14
Je me réveille le lendemain avec la gueule de bois. Ce qui, étant donné que j'ai avalé toute la bouteille de Champagne et une boîte et demie de chocolats, ne doit rien au hasard.
Pendant ce temps-là, Jess, Luke et Gary étaient plongés dans l'ordinateur. Ils n'ont même pas levé la tête quand je leur ai apporté les pizzas. J'ai donc regardé toute seule Pretty Woman et la moitié de Quatre Mariages... avant d'aller me coucher.
Quand j'enfile ma robe de chambre, je n'ai pas les yeux en face des trous. Luke a déjà pris sa douche et mis la tenue de week-end qu'il porte quand il va passer la journée à son bureau. J'ai la voix rauque et enrouée.
—À quelle heure vous avez terminé ?
—Assez tard. Je voulais mettre ce CD au point. Heureusement que Jess était là.
— Ah oui, dis-je, un peu jalouse.
Il lace ses chaussures.
—Tu sais, je retire ce que j'ai dit au sujet de ta sœur. Elle ne manque pas de qualités. Son aide nous a été précieuse. En fait, elle nous a sauvés. Et elle s'y connaît en informatique !
— Ah bon ?
Il se penche pour m'embrasser.
— Oui, elle est formidable. Tu as eu raison. Quelle bonne idée de l'avoir invitée pour le week-end !
— Je suis ravie, moi aussi. On s'amuse tellement !
Je me traîne jusqu'à la cuisine, où Jess est assise, au comptoir, en jean et en tee-shirt. Elle boit un verre d'eau.
Mademoiselle Je-sais-tout !
Je m'attends à ce qu'elle s'attaque au problème de la fusion nucléaire.
Entre deux séances de pompes.
—Bonjour, lance-t-elle.
—Bonjour ! réponds-je poliment.
Hier soir, j'ai relu La Parfaite Hôtesse, et il y est dit que même si vos invités vous ennuient vous devez vous conduire avec charme et décorum.
Très bien. Je peux être charmante. Et décorative.
— Tu as bien dormi ? Qu'est-ce que tu veux pour ton petit déjeuner ?
J'ouvre le réfrigérateur et en sors différents jus de fruits frais : orange, pamplemousse et airelle. Du compartiment spécial, j'extrais du pain au sésame, des croissants et des muffins. Puis je cherche des confitures dans les placards. Je pose sur le comptoir trois sortes de marmelade, une confiture de fraises au Champagne, du miel de montagne... et du chocolat à tartiner. Et aussi une sélection de thés et de cafés. Voilà. Personne ne pourra me reprocher de ne pas offrir un petit déjeuner correct à mes invités.
Je sens que Jess m'observe, et lorsque je me tourne vers elle elle a un drôle d'air.
—Qu'est-ce qui ne va pas ?
—Rien, répond-elle, gênée. Elle boit une gorgée d'eau.
—Luke m'a parlé, hier soir. De ton... problème.
—De mon quoi ?
—De tes dépenses.
Je n'arrive pas à le croire. Luke lui a vraiment raconté ça ? Je lui souris.
—Je n'ai pas de problème. Il a exagéré.
—Je suis inquiète. Il m'a dit que tu avais un budget. Et que tu n'avais pas beaucoup d'argent en ce moment.
—C'est exact.
Mêle-toi de tes oignons ! Comment Luke a-t-il pu déballer mes secrets ?
—Alors..., reprend Jess, comment peux-tu t'offrir ces cafés de luxe et cette confiture au Champagne ?
—Grâce à une gestion économe. En respectant les priorités. En faisant attention sur certains articles et en me laissant aller sur d'autres. C'est la règle n° 1 d'une saine gestion financière. J'ai appris ça à l'école de journalisme financier.
D'accord, c'est un mensonge. Je n'ai jamais mis les pieds dans ce genre d'école. Mais de quel droit me fait-elle passer sur le gril ?
— Bon, alors tu fais des économies sur quel genre d'articles ? Je ne vois rien qui ne provienne pas de chez Harrods ou de chez Fortnum...
Je suis sur le point de me fâcher quand je me rends compte qu'elle a probablement raison. Je passe ma vie chez Harrods depuis que je gagne tout cet argent grâce à eBay. Et alors ? Où est le mal ?
— Mon mari apprécie les bonnes choses, et j'ai envie de lui faire plaisir.
Maintenant je fais la gueule.
— Mais tu n'es pas obligée de dépenser autant. Tu pourrais faire des économies. Je suis prête à te donner quelques tuyaux, si tu veux. Des tuyaux ? Des tuyaux de Jess ? La sonnerie du four retentit et je suis tout excitée. Le moment est venu.
—Tu fais cuire quelque chose ? demande Jess.
—Euh... pas vraiment. Mais sers-toi. Je reviens tout de suite.
Je fonce dans le bureau, où j'allume l'ordinateur. Les enchères pour le manteau orange se terminent dans cinq minutes et je vais l'avoir, bon sang !
Je tapote nerveusement la table en attendant que les dernières enchères s'affichent.
Je le savais ! Kittybeel lia proposé deux cents livres.
Elle se croit maligne. Eh bien, tu vas l'avoir dans l'os, Kittybeel 11 !
Je prends le chronomètre dans le tiroir de Luke et le règle sur trois minutes. Les secondes s'écoulent ; je pose mes doigts sur le clavier, tel un athlète prêt à bondir hors de ses starting-blocks.
Bon. Plus qu'une minute avant la fin des enchères. Allez !
À toute vitesse, je tape *@00.50.
Merde. J'ai fait une connerie. Supprimer. Retaper. 200.50.
Je clique sur « Envoyer » et un nouvel écran apparaît. Mon nom. Mon code. Je tape aussi vite que possible.
Vous avez proposé l'enchère la plus élevée.
Encore dix secondes à patienter. Mon cœur bat la chamade. Et si quelqu'un d'autre surenchérissait ?
Comme une malade, je clique sur « Rafraîchir ».
— Qu'est-ce que tu fais, Becky ? demande Jess sur le seuil de la porte.
Merde.
— Rien ! Prépare-toi donc un toast pendant que...
La page revient. J'ai cessé de respirer. Est-ce que j'ai réussi ?
Bravo ! Vous avez remporté cet article !
—Ouais ! Ouais ! Je l'ai eu !
—Tu as eu quoi ?
Jess traverse le bureau pour venir regarder par-dessus mon épaule.
—C'est toi ? demande-t-elle, médusée. Tu es censée gérer un budget serré et tu dépenses deux cents livres pour un manteau ?
—Tu ne comprends pas !
Je me lève, ferme la porte du bureau et me tourne vers Jess.
— Écoute, tout va bien. J'ai plein d'argent que Luke ne soupçonne pas.
Je vends des tas de choses que nous avons achetées pendant notre voyage de noces et je gagne un fric fou ! L'autre jour, en vendant dix horloges Tiffany, je me suis fait deux mille livres !
Je relève fièrement la tête.
— Tu vois, je peux m'offrir ce manteau.
Jess ne change pas de visage. Elle est toujours aussi coincée.
— Tu aurais pu placer cet argent sur un compte d'épargne à rendement élevé. Ou l'utiliser pour payer des factures.
J'ai une folle envie de lui coller une baffe.
—Eh bien non. J'ai préféré acheter ce manteau.
—Et Luke ne se doute de rien ?
—Non. Mon mari est très occupé. C'est à moi de tenir la maison en douceur. Sans lui faire perdre son temps avec les détails du quotidien.
—Alors tu lui mens ! ?
—Tous les mariages ont besoin d'un peu de mystère, c'est bien connu !
Jess hoche la tête. C'est comme ça que tu peux t'offrir toutes ces confitures si chères ? Et les trucs sur ton ordinateur ? Tu ne pourrais pas tout simplement lui dire la vérité ?
—Jess..., laisse-moi t'expliquer. Notre mariage est un peu comme un organisme vivant et compliqué que Luke et moi sommes les deux seuls à comprendre. Je sais naturellement ce que je dois dire à Luke et ce que je dois lui taire pour ne pas l'ennuyer. C'est une question d'instinct... de discrétion... de sensibilité.
Jess me fixe pendant un long moment.
—Je crois que tu as besoin d'aide.
—Sûrement pas !
J'éteins l'ordinateur, recule ma chaise et sors du bureau sans l'attendre.
Je fonce dans la cuisine, où Luke prépare du café.
—C'est bon, mon chéri ?
—Formidable ! répond Luke d'une voix pleine d'admiration. Où as-tu trouvé ces œufs de caille ?
—Oh..., je sais que tu les aimes. J'ai donc tout fait pour t'en trouver.
J'ai un air de triomphe en regardant Jess, qui lève les yeux au ciel.
—Mais nous manquons de bacon, précise Luke, et de deux ou trois autres choses. Je t'ai fait une liste.
—Bon ! J'irai les acheter ce matin. Jess, ça ne t'ennuie pas si je fais quelques courses ménagères ? Bien sûr, tu n'as pas besoin de m'accompagner. Je connais ta haine et ton mépris pour les emplettes.
Merci mon Dieu de me donner cette chance de m'échapper !
— Mais non, répond Jess en se servant un verre d'eau du robinet, j'aimerais venir avec toi.
Je me fige.
— Chez Harr... enfin au supermarché. Mais c'est follement ennuyeux.
Ne te sens pas obligée.
—Mais si, je vais t'accompagner, à moins que ça t'embête.
—Moi, mais pas du tout. Je vais me préparer.
En me dirigeant vers la porte d'entrée, je peste. Elle se prend pour qui
? Non je n'ai pas besoin d'aide !
C'est elle qui en aurait besoin. Pour tirer un sourire de sa sale bouche.
Et puis, quel culot de me donner des conseils sur mon mariage !
Qu'est-ce qu'elle y connaît, elle ? Notre mariage est parfait : on ne se dispute à peu près jamais.
L'interphone sonne.
— Allô?
— Allô, j'ai un bouquet de fleurs pour les Brandon.
Quelqu'un m'envoie des fleurs !
Quel pied ! Ça doit être Luke. Comme il est romantique ! C'est sûrement pour marquer un anniversaire que j'ai oublié, comme notre première sortie ou la première fois que nous avons couché ensemble.
En y réfléchissant... ça mérite un vrai anniversaire.
En tout cas, ça prouve que nous avons une relation formidable et que Jess se goure totalement. À tout point de vue.
Je sors sur le palier et me tiens près de l'ascenseur. Voilà qui va lui en mettre plein la vue. J'apporterai les fleurs directement à la cuisine et j'embrasserai Luke sur la bouche et tout ce qu'elle trouvera à dire c'est
: « J'ignorais que votre mariage était si parfait. » Je lui sourirai en disant : « Tu sais, Jess... »
Je suis interrompue par l'arrivée de l'ascenseur. Oh, mon Dieu ! Luke a dû dépenser une fortune ! Deux livreurs en uniforme portent le plus grand bouquet de roses de ma vie - plus un panier plein d'oranges, de papayes, d'ananas, le tout emballé dans un joli raphia.
— Waouh ! C'est extraordinaire !
Je souris au type qui me tend une feuille à signer.
—Et vous les donnerez à M. Brandon, dit l'autre livreur en retournant dans l'ascenseur.
—Bien sûr !
Il me faut une seconde pour comprendre ce qu'il vient de dire.
Minute, papillon ! Tout est pour Luke ? Qui peut lui envoyer des fleurs, bon sang ?
Je trouve une carte parmi les roses. À mesure que je lis le carton, je me glace :
Cher Monsieur Brandon,
Je suis désolé d'apprendre que vous êtes malade. Soyez, assez
aimable pour me faire savoir si je peux vous aider. Et soyez certain
que nous pouvons retarder l'inauguration de l'hôtel jusqu'à ce que
vous soyez rétabli.
Mes meilleurs vœux de prompt rétablissement, Nathan Temple
L'horreur me paralyse. Comment aurais-je pu prévoir une telle catastrophe ?
Nathan Temple ne devait pas envoyer de fleurs. Il ne devait pas retarder le lancement de l'hôtel. Il devait... disparaître.
— Qu'est-ce que c'est ? demande Luke en sortant de la cuisine.
D'un geste souple, je prends la carte de Temple et l'écrase au fond de la poche de ma robe de chambre.
— Regarde, dis-je d'une voix haut perchée, ne sont- elles pas magnifiques ?
—Et elles sont pour moi ? De qui viennent-elles ? Vite. Un truc.
—De moi.
—De toi ?
— Oui ! J'ai pensé que tu aimerais des fleurs... et des fruits ! Voilà pour toi mon chéri ! Passe un joyeux samedi !
Je parviens à lui fourrer dans les bras le bouquet et le panier, et je l'embrasse sur la joue. Luke n'en croit pas ses yeux.
— Becky, je suis très touché. Mais pourquoi ce cadeau ? Pourquoi ces fruits ?
Je ne trouve rien à lui répondre. Je prends un air un peu vexé.
— Dois-je avoir une raison pour adresser des fruits à mon mari ?
C'est juste une preuve d'amour. Tu sais, ça va bientôt être notre premier anniversaire de mariage.
—Tu as raison. Bon, eh bien, merci. C'est superbe. Il plonge les yeux dans le bouquet.
—Qu'est-ce que c'est ?
Je suis son regard et mon cœur s'arrête. Là, parmi les fleurs, une série de lettres dorées forment les mots suivants : « Très bon rétablissement. » Merde.
— Comment ça, « Très bon rétablissement » ? me demande Luke, étonné.
Je réfléchis à mille à l'heure.
—Oh... mais ça ne veut rien dire !... C'est un code.
—Un quoi ?
—Oui ! Dans tous les mariages il y a des codes entre époux. Tu sais, des petits messages secrets. Voilà ! Luke me dévisage longuement.
—Alors, que veut dire « Très bon rétablissement », dans notre langage secret ?
—Oh... c'est très facile. Très veut dire « Je ». Bon signifie « t' »...
—Et rétablissement se traduit par « aime », si je comprends bien, poursuit Luke.
— Oui ! Je t'aime ! C'est astucieux, non ?
Silence. Je serre les poings. Luke me regarde sans trop me croire.
— Ce ne serait pas plutôt une erreur du fleuriste, par hasard ?
Ah, quelle idiote je suis ! Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ?
J'éclate de rire.
— Tu m'as bien eue ! Enfer et damnation ! Comment as-tu deviné ? Tu me connais trop bien. Bon, va prendre ton petit déjeuner et moi je me prépare pour aller au supermarché.
En me maquillant, j'ai le cœur qui bat à tout rompre.
Comment gérer cette situation ?
Que faire si Nathan Temple téléphone à Luke pour prendre de ses nouvelles ? Ou s'il envoie encore des fleurs ?
Horreur ! Et s'il lui prenait l'idée de rendre visite à Luke ? Je suis dans un tel état de panique que je me barbouille la paupière avec mon mascara. De fureur, je le balance à travers la pièce.
Bon, du calme. Voyons les différentes options qui s'offrent à moi : 1. Tout avouer à Luke
Pas question. Rien que d'y penser, ça me donne la colique. Il est trop absorbé par la présentation Arcodas. Il risquerait de faire une vraie crise.
Et n'oublions pas : je suis une parfaite épouse, je dois lui éviter les contrariétés.
2. En parler un peu à Luke
Faire une sorte de montage. Tordre le nez à la vérité, me donner le beau rôle et passer sous silence le nom de Nathan Temple.
Parfait mais impossible.
3. Me conduire discrètement, comme Hillary Clinton Mais j'ai déjà essayé et ça n'a pas marché.
De toute façon, Hillary devait avoir des conseillers. J'ai besoin d'une équipe. Comme dans le feuilleton sur la Maison-Blanche. Tout serait facile ! J'appellerais Alison Janney en lui disant : « Nous avons un problème
- mais n'en parlez pas au Président. » Et elle me murmurerait : « Ne vous faites pas de souci, nous allons tout arranger. » On échangerait des sourires affectueux et on entrerait dans le Bureau Ovale, où Luke promettrait un terrain de jeux à un groupe d'enfants défavorisés. Nous échangerions un regard en pensant à la nuit précédente, où nous aurions valsé dans les couloirs de la Maison-Blanche, sous l'œil impassible des gardes...
Le raffut d'une benne à ordures me fait redescendre sur terre. Luke n'est pas Président. Je ne fais pas partie du feuilleton. Et je ne sais toujours pas quoi faire.
4. Ne rien faire
Voilà qui offre des tas d'avantages. Et d'ailleurs... ai-je besoin de faire quelque chose ?
Je saisis mon crayon à lèvres et m'en applique consciencieusement. Voilà, prenons le temps de réfléchir. Redonnons à cette histoire ses justes proportions. On a envoyé des fleurs à Luke. Un point c'est tout.
De plus, on aimerait la collaboration de Luke. On estime que Luke lui doit un service.
Et « on » est un gangster. Non. C'est faux ! C'est un homme d'affaires...
qui a été condamné. Ce n'est pas la même chose.
Et de toute façon... Dans sa carte, il s'est juste montré poli, non ? Vous imaginez qu'il va retarder l'ouverture de son hôtel pour attendre que Luke soit rétabli ? C'est ridicule !
À mesure que je continue sur ma lancée, je suis de plus en plus rassurée.
Comment Nathan Temple peut-il imaginer que Luke va travailler pour lui
? D'ailleurs, à l'heure actuelle, il a sûrement déjà trouvé un autre cabinet de relations publiques. Et oublié Brandon Communications. Donc je n'ai rien à faire. Tout est parfait.
Ce qui n'empêche que je devrais lui envoyer un mot de remerciement. Et mentionner que l'état de Luke a empiré.
Avant de partir pour le supermarché, je gribouille un petit mot que je jette dans une boîte aux lettres devant la maison. En allant jusqu'à ma voiture, je me sens plutôt satisfaite de moi. Je contrôle la situation, et Luke ne se doute de rien. Je suis une épouse géniale.
Mon humeur s'améliore encore alors que nous approchons du supermarché. Dieu que les supermarchés sont merveilleux ! Ils sont gais, baignés de lumière et de musique, et ils distribuent des tas d'échantillons gratuits de fromage et autres. Et je peux acheter plein de CD et de produits de maquillage et les mettre sur ma carte Tesco.
En entrant, la première chose qui attire mon œil est un étalage de différents thés. Pour tout achat de trois paquets de thé, on reçoit une théière gratuite.
— Quelle affaire !
Je saisis trois boîtes au hasard.
— Ce n'est vraiment pas une affaire ! tonne Jess de sa voix sévère.
Du coup, ma bonne humeur s'envole. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle m'accompagne ? Bon, tant pis. Restons calme et courtoise.
—Mais si, c'est une affaire. On nous offre un cadeau.
—Tu bois du thé au jasmin ?
—Euh...
Le thé au jasmin, c'est pas celui qui a un goût de vieux crottin ? Et alors ? J'ai envie de la théière.
— On peut toujours trouver une recette avec du thé au jasmin, dis-je en le mettant dans mon chariot. Bon ! Prochain rayon !
Je me dirige vers le rayon des légumes, m'arrêtant en chemin pour prendre un exemplaire d'InStyle.
Waouh ! Le nouveau Elle est sorti ! Avec un tee-shirt gratuit !
— Qu'est-ce que tu fais ? demande Jess de sa voix d'enterrement.
Est-ce qu'elle va arrêter un jour de me poser des questions ?
— Je fais mes courses ! dis-je gaiement en ajoutant un livre à mes achats.
— Tu aurais pu l'avoir gratuitement à la bibliothèque.
La bibliothèque ? Je la regarde à mon tour d'un air horrifié. Je ne veux pas d'un exemplaire tout défraîchi sous une couverture en plastique et qu'il me faudra en plus rapporter à temps.
—C'est un classique moderne. Il faut en avoir un exemplaire chez soi.
—Pourquoi ? insiste-t-elle. Tu pourrais aller à la bibliothèque ?
Je sens que je vais m'énerver. Parce que j'ai envie d'un livre tout neuf.
Et va te faire voir et laisse-moi tranquille.
— Parce que j'aime prendre des notes dans la marge. Tu sais, je m'intéresse beaucoup à la critique littéraire.
J'avance avec mon chariot, mais elle me court après.
—Becky, écoute. Je veux t'aider. Tu dois désormais contrôler tes dépenses. Tu dois apprendre à être plus modérée dans tes achats. J'en parlais avec Luke...
—Ah ! Vraiment ! Comme c'est gentil !
—Je peux te donner des tuyaux... te montrer comment être économe...
—Je n'ai pas besoin de tes conseils! lui dis-je, rouge de colère. Je suis économe. Autant qu'une autre.
Jess me regarde, incrédule :
— Tu appelles ça être économe ! Acheter des magazines hors de prix que tu pourrais consulter gratuitement en bibliothèque !
Que répondre ? Je jette un coup d'œil à mon exemplaire de Elle et une idée surgit :
— Si je ne les achetais pas, je ne recevrais pas de cadeaux gratuits ! fais-je triomphalement.
Ça t'en bouche un coin, hein, miss rabat-joie ?
Je me dirige vers la section des fruits et remplis mon caddie de sacs.
Ne suis-je pas économe ? Voilà de belles pommes saines. Je lève la tête pour voir Jess faire la grimace.
—Qu'y a-t-il encore ?
—Tu devrais les acheter en vrac.
Elle me montre du doigt une femme, de l'autre côté de la gondole, qui choisit ses fruits un par un.
— Elles sont bien moins chères au poids. Tu aurais économisé vingt pence !
Une fortune, en effet !
—Le temps, c'est de l'argent. Je ne peux pas gaspiller mon temps à choisir des pommes.
—Pourquoi pas ? Après tout, tu ne travailles pas.
L'affront suprême ! J'en ai le souffle coupé.
Moi, inactive ? Certainement pas ! Je suis conseillère personnelle de mode
! Avec un boulot en vue !
Pfuit !... Cette insulte ne mérite même pas de réponse. Je tourne les talons et je m'avance, la tête haute, vers le rayon des condiments. Je remplis d'olives matinées deux grands bols en plastique, les rapporte dans mon chariot... et reste stupéfaite.
Qui a mis ce sac de vingt kilos de patates là-dedans ?
Ai-je émis le souhait d'acheter un grand sac de pommes de terre ?
Et si par hasard je suivais le régime Atkins ?
Furieuse, je regarde autour de moi, mais Jess est invisible. Et impossible de soulever ce putain de sac. Mais apparemment rien n'est trop lourd pour la championne des poids et haltères. Où se cache-t-elle, d'ailleurs ?
Soudain, elle émerge d'une porte de service, un grand carton sur les bras, elle discourt avec un employé du supermarché. Je suis ahurie.
Qu'est ce qu'elle font ?
— Je viens de parler au chef de rayon. On peut
avoir toutes ces bananes tachées pour vraiment rien.
Incroyable !
Je regarde dans la boîte. Beurk ! Toutes ces bananes avariées ! C'est franchement immonde.
—Il suffit de couper les morceaux abîmés, et elles seront excellentes.
—Mais je refuse de couper les morceaux abîmés ! Je veux de belles bananes bien jaunes ! Et je ne veux pas non plus de ce fichu sac de pommes de terre !
—Tu peux te nourrir pendant trois semaines avec ce seul sac, réplique Jess. Tu ne trouveras rien de plus économique ni de plus énergétique. Dans une seule pomme de...
Oh, pitié ! Pas d'autre conférence sur la pomme de terre. Je l'interromps
:
—Où vais-je les mettre ? Je n'ai pas de placard assez grand.
—Il y a l'armoire dans l'entrée. Tu n'as qu'à l'utiliser.
—Mais c'est mon armoire à sacs à main ! Et elle est pleine à craquer.
Jess hausse les épaules.
— Tu pourrais te débarrasser de certains de tes sacs.
Je suis trop interloquée pour lui répondre. Elle ne croit pas sérieusement que je vais enlever mes sacs pour faire une place à ses foutues pommes de terre !
— Bon, continuons nos courses !
L'important est de rester polie. Et charmante. Elle aura déguerpi dans vingt-quatre heures.
Mais en progressant dans le supermarché, je commence à perdre patience.
Jess n'arrête pas de me saouler avec ses conseils : Tu pourrais faire tes propres pizzas pour la moitié du prix... As-tu pensé à acheter une marmite norvégienne d'occasion ? La poudre pour lave-vaisselle coûte quarante pence de moins si c'est la marque du supermarché... Tu peux utiliser du vinaigre au lieu d'un adoucissant...
Je lui rentre dedans.
— La barbe avec ton vinaigre, je veux un vrai adoucissant.
J'en fourre un flacon dans mon chariot et fonce vers le rayon des jus de fruits, où j'attrape deux litres de jus d'orange.
— Tu as quelque chose à redire ? Tu es également contre ce délicieux jus d'orange si bon pour la santé ?
— Mais non. Sauf que tu profiterais autant d'un verre d'eau du robinet accompagné d'un comprimé de vitamine C.
Cette fois, j'ai vraiment envie de lui claquer le beignet.
Par bravade, je prends deux autres cartons de jus de fruits et continue vers la boulangerie. Une délicieuse odeur de pain frais me chatouille les narines. Un petit attroupement s'est formé devant le comptoir, où une employée fait une démonstration.
Tout ce que j'aime.
Elle fait marcher un appareil électrique chromé, et quand elle l'ouvre il est plein de gaufres dorées en forme de cœur.
— C'est un appareil rapide et d'un usage facile, explique la fille.
N'aimeriez-vous pas vous réveiller le matin et sentir la délicieuse odeur de gaufres toutes fraîches ?
Quelle idée fabuleuse ! Je m'imagine déjà au lit avec Luke en train de déguster des gaufres baignant dans du sirop d'érable tout en buvant un cappuccino bien mousseux.
— Cet appareil coûte normalement quarante-neuf livres quatre-vingt-dix-neuf, enchaîne la démonstratrice, mais aujourd'hui nous vous l'offrons au prix spécial de... vingt-cinq livres. Vous réalisez une économie de cinquante pour cent !
Une décharge électrique me parcourt. Cinquante pour cent de rabais !
D'accord ! Il m'en faut un.
—Oui, s'il vous plaît !
—Mais qu'est-ce que tu fais ? demande Jess.
—Ça se voit, non ? J'achète un gaufrier. Tu pourrais te pousser pour me laisser passer ?
Jess se plante devant moi.
— Non ! Je ne vais pas te laisser gâcher vingt-cinq livres pour un gadget dont tu n'as pas besoin.
Quel culot ! Depuis quand sait-elle de quoi j'ai besoin ?
— Mais j'ai vraiment besoin de cet appareil! Il figure sur la liste des choses de première nécessité. Luke s'est plaint l'autre jour de notre manque de gaufrier.
Il aurait très bien pu. Et puis comment pourrait-elle savoir que c'est faux
?
—De plus, j'économise de l'argent, comme tu as pu le constater, dis-je en la contournant. C'est une affaire !
—Ce n'est pas une affaire si tu n'en as pas besoin ! insiste Jess en se postant devant le chariot.
—Pousse-toi ! J'ai besoin d'un gaufrier, et je peux me l'offrir ! Sans problème !
Je me tourne vers la vendeuse et m'empare d'un appareil.
—J'en prendrai un !
—Non, sûrement pas ! crie Jess en me l'arrachant des mains.
Comment ?
— J'agis dans ton intérêt, Becky ! Tu es complètement accro ! Tu dois apprendre à résister aux tentations et à dire non !
Je n'ai jamais été aussi furax de ma vie.
— Je sais dire non, figure-toi ! Quand je veux ! Mais maintenant je n'en ai pas envie. Madame, ne l'écoutez pas, je vais en prendre un ! Et même deux. J'en offrirai un à maman pour Noël,
Je prends deux appareils et les fourre dans mon chariot, d'un air provocant. Et voilà !
—Bien, tu viens de jeter cinquante livres par la fenêtre, siffle Jess avec mépris. De l'argent que tu ne possèdes même pas, en plus !
—Je ne le jette pas !
—Mais si !
—Fiche-moi la paix! J'ai de l'argent! Tout ce qu'il me faut !
—Tu n'as pas les pieds sur terre, crie Jess. Ton argent durera tant que tu auras des objets à vendre. Et ensuite ? Que se passera-t-il quand Luke apprendra ce que tu manigances ? C'est reculer pour mieux sauter !
—Mais non !
—Mais si !
—Oh, les sœurs, vous avez fini de vous bat re ! lance une voix exaspérée.
Nous sursautons, Jess et moi.
Stupéfaite, j'inspecte le magasin. Maman serait-elle là, par hasard ?
Je repère la femme qui a crié : elle s'adresse à ses deux petites filles assises dans son chariot.
Ouf!
Honteuse de m'être autant énervée, je rejette mes cheveux en arrière.
Jess, elle non plus, ne semble pas très fière d'elle.
— Passons à la caisse, dis-je d'une voix digne.
Nous rentrons à la maison en silence. Mais, sous mon calme apparent, je fulmine.
Pour qui se prend-elle à me faire la morale ? À me dire que j'ai des problèmes ?
Nous déchargeons la voiture en nous ignorant.
—Tu veux une tasse de thé ?
—Non merci.
—Pendant que je range la cuisine, essaie donc de te distraire.
— Très bien.
Elle disparaît dans sa chambre et revient un instant plus tard avec un livre intitulé : Pétrographie des roches volcaniques des îles Britanniques.
Y a pas à dire, elle sait s'amuser !
Elle s'assied sur un tabouret tandis que je sors deux tasses. Un instant plus tard, Luke déboule dans la cuisine, l'air crevé. Je prends ma voix la plus charmante :
— Mon chéri, je nous ai acheté un gaufrier ! On pourra faire des gaufres tous les matins.
— Parfait ! dit-il sans réfléchir.
Je jette un œil agressif en direction de Jess.
—Luke, tu aimerais une tasse de thé ?
—Euh... oui.
Il se masse le front et regarde derrière la porte. Puis au-dessus du réfrigérateur.
—Ça ne va pas ?
—J'ai perdu un truc. C'est ridicule. Les choses ne s'envolent pas comme ça.
—Qu'est-ce que c'est ? Je vais t'aider à le chercher.
—Ne t'en fais pas. C'est pour le travail. Je vais retrouver ça. Ça ne peut pas avoir disparu.
—Mais je veux t'aider, lui dis-je en lui caressant le dos. Dis-moi ce que tu cherches et on s'y met ensemble, comme une équipe. C'est un dossier... un livre... des papiers... ?
— Tu es vraiment gentille, me répond Luke en m'embrassant. En fait, c'est une boîte de pendules. De pendules Tiffany. Il y en a dix.
Mon cœur cesse de battre. Je sens que Jess a levé la tête.
—Des pendules Tiffany ?
—Ouais ! Tu sais que nous donnons un grand dîner demain soir pour les gens d'Arcodas ! Cela fait partie de la présentation. Et de notre entreprise de séduction.
C'est pour ça que j'ai acheté ces pendules, pour les leur offrir - et elles ont disparu ! Merde alors ! J'aimerais bien savoir ce qui leur est arrivé.
Elles étaient là et tout à coup elles n'y sont plus. Le regard de Jess est plus perçant qu'une aiguille.
— Ça fait beaucoup ! dit-elle d'un ton plat.
Oh, qu'elle la boucle !
J'ai du mal à avaler ma salive. Comment ai-je pu vendre les cadeaux d'entreprise de Luke ? Comment ai-je pu être aussi bête ? C'est vrai, je ne me souvenais pas avoir acheté ces pendules pendant mon voyage de noces...
— Je les ai peut-être rangées dans le garage. Je vais descendre voir.
Mon Dieu ! Je dois tout avouer.
— Luke..., dis-je d'une petite voix, Luke, ne te fâche pas...
—Qu'est-ce qu'il y a ? Il voit ma tête et se fige.
—Voilà. Il est possible que j'aie...
—Quoi ? Qu'est-ce que tu as fait, Becky ?
—Je les ai vendues, dis-je dans un murmure.
—Vendues ?
— Tu voulais que je fasse de la place dans l'appartement. Je ne savais pas comment faire. On avait trop de bazar. Alors j'ai vendu des trucs via eBay. Et... j'ai aussi vendu les pendules. Par erreur.
Je me mords les lèvres en espérant que Luke va sourire ou même rire. Mais il est franchement furieux.
— Bon Dieu ! Becky ! On est dans la merde jusqu'au cou ! On n'avait vraiment pas besoin de ça !
Il compose un numéro sur son portable et écoute pendant quelques secondes :
— Salut, Marie. On a un petit problème pour le dîner de demain soir avec le groupe Arcodas. Rappelle-moi.
Il referme son portable et se tait.
— Je ne savais pas ! lui dis-je d'un ton désespéré, Si tu m'avais dit que c'étaient des cadeaux d'entreprise... si tu me laissais t'aider...
— M'aider ? Becky, tu te fous de moi ? Il sort de la cuisine en grognant.
Je regarde Jess. « Je te l'avais bien dit » est écrit en toutes lettres sur son visage. Un instant plus tard, elle se lève et suit Luke dans le bureau.
—Si je peux faire quelque chose, lui dit-elle à voix basse, n'hésite pas.
—Merci, on va se débrouiller.
Jess ajoute quelque chose, mais sa voix est étouffée. Elle a dû fermer la porte.
Soudain, je veux savoir ce qu'elle raconte. Je sors de la cuisine sur la pointe des pieds et m'avance doucement dans le vestibule, puis plaque mon oreille contre la porte du bureau.
— Je ne sais pas comment tu arrives à vivre avec elle, dit Jess.
Je sursaute d'horreur, mais me force à écouter ce que Luke va lui répondre.
La pièce est silencieuse. Je ne respire plus. Je ne bouge plus.
— C'est difficile, admet-il enfin.
Mon cœur se glace.
Luke trouve que je suis difficile à vivre.
J'entends comme un bruit de pas de l'autre côté de la porte et je m'enfuis à la cuisine, dont je referme la porte. Je suis à la fois glacée et fiévreuse.
Nous ne sommes mariés que depuis onze mois. Comment peut-il trouver que la vie avec moi est difficile ?
L'eau bout, mais je n'ai plus envie de thé. Je prends dans le réfrigérateur une bouteille de vin entamée et m'en verse un verre. Je l'avale cul sec et suis en train de le remplir à nouveau quand Jess apparaît.
—Apparemment, Luke a trouvé une solution pour les cadeaux.
—Tant mieux !
J'avale encore une gorgée de vin.
Luke et Jess arrivent donc à résoudre ensemble les problèmes ! Ils ont des conversations dont je suis exclue ! Tandis que Jess s'assied et reprend son livre, la colère me saisit.
—Tu aurais pu prendre ma défense ! On est sœurs !
—Qu'est-ce que tu veux dire ?
—Tu as très bien compris.
—Te défendre ? Alors que tu es inconsciente ?
—Je suis inconsciente et toi tu es parfaite, sans doute !
—Je ne suis pas parfaite ! Mais toi, tu es irresponsable ! répète Jess en faisant claquer la couverture de son livre. Franchement, Becky, il faut que tu retrouves tes esprits. Tu n'as aucun sens des réalités... dépenser de l'argent est devenu une véritable obsession... et tu n'arrêtes pas de mentir...
—Et toi, tu es d'un ennui mortel ! Ta radinerie maladive t'empêche de t'amuser. Tu es un rat !
—Quoi ? fait Jess, bouleversée.
—Je n'ai pas cessé de faire des efforts, ce week-end i J'ai fait tout ce que j'ai pu pour que tu te sentes à l'aise, mais tu es restée dans ton coin.
D'accord, tu n'aimes pas Quand Harry rencontre Sally, mais tu aurais pu faire semblant !
—Tu aurais préféré que je mente ? Que je te raconte un bobard ? Ça, c'est toi tout craché, Becky !
—Mentir et faire semblant sont deux choses différentes ! Je voulais juste qu'on s'amuse ensemble ! Je me suis documentée, j'ai arrangé ta chambre et tout... et tu ne réagis jamais ! Comme si tu ne ressentais rien !
Je suis au bord des larmes. Je ne peux pas croire que j'engueule ma sœur.
Je me tais et respire à fond. D n'est peut-être pas trop tard pour se réconcilier.
— Écoute, j'ai t'ait tout ça... pour que nous devenions amies. Pas pour autre chose.
Je la regarde, espérant qu'elle sera attendrie. Mais elle ne quitte pas son air méprisant.
— Et tu obtiens toujours ce que tu désires ? C'est ça?
Je rougis, sous le choc.
—Que... qu'est-ce que tu veux dire ?
—Que tu es une enfant gâtée ! Tous tes vœux sont exaucés ! Tout t'est servi sur un plateau ! Si tu as des ennuis, tes parents t'en sortent ou bien c'est Luke. Ta vie me fait gerber ! Ton existence est un grand vide. Tu es superficielle et matérialiste... et je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi obsédé par son apparence et ses emplettes...
—La paille et la poutre ! Qui est la plus obsédée de nous deux ? Tu ne penses qu'à faire des économies. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi pingre ! Merde alors ! Tu as plein de fric et tu te conduis comme une mendigote. Tu passes ton temps à collectionner les vieux emballages et à récupérer les bananes pourries ! Qui d'autre se soucierait d'économiser quarante pence sur de la lessive ?
—Tu t'en préoccuperais si tu avais acheté ta lessive avec ton propre argent depuis l'âge de quatorze ans ! Si tu faisais un peu plus attention aux petites sommes, tu aurais moins d'ennuis. Je sais comment tu as failli ruiner Luke à New York ! Je n'arrive pas à te comprendre !
—Et moi non plus ! lui dis-je en larmes. Dire que j'étais tellement émue quand j'ai appris que j'avais une sœur, quand j'ai imaginé que nous allions nous entendre à merveille et devenir de grandes amies. J'ai pensé qu'on irait faire des courses ensemble, qu'on s'amuserait... et qu'on mangerait des chocolats à la menthe, le soir, dans nos lits.
—Des chocolats à la menthe ? s'écrie Jess en me regardant comme si j'étais folle. Pourquoi on mangerait des trucs pareils ?
—Parce que ! Pour rire ! Tu connais ce mot ? « Rire » ?
—Parfaitement.
—Et tu ris en lisant des livres sur les roches ?
Je saisis sa Pétrographie des roches volcaniques des îles Britanniques.
— Comment peux-tu t'intéresser à des pierres ? Ce ne sont que... des pierres ! Quel passe-temps sinistre ! Mais qui te va comme un gant !
Jess est horrifiée.
—Les minéraux, ça n'a rien d'ennuyeux ! s'exclame-t-elle en reprenant son livre. Ils sont plus passionnants que les chocolats à la menthe, les courses débiles ou une vie pleine de dettes.
—On t'a enlevé la rate pour t'empêcher de rire ?
—On t'a retiré la cervelle pour t'enlever le sens des responsabilités ? Ou tu es née comme ça ?
On se dévisage, le souffle court. Pas un bruit dans la cuisine à part le ronronnement du réfrigérateur.
Qu'est-ce que la parfaite hôtesse est censée faire dans un tel moment ?
—Bien, dit Jess en serrant les dents. Inutile que je reste ici une minute de plus. Si je pars tout de suite, je dois pouvoir attraper un car pour rentrer chez moi.
—Parfait.
—Je vais chercher mes affaires.
— Bonne idée.
Tandis qu'elle quitte la cuisine, j'avale une gorgée de vin. Ses insultes résonnent encore dans ma tête, et mon cœur bat la chamade.
Impossible qu'une garce aussi pingre, aussi mesquine, aussi prêchi-prêcha soit ma sœur. Je ne veux plus jamais la voir.
Jamais.
THE CINDY BLAINE SHOW
Cindy Blaine TV Productions
43 Hammersmith Bridge Road
Londres W6 8TW
Mme Rebecca Brandon
37 Maida Vale Mansions
Maida Vale
Londres NW6 OYF
Le 22 mai 2003
Chère Madame,
Nous sommes navrés d'apprendre que vous ne désirez plus figurer dans notre émission « J'ai trouvé une sœur et une âme sœur ».
Nous vous suggérons de participer à notre prochaine émis sion qui s'intitulera « Ma sœur est une garce ! ». Appelez-moi si l'idée vous plaît.
Bien cordialement,
Kayleigh Stuart
Assistant Producteur