58
Je ne vais tout de même pas gâcher les derniers instants de notre voyage de noces à discuter bêtement !
Mais nous sommes mariés. Nous sommes mari et femme. Nous ne devons pas avoir de secrets l'un pour l'autre. D'accord, je vais tout lui dire. Sans hésiter.
—Luke...
—Attends ! Becky, je te dois des excuses.
—Quoi ?
—Tu m'avais dit que tu avais changé, que tu avais mûri. Et... c'est vrai. Je te l'avoue, je m'attendais à ce que tu rentres à l'hôtel chargée de paquets après avoir dépensé des sommes folles.
Je suis nulle.
—Euh... Luke...
—J'ai honte de moi, continue-t-il. Tu comprends ? Pour ta première visite au centre mondial de la mode, tu te contentes de m'acheter un cadeau.
Becky, je suis vraiment bouleversé. Chandra avait raison : tu as vraiment une belle âme.
Un silence. Est-ce le moment de lui dire la vérité ? Oui, mais comment ?
Comment lui avouer que je ne possède pas une belle âme, mais une vieille âme ordinaire et plutôt crade ?
—Oh, tu sais, ce n'est qu'une ceinture !
—Pas à mes yeux. C'est symbolique de notre mariage. Il me caresse la main et me sourit :
— Pardon de t'avoir interrompue. Qu'est-ce que tu voulais me dire ?
J'ai encore l'occasion de tout déballer. Je me lance :
— Voilà... je voulais seulement te dire... que la boucle est ajustable.
Je lui adresse un pauvre sourire et détourne la tête, comme si je m'intéressais au paysage.
C'est nul. Je n'ai pas osé lui avouer la vérité.
Mais c'est aussi sa faute. S'il m'avait écoutée quand je lui ai lu Vogue, il l'aurait reconnu. Je ne le cache pas, après tout. Je tiens à mon bras un des symboles les plus prestigieux de notre époque et il ne le remarque même pas !
D'ailleurs, c'est la dernière fois que je lui mens. Juré craché. À partir de maintenant, fini, les mensonges, les mensonges par omission, les mensonges cousus de fil blanc. Notre mariage sera marqué du sceau de la franchise et de la vérité. Absolument. On nous admirera pour l'harmonie et l'amour qui régneront entre nous, on nous appellera Le Couple qui...
— Linate ! annonce le chauffeur.
Un peu inquiète, je me tourne vers Luke.
—Nous y voilà, fait-il, tu veux toujours rentrer ? J'essaie d'ignorer mon estomac qui fait des nœuds.
—Et comment !
Je sors du taxi et me détends les jambes. Une foule dense pousse des chariots chargés de bagages, un avion décolle dans un bruit d'enfer juste au-dessus de moi.
Incroyable, mais nous y sommes. Dans quelques heures, nous atterrirons à Londres. Après être partis si longtemps.
— Au fait, dit Luke, j'ai reçu un message de ta mère cet après-midi sur mon portable. Elle voulait savoir si nous étions toujours au Sri Lanka ou si nous étions déjà partis pour la Malaisie.
Il fronce les sourcils pour rire. Quel choc ça va leur faire ! Ils vont vraiment être fous de joie !
Soudain je suis comme une pile électrique. On rentre à la maison !
4
Génial ! On a réussi ! On est de retour ! Nous sommes sur le sol anglais.
Ou du moins sur une piste d'atterrissage anglaise. Après une nuit à l'hôtel, nous voilà sur les routes du Surrey dans une voiture de location, prêts à faire la surprise aux parents. Dans deux minutes nous serons chez eux.
Je suis tellement énervée que je me tortille sur mon siège. En fait, je ne cesse de faire du genou au masque tribal acheté en Amérique du Sud. Ils vont en faire, une tête, les parents, en nous voyant ! Le visage de maman va s'illuminer, mon père commencera par être abasourdi avant de nous sourire... Et nous courrons dans les bras les uns des autres à travers des nuages de fumée...
En fait, il risque de ne pas y avoir de fumée. Mais de toute façon ce sera fantastique. Les plus fantastiques des retrouvailles !
À vrai dire, les parents ont dû trouver le temps long. Je suis leur fille unique et nous n'avons jamais été séparés pendant aussi longtemps. Dix mois sans se voir.
Mon retour va vraiment leur faire plaisir.
Nous voilà à Oxshott, ma ville natale : je regarde par la vitre les maisons et les jardins que je connais depuis mon enfance. Nous longeons l'enfilade de boutiques où rien n'a changé. Au feu rouge, le vendeur de journaux relève la tête et me fait un petit signe de la main comme si c'était un jour ordinaire. Dire qu'il ne semble même pas surpris de me voir !
T'es bouché ou quoi. Il y a un an que je suis partie ! J'ai vu le monde !
On s'engage dans Mayfield Avenue, et pour la première fois j'ai un pincement de cœur.
—Luke, tu crois qu'on aurait dû leur téléphoner ?
—Trop tard, dit-il calmement en mettant son clignotant à gauche.
On est tout près maintenant. J'ai vraiment les boules.
— Et s'ils faisaient une crise cardiaque à cause de nous ? Ou une attaque ?
— Mais non, tout se passera bien, ne t'en fais pas !
On roule maintenant dans Elton Road, la rue des parents. On approche de leur maison. On y est.
Luke se range dans l'allée et coupe le moteur. Nous ne bougeons ni l'un ni l'autre.
—Prête ?
—Sans doute.
Pas décontractée pour un sou, je sors de la voiture et claque la portière. Le soleil brille, la rue est tranquille et je n'entends que le chant des oiseaux et le ronronnement lointain d'une tondeuse à gazon.
Je monte les marches du perron, hésite, regarde Luke. C'est le grand moment. Soudain hyperexcitée, j'appuie fort sur la sonnette.
Rien ne se passe.
Je sonne à nouveau.
Il n'y a personne.
Comment se fait-il qu'ils soient absents ?
Mécontente, je contemple la porte d'entrée. Où diable peuvent-ils être ?
Ils ne se rendent pas compte que leur fille chérie est de retour après un périple autour du monde ?
—Allons boire un café et revenons plus tard, suggère Luke.
—Pourquoi pas.
Mes beaux plans s'écroulent. Moi qui étais prête pour des retrouvailles pleines de larmes et de rires, je dois me contenter d'un café infect.
Toute tristounette, j'emprunte l'allée et me plante contre la grille en fer. Je joue avec le verrou qui est cassé depuis vingt ans et que papa promet toujours de réparer, je regarde les roses que les parents ont plantées le jour de notre mariage. C'était il y a un an. Déjà!
Tout à coup, j'entends un bruit de voix. Je relève la tête et inspecte le trottoir. Deux silhouettes viennent d'apparaître au coin de la rue.
J'écarquille les yeux et j'ai un choc !
C'est eux ! Maman et papa ! Ils viennent vers nous ! Maman a une robe imprimée et papa une chemise rose à manches courtes. Tous deux ont l'air bronzés et en pleine forme.
— Maman ! Papa ! On est là !
Je leur ouvre les bras.
Ils me repèrent et se figent sur place. Soudain, je remarque une autre personne avec eux. Une femme. Ou plutôt une jeune femme. Je n'arrive pas bien à voir sous cette lumière crue.
— Maman ! Papa !
C'est curieux, mais ils ne semblent pas bouger. Je leur ai fait peur ? Ils croient voir un fantôme ?
— Je suis de retour ! C'est moi, Becky ! Je voulais vous faire la surprise !
Plus personne ne bouge. -
Puis, à ma plus grande stupéfaction, je les vois reculer.
— Mais... qu'est-ce qu'ils fabriquent ? Je n'en crois pas mes yeux !
Tout se passe comme je l'avais imaginé, sauf que c'est l'inverse. Us auraient dû courir vers moi.
Ils disparaissent dans la première rue à droite. J'en perds l'usage de la parole.
—Luke, c'était bien mes parents, non ?
—Je crois, fait Luke, tout aussi perplexe que moi.
—Et ils ont vraiment... tourné les talons ou j'ai rêvé ? Normal que je sois blessée. Mes propres parents qui s'éloignent de moi comme si j'avais la peste.
— Non, me rassure Luke, bien sûr que non. Ils ne t'ont sans doute pas vue. Regarde ! Ils reviennent !
Pas de doute. Les voici qui émergent soudain, mais sans la fille. Ils avancent de quelques pas et papa saisit la main de maman d'un geste dramatique. Il pointe son doigt dans ma direction.
—Regarde ! C'est Becky !
—Becky ! mais c'est impossible, fait maman d'une voix guindée.
L'année dernière, quand elle a joué dans une pièce d'Agatha Christie, elle a pris le même ton en découvrant le corps de la victime.
— Becky ! Luke ! crie papa.
Ils se mettent à courir à ma rencontre, et l'émotion m'étreint.
— Maman ! Papa ! On est revenus !
Je fonce vers eux, les bras grands ouverts. J'atterris dans les bras de papa, et maman se joint à nous pour de grandes embrassades.
—C'est vraiment toi ! s'exclame papa. Bienvenue à la maison, ma chérie
!
—Tout va bien ? demande maman d'une voix angoissée. Tu es sûre que tu vas bien ?
—On est en grande forme. On a juste décidé de rentrer ! On avait envie de vous voir, dis-je en serrant maman contre moi. On savait qu'on vous manquait !
En revenant tous les trois à la maison, papa serre la main de Luke et maman l'embrasse à profusion.
—Incroyable ! dit-elle en nous regardant tous les deux. Je n'arrive pas à le croire. Luke, tes cheveux ! Ils sont si longs !
—Je sais, dit-il en me souriant. Je les ferai couper avant de retourner travailler.
Toujours collée à papa, je suis aux anges. C'est exactement comme ça que j'avais imaginé nos retrouvailles. Tous réunis et tous heureux.
—Entrez boire une tasse de café, propose maman en sortant ses clés.
—Pas de café, s'interpose papa, il nous faut du Champagne. Pour célébrer l'événement.
—Ils n'ont peut-être pas envie de Champagne, réplique maman. Ils souffrent sûrement du décalage horaire ? N'est-ce pas, ma puce ? Tu ne veux pas t'allonger ?
—Mais non, je me sens très bien, dis-je à maman en l'enlaçant. Je suis tellement heureuse de te revoir.
—Moi aussi, ma puce, je suis aux anges.
Elle se serre contre moi et je respire son parfum Tweed, qu'elle porte depuis toujours.
— Je suis soulagée de l'entendre ! dis-je en riant. Parce que j'ai eu l'impression que vous...
Je me tais, mal à l'aise.
—Qu'y a-t-il ?
—Tu comprends, c'est comme si... vous aviez t'ait demi-tour, dis-je avec un petit rire pour montrer à quel point je suis ridicule.
Il y a un bref silence, et les parents se regardent.
—Ton père avait laissé tomber ses lunettes, répond vivement maman.
N'est-ce pas, mon chéri ?
—Absolument, renchérit papa. J'avais perdu mes lunettes.
—Et nous avons dû faire demi-tour pour les chercher, m'explique maman.
Les parents me dévisagent anxieusement.
Que se passe-t-il ? Que cherchent-ils à me cacher ?
— Pas possible, c'est Becky ?
En entendant cette voix suraiguë, je me retourne : Janice, notre voisine, est penchée au-dessus de la haie mitoyenne.
Elle porte une robe fleurie rose et de l'ombre à paupières assortie. Ses cheveux ont une drôle de couleur artificielle dans les roux.
—Becky, c'est bien toi ?
—Bonjour, Janice. On est de retour !
—Tu as l'air en pleine forme ! Et comme tu es noire !
—Ça fait partie des joies du voyage, fais-je, très décontractée.
—Et Luke ! Tu ressembles à Crocodile Dundee !
Il y a tellement d'admiration dans les yeux de Janice que j'en suis tout émue.
— Allons, rentrons, propose maman, ils vont tout nous raconter.
C'est le moment dont je rêvais depuis longtemps. Etre assise avec ma famille et mes amis et leur parler de nos lointaines aventures... leur montrer des cartes fripées... leur décrire des levers de soleil sur des montagnes... voir leurs visages passionnés... entendre leurs cris d'admiration...
Sauf que ça ne se passe pas comme je l'avais imaginé.
—Alors, où êtes-vous allés ? demande Janice dès que nous avons pris place autour de la table de la cuisine.
—Absolument partout, dis-je fièrement. Tiens, cite-moi un pays, juste pour voir.
—Vous avez fait les Canaries ?
—Euh... non !
—Et les Baléares ?
—Euh... non. On a vu l'Afrique, l'Amérique du Sud, l'Inde... enfin tout.
J'écarte les bras pour représenter le vaste monde.
—Sapristi ! s'étonne Janice. Il ne faisait pas trop chaud en Afrique ?
—Si, un peu.
—Je ne supporte pas la chaleur. Même pas en Floride.
Elle sourit.
—Vous avez fait Disneyland ?
—Euh... non.
— Dommage ! Enfin, ce sera pour la prochaine fois.
La prochaine fois ! C'est ça ! Quand nous repartirons pour dix mois !
— En tout cas, on peut dire que tu as eu de belles vacances ! dit-elle affectueusement.
Ce n'étaient pas des vacances ! C'était un voyage expérimental ! Elle ne comprend rien ! Quand Christophe Colomb a débarqué en Amérique, je suis sûre que personne ne lui a demandé s'il avait vu Disneyland.
Je regarde les parents, mais ils n'écoutent même pas. Ils font des messes basses près de l'évier.
Je n'aime pas ça. Il se passe quelque chose, c'est certain. Je jette un coup d'œil à Luke. Lui aussi observe les parents.
— Je vous ai rapporté des cadeaux. Papa ! Maman !
Regardez !
J'ai du mal à sortir du sac le masque sud-américain. Il représente un chien avec de grandes dents et d'immenses yeux ronds. Je dois dire qu'il est sacrement impressionnant
— Il ne m'a pas quitté depuis le Paraguay ! J'ai le sentiment d'être une véritable exploratrice ! Après tout, n'ai-je pas rapporté un rare témoignage de l'artisanat primitif sud-américain jusqu'à Oxshott ? Combien de personnes en Angleterre en ont vu de semblables ? Un musée pourrait même vouloir l'emprunter pour une exposition ou un truc de ce genre !
— C'est un masque rituel traditionnel des Indiens Chiriguanos, non ?
demande Janice.
Je suis surprise.
—Tu es donc allée au Paraguay ?
—Oh non, ma chérie, me répond-elle en prenant une gorgée de café. Je les ai vus chez John Lewis.
Voilà qui me cloue le bec.
—Euh... chez John Lewis ?
—Oui, à la succursale de Kingston. Au rayon des jouets. De nos jours, on peut tout acheter chez John Lewis.
—À des prix imbattables, surenchérit maman.
Je ne peux pas le croire. J'ai trimbalé ce masque autour du monde pendant au moins dix mille kilomètres. On me l'a vendu comme un trésor rare. Et pendant tout ce temps il était en vente dans ce putain de magasin John Lewis !
Maman voit que je fais la gueule.
—Mais ton masque à toi est sûrement un original. On va l'exposer sur la cheminée, à côté de la coupe de golf de ton père.
—Si tu veux.
J'observe papa : il continue à regarder par la fenêtre et n'a rien entendu. Je lui donnerai son cadeau plus tard.
—Alors, que s'est-il passé, ici, pendant tout ce temps ? Comment va Martin ? Et Tom ?
—Ils vont bien tous les deux, merci, répond Janice. Tom est revenu habiter avec nous.
—Ah bon ?
Tom est le fils de Janice et de Martin. Son mariage a été un vrai désastre.
Lucy, sa femme, l'a quitté parce qu'il refusait de se faire tatouer comme elle.
—Ils ont fait une belle affaire en revendant leur maison.
—Et il va bien ?
Maman et Janice se regardent.
—Ses violons d'Ingres l'occupent beaucoup. La menuiserie est son dernier dada. Il n'arrête pas de nous fabriquer des trucs, déclare Janice, légèrement accablée. Trois bancs pour le jardin... deux perchoirs... et maintenant il attaque un kiosque de jardin de un étage.
—Waouh ! dis-je poliment. C'est formidable.
La minuterie du four retentit. Bizarre ! Ma mère se serait-elle mise à la pâtisserie en mon absence ? C'est d'autant plus bizarre que le four semble vide.
—Tu nous mijotes quelque chose ?
—Mais non ! rit maman. C'est pour me rappeler de regarder eBay.
—Regarder eBay ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
Comment maman connaît-elle eBay ? L'informatique, c'est du chinois pour elle. Il y a deux ans, à Noël, je lui ai suggéré d'offrir à Luke un nouveau tapis pour sa souris et elle est allée dans une animalerie !
— Mais tu sais bien, trésor ! Le shopping par Inter net. J'ai mis une enchère sur une poêle Ken Hom, sur une paire de bougeoirs...
Elle consulte un carnet qu'elle sort de sa poche.
—Ah ! J'oubliais ! Un coupe-haie électrique presque neuf pour ton père !
—Oui, eBay c'est vraiment formidable, approuve Janice. Et tellement amusant. Tu t'en sers, Becky ?
—Euh... non.
—Oh, tu adorerais ça, affirme maman. Sauf qu'hier soir je ne suis pas arrivée à me connecter pour enchérirsur des assiettes Portmeirion. Je ne comprends pas ce qui s'est passé.
— Leur serveur était peut-être saturé, intervient Janice.
Moi, j'ai eu des ennuis toute la semaine avec mon modem. Tu veux un biscuit, Becky ?
J'ai du mal à digérer ce que je viens d'apprendre. Maman sur eBay ?
Bientôt je vais découvrir qu'elle a atteint le niveau six dans Tomb Raider.
—Mais tu n'as même pas d'ordinateur. Et tu détestes tout ce qui est moderne.
—Tu retardes, ma puce. J'ai suivi des cours avec Janice. Je suis même abonnée au câble.
Maman me jette un coup d'œil sévère.
— D'ailleurs, je vais te donner un conseil : si tu prends le câble, il te faut un bon pare-feu.
Incroyable... C'est le monde à l'envers. Les parents ne devraient pas être meilleurs en informatique que leurs enfants. Je hoche vaguement la tête et prends un peu de café pour cacher le fait que j'ignore complètement ce qu'est un pare-feu.
—Jane, il est midi moins dix, chuchote Janice. Est-ce que tu vas...
—Je ne crois pas. Vas-y seule.
— Qu'est-ce qui se passe ? Il y a un problème ?
Je les regarde toutes les deux.
—Mais non, répond maman. Sauf qu'on avait accepté d'aller prendre un verre chez les Marshall avec Janice et Martin. Mais ne t'inquiète pas, on leur enverra nos excuses.
—Pas question ! Allez-y ! Je ne veux pas gâcher votre journée.
Silence.
— Tu es sûre ? demande maman.
J'ai un petit coup au cœur. Elle n'aurait pas dû me dire ça. Elle aurait dû dire : « Comment ma chère petite puce pourrait-elle me gâcher la journée ?
»
—Mais oui ! dis-je en me forçant à paraître gaie. Allez donc à votre cocktail et on parlera plus tard.
—Bon, eh bien d'accord, si tu insistes, conclut maman.
—Je vais aller me faire une beauté, dit Janice. Ravie que tu sois de retour, Becky.
Elle sort par la porte de la cuisine. J'observe papa : il continue à bouder en regardant par la fenêtre.
—Papa, ça ne va pas ? Tu n'as presque rien dit.
—Navré. Je suis un peu préoccupé en ce moment. Je pense... à une compétition de golf que j'ai la semaine prochaine. Très importante.
Il fait le geste de putter.
— Je comprends.
Mais je me sens de plus en plus mal à l'aise. Il ne pense pas à son golf.
Pourquoi est-il aussi renfermé ?
Que se passe-t-il, ici ?
Soudain, je me souviens de la femme sur le trottoir. Celle que j'ai vue avant que les parents ne fassent demi-tour.
— Au fait... qui était cet e femme avec vous dans la rue?
C'est comme si j'avais tiré un coup de feu en l'air. Les parents se figent sur place. Ils se dévisagent puis détournent les yeux. On dirait qu'ils ont vu le diable.
—Une femme ? répète maman. Je n'ai rien... Elle fixe papa.
—Graham, tu as remarqué une femme ?
—Ah, Becky veut sans doute parler de la piétonne...
—Bien sûr ! s'exclame maman de sa voix d'actrice amateur. On a croisé cette femme, mais on ne la connaît pas. C'est d'elle que tu parles, ma puce.
—Oui, tu dois avoir raison.
J'essaie de sourire, mais j'ai mal au cœur. Mes parents me mentent-ils ?
- Bon... Eh bien amusez-vous bien à votre cocktail ! Quand ils claquent la porte en sortant, j'ai envie d'éclater en sanglots. Je m'étais fait toute une fête de ces retrouvailles. Et maintenant je regrette presque d'être revenue.
Personne n'a l'air bouleversé par notre retour. Mon trésor rare et exotique n'est ni rare ni exotique. Et surtout, mes parents ont une drôle d'attitude, et je voudrais bien savoir pourquoi.
— Encore un peu de café ? demande Luke.
Je décline son offre en raclant tristement le sol du pied.
—Qu'est-ce qui ne va pas ?
—Rien !
Je me tais un instant.
—Je ne m'attendais pas à un tel retour.
—Approche !
Luke m'ouvre les bras et je me niche dedans.
—Pourquoi? Tu pensais qu'ils allaient tout laisser tomber pour donner une fête en ton honneur ?
—Bien sûr que non !... Enfin... si, peut-être. Quelque chose comme ça. On a été absents si longtemps... et ils font comme si on était juste allés faire des courses !
—Tu sais, tu as joué avec le feu en voulant leur faire la surprise. Ils ne nous attendaient pas avant deux mois. C'est normal qu'ils soient un peu déroutés.
—D'accord, mais ce n'est pas tout, dis-je en prenant une profonde inspiration. Tu n'as pas l'impression qu'ils nous cachent quelque chose ?
—Si.
—Si?
J'en reste baba. Je m'attendais à ce qu'il me dise comme toujours : « Becky, arrête de t'imaginer des trucs. »
—Il se passe sûrement quelque chose, poursuit Luke. Et je crois savoir ce que c'est.
—Quoi donc ?
—La femme qui était avec eux. Celle dont ils n'ont pas voulu nous parler.
Et si c'était un agent immobilier ? Je crois qu'ils ont envie de déménager.
—De déménager ? Mais pour quelle raison ? Cette maison est charmante ! Parfaite !
—Oui. Mais un peu trop grande pour eux maintenant que tu es partie.
—Ils auraient au moins pu m'en parler ! Je suis leur fille, leur fille unique !
Ils pourraient me faire confiance !
—Ils ont dû avoir peur que tu le prennes mal.
—Je ne me serais pas fâchée !
Pourtant, je me rends compte que je suis furax.
— Bon, tu as raison, je n'aurais pas été contente.
Mais je n'arrive pas à croire qu'ils agissent en cachette.
Je m'arrache des bras de Luke et vais me planter devant la fenêtre. L'idée que mes parents vendent la maison m'est insupportable. Je contemple le jardin avec une pointe de nostalgie. Ils ne peuvent pas l'abandonner.
Impossible. Surtout quand on sait le mal que papa s'est donné pour faire pousser ses bégonias.
Alors j'aperçois Tom Webster dans le jardin d'à côté. 11 porte un jean et un tee-shirt proclamant : « Ma femme m'a quitté et ne m'a laissé que ce foutu tee-shirt. » Il se démène pour transporter une énorme planche.
Bon sang ! Il a un air féroce.
—Je me trompe peut-être, avoue Luke en s'approchant de moi.
—Non, tu as raison, dis-je d'une petite voix. C'est la seule explication possible.
—Oh... n'y pense plus ! Écoute, demain c'est le baptême. Tu vas voir Suze.
Rien que d'y penser, mon moral remonte :
— Oui, c'est vrai.
Luke a vu juste. Aujourd'hui, rien ne s'est passé comme prévu, mais demain sera un rêve. Je vais retrouver Suze, ma meilleure amie. Vivement demain !
5
L'aile orientale du château de Tarquin, en Ecosse, est en pleine rénovation. C'est pour ça que Suze et toute sa petite famille habitent en ce moment dans le Hampshire, chez ses parents à elle. C'est aussi là que le baptême des jumeaux a lieu. Bien sûr, ils auraient pu s'installer dans la maison que Tarquin possède dans le Pembrokeshire, mais elle est occupée par de lointains cousins. Quant à sa maison du Sussex, elle sert de décor à un film tiré d'un roman de Jane Austen.
Typique de la famille de Suze, ça : des maisons partout, mais pas une seule douche à colonne hydromas-sante.
Les pneus de la voiture de Luke crissent sur le gravier de cette allée que je connais si bien, et je m'agite comme une puce.
— Dépêche-toi ! dis-je à Luke qui se gare.
Il n'a pas encore coupé le moteur que je bondis de la voiture et fonce vers la maison. Si près du but, je ne peux plus attendre une seconde pour voir Suze.
Je pousse avec précaution la lourde porte d'entrée. Le majestueux vestibule au dallage en pierre croule sous les bouquets de muguet. Deux serveurs proposent des coupes de Champagne sur des plateaux. Près de la cheminée, une vieille selle gît sur un fauteuil ancîen. Vraiment, rien n'a changé.
Les serveurs disparaissent dans un couloir et je me retrouve seule. Je me sens un peu nerveuse. Et si Suze, comme mes parents, ne m'accueillait pas à bras ouverts ? Et si elle était devenue bizarre ?
Soudain, je sursaute : elle est dans le salon juste à côté. Elle s'est fait un chignon et porte une ravissante robe portefeuille imprimée. Dans ses bras, un bébé en robe de baptême. Waouh ! .Sûrement un des jumeaux. Tarquin est près d'elle : il porte le second bébé emmailloté dans sa robe de baptême. L'heureux papa, bien que vêtu d'un très vieux costume, est plutôt mignon. Pas aussi coincé que par le passé. Tarquin va sans doute s'améliorer en vieillissant, et à cinquante ans il ressemblera à un dieu grec !
Un tout petit garçon blond s'accroche à sa jambe et je vois Tarquin l'écarter doucement.
— Ernie !
Ernie ? J'ai comme un choc. Ce serait mon filleul, Ernest? La dernière fois que je l'ai vu, ce n'était qu'un bébé.
—Wilfie a l'air d'une fille, dit Suze à Tarquin en soulevant un sourcil, comme elle le fait toujours. Et Clémentine à l'air d'un garçon.
—Chérie, ils ressemblent exactement à des bébés dans leur robe de baptême.
—Et s'ils étaient homosexuels ? Imagine qu'il y ait eu un mélange d'hormones quand ils étaient dans mon ventre ?
—Ils vont très bien !
Scotchée à l'embrasure de la porte, j'ai peur de les interrompre. Ils font tellement famille. Ils en sont une.
— Quelle heure est-il ? demande Suze en essayant de consulter sa montre, mais Ernie s'accroche à son bras,
— Ernie, chéri, il faut que je mette du rouge à lèvres !
Laisse maman tranquille une minute. Tarkie, tu pourrais le prendre un instant ?
— Il faut d'abord que je pose Clemmie quelque part. .
Tarquin inspecte la pièce comme si un berceau allait soudain tomber du ciel.
—Je vais m'en occuper, dis-je d'une voix incertaine. Silence. Suze se retourne.
—Bex?
Ses yeux s'agrandissent comme des soucoupes.
—Bex ! Madame Brandon !
—Madame Cleath-Stuart !
J'en ai les larmes aux yeux. Je savais que Suze n'avait pas changé. J'en étais sûre !
— Je n'arrive pas à croire que tu sois revenue. Raconte-moi tout de ta lune de miel. Par le menu...
Elle s'interrompt soudain.
— Oh, mon Dieu ! Tu as un vrai sac Angel ?
Ah ! Vous voyez ! Quand les gens s'y connaissent, ils s'y connaissent.
— Evidemment.
Je le balance nonchalamment à bout de bras.
—Juste un petit souvenir de Milan... Au fait, n'en parle pas devant Luke, dis-je en baissant la voix, il n'est pas tout à fait au courant.
—Bex ! s'exclame Suze, mi-figue, mi-raisin, mais c'est ton mari !
—Tout juste.
Nos regards se croisent et nous commençons à avoir le fou rire. Comme au bon vieux temps.
—Alors, la vie conjugale te plaît ?
—C'est parfait. C'est le paradis. Tu sais, comme tous les couples en pleine lune de miel.
—Moi, j'étais enceinte pendant mon voyage de noces, lâche Suze avec un soupçon d'amertume.
Elle caresse mon sac.
— J'ignorais que tu allais à Milan. Tu as vu d'autres endroits ?
—On est allés partout ! Tout autour du monde !
—Tu as visité les anciens temples de Mahakala ? interroge une voix tonitruante depuis la porte.
Caroline, la mère de Suze, fait son entrée. Elle porte une robe tout à fait étrange, faite d'une sorte de toile couleur petit pois.
— Oui, on y est allés !
En fait, Caroline est à l'origine de notre voyage. L'idée de ce périple m'est venue lorsqu'elle m'a raconté que son meilleur ami était un paysan bolivien.
—Et la vieille cité inca d'Ollantaytambo ?
—On y a couché !
Les yeux de Caroline brillent comme si j'avais réussi un examen et je rougis de plaisir. Je suis une grande voyageuse ! Pas la peine de lui préciser que nous avons dormi dans un hôtel cinq étoiles.
—Je viens de voir le pasteur, dit Caroline à Suze. Il m'a raconté des sornettes au sujet d'eau chaude pour le baptême. Je m'y suis formellement opposée ! Un peu d'eau froide fera beaucoup de bien à ces gosses.
—Maman ! gémit Suze, c'est moi qui ai demandé de l'eau chaude. Ils sont si petits !
—Foutaises ! s'écrie Caroline. À leur âge, tu te baignais dans le lac ! A six mois, tu faisais du trekking au sommet des monts Tsodila au Botswana.
Là-bas, il n'y avait pas d'eau chaude !
Suze me jette un coup d'œil désespéré, et je lui souris pour la réconforter.
—Il faut que j'y aille. Je te revois plus tard, Becky ? J'espère que tu restes au moins deux jours.
—J'en serais ravie !
— Oh, il faut que tu fasses la connaissance de Lulu, ajoute-t-elle à mi-chemin de la porte.
— Qui est-ce ? Elle ne m'entend pas.
Tant pis. Je verrai bien. C'est sans doute son nouveau cheval ou quelque chose comme ça.
Je retrouve Luke à l'extérieur, où un passage couvert a été aménagé entre la maison et la chapelle, comme pour le mariage de Suze. Un peu de nostalgie m'étreint. C'est ici que nous avons parlé mariage de façon détournée pour la première fois. Et que Luke m'a demandé ma main.
Et nous voilà mariés depuis un an !
Un bruit de pas derrière moi me fait me retourner : c'est Tarquin qui se dépêche, un bébé dans les bras.
—Salut, Tarkie, quel jumeau tu portes ?
—Ça, c'est Clémentine, notre petite Clémentine. Je la regarde de près et essaie de cacher ma surprise :
Suze a raison, Clémentine ressemble à un garçon.
— Elle est ravissante, dis-je précipitamment. Vraiment superbe !
J'essaie de trouver les mots pour souligner sa féminité lorsque j'entends un gros bourdonnement au-dessus de ma tête. Qui s'amplifie. Je lève les yeux et j'ai le choc de ma vie. Un énorme hélicoptère fonce sur nous. À
vrai dire... il atterrit dans un champ derrière la maison.
—Un de tes copains a un hélico ?
—Euh... en fait, c'est le mien. Je l'avais prêté à un ami pour faire un tour.
Tarquin posséderait un hélicoptère ?
Soit, mais s'il a une flopée de maisons et un hélico, il pourrait s'offrir un costume neuf.
Nous sommes arrivés à la chapelle, qui grouille de monde. Luke et moi nous glissons sur un banc, au fond, et j'observe l'entourage de Suze.
Voici le père de Tarquin, vêtu d'une veste en velours aubergine, et Fenella, la sœur de Tarquin. Elle est habillée en bleu et crie frénétiquement quelque chose à une blonde que je n'ai jamais vue.
— Agnes, qui est-ce ? demande quelqu'un d'une voix perçante derrière moi.
Je me retourne : une grande femme aux cheveux gris portant une énorme broche de rubis observe elle aussi la blonde, à travers une lorgnette.
—C'est Fenella, lui répond la femme en vert assise à côté d'elle.
—Je ne parle pas de Fenella mais de l'autre fille qui lui parle.
— Tu veux dire Lulu ? C'est Lulu Hetherington. Surprise ! Lulu n'est pas un cheval, mais une femme ! Je la fixe plus attentivement. En fait, elle ressemble beaucoup à un cheval. Elle est mince et élancée, comme Suze, et vêtue d'un tailleur en tweed rose. Elle est en train de rire et sa bouche découvre entièrement ses dents et ses gencives.
— C'est une des marraines, poursuit la dénommée Agnes. Une fille super. La meilleure amie de Suze.
Quoi?
Je sursaute, ébahie. C'est ridicule ! C'est moi la meil eure amie de Suze. Le monde entier le sait.
— Lulu est venue s'installer au village il y a six mois, et elles sont devenues inséparables, continue Agnes. Elles montent à cheval ensemble tous les jours. Lulu ressemble tellement à notre chère Susan. Mais regarde-les toutes les deux !
Susan vient d'apparaître au chevet de la chapelle, Wilfrid dans les bras. Et je dois admettre qu'elle ressemble un peu à Lulu. Toutes deux sont grandes et blondes. Elles portent le même genre de chignon. Quand Suze s'adresse à Lulu, elles éclatent de rire.
— Bien sûr, reprend Agnes, elles ont tellement de choses en commun...
Les chevaux, les enfants... Elles se soutiennent mutuellement.
— On a toutes besoin d'une amie, conclut la dame à la broche.
Elle se tait quand l'orgue retentit. La congrégation se lève et je m'empare du programme de la cérémonie. Mais je suis incapable d'en lire une ligne.
Bien trop bouleversée pour ça.
Ces gens se trompent. C'est moi la meilleure amie de Suze. Pas cette fille.
Après le service, nous nous dirigeons vers la maison, où un quatuor à cordes joue dans le vestibule. Des serveurs proposent des boissons. Luke est tout de suite entrepris par une relation d'affaires de Tarquin, et je me retrouve seule, à ruminer ce que j'ai entendu à l'église.
— Bex!
C'est la voix de Suze ; je pivote sur mes talons.
— Suze, c'était superbe !
A voir le visage souriant de Suze, mes craintes s'envolent. Nous sommes les meilleures copines du monde, évidemment.
Bien sûr, j'ai été absente longtemps. Et c'est donc normal que Suze ait de nouvelles amies dans le coin. Mais maintenant je suis de retour, non ?
—Suze, allons faire des courses demain. On pourrait filer à Londres, je t'aiderai avec les bébés...
—Bex, c'est impossible, j'ai promis à Lulu de monter à cheval avec elle.
Je me tais un instant : pourquoi n'annule-t-elle pas ?
— Bon, je comprends, pas de problème. On ira une aube fois.
Le bébé se met à vagir de faim et Suze fait la grimace.
— Il faut que j'aille les faire manger. Ensuite je te présenterai à Lulu. Vous allez vous adorer.
Je tente de faire preuve d'enthousiasme.
— J'en suis sûre. À plus !
Suze disparaît dans la bibliothèque.
—Un peu de Champagne, madame ?
—Oui, avec plaisir.
Je prends une coupe sur le plateau, puis, après un instant de réflexion, je m'apprête à entrer dans la bibliothèque quand Lulu en surgit et ferme la porte derrière elle.
—Oh, bonjour. Suze donne le sein à l'intérieur.
—Je sais, je suis sa meilleure amie, dis-je en souriant. Et je lui apportais du Champagne.
Lulu me sourit à son tour mais ne lâche pas la poignée.
— Je crois qu'elle a envie d'être tranquille.
Le choc me cloue le bec. Serait-il possible que Suze n'ait pas envie de ma compagnie ?
J'étais présente quand elle a accouché d'Ernie ! ai-je envie de répliquer à cette Lulu. Je la connais mieux que tu ne la connaîtras jamais.
Mais non. Je ne vais pas commencer un match alors que nous venons de nous rencontrer. Allez Becky, prends sur toi.
—Vous devez être Lulu. Moi, c'est Becky.
—Ah oui ! J'ai entendu parler de toi.
Pourquoi a-t-elle l'air de se moquer de moi ? Qu'est-ce que Suze lui a raconté ?
— Et vous êtes la marraine de Clémentine ! C'est merveilleux.
Je tente de toutes mes forces de faire amie-amie, mais il y a quelque chose en elle qui me fige. Ses lèvres sont trop fines. Ses yeux sont un peu trop froids.
— Cosmo ! hurle-t-elle soudain.
Je suis son regard et vois un enfant qui dérange le quatuor,
— Allons, viens ici !
- Cosmo, quel joli nom. Comme le magazine ? répète-t-elle comme si elle avait débile mentale. En fait, ce nom vient du grec ancien Kosmos, qui signifie « ordre parfait ».
Je me sens à la fois gênée et amère. Comment pouvais-je deviner ?
De toute façon, c'est elle, la débile : combien de gens ont entendu parler du magazine Cosmo ? Un million, au moins. Et combien connaissent son vieux mot grec ? Trois au maximum.
—Tu as des enfants ? s'intéresse-t-elle poliment.
—Euh... non.
—Et des chevaux ?
—Euh... non.
Silence. Lulu ne semble pas avoir d'autres questions à me poser. À mon tour.
—Tu as combien d'enfants ?
—Quatre : Cosmo, Ludo, Ivo et Clarissa. Deux, trois, cinq et huit ans.
—Formidable ! De quoi t'occuper.
—Oh, quand on a des enfants, la vie change. Tout est différent. C'est fou.
Tu ne peux pas imaginer.
—Mais si ! J'ai secondé Suze à la naissance d'Ernie. Je sais bien ce qu'on ressent...
—Non, fait-elle d'un air condescendant, tant que ça ne t'est pas arrivé, tu ne peux pas te rendre compte. Vraiment pas.
—D'accord, dis-je, vaincue.
Comment Suze a-t-elle pu faire de Lulu son amie ? C'est incroyable !
La porte de la bibliothèque s'ouvre soudain, et Suze apparaît. D'une main elle tient un bébé, de l'autre son téléphone portable. Elle a une mine consternée.
— Ah, Suze, dis-je très vite, je t'apportais une coupe de Champagne.
Je la lui tends mais elle ne réagit pas.
—Lulu, Wilfie a une crise d'urticaire. Un des tiens a déjà eu ça ?
—Montre ! dit Lulu en prenant le bébé des bras de Suze.
Elle l'examine un instant avant de se prononcer :
—C'est sans doute la chaleur.
—Tu crois ?
—Pour moi, c'est dû à des orties, dis-je en essayant de me mêler au débat.
A-t-il été en contact avec des orties ?
Ma remarque tombe à l'eau.
—Il faut lui mettre une crème calmante, conseille Lulu. Si tu veux, je ferai un saut à la pharmacie un peu plus tard.
—Merci, Lulu, tu es un ange !
Elle reprend Wilfie au moment où son portable sonne :
—Allô ! Ah, enfin, c'est vous ! Où êtes-vous passé ? Tandis qu'elle écoute, son visage se décompose.
—Vous vous moquez de moi ?
—Qu'est-ce qui ne va pas ? dis-je en chœur avec Lulu.
—C'est Monsieur Bonheur, gémit Suze en se tournant vers Lulu. Il a un pneu crevé, près de Tiddlington Marsh.
—Qui est Monsieur Bonheur ?
—C'est l'animateur. J'ai un salon plein de gamins qui l'attendent...
Elle désigne une pièce où une ribambelle de gosses en robes à smocks et pantalons à carreaux courent dans tous les sens en se jetant des coussins à la tête.
—Je file le récupérer, dit Lulu en posant sa coupe de Champagne. Dis-lui de ne pas bouger et de guetter une Range Rover.
—Lulu, tu es géniale, fait Suze en poussant un soupir de soulagement. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans toi.
La jalousie m'étreint. C'est moi qui devrais aider Suze. C'est moi qu'elle devrait trouver géniale. Je propose mes services :
— Je veux bien aller le chercher. Je vais y aller.
—Mais non, intervient Lulu, tu ne sais pas où c'est. Il vaut mieux que j'y aille.
—Que faire des gosses ? s'exclame Suze en regardant nerveusement le salon où les enfants braillent de plus en plus fort.
—Ils n'ont qu'à patienter.
—Mais...
—Je me charge de les distraire, dis-je sans réfléchir.
—Toi ? s'étonnent en chœur Suze et Lulu.
—Oui, moi !
Ha ! On va voir qui est l'amie qui l'aide le plus !
—Bex... tu es sûre de toi ?
—Sans problème !
—Mais...
—Suze..., dis-je en posant ma main sur son bras, crois-moi, je peux distraire quelques enfants pendant dix minutes.
Mon Dieu ! Quel foutu bordel ! Je ne m'entends plus penser. Je n'entends plus que le chahut de vingt gosses qui hurlent, courent, se battent.
— Ohé, du calme.
Les hurlements s'intensifient. On a dû assassiner quelqu'un, mais dans toute cette confusion, impossible de voir le cadavre.
— Assis ! Assis tout le monde !
Je n'ai aucun succès. Je monte sur une chaise, mets mes mains en porte-voix et fais un nouvel essai :
— Tous ceux qui vont s'asseoir auront un bonbon !
Soudain, les cris cessent et c'est comme si la foudre s'abattait lorsque vingt derrières touchent le sol.
— Bonjour tout le monde ! dis-je gaiement, je suis Becky la Dingue.
Allez, tout le monde répète : « Bonjour Becky la Dingue ! »
J'agite la tête comme un pantin. Silence total.
—Et mon bonbon ? réclame une gamine.
—Elle est nulle, comme magicienne ! s'exclame un petit garçon en chemise Ralph Lauren.
—Je ne suis pas nulle, réponds-je, vexée comme un pou. Attention à toi...
Je cache mon visage derrière mes mains puis les retire.
—Hou!
—On n'est pas des bébés, continue le petit garçon, on veut des tours de magie.
—Et si je vous chantais une jolie chanson : Alouette, gentille alouette...
—Fais-nous un tour de magie ! crie une petite fille.
—On veut de la magie ! vocifère le gamin.
—De la magie ! De la magie ! De la magie ! scandent tous les gosses.
La vache ! Les garçons tapent du poing sur le parquet. D'un instant à l'autre, ils vont se lever et recommencer à se battre. Un tour de magie ? Je réfléchis à cent à l'heure. Est-ce que je connais des tours de magie ?
— Bon, je vais vous en faire de la magie ! Regardez-moi bien !
J'étends les bras en faisant de petits moulinets avec les mains, je les glisse derrière mon dos pour prolonger le suspense au maximum.
Puis je dégrafe mon soutien-gorge en essayant de me souvenir de sa couleur.
Ah oui, c'est le rose à balconnet. Parfait.
Dans le salon, on entendrait une mouche voler.
— Qu'est-ce que tu fais ? demande une gamine, les
— Patience !
Gardant un air mystérieux, je fais glisser sur mon bras une des bretelles du soutien-gorge, puis l'autre. Les gosses ne me quittent plus des yeux et me fixent d'un air gourmand.
Ayant retrouvé confiance en moi, je crois que je m'en tire plutôt bien. En fait, je suis naturellement douée.
— Regardez-moi attentivement car je vais faire apparaître quelque chose !
Deux gosses en ont le souffle coupé. Ah ! Je mériterais un roulement de tambour pour m'accompagner !
— Un... deux... trois...
Rapide comme l'éclair, je sors mon soutien-gorge de ma manche et je le tiens à bout de bras.
— Et voilà !
Des hurlements de joie saluent ma réussite.
— Elle a fait de la magie ! s'écrie un petit rouquin.
— Encore, s'égosille une petite fille, encore une fois !
Radieuse, je leur demande s'ils veulent que je recom mence.
—Ouais ! glapissent-ils à l'unisson.
—Très mauvaise idée, s'exclame une voix haut perchée depuis la porte.
Je me retourne. Lulu se tient dans l'embrasure, l'air horrifié.
Oh, non ! Mon soutien-gorge pendouille encore au bout de mon bras.
—Ils m'ont demandé de leur faire un tour de magie.
—Malheureusement, je ne pense pas que ce genre de tour convienne à de si jeunes spectateurs.
Elle pivote vers les enfants et leur adresse un sourire maternel :
— Qui veut voir Monsieur Bonheur ?
— On veut Becky la Dingue ! tempête un gamin.
Elle a enlevé son soutien-gorge !
Oh, merde !
— Becky la Dingue doit partir, maintenant, dis-je. À une autre fois, les enfants !
Sans croiser le regard de Lulu, je fais une boule de mon soutien-gorge, l'enfonce dans mon sac et quitte la pièce. Je rejoins Luke, qui se sert du saumon au buffet.
—Ça va ? Tu es toute rouge.
—Tout va bien.
Tout ne va pas bien.
Je voudrais que Lulu fiche le camp afin d'avoir une longue conversation en tête à tête avec Suze, mais elle ne décolle pas. Elle tourne en rond, aide à préparer le goûter des enfants, à débarrasser. Quand je fais mine de participer, elle me devance toujours. En donnant un coup de torchon, en apportant une timbale, en émettant un conseil maternel. Elle ne cesse pas de parler de bébés avec Suze, ce qui m'empêche de placer un mot.
Enfin, vers dix heures, elle s'en va et je me retrouve seule avec Suze dans la cuisine. Celle-ci est assise près du vieux fourneau en fonte et donne le sein à un des jumeaux en bâillant toutes les trois minutes.
—Alors, ta lune de miel, c'était comment ? Formidable ?
—Fantastique. Absolument parfait. On est allés en Australie, à cet endroit extraordinaire pour la plongée...
Je me tais en voyant Suze bâiller à s'en décrocher la mâchoire. Je lui raconterai demain.
—Et toi ? Comment ça va, la vie avec trois enfants ?
—Oh, tu sais, ça va. Mais c'est crevant. Tout est tellement différent.
—Et... tu as passé plein de temps avec Lulu, dis-je d'un air aussi décontracté que possible.
Son visage s'illumine.
—Tu ne la trouves pas formidable ?
—Euh, oui, si tu veux. Mais elle m'a semblé un peu... autoritaire, dis-je prudemment.
—Autoritaire ? répète-t-elle, sidérée. Bex, comment oses-tu dire ça ? Elle m'a sauvé la vie à plusieurs reprises. Elle m'a tellement aidée !
—D'accord ! Je ne voulais pas...
—Elle est passée par où je passe. Tu sais, elle en a eu quatre. Elle me comprend vraiment.
—Je vois.
Alors que moi, je ne la comprends pas. C'est ce qu'elle veut me dire.
J'ai soudain le cœur lourd : mon retour n'a rien à voir avec ce que j'espérais.
Je me lève et me plante devant le panneau de liège où sont épinglées des tas de photos. Voici un cliché de Suze et de moi : nous sommes prêtes pour aller à une fête avec nos boas et nos maquillages scintillants. Un autre cliché : je suis à l'hôpital avec Suze et je tiens Ernie.
J'ai un choc en découvrant une photo inconnue : Suze et Lulu à cheval portant des vestes et des résilles identiques. Elles sourient à l'objectif, on dirait des jumelles.
Face à ce cliché, il me vient une idée. Je ne vais pas perdre ma meilleure amie au profit d'une garce autoritaire au visage chevalin. Tout ce que Lulu fait, je peux le faire aussi.
— J'ai envie de monter avec Lulu et toi demain
matin, si tu as un cheval à me prêter.
Je suis même d'accord pour porter une résille, s'il le faut.
— Tu veux venir ? s'étonne Suze, sidérée. Mais tu ne sais pas monter ?
— Mais si, j'ai fait du cheval avec Luke pendant notre voyage de noces.
C'est presque vrai. À Dubaï, on avait prévu une promenade à dos de chameau, mais finalement on a préféré faire de la plongée.
Et puis c'est sans importance. Je peux le faire. Monter à cheval n'est pas sorcier, si ? Il suffit de s'asseoir sur l'animal et de le diriger. Facile de chez facile.
6
Le lendemain, à dix heures, je suis fin prête. Sans vouloir me vanter, quand je me regarde dans la glace, je me trouve fabuleuse. Dès potron-minet, Luke m'a emmenée dans une boutique qui ne vend que des machins d'équitation pour que je m'équipe de pied en cap : jodhpurs blanc neige, veste ajustée en velours noir, bottes cirées et bombe en velours.
Fière de moi, je m'empare du détail qui tue : une grande cocarde rouge avec des tas de rubans. Comme elles étaient en soldes, j'en ai acheté de toutes les couleurs. Je l'épingle à mon revers comme une broche, lisse ma veste et me regarde à nouveau dans la glace.
J'ai l'air vachement cool. Et si je montais tous les matins dans Hyde Park
? L'idée est excitante. Peut-être que je deviendrais une excellente cavalière ? Et je passerais tous les week-ends à cheval avec Suze. On monterait ensemble en concours et cette saleté de Lulu lui sortirait de la tête.
—Bonjour, bonjour ! s'exclame Luke en entrant dans notre chambre. Tu es resplendissante !
—Je suis cool, non ?
—Sacrement sexy.
II écarquille les yeux :
— Et quelles belles bottes. Tu vas être partie longtemps ?
—Non. Juste le temps d'une balade. Luke semble soucieux.
—Dis-moi, tu es déjà montée sur un cheval dans ta vie? __
— Évidemment !
Une fois. À dix ans. Et je suis tombée. Par manque de concentration ou je ne sais quoi.
— Tu feras attention, hein ? Je ne veux pas devenir veuf.
Non mais qu'est-ce qu'il croit ?
— Il faut que j'y aille, sinon je serai en retard, dis-je en consultant ma nouvelle montre d'équitation avec boussole incorporée.
Les écuries sont éloignées de la maison. En m'approchant, je perçois des hennissements et le bruit de sabots qui frappent le sol.
Lulu fait son apparition.
— Salut !
Elle porte de vieux jodhpurs et une veste en polaire.
— Prête ?
Elle se tait en me regardant mieux.
— Incroyable s'esclaffe-t-elle. Suze, viens voir Becky !
— Qu'est-ce qui se passe ? demande-t-elle en accourant.
Elle stoppe net.
— Bon sang, Bex, tu t'es mise sur ton trente et un !
Elle porte une culotte de cheval élimée, des bottes pleines de boue et une bombe qui a connu des jours meilleurs.
— Je voulais faire bonne impression, dis-je.
—C'est quoi, ça ? demande Lulu en inspectant ma cocarde.
—C'est pour faire joli. Ils en vendent au magasin d'équitation.
— Mais c"est destiné aux chevaux ! s'exclame Suze.
C'est une décoration pour les chevaux !
Oh!
Je reste un instant déconfite. Mais après tout pourquoi une cocarde ne se porterait-elle pas comme une broche ? Ce que les amateurs de cheval peuvent avoir l'esprit étriqué !
— Voilà ce qu'il vous faut, nous interrompt Albert, le responsable des écuries.
Il tient un énorme cheval bai par la bride.
— On va vous mettre sur Ginger. 11 a bon caractère, hein mon garçon ?
Je me congèle sur place. Il croit vraiment que je vais grimper sur ce monstre ?
Albert me tend les rênes, que je prends sans réfléchir, en essayant de camoufler ma panique. Ginger fait un pas en avant et je fais un violent écart. Et s'il m'écrasait les pieds avec ses énormes sabots ?
— Alors, tu ne montes pas ? demande Lulu en sautant sans effort en selle.
Et dire que sa bête est encore plus terrifiante que la mienne.
— Bien sûr que si !
Mais comment vais-je escalader une telle masse ?
— Un coup de main ? me propose Tarquin qui bavardait jusqu'à maintenant avec Albert.
I1 se glisse derrière moi et, avant que je réalise ce qui se passe, il m'a hissée sur la selle.
Oh, mon Dieu ! Quelle horreur ! J'ai le vertige rien qu'à regarder en bas.
Ginger fait un pas de côté et j'arrive à peine à étouffer un cri de terreur.
— On y va ? demande Suze du haut de son cheval noir, Pepper.
Elle démarre, passe la grille, et la voilà dans les prés. Lulu fait claquer sa langue et rejoint Suze. À mon tour. Allez, avance !
Allez, le cheval, remue-toi !
Que dois-je faire puisqu'il ne bouge pas ? Lui donner un coup de pied ?
Tirer sur une rêne ? J'essaie mais ça ne sert à rien.
— Allons, dis-je entre mes dents. Allons Ginger !
Tout d'un coup, voyant que ses copains sont partis, il se met à avancer.
C'est... Bon, ça va. Un peu plus... chaotique que je ne Tavais imaginé.
J'observe Lulu : elle a l'air à l'aise. À vrai dire, elle tient ses rênes d'une main. Une façon de crâner, sans doute.
— Ferme la grille ! me crie-t-elle.
Mais comment ?
—Je m'en occupe, me rassure Tarquin. Amuse-toi bien !
—Merci !
Bien... Tant qu'on se contente de se balader tranquillement, ça va. C'est même assez amusant. Le soleil brille, la brise couche l'herbe, les chevaux sont astiqués, bref on dirait une carte postale.
Sans me vanter, je suis la mieux. En tout cas, la plus élégante. Des promeneurs suivent le sentier à travers prés et je les regarde nonchalamment, l'air de dire « N'est-ce pas que je suis mignonne, à cheval ? » tout en faisant des moulinets avec ma cravache. Je leur fais grande impression, c'est sûr. Ils doivent me prendre pour une pro.
Et si j'étais douée, tout simplement ? Il faut que je dise à Luke d'acheter quelques hectares et des chevaux. On pourrait faire ça sérieusement. Et participer à des concours de dressage ou de saut, comme Suze...
Merde ! Qu'est-ce qui se passe ? Ginger se secoue dans tous les sens.
C'est ça, le trot ?
J'observe Lulu et Suze : elles se lèvent et retombent dans leur selle en rythme.
Comment y arrivent-elles ?
Je veux les imiter - mais je n'arrive qu'à m'écraser le derrière sur la selle.
Aïe ! Bon Dieu, pourquoi les sel es sont-elles si dures ? Pourquoi ne pas les rembourrer ? Si je les dessinais, elles seraient douces et confortables, avec des coussins en fourrure, et pourquoi pas des porte-gobelets, et...
— Un petit galop ? propose Suze.
Je n'ai pas le temps de répondre qu'elle s'envole comme une fusée, suivie de près par Lulu.
— Ginger, nous, on ne va pas galoper, dis-je très vite à mon cheval. On va se contenter...
Va-che-rie ! Il fonce derrière les autres.
Merde et remerde. Je vais tomber ! Je suis raide comme un piquet et je m'agrippe tellement fort à ma selle que j'en ai mal aux mains.
—Tout va bien, Bex ? crie Suze.
—Oui, fais-je d'une voix étranglée.
Je veux juste m'arrêter. Le vent me cingle le visage. Je suis terrifiée.
Ma mort est proche, ma vie se termine. Seule chose positive : l'annonce de mon décès dans les journaux.
« Une fine cavalière, Rebecca Brandon - née Bloom-wood - est morte lors d'un galop avec ses amies. »
Mon Dieu ! Il ralentit. Enfin ! On trotte... si on peut dire... et finalement il stoppe.
Je parviens à dénouer mes mains.
— C'était sympa, non ? demande Suze. Et si on partait au grand galop ?
Au grand galop ?
Elle se fiche de moi ? Si Ginger fait un pas de plus, je vomis.
— Tu sais sauter, Bex ? Il y a quelques petits obstacles un peu plus loin.
Tu devrais très bien t'en tirer. Je
te trouve plutôt douée.
Je suis incapable de répondre.
— Il faut que j'ajuste mon étrier. Je vous rejoins tout de suite.
J'attends qu'elles soient hors de vue pour m'écrouler par terre. J'ai les jambes en compote et terriblement mal au cœur. Je ne quitterai plus jamais le plancher des vaches. Jamais. Qu'est-ce que les gens ne vont pas inventer pour se distraire !
Le cœur battant, je m'assieds dans l'herbe. J'enlève ma bombe toute neuve
- je dois avouer qu'elle me fait mal aux oreilles depuis le début - et la laisse tomber tristement à mes pieds.
À l'heure qu'il est, Suze et Lulu doivent être à des kilomètres et galoper en parlant de couches.
Je reste assise quelques minutes, le temps de recouvrer mes esprits. Ginger en profite pour brouter. Je me lève enfin et regarde le pré vide. Bon. Que faire, maintenant ?
— Bien, dis-je à Ginger, on va rentrer à pied.
Je tire sur sa bride et, à mon grand étonnement, il me suit sans histoire.
C'est ça la bonne solution.
En traversant le pré, je commence à me détendre. Un cheval est un accessoire assez sympa, quel besoin de monter dessus ? Je pourrai toujours aller à Hyde Park tous les jours. J'achèterai un joli cheval et je le promènerai comme un chien. Et si un passant m'interroge, je répondrai «
Aujourd'hui, c'est notre jour de repos ». Avec un grand sourire.
On se balade un moment avant d'arriver à une route déserte. D'un côté elle grimpe une côte et disparaît après un virage, de l'autre elle mène vers un petit village tranquille. Avec des maisons à colombages, des jardins et des...
Waouh ! On dirait des boutiques !
Bon. La journée s'améliore.
Une demi-heure plus tard, j'ai le moral.
J'ai acheté un fromage aux noix fantastique, de la confiture de groseilles à maquereau et d'énormes radis que Luke va adorer. Mais le bouquet, c'est ce magasin qui vend des chapeaux. En plein cœur du village ! C'est un modiste local mais aussi bon que Philip Treacy. Certes, je ne porte pas très souvent de chapeau, mais un jour, je serai bien invitée à un mariage ou à Ascot. Enfin, quelque chose comme ça. Et les prix sont imbattables.
J'en ai acheté un blanc avec des plumes d'autruche et un en velours noir couvert de pierreries. Avec leurs boîtes, c'est un peu encombrants, mais ils en valaient la peine.
Ginger hennit en me voyant approcher du lampadaire où je l'ai attaché et frappe le sol de son sabot.
— Ne t'inquiète pas, je ne t'ai pas oublié.
Je lui ai acheté un sac plein de petits pains au lait et un shampoing hypertraitant pour faire briller sa crinière. Je lui tends un petit pain en essayant de ne pas être prise de tremblote quand il me bave sur la main.
Il me reste un problème à résoudre : où vais-je mettre tout mon shopping ?
Je ne peux pas porter mes sacs et tenir la bride de Ginger. Dois-je essayer de le monter tout en portant mes achats ? Comment faisaient les gens dans l'ancien temps ?
Soudain, je remarque une grosse boucle sur une des sangles de la selle. Et si j'y attachais un sac ? Ça marche à merveille ! En y regardant de plus près je trouve tout un tas d'autres boucles. Formid ! Je ne m'étais jamais rendu compte qu'un cheval pouvait porter autant de choses. J'accroche en dernier mes deux boîtes à chapeaux. Elles sont superbes avec leurs grandes rayures roses et blanches.
Et voilà, on est prêts.
Je détache Ginger et nous sortons du village, en veillant bien à ce que les boîtes à chapeaux ne se balancent pas trop. Les gens demeurent bouche bée en nous voyant passer, mais ça m'est égal. Ils n'ont sans doute pas l'habitude de voir des étrangers, dans ce coin. On arrive à un virage lorsque j'entends un bruit de sabots. L'instant d'après, Lulu et Suze apparaissent sur leur monture.
—La voilà ! crie Lulu.
—Bex ! On était inquiètes, lance Suze. Tu vas bien ?
—À merveille ! On s'est payé du bon temps. Tandis qu'elles s'approchent de moi, je vois qu'elles
ont l'air ahuries.
— Bex... qu'est-ce que tu as fait à Ginger ?
— Mais rien. Je l'ai seulement emmené faire des emplettes ! Je me suis acheté deux superbes chapeaux.
Je m'attends à ce que Suze me demande de les lui montrer, mais elle reste estomaquée.
— Elle a emmené un cheval... faire des emplettes ! répète Lulu lentement.
Elle me regarde puis se penche vers Suze et lui murmure quelque chose à l'oreille.
Suze pouffe de rire en mettant une main devant sa bouche.
Je deviens rouge tomate.
Elle se fiche de moi.
Jamais je n'aurais pensé que Suze pourrait un jour se moquer de moi.
— N'étant pas une formidable cavalière, dis-je sans élever la voix, j'ai préféré vous laisser galoper toutes les deux. Bon, il vaut mieux rentrer, maintenant.
Elles font faire demi-tour à leur cheval et nous prenons lentement la route du retour. Presque sans nous parler.
Arrivées devant la maison, Lulu rentre chez elle et Suze se dépêche d'aller allaiter ses bébés. Je reste dans les écuries avec Albert, qui, adorable, m'aide à récupérer mes achats. Je me dirige vers la maison lorsque Luke vient à ma rencontre. Il a toujours ses vieilles bottes et son Bar-bour.
—Alors, c'était comment ? Je fixe le sol.
—Oh, pas mal.
Je crois qu'il va me poser des questions, mais il semble distrait.
— Écoute, je viens d'avoir un coup de fil de Gary, du bureau. Il faut qu'on travaille sur la présentation pour le groupe Arcodas. Désolé, je dois rentrer à Londres. Mais rien ne t'empêche de rester encore quelques jours ici. Je sais comme tu as envie de voir Suze.
Tout d'un coup, je suis émue. Il a raison. J'avais une folle envie de voir Suze et je vais profiter d'elle au maximum. Tant pis pour cette corme de Lulu. Je vais avoir dès maintenant une vraie conversation avec ma copine.
Je fonce vers la maison. Suze donne le sein aux jumeaux tandis qu'Emie essaie de monter sur ses genoux.
—Suze, ton anniversaire approche. Je veux t'offrir quelque chose de vraiment spécial. Juste pour nous deux. Que dirais-tu d'un voyage à Milan ? En tête à tête?
—Milan ? Ernie, mon chéri, arrête ! Bex, je ne peux pas aller à Milan !
Qu'est-ce que je ferais des bébés ?
—Emmène-les !
—Mais c'est complètement impossible, réplique-t-elle, presque fâchée.
Tu n'as pas l'air de comprendre.
C'est comme si elle m'avait giflée. Pourquoi le monde entier me prend-il pour une débile ? Qu'est-ce qu'ils en savent ?
— Bon, je vais organiser un déjeuner d'anniversaire du tonnerre. Je m'occupe de la bouffe, tu n'auras rien à faire...
Suze évite mon regard.
— Je ne suis pas libre. J'ai déjà prévu autre chose. Lulu et moi allons faire une thalasso pour la journée. C'est une cure spéciale mère de famille. Je suis son invitée.
Je la fixe, incapable de cacher mon désarroi. Jusqu'à maintenant on fêtait toujours nos anniversaires ensemble.
— Bon, fais-je en avalant péniblement ma salive, amuse-toi bien.
Silence. Je ne sais plus quoi dire. C'est la première fois que je ne trouve pas de sujet de conversation avec Suze.
—Bex... tu t'es absentée, dit Suze d'une voix tendue. Tu es partie.
Qu'aurais-je dû faire ? Rester seule ?
—Mais non ! Ne sois pas bête !
—Sans Lulu, je ne m'en serais pas tirée. Elle a été d'un soutien formidable.
—Bien sûr.
Soudain, je sens les larmes prêtes à jaillir. Je me retourne et les retiens de toutes mes forces.
—Bon, eh bien, amusez-vous toutes les deux. Je suis certaine que ce sera parfait. Désolée d'être revenue. Et de vous gêner.
—Bex, arrête ! Je vais en parler à Lulu, pour la thalasso. Je suis sûre qu'on peut trouver de la place pour toi.
Je me sens humiliée. Voilà qu'elle a pitié de moi et ça, je ne le supporte pas. Je me force à rire.
—Non ! Ne vous dérangez pas ! De toute façon, je n'aurai pas le temps d'y aller. D'ailleurs... j'étais venue te dire qu'on rentre à Londres. Luke a du boulot.
—Déjà ? Moi qui croyais que tu allais rester ici quelques jours.
—J'ai des tonnes de choses à faire. Je dois décorer l'appartement...
m'occuper de Luke... donner des dîners...
—Je vois. Bon, eh bien j'ai été ravie de te revoir.
—— Moi aussi. C'était ultrasympa. Il faut qu'on recommence.
Quelle paire d'hypocrites !
Silence. J'ai la gorge nouée. Je vais pleurer.
Non.
— Bon, je vais aller faire ma valise. Merci pour tout. Je quitte la pièce en prenant mes paquets. Et mon
sourire tient bon jusqu'à l'escalier.