David Neville, qui travaillait pour Famham RP, s'est mis à son compte il y a trois ans, alors qu'il était encore journaliste financier. Il a beaucoup de talent et tout le monde dit qu'il réussit très bien. Mais je sais que dans le fond il a beaucoup de mal à joindre les deux bouts. C'est sa femme Judy qui me l'a chuchoté la semaine dernière chez le coiffeur.
—Becky... je n'ai pas le temps de lire ton dossier.
—Mais ça pourra t'être très utile. Quand j'étais chez Barneys, j'ai appris...
— Barneys ? Becky, je dirige une agence de RP, pas une boutique de mode.
— Mais j'ai des tas d'idées...
Luke s'impatiente.
— Becky, pour le moment je ne songe qu'à trouver des clients. Et à rien d'autre. Je n'ai pas de temps à consacrer à tes suggestions. D'accord ?
Il enfouit mon dossier dans son attaché-case.
— Je le regarderai plus tard.
Je m'assieds, découragée. L'interphone me fait relever la tête :
—Tiens, c'est peut-être Jess ! Elle est en avance.
—Non, c'est Gary. Je vais lui ouvrir.
Gary est le bras droit de Luke. Il a dirigé le bureau de Londres quand nous habitions New York et pendant notre lune de miel. Luke et lui s'entendent à merveille. Gary était même le témoin de Luke à notre mariage.
En quelque sorte.
En fait, l'histoire de notre mariage est un peu compliquée.
—Qu'est-ce que Gary vient faire ici ?
—Je lui ai dit de venir, répond Luke en allant appuyer sur le bouton de l'interphone. On a du boulot sur notre présentation. Ensuite nous irons déjeuner tous les deux.
—Je vois, dis-je en essayant de ne pas paraître trop déçue.
Je m'attendais à passer un peu de temps en tête à tête avec Luke avant l'arrivée de Jess. Mais il est débordé, ces jours-ci. Le soir, il ne rentre pas avant huit heures. Hier, il n'est arrivé qu'à onze heures.
Je sais bien qu'ils travaillent dur en ce moment. El que la présentation devant le groupe Arcodas est importante. Mais quand même ! Pendant des mois et des mois. Luke et moi nous ne nous sommes pas quittés d'une semelle, et maintenant je le vois à peine.
—Et si je vous aidais pour la présentation ? Je pourrais me joindre à votre équipe...
—Je ne pense pas.
—Il y a quand même bien quelque chose que je pourrais faire... Luke, je veux t'aider. Demande-moi n'importe quoi !
—Tout se passe très bien, mais merci quand même.
J'en veux à Luke. Pourquoi refuse-t-il ma collaboration ? Il pourrait au moins se montrer reconnaissant de ma proposition.
—Tu veux venir déjeuner avec nous ?
—Non. Laisse tomber. Amusez-vous bien. Bonjour, Gary !
—Salut, Becky !
—Entre, fait Luke en lui désignant le bureau.
La porte se referme et s'entrouvre un instant plus tard. Luke passe la tête dans l'entrebâillement.
—Becky, sois gentille de répondre au téléphone. Je ne veux pas être dérangé.
—D'accord !
—Merci ! Tu m'es d'une grande aide.
Quand la porte se referme, j'ai envie de flanquer un coup de pied dedans.
Répondre au téléphone n'est pas la forme de collaboration.que j'avais envisagée.
Morose, je longe le couloir jusqu'au salon et claque la porte. Je suis intelligente, créative. Je sais que _ ; pourrais l'aider. Nous sommes un couple, non ? On devrait faire les choses ensemble.
Je sursaute en entendant la sonnerie du téléphone. C'est peut-être Jess qui est arrivée ! Je décroche rapidément.
—Allô ?
—Madame Brandon ? demande une voix rauque. -Oui.
— Nathan Temple à l'appareil.
J'ai un blanc complet. Nathan ? Je ne connais pas de Nathan.
— Vous vous souvenez peut-être ? Nous avons fait connaissance à Milan, il y a quelques semaines.
Mon Dieu ! L'homme de la boutique ! Comment ai-je pu oublier sa voix ?
—Ah oui ! Bonjour ! Je suis ravie de vous entendre ! Comment allez-vous ?
—Très bien, merci. Et vous ? Votre sac vous plaît toujours ?
—Et comment ! Il a changé ma vie ! Merci encore pour ce que vous avez fait pour moi.
—J'ai été heureux de pouvoir vous aider.
Court silence. De quoi allons-nous parler maintenant ?
—Puis-je vous inviter à déjeuner ? En guise de remerciement. Où vous voudrez.
—Ce n'est pas une obligation, me répond-il, l'air amusé. De toute façon, mon docteur m'a mis au régime.
—Quelle tristesse !
—Mais, comme vous me l'aviez dit à Milan... un bienfait n'est jamais perdu.
—C'est toujours vrai ! J'ai une dette envers vous. Que puis-je faire pour vous ? Dites-moi.
—Je pensais à votre mari. J'espérais qu'il pourrait me rendre un tout petit service.
—Il en serait enchanté. Je vous le promets.
— Il est là ? Puis-je lui dire un mot ?
Mon cerveau passe à la vitesse supérieure.
Si j'appelle Luke, je vais le déranger. Et je devrai lui expliquer qui est Nathan Temple... comment je l'ai rencontré... et mon sac Angel...
— En fait, pour le moment il est absent. Mais je peux prendre un message pour lui.
— Voilà. Je vais ouvrir un hôtel cinq étoiles à Chypre. Ce sera un palace, et j'ai l'intention de faire beaucoup de tapage pour l'inauguration. Inviter des stars, la presse. J'aimerais beaucoup que votre mari s*en occupe.
Je n'en crois pas mes oreilles. Une soirée avec des stars à Chypre ? Un palace ? Mon Dieu, c'est vraiment cool !
—Je suis sûre qu'il en serait enchanté. Quel projet passionnant !
—Votre mari a beaucoup de talent. Il a une excellente réputation. On a besoin d'un homme comme lui.
Je rougis de plaisir.
—C'est vrai qu'il aime beaucoup son métier.
—Je sais qu'il s'est surtout spécialisé dans les institutions financières.
Verrait-il un inconvénient à s'occuper d'un hôtel ?
Mon cœur s'emballe. Impossible de laisser passer pareille chance. Je dois lui vendre Brandon Communications.
— Pas du tout. Chez Brandon Communications, nous avons plusieurs flèches à notre arc. Nous nous occupons aussi bien de finance, d'industries que d'hôtels. Nous sommes la diversité même.
Ouais ! Je m'en tire vraiment bien !
—Vous travaillez donc pour la société ?
—Oui... au titre de... consultante, dis-je en croisant les doigts. Je m'occupe surtout de stratégie. Et comme un fait exprès, un de nos projets est de nous développer en direction des loisirs de luxe.
—Dans ce cas, je crois que nous allons pouvoir faire affaire ensemble, dit Nathan, l'air réjoui. Et si nous organisions une réunion dans le courant de la semaine ? Je le répète, nous serions heureux de voir votre mari participer à ce lancement. Je vous en prie ! Vous m'avez rendu un service. Voici pour moi l'occasion de vous remercier. Mon mari sera ravi de vous aider. J'en mets ma main au feu ! Donnez-moi votre numéro de téléphone et je ferai en sorte que Luke vous joigne un peu plus tard.
—J'attends son appel. J'ai été ravi de bavarder avec vous, madame Brandon.
— Je vous en prie, appelez-moi Becky !
En reposant le combiné, je suis hilare.
Je suis une star !
Une star intégrale !
Luke et Gary se démènent pour mettre au point leur présentation, et pendant ce temps-là je leur dégote un nouveau budget sans même lever le petit doigt ! Et pas une vieille banque toute décrépie, en plus !
Un palace à Chypre ! Un gros budget vraiment prestigieux.
À ce moment, Luke sort du bureau, un dossier à la main. En prenant son attaché-case, il me sourit vaguement.
—Tout baigne, Becky ? On va sortir déjeuner. Qui a téléphoné ?
—Oh, un de mes amis. Au fait... je vais peut-être venir déjeuner avec vous.
—Formidable !
Dire qu'il m'a tellement sous-estimée. Il ignore qui je suis vraiment.
Quand il va apprendre la façon dont j'ai mené, en son nom, les négociations avec un grand ponte du monde des affaires, il va être sur le cul ! Là. il va voir combien je peux lui être utile. Là, il va commencer à m'apprécier à ma juste valeur.
Attendez un peu que je lui apprenne la nouvelle !
En chemin, je savoure mon secret. Vraiment, Luke devrait m'embaucher ! Je pourrais être l'ambassadrice de sa société.
Il est évident que je suis douée pour faire fructifier mes relations.
C'est dans ma nature. Une rencontre impromptue à Milan, et voilà le résultat : un nouveau client pour Luke. Et, plus fort encore, ça s'est fait sans effort !
Juste avec un peu de flair. Ce que tout le monde n'a pas.
—Ce restaurant te convient ? me demande Luke en entrant.
—Parfait, dis-je en souriant mystérieusement.
Il va être tellement impressionné quand je vais lui annoncer la nouvelle ! Il va commander du Champagne, c'est sûr. Ou même organiser une petite fête. C'est ce qui se passe dans les agences quand on décroche un gros budget.
Et celui-là va être énorme. C'est une chance exceptionnelle pour Luke
! Il pourrait ouvrir un département consacré aux palaces cinq étoiles et aux spas. Baptisé Brandon Communications Tourisme de Luxe. Et il me nommerait à sa tête.
Ou bien il m'enverrait tester les spas.
—Bon... parlons du dîner que nous allons leur offrir, dit Gary en s'asseyant. Tu as choisi les cadeaux ?
—Oui, ils sont à la maison. Et pour le transport ? Tu as prévu des véhicules ?
—Je vais demander à quelqu'un de s'en occuper, dit Gary.
Il se tourne vers moi.
—Désolé, Becky, ça doit t'ennuyer à mourir. Mais ru sais combien cette présentation nous tient à cœur.
—Pas de problème.
Luke vient de me dire à quel point il est essentiel de <e faire de nouveaux clients.
—Il ne doit pas être facile de trouver de nouveaux budgets, si ? dis-je d'un ton innocent.
—Tu as raison. Tralala !
Quand le serveur verse de l'eau minérale à Luke et à Gary, j'aperçois trois filles assises à une table toute proche qui zieutent mon sac Angel. Sans montrer à quel point j'en suis ravie, je tourne mon sac vers elles pour que l'ange peint et le « Dante » soient bien en évidence.
Incroyable ! Partout les gens remarquent mon sac. Partout ! C'est l'acquisition la plus brillante de ma vie. En plus, ça va rapporter un client à Luke. C'est ma bonne étoile.
Je lève mon verre :
—À la santé des futurs clients !
—À nos futurs clients !
—Luke, dit Gary, au sujet de notre dernière offre... l'autre jour, j'ai parlé à Sam Chapel...
Je ne peux plus attendre. Je dois leur dire.
— En parlant de chapelles...
Luke et Gary se regardent, interloqués.
—Becky, fait Luke, on ne parlait pas de chapelles.
—Mais si ! D'une certaine façon !
C'est vrai que j'aurais pu amener ça avec plus de finesse. Mais tant pis.
— Bon, en parlant de chapelles... et d'édifices religieux en général... vous avez dû entendre parler de Nathan Temple ?
Je dévisage Luke et Gary sans cacher ma joie. J'ai retenu leur attention.
— Évidemment ! fait Luke.
Ah ! Je le savais.
— C'est un gros bonnet, hein? Un type important Quelqu'un que vous aimeriez compter dans vos relations... Ou même avoir pour client ?
— Plutôt mourir ! s'exclame Luke.
J'en ai le souffle coupé. Qu'a-t-il voulu dire ?
J'insiste :
—Tu es fou ! Ce serait un gros client.
—Pas du tout, Becky. Il se tourne vers Gary :
—Pardon, qu'est-ce que tu disais ? Je fixe mon mari, totalement défaite.
Les choses ne se déroulent pas comme prévu. J'avais anticipé notre conversation. En principe, Luke aurait dû dire : « Oh, j'adorerais avoir Nathan Temple comme client, mais comment faire ? » Puis Gary serait intervenu : « Personne ne peut l'approcher. » Puis je me serais penchée vers eux et, un sourire confidentiel sur les lèvres...
—J'ai donc parlé à Sam Chapel, reprend Gary en sortant des papiers de sa serviette. Et il m'a donné ça. Regarde-les.
—Une minute ! Luke, pourquoi tu ne voudrais pas de Nathan Temple comme client ? Il est riche... célèbre...
—Dans le genre ignoble, grimace Gary.
—Becky, tu sais qui est Temple ? demande Luke.
—Bien sûr. Un grand homme d'affaires et... un grand hôtelier...
Luke fronce les sourcils.
— Becky, il est à la tête de la chaîne d'hôtels la plus miteuse du pays.
Mon sourire se fige. Je ne sais plus quoi dire.
—Comment ?
—Plus maintenant, intervient Gary. Luke, sois honnête.
—Bon, d'accord, c'est du passé. Mais c'est comme ça qu'il a gagné son fric. Les Value Motels. Avec natelas à eau compris dans le prix de la chambre, si tu vois ce que je veux dire. Et je ne te parle pas de ce qui se passait derrière les portes closes. Il a une moue de mépris et boit une gorgée d'eau.
—Tu sais qu'il s'apprête à acheter le Daily World ? demande Gary.
—Oui. J'espère que ça n'arrivera jamais. Tu as vu qu'il a été condamné pour coups et blessures ? Dans son genre, c'est vraiment un truand.
J'ai le tournis. Nathan Temple, un truand? Mais... il m'a semblé tellement gentil. Tellement charmant. C'est lui qui m'a obtenu mon sac Angel.
—Il paraît qu'il s'est acheté une conduite, dit Gary. Que c'est un autre homme. Enfin, il le prétend.
—Un autre homme ? s'étonne Luke. Gary, il vaut à peine mieux qu'un gangster.
J'en laisse presque tomber mon verre. Je dois un service à un gangster ?
—Luke, tu y vas un peu fort, s'esclaffe Gary. Il a changé.
—Les gens ne changent jamais.
—Tu es trop dur, Luke, insiste Gary. Gary remarque soudain la tête que je fais.
—Becky, tu ne te sens pas bien ?
—Mais si, ça va.
J'ai des frissons. Rien ne se déroule comme prévu.
Le premier client que j'ai rabattu devait être un triomphe. Et voilà que c'est le roi d'une chaîne de motels louches, doublé d'un voyou.
Mais comment j'aurais pu le savoir ? Il était charmant, et si bien habillé...
J'avale plusieurs fois ma salive.
Et dire que je lui ai promis que Luke travaillerait pour lui.
Enfin, je m'entends...
Finalement, je ne lui ai rien promis, si ?
Mon Dieu !
Je m'entends encore lui dire : « Mon mari sera enchanté de vous aider.
J'en mets ma main au feu ! »
Je parcours la carte en m'efforçant de rester calme. Bon, la voie est toute tracée. Je dois dire la vérité à Luke. Me confesser depuis le début. Milan... le sac Angel... le coup de téléphone ce matin... tout, tout et tout.
C'est ce que je dois faire. Agir en adulte.
Le visage fermé, Luke est en train de parcourir des papiers. Je suis terrifiée.
Impossible.
Je n'y arriverai pas.
— Becky, c'est drôle que tu aies parlé de Nathan Temple. Luke, je ne te l'ai pas encore dit, mais il a pris contact avec nous pour ses relations publiques. Il ouvre un nouvel hôtel.
Je regarde Gary et je pousse un soupir de soulagement.
Dieu merci !
Bien sûr qu'ils ont fait une démarche officielle. Je n'ai plus de souci à me faire. Luke va accepter le boulot et je serai quitte avec Temple.
— J'imagine qu'on va refuser ? ajoute Gary.
Refuser ! Je sursaute.
— Pense à notre réputation, réplique Luke. Refuse, évidemment, mais avec tact. S'il achète le Daily World, il ne faut pas se le mettre à dos.
Je ne peux me taire.
— Ne refusez pas !
Les deux hommes m'observent, surpris, et je m'efforce de rire.
—Avant de prendre une décision, vous devriez peser le pour et le contre.
—Becky, en ce qui me concerne, il n'y a que du contre. Nathan Temple n'est pas un type fréquentable. Et maintenant, commandons !
—Est-ce que tu n'es pas un peu trop sévère ? Souviens-toi : « Ne jette pas le premier caillou » et caetera.
—Comment ?
—C'est dans la Bible.
Luke m'observe attentivement.
—Tu veux dire « la première pierre » ?
—Euh...
Oh, il doit avoir raison. Mais bon, quelle différence ? Caillou, pierre...
—L'important, dis-je...
—L'important, coupe Luke, c'est que Brandon Communications refuse de s'associer à quelqu'un qui a un casier judiciaire. Sans parler du reste.
—Oh... ce que tu peux être étroit d'esprit! Aujourd'hui, personne n'est blanc comme neige. Il suffit de regarder notre table.
Silence gêné.
— Moi, fait Luke, je suis vierge. Et Gary aussi. Et toi tu n'as pas de casier.
Je le regarde, surprise. Il doit avoir raison. C'est vrai que je n'ai jamais été condamnée. Et dire que je me prenais pour une marginale.
—Tout de même...
—Becky, pourquoi tu as mis le sujet sur le tapis ? demande Luke.
Pourquoi tu es tellement obsédée par Nathan Temple ?
—Je ne suis pas obsédée ! Je m'intéresse à vos clients. Et à vos projets.
—Eh bien, il ne compte pas parmi nos clients, ni parmi nos projets et il n'en fera jamais partie,
—Je vois. Ça ne peut pas être plus clair.
Nous nous plongeons dans les menus en silence. Enfin, seuls les hommes étudient vraiment la carte. Moi je fais semblant ; en fait, je cogite à cent à l'heure.
Impossible de faire changer Luke d'avis. Il va falloir trouver une autre solution. C'est ce que font les femmes qui soutiennent leur mari. Elles résolvent les problèmes avec discrétion et efficacité. Je parie que Hillary Clinton a fait ça des millions de fois.
Tout va s'arranger : je vais téléphoner à Nathan Temple, le remercier de son aimable proposition et lui dire que malheureusement Luke est débordé...
Non. Je dirai qu'il a essayé de l'appeler mais que personne n'a répondu...
— Becky, ça va ?
Je lève les yeux : Luke et Gary m'observent. Et là, je me rends compte que je suis en train de taper nerveusement sur la table avec un crayon.
— Je suis en pleine forme ! réponds-je en reposant le crayon.
Bon. J'ai un plan. Ce que je vais faire... je vais dire que Luke est malade.
Oui. Génial. Comme ça il ne discutera pas.
En rentrant à la maison, et dès que Luke et Gary se sont enfermés dans le bureau, je fonce téléphoner dans la chambre. Je compose le numéro que Nathan Temple m'a donné. Quelle chance ! Un répondeur se met immédiatement en marche.
J'écoute sa voix avec attention : on dirait vraiment un tenancier de motels nanti d'un lourd casier judiciaire. Pourquoi ne l'ai-je pas remarqué plus tôt
? J'ai du sable dans les oreilles ou quoi ?
Quand le bip retentit, je tressaille.
— Bonjour ! dis-je d'une voix décontractée. Voici un message pour M.
Temple, de la part de Becky Brandon. J'ai parlé à mon mari de votre projet d'hôtel, qu'il trouve formidable. Mais hélas en ce moment sa santé n'est pas très bonne. Il ne pourra donc pas s"occuper de votre lancement, et il en est désolé. J"espère que vous trouverez quelqu'un d'autre ! Au revoir ! Je raccroche, me réfugie sur mon lit et tente de reprendre mon souffle. Une bonne chose de faite.
— Becky ?
Luke ouvre la porte et je sursaute.
—Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Rien. Tout va bien. Je voulais juste te dire que Jess était arrivée.
13
— Elle est dans l'ascenseur, dit Luke en ouvrant la porte palière. Au fait, tu téléphonais à qui ?
— À personne ! J'appelais juste... l'horloge parlante. Tout va bien. C'est fait. Tout est rentré dans l'ordre. J'entends le bruit de l'ascenseur. Jess est en route. Je saisis mon pense-bête et le parcours une fois encore. Les chiens de berger écossais... déteste les avocats... son prof de maths s'appelait M. Lewis...
—Becky, planque ça avant son arrivée, suggère Luke.
—Ah, oui !
Je fourre les notes dans ma poche et respire à fond plusieurs fois.
Maintenant que le moment approche, je suis un peu nerveuse.
Luke m'observe.
—Écoute, Becky, j'espère que vous allez bien vous entendre, cette fois-ci.
Mais ne t'emballe pas. Garde un sens de la mesure. Et ne place pas tous tes espoirs dans ce week-end.
—Luke ! Tu me prends pour qui ?
J'ai évidemment mis tous mes espoirs dans cette visite. Mais quelle importance, puisque je suis persuadée que tout ira bien ? Ce sera différent de la première fois. Nous ne ferons que ce que Jess aime. Je ne ferai que suivre.
Je dois aussi me souvenir du tuyau que Luke m'a donné : il m'a rappelé que Jess était timide et que par conséquent elle n'aimait pas les grandes démonstrations. Je dois me montrer un peu plus réservée, au moins au début. Il a raison.
Le bruit de l'ascenseur s'amplifie. Elle approche. Je peux à peine respirer.
Pourquoi cet ascenseur est-il si lent?
Soudain la porte s'ouvre sur Jess qui porte un jean et un tee-shirt gris.
Elle tient à la main son sac à dos.
Je bondis vers elle.
— Salut ! Bienvenue ! On peut faire ce que tu voudras, ce week-end !
N'importe quoi ! Tu me dis ! T'es le chef !
Jess demeure figée sur le palier.
—Bonjour, Jess, dit Luke plus calmement. Bienvenue à Londres.
—Entre donc ! dis-je en ouvrant les bras. Fais comme chez toi ! On ne te servira pas d'avocats !
Jess me dévisage d'un air perdu, puis fixe les boutons de l'ascenseur comme si elle voulait redescendre.
— Donne-moi ton sac, dit Luke. Comment s'est
déroulé ton séminaire ?
Il fait entrer Jess dans l'appartement : elle a l'air de se méfier.
—Très bien, merci. Ah, bonjour, Becky !
—Bonjour ! Quel bonheur de t'avoir parmi nous ! Viens, je vais te montrer ta chambre.
J'ouvre fièrement sa porte, m'attendant à ce qu'elle remarque la photo de la grotte ou les magazines. Mais elle ne dit rien. Seulement merci quand Luke lui apporte son sac.
— Regarde ! C'est une grotte !
— Euh... oui.
Silence radio. Pitié ! Ne me dites pas que l'atmosphère va se figer !
—Allons vite prendre un verre ! Pourquoi ne pas ouvrir une bouteille de Champagne ?
—Becky, il n'est que... quatre heures, souligne Luke. Une tasse de thé serait peut-être plus adéquate.
—Je préférerais une tasse de thé, dit Jess.
— Allons-y pour du thé. Très bonne idée !
J'entraîne mon petit monde vers la cuisine. En chemin, Jess détaille l'appartement.
— Bel endroit, s'exclame-t-elle.
Luke intervient d'une voix charmante :
—Becky a fait un boulot formidable. Tu aurais dû voir l'appartement il y a une semaine ! On nous a livré tellement de choses achetées pendant notre lune de miel qu'on ne pouvait plus bouger. Je ne sais toujours pas comment tu t'en es tirée, Becky.
—Oh, tout est affaire d'organisation..
Je mets la bouilloire sur le feu, quand Gary entre dans la cuisine.
—Jess, je te présente mon associé, Gary. Et voici Jess, la demi-sœur de Becky. Elle vit en Cumbria.
—Ah ! J'y suis allé, dit-il en serrant la main de Jess. C'est une région magnifique. Dans quel coin vivez-vous ?
—Dans un village qui s'appelle Scully. C'est au milieu de la campagne.
Rien à voir avec la capitale !
—Mais je connais ! J'y suis allé il y a des années. Il y a une célèbre ascension, là-bas.
—Vous voulez sans doute parler de celle du Scully Pike?
—Oui, nous avions commencé à l'escalader, mais le mauvais temps nous a empêchés de continuer. J'ai bien failli dévisser.
—Ça peut être dangereux. 11 faut savoir où on met les pieds. On ne manque pas de pieds-plats qui viennent du sud et se retrouvent dans le pétrin...
—Je fais partie du lot ! sourit Gary. Mais la vue valait la peine. Ces murs de pierres sèches sont extraordinaires. On dirait des œuvres d'art. Ils s'étendent sur des kilomètres et des kilomètres à travers la campagne.
Cette conversation me fascine. J'adorerais explorer la campagne anglaise et voir des murs de pierres sèches. En fait, je ne connais que Londres et le Surrey. qui n'est qu'un faubourg de Londres.
— On devrait acheter une maison en Cumbria, dis-je d'un ton enthousiaste. Dans le village de Jess. Comme ça, on pourrait se voir tout le temps. Qu'est-ce que tu en penses, Jess ?
Long silence.
—Oui, admet-elle finalement, bonne idée.
—Nous n'allons rien acheter du tout dans le proche avenir, intervient Luke.
Becky, souviens-toi que nous avons un budget à respecter.
—Oui, je sais. Et je m'y tiens, non ?
—Oui, je l'avoue, et d'ailleurs ça me sidère. Je n'arrive pas à comprendre comment m y arrives. Regarde le réfrigérateur : il est plein d'olives farcies... de homards fumés... et tout ça sur ton budget !
Je suis très fière de moi. Toute cette nourriture nous a été généreusement offerte par les pendules Tiffany ! Après les avoir vendues, j'étais aux anges. Tellement que j'ai immédiatement acheté un plein panier de ce que Luke aime le plus.
— Simple question de bonne gestion ménagère, dis-je en lui proposant une assiette de petits biscuits au chocolat Fortnum.
Luke me regarde de travers et se tourne vers Gary.
— Bon, allez, on retourne bosser.
Les deux hommes disparaissent et je me retrouve seule avec Jess. Je lui verse une autre tasse de thé et grimpe sur un tabouret en face d'elle.
—Bon, alors, qu'est-ce que tu as envie de faire ? Elle hausse les épaules.
—Je suis facile à vivre.
—Allons, à toi de décider.
—Comme tu veux.
Elle reprend une gorgée de thé.
Silence. On n'entend que le robinet qui goutte dans l'évier.
Ça ne me dérange pas. C'est juste un silence relax, affectueux, comme il en existe en famille. Une façon de montrer qu'on ne se gêne pas. Cool...
Mon Dieu, je vous en prie, faites qu'elle parle !
—J'aimerais faire des haltères, déclare soudain Jess. Je fais de l'exercice au moins une fois par semaine, mais récemment je n'ai pas eu le temps.
—D'accord ! Quelle idée lumineuse ! Je me joindrai à toi !
—Ah bon?
—Bien sûr ! dis-je en finissant ma tasse. Je vais juste aller me préparer.
Quelle idée super ! Faire de l'exercice ensemble, voilà qui va resserrer nos liens. On peut aller au coin de la rue, au Taylor's Health Club, je suis membre privilégié. On soulèvera un peu de fonte et on terminera la séance au bar diététique. Je sais qu'il sera ouvert, je l'ai souvent fréquenté à cette heure-ci.
Le gymnase sera sûrement ouvert aussi. Il doit se trouver au sous-sol.
Ou à l'étage ?
Enfin, on verra bien.
Dans une de mes armoires, j'ouvre un tiroir plein d'affaires de gym. Je pourrais mettre mon survêt Juicy, mais je risque d'avoir trop chaud... Ou cet adorable top rose, sauf que j'ai vu une fille au bar qui portait le même...
Finalement, je choisis un caleçon noir bordé d'une double bande sur les côtés, un tee-shirt blanc et des chaussures dernier cri que j'ai achetées en Amérique. Elles coûtent cher, mais elles sont biologiquement équilibrées, avec des semelles à bidensité. Techniquement, elles sont tellement bien étudiées qu'on peut aussi bien les porter sur les pistes des stades que sur les parcours de cross.
J'enfile rapidement mon ensemble et me fais une queue-de-cheval, sans oublier de mettre ma montre de sport Adidas. (Ce qui prouve à quel point Luke peut se tromper. Je savais qu'un jour j'aurais besoin d'une montre de sport.) Je fonce vers la chambre d'amis et frappe.
—Salut !
—Entre ! répond Jess d'une drôle de voix. J'ouvre doucement la porte.
Elle est couchée par
terre, vêtue d'un vieux short gris et d'un tee-shirt.
Elle fait des abdominaux ! Je m'en rends compte en voyant son buste quitter le sol. Bon sang ! Elle est douée.
Et maintenant elle attaque une série de mouvements tordus qui sont bien au-delà de mes compétences.
—Bon... on y va?
—Où ça ? demande-t-elle sans s'arrêter.
— Au club de gym ! Je croyais que tu voulais...
Je me tais en la voyant faire des trucs avec ses jambes. D'accord ! Mais là, elle crâne un peu.
— Pas besoin d'un club de gym. Je peux très bien m'entraîner ici.
Ici ? De qui se moque-t-elle ? Il n'y a ni miroirs, ni télévision, ni bar diététique.
J'aperçois une cicatrice en tonne de serpent en haut de son tibia. Je suis sur le point de lui demander où elle s'est blessée quand elle surprend mon regard et se met à rougir.
—Tu n'as pas besoin d'haltères ?
—J'en ai apporté.
Elle fouille dans son sac à dos et en sort deux vieilles bouillottes remplies de sable. C'est ça ses haltères ?
— Je ne mets jamais les pieds dans un gymnase, dit- elle en soulevant ses poids au-dessus de sa tête. C'est une perte d'argent. La moitié des gens qui s'inscrivent n'y vont jamais. Ils achètent des tenues à des prix exorbitants et ne les portent pas. À quoi bon ?
— Oh ! Tu as raison ! Je suis bien d'accord avec toi. Jess marque une pause pour changer de prise. À ce moment-là elle me voit de dos.
—Qu'est-ce que c'est ?
—Euh... dis-je en glissant ma main dans mon dos, sur mon caleçon.
La barbe ! J'ai oublié d'enlever l'étiquette. Je la rentre à l'intérieur.
— Oh... ce n'est rien ! Je vais aller chercher mes poids.
En revenant de la cuisine, où je suis allée prendre deux bouteilles d'Évian, je me sens un peu perturbée. Ce n'est pas ce que j'avais prévu. Je nous voyais déjà courir sans effort sur deux machines voisines. De la musique rock aurait rythmé nos efforts et des projecteurs auraient fait briller nos cheveux.
Tant pis.
—Bon, je vais te suivre, dis-je en rejoignant Jess sur le tapis.
—Je vais faire un exercice pour mes biceps. C'est tout simple.
Elle commence à plier les bras et je l'imite. Pitié ! Ce qu'elle fait ça vite
!
—Tu veux que je mette de la musique ?
—Je n'en ai pas besoin.
—Moi non plus.
Mes bras commencent à me faire mal. C'est sûrement mauvais pour eux.
Je jette un coup d'œil à Jess : elle n'a pas ralenti son rythme d'enfer. Tout doucement, je me penche, comme si je renouais mon lacet. Et j'ai soudain une idée.
— Je reviens tout de suite, dis-je en fonçant vers la cuisine.
Quelques instants plus tard, je suis de retour, deux bouteilles argentées à la main :
—Jess, voici une boisson énergétique, elle te permettra de te rééquilibrer.
—Elle me permettra de quoi? s'étonne-t-elle en posant ses haltères et en fronçant les sourcils.
—Regarde, c'est écrit sur la bouteille. Un mélange unique de vitamines vitales et de plantes.
Jess scrute l'étiquette.
—Ah ! De l'eau et du sucre ! Regarde... De l'eau... du sirop de glucose...
Non merci.
—Mais elle a des propriétés particulières. Elle rééquilibre, revitalise et hydrate la peau de l'intérieur.
—Et comment elle fait ça ?
—Je... je ne sais pas.
—Combien ça coûte ?
Jess examine l'étiquette. Ce qu'elle y lit la scandalise.
—Deux livres quatre-vingt-quinze ! Presque trois livres pour du sucre et de l'eau ? Pour ce prix, tu peux avoir vingt kilos de pommes de terre !
—Mais... qu'est-ce que j'en ferais ?
—Rapport qualité-prix, la pomme de terre est imbat able. On la sous-estime. Tu sais que sa peau contient plus de vitamine C qu'une orange ?
—Euh... non. Je l'ignorais.
—Tu pourrais te nourrir uniquement de pommes de terre et de lait, poursuit Jess en reprenant ses exercices. Sur le plan nutritionnel, cela te suffirait.
—Parfait ! Bon, en attendant, je vais prendre une douche.
En refermant la porte de sa chambre, je reste comme deux ronds de flan.
C'est quoi cette histoire de pommes de terre ? Comment on en est arrivées là ?
En passant devant le bureau, je vois Luke chercher un dossier dans la bibliothèque.
—Tu as l'air très sportive. Tu vas à la gym ?
—Non, Jess et moi nous nous sommes entraînées ensemble.
—Bravo ! Alors, comment ça se passe entre vous ?
— Oh, parfaitement, dis-je en continuant mon chemin.
Ce qui est... Vrai.
Quoique ce ne soit pas facile à dire, avec Jess. Elle n'est pas terriblement communicative.
Mais jusqu'ici tout va bien. Et maintenant qu'on a fait notre devoir, on va pouvoir s'amuser. Quelques verres, une ambiance de fête et de la musique devraient faire l'affaire.
Sous la douche, je me sens tout excitée. Rien ne vaut une soirée entre filles. Avec Suze, on a passé des nuits formidables quand on habitait ensemble. Le soir où elle s'est fait larguer par son horrible petit ami, on l'a inscrit à tous les traitements contre l'impuissance qu'on a trouvés. Un autre soir, on a ingurgité tellement de bonbons à la menthe qu'on a failli s'empoisonner. Et un autre soir encore, on a décidé de devenir rousses. et quand on a vu le massacre, on a dû trouver un coif eur ouvert la nuit.
Et puis nous avons passé des tas de soirées sans épisode notable, à regarder des films en mangeant des pizzas, à bavarder et à rire. Et à prendre notre pied.
Je suis en train de me sécher les cheveux et je m'arrête. C'est bizarre de ne plus parler à Suze. Elle ne m'a pas appelée une seule fois depuis que je lui ai annoncé que j'avais une sœur. Et je ne lui ai pas téléphoné non plus.
Tant pis. C'est la vie ! Les gens se font de nouveaux amis et trouvent de nouvelles sœurs. Ça s'appelle la sélection naturelle.
Jess et moi allons passer une soirée fantastique. Encore mieux qu'avec Suze.
J'anticipe déjà. J'enfile un jean et un tee-shirt où est écrit « Vive les sœurs
! » en lettres argentées. J'allume les lampes de ma coiffeuse et sors tout mon maquillage. En fouillant sous mon lit, je récupère trois perruques, quatre postiches, des faux cils, un spray doré et des tatouages. Puis j'ouvre mon placard entièrement consacré à mes chaussures. Je l'adore, ce placard.
Je l'aime vraiment de tout mon cœur. De tout ce que je possède, c'est lui que je préfère au monde ! Toutes mes chaussures y sont parfaitement alignées, et il y a même une lumière supplémentaire pour que je les dis-tingue bien. Après les avoir passées en revue, j'en choisis une paire à talons hauts et à paillettes que je balance sur le lit.
On va bien s'amuser, à changer de look ! Ensuite je prépare le salon. Je dispose en éventail mes cassettes favorites, j'ajoute des piles de magazines et allume des bougies. Dans la cuisine, je remplis des bols de pop-corn et de friandises, j'allume d'autres bougies et sors le Champagne. Je jette un coup d'œil
autour de moi : le comptoir en marbre est brillant, l'acier poli est éclairé par les chandelles. C'est ravissant !
Il est près de six heures à ma montre, et soudain j'entends la voix de Jess provenant du bureau. C'est étrange. J'entrouvre la porte. Jess est assise devant l'ordinateur, entourée de Luke et de Gary. Quand Luke lui parle, je vois la tête de Jess remuer :
—On peut superposer les graphiques comme ça. Et synchroniser la bande-son. Je peux vous le faire si vous voulez.
—Qu'est-ce qui se passe ?
—C'est le nouveau CD de la société, dit Luke. Les types qui l'ont réalisé étaient vraiment nuls. Il faut revoir tout le montage.
—Heureusement, ta sœur est un vrai génie de l'informatique ! s'exclame Gary.
Jess tape à toute vitesse.
— C'est le genre de chose que je peux faire les yeux fermés.
J'hésite sur le pas de la porte.
—C'est fantastique! Mais tu n'as pas envie de venir boire un verre ? J'ai tout préparé pour notre soirée entre filles.
—Désolé, s'excuse Luke, je t'ai retenue, Jess. Mais on va s'en sortir, maintenant. Merci pour ton aide !
—Merci beaucoup ! répète Gary.
Ils regardent Jess avec une telle admiration que j'en suis presque jalouse.
—Allons ! Le Champagne nous attend !
—Merci encore, Jess, insiste Luke. Tu es un génie !
—Oh, ce n'est rien.
Jess se lève et me suit hors du bureau. Dès que nous ne sommes plus à portée de voix, je me laisse aller : Ah, ces hommes, ils ne pensent qu'à leur ordinateur !
—Moi aussi, j'aime les ordinateurs, me répond Jess.
—Même chose pour moi, me reprends-je immédiatement.
Et c'est vrai. Enfin, j'adore eBay.
En précédant Jess dans la cuisine, je suis toute contente. Le grand moment est arrivé. Celui que j'attendais. Je saisis la télécommande de la chaîne, et immédiatement la voix de Sister Sledge envahit la pièce à pleine puissance. J'ai acheté le CD exprès pour l'occasion. Je reprends le refrain en chœur :
— We Are Family...
Je sors la bouteille de Champagne du seau à glace, fais sauter le bouchon et lui tends une flûte :
—Tiens !
—Je préfère quelque chose sans alcool. Le Champagne me donne la migraine.
—Oh ! quel dommage.
Je lui verse un verre d'Aqua Libra et planque la bouteille avant qu'elle ne voie le prix et ne recommence à me parler de ses pommes de terre.
—j'ai pensé qu'on pourrait se détendre, ce soir. S'amuser toutes les deux, simplement... bavarder...
—Bonne idée.
—Qu'est-ce que tu dirais de changer de look ?
—Comment ça ?
—Viens avec moi !
Je l'entraîne dans ma chambre.
—On pourrait se maquiller... essayer différentes fringues... de nouvelles coiffures...
—Je ne sais pas, hésite Jess en se tassant.
—On va rigoler. Tiens, essaie une de mes perruques !
Je m'enfonce la perruque Marilyn Monroe sur la tête.
— Ce n'est pas incroyable ?
Jess frémit.
— Écoute, je déteste les miroirs et je ne me maquille jamais.
Je la regarde, interloquée. Comment peut-on détester les miroirs ?
—En plus, ajoute Jess sur la défensive, je suis bien comme je suis.
—Évidemment ! Mais ce n'est qu'un jeu ! Juste pour... rire !
Silence.
— De toute façon, ce n'est pas grave. On peut faire autre chose.
J'enlève ma perruque et éteins les lampes de ma coiffeuse. La chambre est plongée dans une sorte d'obscurité qui s'accorde parfaitement à mon humeur maussade. J'avais tellement envie de maquiller Jess !
J'avais des idées formidables pour ses yeux.
Tant pis ! Passons à autre chose. On peut encore bien s'amuser.
—Tu veux regarder un film ?
—D'accord.
Un film, je pense que c'est une meilleure idée, en fait. Tout le monde aime le cinéma, et on peut papoter pendant les passages barbants.
J'emmène Jess dans le salon et lui montre toutes les cassettes déployées par terre.
—Choisis. Elles sont toutes là.
—Très bien.
—Tu es plutôt une fan de Quatre mariages et un enterrement, de Nuits blanches à Seattle... ou de Quand Harry rencontre Sally ?...
—Ça m'est égal. Choisis, toi !
—Tu dois bien avoir une préférence. Ce n'est pas le genre de cinéma que j'aime, grimace Jess. Je préfère les films plus sérieux.
—Oh - je suis un peu déçue -, je peux aller chercher une autre cassette au vidéoclub, si tu veux. J'en ai pour cinq minutes. Dis-moi ce que tu aimerais regarder...
—Mais non, ne te donne pas cette peine. On peut regarder n'importe lequel de ceux-là.
—Ne sois pas bête. Je ne veux pas te forcer à voir un film qui ne te plaît pas. On peut faire autre chose.
Je lui souris, mais dans le fond je suis troublée. Qu'est-ce que je peux lui proposer d'autre ? En dernier ressort, j'avais pensé à un karaoké, mais mon petit doigt me dit qu'elle n'aimerait ni chanter ni danser. Et puis, sans perruque, ce n'est pas drôle.
Pourquoi tout est-il si difficile ? Moi qui croyais qu'on allait se marrer comme des baleines...
Pitié ! On ne va pas passer la soirée à se regarder en chiens de faïence !
Je vais lui dire ce que j'ai sur le cœur.
—Écoute, Jess, je suis à ta disposition pour faire ce dont tu as envie. Mais tu dois m'aider. Alors sois franche. Qu'est-ce que tu ferais si je ne t'avais pas invitée pour le week-end ?
—Eh bien... je devais aller à une réunion écologiste, ce soir. Je suis membre d'une association locale. On attire l'attention des gens sur les problèmes de l'environnement, on organise des piquets de grève, des marches de protestation... enfin tu vois.
—En voilà une bonne idée ! On va organiser un piquet de grève ! Ce sera amusant. Je fabriquerai des banderoles...
Jess reste de marbre.
—Un piquet contre quoi ?
—Oh... ça m'est égal. Tu es mon invitée, à toi de choisir !
Jess semble ne pas en croire ses oreilles.
—On n'organise pas des piquets de grève pour le plaisir ! Il faut commencer par les questions de fond : les dangers pour la planète.
—Bon, oublions les piquets de grève. Qu'est-ce que tu aurais fait si tu n'étais pas allée à ta réunion ? On n'a qu'à le faire ensemble !
Jess fronce les sourcils et je la regarde, pleine d'espoir. Et de curiosité.
Pour la première fois, j'ai l'impression que je vais apprendre quelque chose au sujet de ma sœur.
— Je ferais mes comptes, lâche-t-elle enfin. En fait, j'ai apporté avec moi mes factures, au cas où j'aurais un moment pour m'en occuper.
Ses comptes ! Un vendredi soir !
— OK, d'accord. Fantastique... On va faire nos
comptes.
Bon. Tout va bien.
Nous sommes dans la cuisine, nous faisons nos comptes. Du moins Jess est-elle plongée dans sa comptabilité. En ce qui me concerne, je ne suis pas très sûre.
J'ai écrit « Comptabilité » en haut d'une feuille de papier et je l'ai souligné deux fois.
De temps en temps, je lève la tête vers Jess et je griffonne rapidement quelque chose, pour avoir l'air. Voici ce que j'ai déjà écrit : vingt livres...
budget... 200millions de livres... bonjour je m'appelle Becky.
Jess fronce les sourcils, elle feuillette une pile de relevés de compte et ne trouve pas ce qu'elle cherche.
—Ça ne va pas ?
—J'essaie de retrouver de l'argent qui a disparu. Ça doit être dans un autre chéquier. Je reviens. Une fois qu'elle est sortie, je bois une gorgée de Champagne et jette un coup d'ceil à la pile de relevés.
Bien sûr, je ne vais pas les regarder. Ils appartiennent à Jess et ils sont sacrés. De plus, ce ne sont pas mes oignons.
Le problème, c'est que ma jambe se met soudain à me démanger.
Vraiment. Je me penche pour me gratter... me baisse encore un peu... et encore... jusqu'à ce que je puisse lire le total du dernier relevé.
Trente mille deux livres !
J'ai un coup à l'estomac et me relève tellement vite que j'en renverse presque ma coupe de Champagne. Mon cœur bat la chamade. Trente mille livres !
Je n'ai jamais eu un tel découvert ! Jamais !
Soudain, tout devient clair. Normal qu'elle bricole ses haltères. Ou qu'elle ait toujours une thermos sur elle. Elle doit se serrer la ceinture comme ça m'est arrivé une fois. Elle doit lire et relire le guide Comment vivre avec rien.
Mon Dieu, je ne pouvais pas imaginer ?
Lorsque Jess revient dans la cuisine, je ne peux m'empêcher de la regarder d'un œil neuf. Elle prend un de ses relevés et soupire profondément. Je suis de tout cœur avec elle. Combien de fois ai-je regardé un relevé de compte en soupirant ? 0 mon âme sœur !
Elle relit les colonnes de chiffres, toujours aussi embêtée. Normal, avec un tel découvert.
—Alors, dis-je de ma voix la plus douce, tu es toujours à la recherche de cet argent perdu ?
—Il doit bien se trouver quelque part.
Elle fronce les sourcils en saisissant un autre relevé. Mon Dieu, elle frôle peut-être l'interdit bancaire. Je devrais lui donner quelques conseils. Je me penche vers elle.
—Quel cauchemar, ces banques !
—Elles sont tout à fait inutiles.
—Tu sais, écrire une gentille lettre est souvent d'un grand secours. Tu leur dis que tu t'es cassé une jambe. Ou que ton chien est mort.
—Pardon ? Pourquoi je dirais ça ?
—Oh, pour leur faire pitié ! Ils te dispenseront peut-être de payer des agios. Ou ils t'accorderont un délai.
—Mais je ne suis pas à découvert !
—Mais...
Je m'arrête en comprenant ce qu'elle vient de me dire. Elle n'est pas à découvert. Ce qui signifie... J'en ai le tournis. Ces trente mille livres sont en fait... à son crédit.
—Becky, ça va ?
—Très bien.
J'avale une bonne gorgée de Champagne pour retrouver mon sang-froid.
—Alors tu n'es pas à découvert ! C'est extra !
—Je n'ai jamais été à découvert de ma vie ! insiste Jess. C'est inutile. Nul n'est obligé de dépenser plus que l'essentiel. Avec un peu de volonté, on peut se fixer des limites à ne pas dépasser. Les gens qui ont des dettes manquent de volonté. C'est inexcusable !
Elle tapote quelques documents avant de poursuivre :
— Mais tu étais journaliste financière, non ? Ta mère m'a montré certains de tes articles. Je ne t'apprends donc rien.
Ses yeux noisette croisent mon regard et j'ai soudain la frousse. Je n'ai pas envie qu'elle mette son nez dans mes finances. Ni qu'elle apprenne la vérité.
—Bien sûr ! Je sais tout ça. Ce n'est qu'une question de planning et de gestion.
—Exactement ! Quand j'ai une rentrée d'argent, je commence par en mettre la moitié sur un compte d'épargne. Elle fait quoi ?
— Excellent ! C'est l'option la plus sensée.
Je suis dans un état second. En tant que journaliste, je conseillais aux gens d'économiser une partie de leur argent. Mais bon, faites ce que je dis, pas ce que je fais !
Jess me dévisage.
— Tu fais comme moi ?
Pendant quelques secondes, je me demande bien ce que je vais lui répondre.
—Oh, euh, je ne mets pas exactement la moitié tous les mois...
—Je suis comme toi. Parfois, je n'économise que vingt pour cent.
—C'est déjà pas mal ! En tout cas, tu n'as pas à te culpabiliser.
—Mais si. Tu dois me comprendre.
Je ne l'ai jamais vue avec un visage aussi ouvert. Mon Dieu ! Enfin nous avons trouvé un terrain d'entente.
— Vingt pour cent de quoi ? demande Luke en
entrant dans la cuisine avec Gary.
Ils ont tous deux l'air satisfait. Je ne me sens pas tranquille.
—Oh, de rien.
—On parlait finances, explique Jess. On faisait nos comptes.
—Tes comptes, Becky ? répète Luke. Quel genre de comptes ?
—Tu sais bien ! Mes affaires financières et ainsi de suite.
Luke sort une bouteille de vin du réfrigérateur.
—Tu as appelé les équipes de secours et la Croix-Rouge à la rescousse ?
—Pourquoi ? demande Jess.
— Ce sont les gens qu'on fait venir dans les zones sinistrées, non ?
Très drôle !
—Mais... Becky était journaliste financière ! s'indigne Jess.
—Journaliste financière ? ricane Luke. Tu veux entendre une histoire sur l'emploi du temps de ta sœur ?
—Non, interviens-je rapidement, ça ne l'intéresse pas.
—Le coup du distributeur automatique ! s'exclame Gary.
—Oui ! reprend Luke en martelant gaiement la table. C'était pendant la brillante carrière de Becky en tant qu'expert financier pour la télévision.
Elle filmait une séquence sur les dangers des distributeurs automatiques.
Elle a glissé sa carte bancaire pour faire sa démonstration...
11 éclate de rire.
—Et elle a été avalée devant la caméra !
—On a encore passé cet exploit à la télévision, l'autre soir, ajoute Gary.
Le moment où tu tapes sur l'appareil avec ta chaussure est devenu un morceau d'anthologie !
Je lui lance un regard furieux.
—Pourquoi sa carte a-t-elle été avalée ? S'étonne Jess. Tu étais... à découvert ?
—Becky, à découvert ? s'esclaffe Luke en sortant des verres. Le pape est-il catholique ?
Jess semble perdue.
— Mais, Becky, tu viens de me dire que tu mettais de côté la moitié de ton salaire chaque mois...
Et merde !
—Pardon, je n'ai pas entendu ce que Becky faisait de son argent ?
demande Luke.
—Ce... ce n'est pas exactement ce que j'ai dit. J'ai seulement dit que je trouvais que c'était une bonne idée de mettre de côté la moitié de son salaire. Je suis d'accord sur le principe. C'est vrai !
—Et que penser d'une femme qui accumulerait d'énormes découverts sur ses cartes bancaires et qui les cacherait à son mari ? Est-ce que c'est une bonne idée, tu es d'accord sur le principe ?
—Des découverts ? répète Jess horrifiée. Ainsi... tu as des dettes ?
Non mais, pourquoi elle me parle sur ce ton ? Des dettes ! On dirait que j'ai la gale. Ou qu'on devrait m'expédier au bagne. On est au vingt et unième siècle. Tout le monde en a, des dettes !
— Tu sais, ce sont les cordonniers les plus mal chaussés. Eh bien les journalistes financiers sont les pires... euh...
Je m'attends à ce qu'elle se mette à rire ou me regarde avec commisération. Mais elle garde son air horrifié.
J'ai un léger mal au cœur. Bon, c'est vrai qu'il m'est arrivé d'avoir des dettes. Mais elle n'a pas à me fixer de façon aussi sévère.
— Au fait, Jess, intervient Gary, on a un pépin avec notre CD.
—Ah bon ? Vous voulez que j'aille y jeter un œil ?
—Tu ferais ça ? On ne veut pas interrompre votre soirée...
—Pas de problème, dis-je. Vas-y !
Quand ils ont tous disparu dans le bureau, je m'affale sur un divan. La télévision est éteinte et je suis malheureuse,
Jess et moi n'avons pas avancé d'un pas. Nous ne sommes pas plus liées qu'avant.
On ne s'entend pas, voilà la triste vérité.
Je suis fatiguée. J'ai fait tellement d'efforts pour elle. J'ai acheté l'affiche de la grotte... préparé ces
délicieux amuse-gueules... prévu la soirée la plus gaie possible. Et elle n'a fait aucun effort pour participer. Bon, elle n'aime peut-être pas mes films. Mais elle aurait au moins pu faire semblant, non ? À sa place, moi, c'est ce que j'aurais fait.
Pourquoi se montre-t-elle aussi rabat-joie ? Est-elle incapable de s'amuser ?
En buvant mon Champagne, je commence à lui en vouloir.
Comment peut-elle haïr le shopping ? C'est inexplicable ! Elle a trente mille livres en banque ! Bon sang ! Elle devrait adorer ça !
Autre chose : qu'est-ce que c'est que cette obsession au sujet des pommes de terre ? Qu'est-ce qu'elles ont de si fantastique ?
Je ne la comprends pas. Bien qu'elle soit ma sœur, c'est un vrai mystère.
Luke avait raison : c'est une question d'acquis. Pas d'inné.
Je pousse un profond soupir et me dis que je pourrais choisir une cassette.
Si j'en regardais une toute seule ? En mangeant du pop-corn et ces délicieux chocolats de chez Fortnum.
Des chocolats, Jess ne doit même pas en manger. Sauf si c'est elle qui les a fabriqués à partir de patates.
Grand bien lui fasse. Moi, je vais me gaver en regardant un film.
Je saisis Pretty Woman quand le téléphone sonne.
—Allô ?
—Bex ? C'est moi ! s'exclame une voix haut perchée que je connais bien.
—Suze ! Salut, comment vas-tu ?
—Très bien ! Et toi ?
—Très bien !
Je voudrais de tout mon cœur que Suze soit là. Comme lorsque nous vivions à Fulham. Elle me manque tellement. Tellement.—
Alors,
c'était bien ta thalasso avec Lulu ?
J'essaie de prendre un ton aussi neutre que possible.
— Oh, très bien. Tu sais... c'était différent... mais marrant !
— Tant mieux !
Silence pesant.
— Et... je me demandais, comment ça se passe avec ta sœur ? Vous êtes devenues... de bonnes amies ?
C'est comme si elle me plantait un coup de couteau dans le ventre.
Impossible d'avouer la vérité à Suze. De lui dire que c'est un échec complet. Elle va faire une thalasso avec sa nouvelle meilleure amie, et moi je suis incapable de passer une soirée agréable avec ma propre sœur !
—C'est épatant ! Un rêve ! On s'entend vraiment bien !
—Ah bon ! répond Suze, un peu déçue.
—Tout à fait ! On est en train de se faire une soirée entre filles, à l'instant même. On regarde des films... on rit... on dit des bêtises. Enfin, tu connais.
—Qu'est-ce que tu regardes ?
—Euh.
Je contemple l'écran vide.
— Pretty Woman !
—Tu en as de la chance, j'adore Pretty Woman ! Surtout la scène dans la boutique.
—Je suis d'accord, c'est la meilleure scène du film.
—Et à la fin, quand Richard Gère monte ! Oh, je donnerais n'importe quoi pour le voir maintenant.
— Moi aussi ! Je veux dire... pour voir le reste du film.
La voix de Suze change.
—Ah, je te dérange. Désolée.
—Mais non ! Enfin, ce n'est pas grave...
Je vais raccrocher. Tu dois retourner auprès de ta sœur. Tu passes une soirée merveilleuse. Et puis vous avez tant de choses à vous dire...
—Oui, fais-je en inspectant la pièce vide, des tas.
—Bon, eh bien, à bientôt. Au revoir, Bex. Ma gorge se noue.
—Au revoir.
Attends ! ai-je envie de crier ! Ne raccroche pas !
Mais je raccroche et regarde dans le vide.
De l'autre bout de l'appartement me proviennent les rires de Jess, de Luke et de Gary. Ils s'entendent à merveille. Moi, je suis hors circuit.
La déprime s'empare de moi.
Je m'étais tellement monté le bourrichon. J'étais tel ement excitée à l'idée d'avoir une sœur... Inutile de faire plus d'efforts, non ? Tout ce que j'ai essayé s'est soldé par un échec. Jess et moi ne deviendrons jamais des amies proches. Même pas en un million d'années.
Morose, je mets la cassette de Pretty Woman dans le magnétoscope et appuie sur la télécommande. Je peux au moins me montrer polie le reste du week-end. Polie et gaie, telle une gracieuse maîtresse de maison. J'y arriverai. C'est sûr.