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Un sac Angel, là, à portée de main !

Moi qui croyais qu'ils étaient tous vendus, tous inaccessibles.

La femme le pose avec précaution sur un piédestal en daim crème et recule d'un pas pour l'admirer. Dans la boutique, on entendrait une mouche voler. Comme si un membre de la famille royale venait de faire son entrée. Ou une star de Hollywood.

Pétrifiée, je suis incapable de respirer.

C'est bouleversant, tout simplement bouleversant. Le cuir semble aussi tendre que du beurre. L'ange, peint à la main, est dans un camaïeu de bleu-vert. Il domine le nom de Dante brodé en lettres de strass.

Je déglutis avec peine et tente de me remettre de cette émotion. Mais mes jambes vacillent et j'ai les mains toutes moites. C'est encore plus fort que lorsque nous avons vu les tigres blancs au Bengale. D'ailleurs, soyons réaliste : les sacs Angel sont sûrement plus rares que les tigres blancs.

Et dire que j'en ai un juste sous le nez !

Je pourrais l'acheter. Oui, je pourrais l'acheter !

— Mademoiselle ! Signorina ! Vous m'entendez ?

La voix monte jusqu'à mon cerveau : Silvia essaie d'attirer mon attention.—

Ah, oui... (Je suis un peu gênée.)

Je prends le stylo et signe n'importe comment.

—Dites-moi, c'est un vrai sac Angel ?

—Oui, bien sûr, dit-elle sur le ton blasé d'un videur de boîte de nuit n'ayant pas son pareil pour virer les groupies trop encombrantes.

—Et... il coûte combien ?

—Deux mille euros.

—Très bien.

Deux mille euros ! Pour un sac !

Mais si j'avais un sac Angel, je n'aurais plus besoin de m'acheter de fringues ! Plus jamais ! Qu'est-ce qu'une nouvelle jupe quand on a le sac le plus cool du monde ?

Je me fiche du prix. 11 me le faut.

— J'en désire un.

Toute la boutique retient son souffle, puis les assistants éclatent de rire.

— Impossible de l'acheter, fait Silvia, il y a une liste d'attente.

Oh, une liste d'attente ! Quelle idiote je suis ! Bien sûr qu'il doit y aoir une liste d'attente...

— Désirez-vous vous y inscrire ? me demande la vendeuse en me tendant une carte.

Bon, soyons raisonnable. Je ne vais pas m'inscrire sur une liste d'attente à Milan. Et d'abord comment récupérer le sac ? Il faudrait qu'on me l'envoie par DHL. Ou que je vienne exprès, ou...

— Oui, bien sûr, m'entends-je dire.

En écrivant mes coordonnées, mon cœur bat la chamade. Je vais être sur la liste, sur la liste des sacs Angel !

— Parfait, dit Silvia en glissant la carte dans un tiroir. Nous vous appellerons dès que nous en aurons un de disponible.

— Et ça risque... de prendre combien de temps ?

J'essaie de ne pas paraître trop angoissée.

—Difficile à dire, répond-elle en haussant les épaules.

—Il y a combien de personnes avant moi ?

—Je ne peux pas vous le dire.

—Bon.

Je me sens un peu frustrée. Vous comprenez, il est là sous mes yeux...

et je ne peux pas mettre la main dessus.

Tant pis ! Au moins je figure sur la liste.

Je saisis le paquet contenant la ceinture de Luke et m'éloigne du comptoir. Devant le sac Angel, je fais une courte pause. Mon Dieu, il y a de quoi défaillir ! C'est le sac le plus beau, le plus chic de tout l'univers. En le contemplant, je suis submergée d'amertume. Après tout, ce n'est pas ma faute si je ne me suis pas inscrite plus tôt. Je faisais le tour du monde ! Qu'aurais-je dû faire ? Annuler mon voyage de noces

?

Allons ! Du calme ! Un jour, tu en auras un. Sûr et certain. Dès que...

Soudain, une brillante idée me traverse l'esprit.

—Je me demandais..., dis-je en retournant à la caisse, savez-vous si toutes les personnes inscrites sur la liste veulent vraiment un sac Angel ?

—Mais elles sont inscrites ! répond Silvia comme si elle s'adressait à une demeurée.

—Oui, mais elles auraient pu changer d'avis. Ou en acheter un ailleurs

? Et ce serait mon tour. Vous comprenez ? Je pourrais alors acheter celui du magasin.

Comment peut-elle avoir cet air impassible ? Elle ne comprend pas que c'est vital ?

—Nous préviendrons nos clientes l'une après l'autre. Dès que nous aurons le vôtre, nous vous contacterons.

—Je peux m'en charger à votre place. Si vous me donnez leurs numéros de téléphone.

Silvia me dévisage longuement.

— Non merci. Nous vous appellerons.

Rien à faire. Je vais arrêter d'y penser et profiter de Milan, voilà tout. Je jette un ultime regard au sac et sors dans la rue, où le soleil brille.

Est-elle déjà en train d'appeler les gens de la liste ?

Allez, Becky, arrête. Éloigne-toi de la boutique. Je refuse que ça tourne à l'obsession. Je ne vais même plus y penser. Je vais me concentrer sur la...

culture. Oui. Ce grand tableau... ou un truc comme ça.

Soudain, je stoppe net. J'ai donné le numéro de téléphone de chez Luke à Londres. Or ne m'a-t-il pas dit qu'il allait faire changer les lignes ?

Et si je leur avais laissé un mauvais numéro ?

Je reviens sur mes pas et fonce dans la boutique.

— Rebonjour, je vais vous donner d'autres coordon nées, au cas où vous ne pourriez pas me joindre.

Je fouille dans mon sac et en sors une carte de visite de Luke.

—C'est le bureau de mon mari.

—Très bien, dit Silvia d'une voix lasse.

—Ah, au fait, si vous lui parlez, ne mentionnez pas le sac Angel.

Je baisse la voix :

—Dites seulement que l'ange a atterri.

—L'ange a atterri, répète Silvia en le notant comme si elle passait sa vie à envoyer des messages codés.

Après tout, c'est peut-être vrai ?

— Demandez à parler à Luke Brandon. Chez Brandon Communications.

C'est mon mari.

Du fond de la boutique, j'ai l'impression que l'homme trapu qui se choisissait des gants me regarde.

— Luke Brandon, répète Silvia. Parfait.

Elle pose la carte et me salue une dernière fois.

—Au fait, avez-vous déjà téléphoné à quelqu'un de la liste ?

—Non. Pas encore.

—Mais vous m'appellerez dès que vous aurez des nouvelles, n'est-ce pas

? Même si c'est tard le soir. Cela m'est égal...

—Madame Brandon, fait-elle excédée, vous êtes sur la liste. Vous devez attendre votre tour. Je ne peux rien faire de mieux !

— Vous en êtes sûre ? fait une voix râpeuse. Nous nous retournons toutes deux tandis que le type trapu s'avance vers nous. J'en reste bouche bée. Que veut-il ?

— C'est à quel sujet ? demande Silvia d'une voix hautaine alors que l'inconnu me fait un clin d'oeil.

— Ne vous laissez pas avoir, mademoiselle.

Il se tourne vers Silvia :

—Si vous le vouliez, vous pourriez le lui vendre, assène-t-il en montrant le sac de son index boudiné.

Signor...

—J'ai entendu votre conversation. Vous n'avez encore appelé personne.

D'ailleurs, qui sait qu'il y en a un dans le magasin ? Personne n'est au courant que ce sac existe.

Il se tait, exprès.

—Et vous avez cette jeune femme qui désire l'acheter.

—Là n'est pas la question, signor, dit Silvia avec un maigre sourire. Nous avons un règlement très strict. .

— Vous avez une certaine latitude. Ne prétendez pas le contraire. Ah, Roberto ! crie-t-il.

Le vendeur aux lunettes noires se précipite vers son client.

Signor Temple, dit-il d'une voix suave tout en me dévisageant, que puis-je faire pour vous ?

—Si je désirais acheter ce sac pour mon amie, me le vendriez-vous ?

Temple exhale un nuage de fumée et lève les sourcils dans ma direction.

J'ai l'impression qu'il s'amuse.

Roberto se tourne vers Silvia, qui me désigne du menton en levant les yeux au ciel. Roberto, à l'évidence, étudie la situation et réfléchit intensément.

Signor Temple, dit-il d'une voix suave, vous êtes un de nos chers clients. C'est bien sûr différent...

—Alors ?

—Dans ce cas..., répond Roberto après un instant d'hésitation.

—Que décidez-vous, enfin ?

Silence complet. Je suis incapable de bouger, de ciller.

— Silvia, dit Roberto, veuillez emballer le sac pour la signorina.

Oh, c'est top ! Tip-top !

Silvia me lance un regard furibond.

— À votre disposition.

J'ai le tournis. Je n'arrive pas à le croire.

—Je ne sais comment vous remercier, dis-je en bégayant. Personne n'a jamais fait une chose aussi formidable pour moi.

—Ce n'est rien, dit l'homme en inclinant la tête et en me tendant la main.

Je m'appelle Nathan Temple.

Je ne m'attendais pas à ce que sa main puissante et dodue soit aussi douce.

—Becky Bloomwood, enfin, Brandon.

—Vous aviez vraiment envie de ce sac. Je n'ai jamais vu une chose pareille !

—Je le désirais furieusement, admets-je en riant. Je vous suis tellement reconnaissante !

D'un geste de la main, Nathan Temple me fait signe que je n'ai pas à le remercier puis rallume son cigare. Quand il arrive à en extraire des nuages de fumée, il relève la tête.

—Brandon... comme Luke Brandon ?

—Vous connaissez Luke ? Quelle extraordinaire coïncidence !

—Seulement de réputation. Il est célèbre dans son genre, votre mari.

—Voilà, signor Temple ! intervient Roberto, chargé d'une demi-douzaine de paquets qu'il tend à M. Temple, le reste de vos achats sera livré selon vos instructions.

—Vous êtes un brave type, dit Nathan en lui tapotant le dos. À l'année prochaine.

—Puis-je vous offrir un verre ? dis-je très vite. Ou vous inviter à déjeuner

? Ou... ce que vous voulez !

—Hélas, je dois partir. Merci de me l'avoir proposé si gentiment.

—Mais je tiens à vous remercier pour ce que vous avez fait. Je vous suis si reconnaissante.

Nathan Temple fait un petit geste modeste :

—Qui sait ? Un jour vous pourrez peut-être me rendre un service.

—Vous n'aurez qu'à me le demander !

J'ai dit ça d'un ton tellement exalté qu'il éclate de rire.

— Profitez bien du sac. Allez, Harvey !

Surgi de nulle part, un grand blond en costume à rayures blanches apparaît. Il débarrasse Nathan de ses sacs et les deux hommes quittent la boutique.

Rayonnante de bonheur, je m'appuie contre le comptoir. J'ai un sac Angel en ma possession ! Un sac Angel !

— Ça fera deux mille euros, lance une voix acide derrière moi.

Merde ! J'avais complètement oublié ce détail.

Par pur réflexe je cherche mon portefeuille... et je reste le bras en suspens. Bien sûr. Je ne l'ai pas. J'ai vidé mon compte en achetant la ceinture de Luke et je n'ai que six euros en espèces.

Me voyant hésiter, Silvia ne me quitte plus des yeux.

—Si vous avez des problèmes pour payer...

—Aucun problème, dis-je sèchement. JJ me faut juste. . une minute.

Silvia, sceptique, croise ses bras sur sa poitrine pendant que je fouille dans mon sac. J'en extrais un poudrier Sheer Finish de Bobbi Brown.

—Vous auriez un marteau ? Ou un truc lourd ? Silvia me regarde comme si j'étais devenue folle.

—N'importe quoi fera l'affaire...

Je repère une grosse agrafeuse sur le comptoir. Je la prends et en martèle mon poudrier de toutes mes forces.

O Dio ! crie Silvia.

— Ne vous en faites pas, je dois seulement... Ah, voilà !

Mon poudrier a volé en éclats. D'un geste triomphant, j'en retire la carte Mastercard qui était collée au fond. Ma carte de sauvetage. Mon nécessaire de secours en cas de noyade. À n'utiliser qu'en cas d'urgence absolue. Luke en ignore réellement l'existence. À moins qu'il n'ait des yeux radioscopiques.

L'idée de cacher une carte bancaire là m'est venue en lisant un brillant article sur la gestion d'un budget. Non que j'aie des problèmes d'argent, bien sûr ! Mais par le passé il m'est arrivé de faire de petits... excès.

L'idée m'a plu. Il suffit de mettre une carte bancaire dans un endroit inaccessible comme de la glace, ou de la coudre dans une doublure de manteau de façon à disposer d'un peu de temps pour réfléchir avant de faire un achat. 11 semblerait que ce processus évite quatre-vingt-dix pour cent des achats inutiles.

Je dois admettre que ça marche ! Seul inconvénient du système : ça m'oblige à acheter de nouveaux poudriers sans arrêt, ce qui revient cher.

— Voici ma carte, dis-je à Silvia.

Elle la glisse dans la machine et je signe le reçu un instant plus tard. Elle le range dans un tiroir. Qu'est-ce qu'elle attend pour me donner mon sac ?

— Alors... je peux l'avoir ?

— Tenez, fait-elle d'un ton boudeur en me tendant mon paquet.

Ma main se referme sur la poignée en ficelle et mon cœur bondit de joie. Il est à moi. J'ai un sac Angel.

En rentrant le soir à l'hôtel, j'ai l'impression de flotter dans l'air. Je viens de passer un des meilleurs moments de mon existence. Tout l'après-midi j'ai arpenté la via Montenapoleone mon sac Angel sur l'épaule... et tout le monde l'a admiré. En fait, les gens ne se contentaient pas de l'admirer, ils le regardaient bouche bée. Comme si j'étais une star.

Au moins vingt personnes m'ont demandé où je l'avais acheté et une femme avec des lunettes noires qui devait vraiment être une star de cinéma m'en a fait offrir trois mille euros par son chauffeur. Mais le plus savoureux, c'est que les passants n'arrêtaient pas de me désigner comme «

la ragazza con la borsa di Angel ». J'ai compris que ça voulait dire « la fille au sac Angel » ! C'est comme ça qu'on m'appelait !

Telle une bienheureuse, je franchis d'un pas léger la porte à tambour et me dirige vers le hall, où Luke m'attend près de la réception.

— Ah ! te voilà enfin, dit-il soulagé. Je commençais à m'inquiéter ! Notre taxi nous attend.

Il me prend par la main pour m'emmener jusqu'au taxi.

—Aéroport Linate ! lance-t-il au chauffeur, qui se faufile à travers le flot de voitures dans un concert de klaxons.

—Alors, comment s'est passée ta journée ? La réunion s'est bien déroulée

?

—Plutôt bien. Si on peut avoir le budget du groupe Arcodas, on aura décroché le gros lot. La société est en pleine expansion. Il va y avoir du sport.

—Et tu penses l'avoir ?

—II faut qu'on leur fasse la cour. En rentrant, je vais leur préparer un beau baratin. Mais j'ai bon espoir.

—Bravo ! Et tu n'as pas eu de problème à cause de tes cheveux ?

—Mais non. Au contraire. Tout le monde les a trouvés au poil.

—Tu vois, je te l'avais bien dit.

—Et toi, comment s'est passée ta journée ? demande Luke alors que nous prenons un virage à deux cents à l'heure.

—Oh, c'était super ! Vraiment cool ! J'ai adoré Milan !

—Vraiment ? Même sans ça ?

Et il sort mon portefeuille de sa poche.

La vache ! Je l'avais complètement oublié !

-— Oui, même sans lui. Pourtant, j'ai réussi à t'acheter un petit quelque chose...

Je lui tends le paquet dans son papier glacé couleur bronze et ne quitte pas Luke des yeux quand il en sort la ceinture.

— Becky, quelle merveille ! Elle est absolument...

Il ne cesse de la manipuler.

—C'est pour remplacer celle que je t'ai abîmée. Tu te souviens, avec de la cire ?

—Je me rappelle, dit-il, sincèrement ému. Et... c'est tout ce que tu as acheté à Milan ? Ce cadeau pour moi ?

—Euh...

Je hausse vaguement les épaules, cherchant à gagner du temps.

Bon. Que faire maintenant ?

Un mariage repose sur la franchise et la confiance. Si je ne lui parle pas du sac Angel, je trahis sa confiance.

Mais si je lui en parle... je dois lui avouer aussi mon nécessaire de sauvetage. Ce qui ne me paraît pas une brillante idée.