FINERMAN WALLSTEIN
Avocats à la cour
Finerman House
1398 Avenue of the Americas
New York, NY 10105
Mme Rcbecca Brandon
37 Maida Vale Mansions
Maida Vale
Londres NW6 OYF
Le 27 mai 2003
Chère Madame,
Je vous remercie de votre message. J'ai modifié votre testament selon vos instructions, et la clause 5, section (f), est dorénavant libellée comme suit :
« Et rien à Jess, qui est trop méchante. Et qui a plein d'argent. »
Sincèrement,
Jane Cardozo.
15
Je m'en fous. Qui a besoin d'une sœur ? Pas moi.
Je n'en ai jamais voulu. Je n'ai jamais rien demandé. Je suis très bien toute seule.
Et de toute façon, je ne suis pas seule. J'ai un mari solide et amoureux.
Je n'ai pas besoin d'une sœur nulle !
« Quelle conne de sœur ! » dis-je à haute voix en ouvrant un pot de confiture. Ça fait quinze jours que Jess est partie. Comme Luke va au bureau tard ce matin et que mes parents s'arrêtent à la maison sur la route de l'aéroport, je prépare un petit déjeuner pour tout le monde.
— Pardon ? demande Luke en entrant dans la cuisine.
Ces derniers temps, il est pâle et tendu. Le groupe Arcodas doit prendre sa décision et Luke ne peut rien faire d'autre qu'attendre. Ce qu'il ne sait pas faire.
— Je pensais à Jess, dis-je en reposant bruyamment le pot sur le comptoir. Tu avais raison à son sujet. On n'aurait jamais pu s'entendre, même en un million d'années. Je n'ai jamais vu un tel rabat-joie.
— Ouais, répond Luke machinalement.
Il pourrait être un peu plus de mon avis.
—La prochaine fois, je t'écouterai. Je n'aurais jamais dû l'inviter ici. Je n'arrive pas à croire qu'on puisse être parentes !
—À la fin, je l'ai trouvée plutôt mieux. Mais je comprends que vous ne vous soyez pas entendues.
Je suis un peu vexée. Il n'aurait pas dû me dire « À la fin, je l'ai trouvée plutôt mieux», mais plutôt: « Quelle sacrée garce, comment tu as pu la supporter une seconde ? »
—Becky... qu'est-ce que tu fabriques? demande Luke en regardant les miettes et les sacs en plastique qui jonchent le comptoir.
—Je fais des gaufres !
Ce qui prouve une chose : Jess s'est complètement trompée. J'ai utilisé l'appareil quasiment tous les jours. Et toc ! J'aurais presque envie qu'elle soit là pour me voir.
Petit problème, je ne suis pas très douée pour préparer la pâte. J'achète donc des gaufres toutes prêtes, je les coupe en forme de cœur et je les fourre dans le gaufrier pour les réchauffer.
Il n'y a pas de mal à ça, si ? Je m'en sers, oui ou non ? On mange des gaufres, oui ou non ?
—Des gaufres... encore ! grimace Luke. Je m'en passerai, ce matin.
—Oh, quel dommage ! Tu préfères des toasts, des œufs, des... muffins
?
—Non, un café me suffit.
—Mais tu dois manger quelque chose !
Je m'inquiète. Il a vraiment maigri, à force de se faire du souci pour le budget Arcodas. Je dois le nourrir.
—Je vais te préparer des crêpes ! Ou tu préfères une omelette ?
—Becky, laisse tomber !
Il sort de la cuisine en pianotant sur son portable.
— Tu as des nouvelles ? demande-t-il dans son téléphone avant de refermer les portes du bureau.
Je me retrouve comme une idiote avec un morceau de gaufre à la main.
Luke est très préoccupé par son travail. D'où sa mauvaise humeur à mon égard. Ce n'est pas plus grave que ça.
Pourtant, je n'arrête pas de ressasser ce qu'il a dit à Jess, l'autre soir.
Qu'il me trouvait difficile à vivre.
A cette pensée, je sens un petit pincement au cœur qui m'est familier, et je m'assieds avec un léger tournis. J'y ai repensé toute la semaine, en essayant de comprendre ce que Luke avait voulu dire.
Comment puis-je être difficile à vivre ? Qu'est-ce que je fais de mal ?
Je saisis un papier et un crayon. Bon. Je vais faire un examen de conscience parfaitement honnête. Qu'est-ce qui me rend si difficile à vivre ? J'écris le titre et le souligne d'un trait ferme : Becky Bloomwood : ses principaux défauts
1.
J'ai l'esprit vide. Je ne trouve rien à dire.
Allons, réfléchis ! Sois sincère et impitoyable. Il doit y avoir quelque chose. Quels sont les sujets fondamentaux qui nous séparent ? Quelles sont les vraies questions ?
Soudain, j'y vois clair : je ne rebouche pas la bouteille de shampoing et Luke râle quand il marche sur le bouchon.
Becky Bloomwood : ses principaux défauts
1. Ne rebouche pas le shampoing
Oui. Je suis étourdie. D'ailleurs j'oublie tout le temps le code de l'alarme. Une fois, j'ai dû appeler la police pour le leur demander et, comme ils n'ont pas compris ce que je voulais, ils m'ont envoyé deux voitures pleines de flics. Beckv Bloomwood : ses principaux défauts 1. Ne rebouche pas le shampoing
2. Oublie le code
Je relis la liste et la trouve un peu courte. J'ai dû oublier quelque chose d'essentiel.
Tout à coup je trouve.
Les CD ! Luke se plaint toujours que je ne remets jamais les CD dans leur boîte.
Sans être un point essentiel, c'est peut-être la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Ce sont les petits détails qui comptent le plus dans la vie de couple, non ?
Bon. Je vais rectifier cette erreur.
Je fonce dans le salon et me précipite sur la pile de disques. En les triant, je me sens plus légère. Comme libérée. Cela va représenter un tournant dans notre mariage.
Je range soigneusement les CD et j'attends que Luke passe devant la porte.
— Regarde, j'ai rangé tous les CD. Ils sont tous dans leur boîte.
Luke jette un vague coup d'oeil au salon.
— Bravo ! me répond-il, l'esprit ailleurs, en passant son chemin.
Vexée, je le suis des yeux.
C'est tout ce qu'il trouve à dire ?
Alors que je fais mille efforts pour réparer notre couple, il ne remarque rien !
Soudain, on sonne et je saute sur mes pieds. Ça doit être les parents.
Ma liste attendra.
Bon. Je savais que les parents étaient très impliqués dans leur thérapie.
Mais je ne m'attendais pas à ce qu'ils portent des tee-shirts avec des slogans. Celui de maman proclame : « Je suis une femme, je suis une déesse ! » et celui de papa : « Ne laissez pas les enfants de salaud vous em... »
—Waouh ! dis-je en essayant de cacher ma surprise, ils sont superbes !
—On les a eus à notre centre, explique maman. Ils sont formid, non ?
—Votre thérapie vous plaît, alors ?
—C'est merveilleux ! s'exclame maman. Tellement plus intéressant que le bridge ! Et on s'y fait des tas d'amis ! On a eu une session de groupe, l'autre jour, et devine qui s'est pointé ? Marjorie Davis, qui habitait de l'autre côté de la rue !
—Vraiment ? Elle s'est mariée, alors ? Maman baisse la voix.
—Oh, non ! La pauvre a des problèmes de seuil. C'est un peu du chinois, pour moi. Qu'est-ce que c'est, les problèmes de seuil ?
—Alors... vous avez résolu vos problèmes ? C'a été difficile ?
—Oh, nous avons connu le fond de l'abîme, et nous sommes revenus, n'est-ce pas Graham ?
—Jusqu'au bord, répond papa d'une voix douce.
—Mais nous avons laissé derrière nous colère et culpabilité. Nous nous autorisons désormais à vivre et à aimer.
Maman me sourit et fouille dans son cabas.
—Je t'ai apporté une belle brioche. Tu veux mettre la bouilloire sur le feu ?
—Maman a trouvé sa flamme intérieure, dit fièrement papa. Elle a marché sur des braises, tu sais ?
J'en reste bouche bée.
— Tu as marché sur des braises ? Oh mon Dieu !
Moi aussi je l'ai fait, au Sri Lanka ! Tu as eu mal ?
—Pas du tout ! Je n'ai rien senti. Tu sais, ajoute-t-elle, j'avais gardé mes chaussures de jardinage.
—Quelle idée géniale !
—Mais nous avons encore beaucoup à apprendre, poursuit maman en coupant la brioche, c'est pour ça que nous allons partir en croisière.
—Oui, je vois. Une croisière thérapeutique.
En fait, la première fois qu'elle m'en avait parlé, j'avais cru à une plaisanterie. Mais je n'ose pas le leur dire.
—Je vois. Vous faites le tour de la Méditerranée et tout le monde suit sa thérapie.
—Pas seulement ! précise maman. On fait aussi des excursions.
—Et il y a des attractions, ajoute papa. Il semblerait qu'il y ait d'excellents spectacles, et même un dîner dansant en tenue de soirée.
—Tous nos copains du centre vont venir, dit maman. On a déjà organisé un cocktail à bord pour le premier soir. Plus...
Elle hésite, mais continue :
— Un des conférenciers est un spécialiste des retrouvailles familiales. Ce qui devrait nous concerner.
Je me crispe un instant. Je n'ai pas envie de penser à certains membres éloignés.
Silence. Les parents échangent des regards gênés.
— Alors, ça n'a pas collé avec Jess ? se hasarde finalement papa.
Mon Dieu. Je vois à quel point il est déçu.
— Exact, dis-je en détournant les yeux. On est vraiment trop différentes.
Maman me tapote la main.
— Cela n'a rien d'étonnant. Vous avez été élevées séparément. Pourquoi aurais-tu plus de points communs avec Jess qu'avec... Kylie Minogue ?
—Mais ça n'a rien à voir! s'indigne papa. Et d'abord, Kylie Minogue est australienne !
—Ce qui ne prouve rien, persiste maman. On appartient tous au Commonwealth ! Becky s'entendrait sans doute très bien avec Kylie Minogue, n'est-ce pas Becky ?
—Euh...
—Elles n'auraient rien à se dire, réplique papa en hochant la tête. Rien.
—Mais si ! Elles auraient de grandes conversations et deviendraient des amies de cœur, je te le jure, fait maman.
—Prends Cher, plutôt ! décrète papa. En voilà une femme intéressante.
—Becky n'a pas envie de devenir l'amie de Cher ! s'indigne maman. De Madonna peut-être...
Tout ça commence à m'énerver.
— Bon, eh bien, le jour où je ferai la connaissance de Kylie Minogue, de Cher ou de Madonna, je vous le dirai.
Les parents me dévisagent en silence. Puis maman regarde papa.
— Graham, va apporter son café à Luke.
Elle lui tend une tasse et, dès qu'il est sorti, elle m'observe attentivement :
— Becky, ma puce, tu vas bien ? Tu semblés un peu tendue.
Mon Dieu ! Ma mère se penche vers moi avec un air tellement attendri que je perds de ma superbe. Tous mes soucis remontent à la surface.
— Ne t'en fais pas pour Jess. C'est sans importance si vous ne vous entendez pas bien. Tout le monde s'en fiche !
J'avale ma salive plusieurs fois de suite en essayant de retrouver mon calme. Il ne s'agit pas de Jess, enfin, pas entièrement. C'est... Luke.
—Luke ? Ah bon ?
—Les choses ne vont pas fort, en ce moment. En fait, dis-je d'une voix tremblante, notre mariage est en danger.
Oh mon Dieu ! En parler rend la chose encore plus vraie et plus convaincante. Notre mariage est en danger.
—Tu en es certaine ? Vous avez l'air si heureux.
—Eh bien c'est faux! On vient d'avoir une affreuse scène de ménage.
Maman me dévisage longuement avant d'éclater de rire. Sa réaction m'indigne.
—Mais il n'y a pas de quoi rire ! C'est affreux, ce qui m'arrive !
—Bien sûr, ma puce ! Tu approches de ton premier anniversaire de mariage, non ?
—Euh... oui.
—Alors c'est le moment de la Première Grande Scène ! Tu ne savais pas ?
—Comment ?
—Allons, ta Première Grande Scène ! Ah, mon Dieu ! Qu'apprend-on aux filles dans les magazines, aujourd'hui ?
—Euh... à poser des faux ongles...
—Eh bien, on devrait vous enseigner l'art d'un mariage heureux ! Tous les couples ont leur Première Grande Scène au bout d'un an. Une belle dispute ; tout est évacué, et on repart à zéro !
—Mais j'ignorais tout ça. Alors... notre mariage n'est pas en danger ?
C'est logique. Très logique. Une Première Grande Scène et ensuite le ciel se dégage. Comme après un ouragan. L'air est clair et propre. Ou comme un feu de forêt qui semble atroce mais qui permet ensuite aux petites plantes de repousser.
Et l'essentiel... Oui ! Ça veut dire que je ne suis pas fautive ! De toute façon, on l'aurait eue cette grande scène. Mon moral remonte. Tout ira bien dorénavant. Je fais un grand sourire à maman et j'enfourne une énorme bouchée de brioche.
—Ce qui veut dire... que Luke et moi n'allons plus nous engueuler ?
—Oh non ! Pas avant la Deuxième Grande Scène qui n'aura pas lieu avant...
Elle est interrompue par Luke, qui entre comme un fou dans la cuisine. Il a son portable à l'oreille, une mine réjouie et un sourire comme je ne lui en ai jamais vu.
— On l'a eu ! On a décroché le budget du groupe Arcodas !
Je savais bien que tout s'arrangerait ! Je le savais ! C'est merveilleux ! On se croirait le jour de Noël !
Luke a annulé sa réunion et s'est rendu directement à son bureau pour fêter l'événement. Je l'ai rejoint après avoir mis les parents dans un taxi. J'adore les bureaux de Brandon Communications. Ils sont hyperbranchés, avec des boiseries blondes et des spots partout. Les gens y sont très gais. Tout le personnel se promène avec une coupe de Champagne à la main.
Du moins quand vient d'être signé un gros contrat. Depuis le début de la matinée, ce ne sont que rires et cris de joie. Quelqu'un a programmé les ordinateurs pour qu'ils chantent «Félicitations» toutes les dix minutes.
Luke et ses principaux collaborateurs tiennent une réunion de célébration et de stratégie à laquelle j'assiste. Au début, ce ne sont que des : « le travail commence »ou « on a besoin d'engager des gens » et « ce sera une vraie course d'obstacles ». Mais Luke s'exclame soudain :
— Amusons-nous, bordel ! Les problèmes attendront demain !
Il demande à son assistante d'appeler un traiteur, et à dix-sept heures des serveurs vêtus de tabliers noirs apportent encore du Champagne et des canapés, disposés sur des lits de glace. Tous les employés s'entassent dans la salle de conférences, la musique marche à fond, Luke fait un discours et dit que c'est un grand jour pour la société. Tout le monde applaudit.
Quelques-uns d'entre nous vont aller dîner pour continuer la fête ! Je suis dans le bureau de Luke, où je me remaquille pendant qu'il change de chemise.
—Bravo, dis-je pour la millionième fois, c'est fantastique !
—Je ne me plains pas. Il y a des années que j'attends un gros client comme ça. D'autres risquent de suivre.
—Je suis si fière de toi.
—Moi aussi, me répond-il, le visage adouci.
Il s'avance vers moi et me prend dans ses bras.
—Je sais que je ne me suis pas beaucoup occupé de toi dernièrement. J'en suis désolé.
—Ne t'en fais pas. Moi, je suis désolée d'avoir vendu tes pendules.
—C'est sans importance, murmure-t-il en me caressant les cheveux. Je sais que les choses n'ont pas été faciles pour toi. Tu as eu le déménagement... ta sœur...
—Oh, n'en parlons pas. Pensons à nous. À l'avenir. Il baisse la tête et m'embrasse.
—Tout ira bien.
Nous nous taisons tous les deux, mais c'est un silence qui n'a rien de pesant.
Nous sommes là, dans les bras l'un de l'autre, relax et heureux, comme pendant notre lune de miel. Je suis enfin soulagée. Maman avait raison !
La Première Grande Scène a éclairci l'atmosphère ! Nous sommes plus proches que jamais !
—Je t'aime !
—Je t'aime ! dit Luke en m'embrassant le bout du nez. Mais il faut qu'on parte.
—D'accord. Je vais descendre voir si la voiture est arrivée.
En marchant dans le couloir, je suis sur un nuage. Tout est parfait. Tout !
Devant un buffet, je prends une coupe de Champagne et j'en bois quelques gorgées. On ira peut-être danser ce soir. Après le dîner. Et quand chacun sera rentré chez soi, Luke et moi irons dans un club, pour fêter ça dignement. Juste nous deux.
Toujours sur mon nuage, je descends l'escalier, ma coupe à la main.
Quand j'ouvre la porte de la réception, je m'arrête, perplexe. À quelques mètres de moi, un type au visage maigre et vêtu d'un costume rayé est en train de parler à Janet, la réceptionniste. J'ai l'impression de le connaître, mais je n'arrive pas à le situer...
Soudain, j'ai une crampe à l'estomac : je sais !
C'est le type de Milan. Celui qui portait les sacs de Nathan Temple jusqu'à sa voiture. Qu'est-ce qu'il fout là?
Je m'avance discrètement vers Janet, histoire d'entendre leur conversation.
— Ainsi, M. Brandon n'est pas malade ?
Oh, merde !
Je repars me cacher derrière la porte. Que faire, maintenant ?
J'avale une gorgée de Champagne pour me calmer, puis une autre. Deux types du service informatique passent à côté de moi et me regardent bizarrement. Je leur souris.
Bon. Je ne peux pas rester tapie là éternellement, me mettant sur la pointe des pieds, je vois accueil à travers un panneau de verre. Ouf, le bonhomme au costume rayé est parti. Je pousse un soupir de soulagement et traverse le vestibule d'un pas nonchalant.
—Bonsoir ! dis-je à Janet, qui était ce type, là, à l'instant ? L'homme qui vous parlait ?
—Ah ! Lui ? Tl travaille pour un dénommé... Nathan Temple.
—Oui, et qu'est-ce qu'il voulait ?
—C'est bizarre ! Il n'arrêtait pas de me demander si M. Brandon allait mieux.
J'essaie de rester calme :
— Et que lui avez-vous répondu ?
— Qu'il allait très bien, évidemment, et qu'il ne s'était jamais mieux porté
!
Elle se met à rire mais s'arrête net en voyant ma tête.
—Oh, mon Dieu. Il ne va pas bien, alors ?
—Comment ?
— C'était un médecin, c'est ça ?
Janet se penche vers moi, l'air désolé.
—Vous pouvez me dire la vérité. M. Brandon a attrapé une maladie tropicale pendant son voyage ?
—Mais non, pas du tout !
— C'est son cœur, alors ? ou ses reins ?
Elle en a les larmes aux yeux.
—Vous savez... j'ai perdu ma tante, l'année dernière. Ça n'a pas été facile pour moi...
—Je suis désolée. Mais vous n'avez pas de souci à vous faire. Mon mari est en pleine forme...
Je lève la tête. Quelle horreur ! C'est impossible !
Nathan Temple en personne est en train d'entrer dans l'immeuble.
Il est plus grand et plus fort que dans mon souvenir, mais il porte le même manteau bordé de cuir qu'à Milan. Il émane de lui la fortune, la puissance et l'odeur du cigare. Ses yeux bleu vif me transpercent.
—Eh bien, quelle bonne surprise, lance-t-il avec son accent cockney. Nous nous retrouvons !
—Oui, en effet ! Comme c'est amusant !
—Votre sac vous plaît toujours ?
— Euh... oui. Il est fantastique !
Il faut que je le vire d'ici.
—Je suis venu parler de mon hôtel à votre mari. Vous croyez que c'est possible ?
—Bien sûr. Formidable ! Mais il est hélas assez occupé en ce moment.
Vous voulez boire quelque chose ? On pourrait aller dans un bar...
discuter longuement... et vous me diriez...
Voilà. C'est génial ! Je vais le faire sortir d'ici... lui offrir quelques verres... Luke n'en saura jamais rien.
— Je peux attendre, dit-il en enfonçant son lourd châssis dans un fauteuil en cuir. Soyez seulement assez gentille pour lui faire savoir que je suis là.
Il me jette un coup d'œil légèrement ironique.
— Je pense qu'il est remis.
Mon cœur sursaute.
— Oh, oui, il va beaucoup mieux ! Merci pour les fleurs !
Je regarde Janet, qui a suivi ce dialogue. Elle est quelque peu étonnée.
—Dois-je appeler M. Brandon pour le prévenir ? demande-t-elle en tendant la main vers le téléphone.
—Non ! Enfin, ne vous dérangez pas ! Je vais mon-| ta moi-même.
J'avance vers les ascenseurs, les nerfs en pelote.
Bon... Ça va aller. Je vais faire sortir Luke par l'arrière de l'immeuble en prétextant qu'on a renversé de l'eau dans le vestibule et que c'est très glissant. Voilà. Et quand nous serons dans la voiture, je ferai semblant d'avoir oublié quelque chose et je retournerai auprès de Nathan Temple et je lui dirai...
— Becky !
Je saute littéralement en l'air en voyant Luke descendre l'escalier quatre à quatre. Il a une mine réjouie.
— Où est la voiture ? demande-t-il en enfilant son manteau.
Il remarque ma bobine.
— Chérie... ça ne va pas ?
Est-ce que je lui déballe toute l'histoire ? Je le regarde, incapable de prononcer un mot.
—Euh... Luke ? dis-je enfin.
—Oui?
—J'ai... quelque chose à te dire... Que j'aurais dû t'avouer il y a longtemps... mais... je n'ai pas... et je ne savais comment...
Soudain, je me rends compte que Luke ne m'écoute pas. Ses yeux ont viré au noir en apercevant Nathan Temple !
—Est-ce... Qu'est-ce qu'il fait ici ? J'avais dit à Gary de se débarrasser de lui.
—Luke...
— Attends une seconde, Becky, c'est important.
Il compose un numéro sur son portable.
—Gary ? dit-il à voix basse, que fait Nathan Temple dans le vestibule
? Tu devais t'en charger.
—Luke..., dis-je en essayant de l'interrompre.
—Chérie, attends une seconde. Luke continue :
—Eh bien, il est ici. En chair et en os.
—Luke, je t'en prie, écoute-moi.
—Becky, tu pourras tout me dire dans une minute. J'ai un problème que je dois d'abord résoudre...
—Mais c'est ce dont je veux te parler ! fais-je en criant d'une voix désespérée. C'est au sujet de Nathan Temple !
Luke me dévisage comme si je venais de sortir une énormité.
— Comment peut-il être question de Nathan Temple ? Tu ne le connais pas !
—Euh... Si... En fait, je le connais vaguement. Silence. Luke éteint son portable.
—Tu connais « vaguement » Nathan Temple ?
—Voici M. Brandon ! annonce Janet qui nous a repérés. Monsieur, vous avez un visiteur.
—J'arrive, Janet, répond Luke avec un sourire professionnel.
11 se tourne vers moi, le même sourire sur les lèvres.
—Becky, c'est quoi ce foutu bordel ?
—C'est... une très longue histoire, dis-je en rougissant.
—Que tu avais l'intention de me raconter un de ces jours ?
Il sourit toujours, mais sa voix est tendue.
—Oui ! Bien sûr ! J'attendais juste le bon moment.
—Et là, tu considères que c'est le bon moment, étant donné qu'il n'est qu'à quelques putains de mètres ?
—Euh... oui ! Voilà : tout a commencé dans une boutique. .. comme par hasard.
—Trop tard ! Il arrive.
Je suis le regard de Luke et je n'en mène pas large. Nathan Temple s'est levé et s'avance vers nous.
— Ah, le voilà, l'insaisissable M. Brandon. Vous m'avez dissimulé votre mari, n'est-ce pas, chère madame ?
Il s'amuse à pointer un index vengeur dans ma direction.
— Pas du tout ! dis-je en riant. Luke, tu connais Nathan Temple ? Nous nous sommes rencontrés à Milan... tu t'en souviens, mon chéri ?
Je souris comme une maîtresse de maison qui accueille ses invités avec plaisir.
—Bonsoir, cher monsieur, fait Luke, heureux de faire votre connaissance.
—Tout le plaisir est pour moi, dit Temple en tapotant le dos de Luke.
Alors, vous vous sentez mieux, j'espère ?
Luke me regarde du coin de l'œil et je lui fais une petite grimace désespérée.
—Je vais très bien, merci. Mais puis-je vous demander ce qui me vaut l'honneur de cette visite imprévue ?
—Eh bien, commence Nathan Temple en sortant de sa poche un étui à cigares armorié, j'ai l'impression que vous ne prenez pas les appels émanant de mon bureau...
—J'ai été très occupé, cette semaine, réplique Luke sans ciller, et je vous prie d'excuser mes secrétaires, qui ne m'ont pas transmis vos messages.
Vous vouliez me parler de quelque chose en particulier ?
—De mon nouvel hôtel, dit Nathan en lui offrant un cigare. Je devrais plutôt dire de notre hôtel.
Luke est sur le point de lui répondre quand Temple lève la main pour l'arrêter. Il allume lentement son cigare et aspire quelques bouffées.
—Désolé d'avoir débarqué à l'improviste. Mais quand je veux quelque chose, je n'y vais pas par quatre chemins. Tout comme votre délicieuse épouse. Je suis sûr qu'elle vous a raconté l'histoire, ajoute-t-il, l'œil pétillant.
—Elle a dû garder le meilleur morceau pour plus tard !
—J'apprécie votre femme, dit-il en me reluquant des pieds à la tête.
Madame, si vous avez envie de travailler pour moi un jour, appelez-moi.
—Oh ! fais-je, étonnée.
Luke n'a pas l'air content. Une veine bleue barre son front.
—Becky, puis-je te parler un instant en tête à tête ? Veuillez nous excuser.
—Je vous en prie, fait Nathan en agitant son cigare. Je vais le finir et puis nous pourrons discuter.
Luke m'emmène dans une petite salle de réunion et ferme la porte. Quand il se tourne vers moi, il a la tête de l'homme d'affaires qui n'a pas envie de plaisanter. C'est la tête qu'il a quand il engueule quelqu'un.
La vache ! Ça va barder.
—Bon, Becky, commence par le début. Non ! Par le milieu. Comment se fait-il que tu le connaisses ?
—Je l'ai rencontré quand nous étions à Milan. J'étais dans une boutique... et il m'a rendu un service.
—Il t'a rendu un service ? Quel genre de service ? Tu te sentais mal ? Tu t'étais perdue ?
Je me tais pendant un long moment.
—Il y avait... un sac, dis-je enfin.
—Un sac ? Il t'a acheté un sac ?
—Non ! Je l'ai payé. Mais il m'a fait mettre en haut de la liste. Il a été tellement gentil ! Et je lui étais si reconnaissante...
Je me tords les doigts de peur.
—Et puis, un jour, nous étions rentrés en Angleterre, il m'a téléphoné pour me dire qu'il aimerait que tu t'occupes de son hôtel...
—Et tu lui as dit quoi ?
La voix de Luke est dangereusement glaciale.
— Voilà... Je lui ai dit que tu serais enchanté !
La porte s'ouvre soudain et Gary entre en coup de vent. Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que Nathan Temple fout ici ?
—Demande à Becky ! Apparemment, elle était en relation avec lui.
—Mais je ne savais pas qui il était ! C'était juste un type très charmant qui m'a obtenu mon sac...
—Un sac ? s'exclame Gary. Quel sac ?
—Il semblerait que Becky ait offert mes services à Temple en échange d'un sac.
—Un sac ? s'étonne encore Gary.
—Ce n'était pas n'importe quel sac ! C'est une édition spéciale d'un sac Angel. Il n'y en a que quelques-uns de par le monde. Il a fait la couverture de Vogue ! Toutes les stars de cinéma meurent d'envie d'en avoir un !
Les deux hommes se taisent, visiblement fort peu impressionnés.
—De toute façon, reprends-je, rouge de colère, j'ai pensé que vous occuper du lancement d'un palace serait formidable. C'est un cinq étoiles, pas moins ! Vous rencontrerez des célébrités !
—Des célébrités ? s'énerve Luke. Becky, je n'ai pas envie d'en voir ! Et je n'ai pas envie de m'occuper de l'hôtel d'un gangster ! Je veux rester ici, avec mon équipe, pour me concentrer sur la campagne de notre nouveau client !
—Mais je ne savais pas ! J'ai cru que j'avais utilisé au mieux mes relations !
—Calme-toi, Luke, tempère Gary. On ne lui a rien promis...
—Pas nous, elle !
—Je ne lui ai rien promis, à vrai dire... J'ai juste dit que tu serais enchanté.
—Tu réalises à quel point tu me rends les choses difficiles, fulmine Luke en se prenant la tête dans les
mains. Becky, pourquoi tu ne m'as rien dit au sujet de cette histoire à Milan ? J'hésite et enfin je me lance.
—Parce que ce sac Angel coûtait deux mille euros. Je pensais que tu m'en voudrais.
—Et merde !
Luke semble au bout du rouleau.
—Et je ne voulais pas t'ennuyer ! Tu étais trop pris par la présentation Arcodas... J'ai voulu m'en occuper toute seule. C'est ce que j'ai fait.
—Ah bon ? Et comment tu t'es débrouillée ?
—En disant à Temple que tu étais malade. Lentement le visage de Luke se transforme.
—Le bouquet de fleurs, c'était de lui ?
—Oui, fais-je en ravalant mon orgueil.
—Il t'a envoyé des fleurs ? demande Gary, incrédule.
—Et un panier de fruits.
Gary ne peut s'empêcher de rire.
—Ce n'est pas drôle, dit sèchement Luke. On vient de décrocher le plus gros budget de notre histoire. On devrait être en train de fêter l'événement, et pas en train de s'occuper de ce foutu Temple.
—Il ne faut pas s'en faire un ennemi, souligne Gary. Surtout s'il rachète le Daily World.
Silence dans la pièce. On n'entend que le tic-tac d'une pendule. Je n'ose pas ouvrir la bouche. Soudain, Luke se lève d'un bond.
— On ne peut pas rester assis toute la journée. Bon, j'y vais. J'ai un boulot à faire et je le ferai.
Il me regarde et ajoute :
— J'espère que ce sac en valait la peine. Je l'espère vraiment.
J'ai comme un coup à l'estomac.
--- Luke, je suis désolée. Je n'ai jamais voulu... Je ne me suis pas rendu compte...
—Oh, laisse tomber !
Il quitte la pièce, suivi de Gary. Je reste assise à me morfondre. Tout à coup je sens une larme glisser sur ma joue. Tout était si parfait. Et tout est gâché.
16
Rien ne va plus.
En fait, cette semaine a été la pire de toute ma vie de femme mariée.
J'ai à peine vu Luke, qui était débordé par son travail. En plus des réunions quotidiennes avec le groupe Arcodas, il a eu un énorme problème avec un de ses clients du domaine bancaire. Et le responsable d'un de ses principaux budgets, atteint de méningite, a dû être hospitalisé. Bref, le chaos.
Aujourd'hui, au lieu de se relaxer et de recouvrer ses esprits, il doit se rendre en avion à Chypre, pour visiter l'hôtel de Nathan Temple et mettre au point une stratégie en vue de l'inauguration. Dont il n'a pas envie de s'occuper.
Et tout est ma faute.
—Je peux t'aider ? dis-je en le voyant fourrer des chemises dans sa valise.
—Non merci, me répond-il sèchement.
Il a été comme ça toute la semaine. Silencieux, faisant la tronche, sans un regard pour moi. Et quand par hasard il me dévisage, c'est avec une expression de dégoût qui me tord les boyaux.
J'essaie de toutes mes forces de ne pas me laisser aller, de regarder le bon côté des choses. La plupart des couples traversent ce genre de crise, non ?
Ma mère m'a bien prévenue. C'est notre Deuxième Grande Scène, et bientôt l'atmosphère s'éclaircira et tout ira bien...
À un détail près : est-il normal que la Deuxième Grande Scène arrive deux jours après la Première ?
Et qu'elle dure toute une semaine ?
J'ai essayé d'envoyer un e-mail à maman pour lui demander conseil, mais on m'a informé que la Croisière de l'Esprit et du Corps était une retraite.
Résultat : on ne peut joindre aucun participant.
Luke referme la housse où il transporte ses costumes et disparaît dans la salle de bains sans un mot ni un regard. J'ai envie de pleurer. Impossible de se quitter comme ça...
Après quelques minutes, il émerge enfin et flanque sa trousse de toilette dans sa valise.
—Ça va bientôt être notre premier anniversaire. On devrait... prévoir quelque chose.
—Je ne suis même pas sûr d'être de retour à temps.
On dirait qu'il s'en fiche. Notre premier anniversaire n'a pas l'air de le passionner. Je sens que je vais pleurer. La semaine passée a été horrible et voilà que Luke va partir sans un sourire.
—Arrête d'être aussi méchant avec moi. Je sais que j'ai merdé. Mais je ne l'ai pas fait exprès. Je me suis excusée des milliards de fois.
—Je sais, lâche-t-il de ce ton las qu'il utilise depuis huit jours.
—Qu'est-ce que tu attends de moi ?
—Et toi, qu'est-ce que tu attends de moi ? Que je dise que tout baigne ?
Que ça m'est égal d'aller dans une saloperie d'île alors que je devrais concentrer tous mes efforts sur le groupe Arcodas ?
Il ferme sa valise brutalement et poursuit sur le même ton :
—Tu veux que je te dise que je suis heureux d'être associé à un hôtel minable ?
—Il ne sera pas minable. Sûrement pas ! Nathan Temple m'a dit qu'il serait top. Tu aurais dû le voir à Milan, dans cette boutique. Il n'achetait que ce qu'il y avait de mieux ! Le plus beau cuir... le meilleur cachemire...
—Et sûrement les meilleurs matelas à eau, fait Luke, d'un ton sarcastique. Enfin Becky, tu ne comprends pas ? J'ai quelques principes.
—Moi aussi ! Mais ça ne fait pas de moi une snob !
—Je ne suis pas snob, rétorque Luke. Mais j'ai une échelle de valeurs.
Je ne peux plus m'arrêter.
—Mais si, tu es snob. Tout ça parce qu'il avait une chaîne de motels ! J'ai regardé ce qu'on dit de lui sur Internet. Il fait beaucoup de mécénat, il aide des gens...
—Il a également cassé la mâchoire d'un type. Tu as lu ça aussi ?
Ça me coupe le sifflet.
—Mais c'était il y a des années ! Il s'est amendé... il a changé...
—Qu'importe, soupire Luke en soulevant sa valise. Oublions ça !
Il se dirige vers l'entrée et je le suis.
—Non, on ne peut pas en rester là. On doit parler. Ça fait une semaine que tu m'ignores.
—J'ai été occupé.
Il sort de sa valise deux comprimés d'aspirine.
—C'est pas une raison. Tu as voulu me punir.
—Et tu m'en veux ! grogne-t-il en levant les bras au ciel. J'ai passé une semaine infernale.
—Alors laisse-moi t'aider.
Je le suis dans la cuisine, où il remplit un verre d'eau. Tl doit bien y avoir quelque chose que je peux faire. Être ton assistante... faire de la documentation...
—Je t'en prie ! dit-il en plongeant ses comprimés dans l'eau. Je ne veux plus de ton aide. Tu me fais perdre mon temps. Rien d'autre. Compris ?
En plein dans le mille. Luke a dû voir mes idées dans le dossier rose. Et il les a trouvées nulles.
—Bon, eh bien, je ne vais pas t'ennuyer plus.
—C'est ça.
Il pénètre dans le bureau, où il ouvre des tiroirs.
Je l'attends dans le hall, les tempes battantes. Le bruit de la boîte aux lettres me surprend : un paquet atterrit sur le sol. C'est une enveloppe matelassée destinée à Luke, la marque de la poste est indéchiffrable. Je contemple l'adresse écrite au marqueur. L'écriture me semble familière, et pourtant elle ne l'est pas.
— Un paquet pour toi !
Luke sort du bureau, une pile de dossiers dans les bras, qu'il fourre dans son attaché-case. Il déchire le paquet et en sort un CD, ainsi qu'une lettre.
—Ah ! s'exclame-t-il, le visage soudain rayonnant. Parfait !
—Qui te l'envoie ?
—Ta sœur.
C'est comme si j'avais reçu un coup de poing à l'estomac. Ma sœur ?
Jess ? C'était l'écriture de Jess ?
— Pourquoi... ? (Je m'efforce de me calmer.) Pourquoi Jess t'écrit ?
— Elle a refait le montage de notre CD.
Il finit de lire la lettre.
— Elle est vraiment géniale. Bien plus forte que nos informaticiens. Il faut que je lui envoie des fleurs.
Sa voix est chaude et reconnaissante, ses yeux brillent. J'ai du mal à respirer.
11 trouve que Jess est fantastique, c'est ça ? Et moi... je suis de la crotte de bique.
—Donc Jess t'a été utile ?
—Oui, je dois l'avouer.
—Je suppose que tu préférerais qu'elle soit ici, à ma place. Tu aimerais qu'on échange ?
—Ne sois pas ridicule.
Luke plie la lettre et la remet dans l'enveloppe.
— Si Jess est tellement formidable, tu n'as qu'à aller vivre avec elle.
Vas-y, vous pourrez parler ordinateurs tout votre saoul.
— Becky, calme-toi !
J'en suis incapable.
— Ne t'en fais pas ! Tu peux me dire la vérité ! Si tu préfères ce rat sinistre qui s'habille comme un sac, dis-le ! Épouse-la puisqu'elle est si formidable ! Tu t'amuseras bien avec elle ! Oui, tu seras sûrement très heureux...
Luke me regarde d'un tel air que je me glace.
— Becky ! Arrête tout de suite.
Sans un mot, il range la lettre de Jess. Je n'ose plus bouger un cil.
— Je sais que ça n'a pas collé entre Jess et toi. Mais sache une chose : ta sœur est quelqu'un de bien. Elle est honnête, fiable et travailleuse. Elle a bossé des heures pour nous.
Il tapote le disque et continue.
— Et sans rien nous demander, ni argent ni remerciements. C'est vraiment quelqu'un de généreux.
Luke s'avance vers moi.
— Tu devrais prendre exemple sur elle.
Quel choc ! Entendre ça me cloue le bec. J'ouvre la bouche, mais rien ne sort.
—Bon, je file, dit Luke en consultant sa montre. Paralysée, je le vois sortir de la cuisine.
—Voilà, j'ignore quand je vais revenir.
— Luke... je suis désolée, dis-je d'une voix tremblante. Je suis navrée de t'avoir déçu. Mais si tu veux tout savoir, toi aussi tu m'as déçue. Tu as changé. Pendant notre voyage de noces, tu étais drôle. Et tu étais relax et gentil...
Soudain, je me souviens de ce Luke si différent : assis sur son tapis de yoga avec ses tresses décolorées et ses boucles d'oreilles. Me souriant sous le soleil du Sri Lanka. Me prenant la main.
J'ai soudain terriblement envie de ce mari-là. De ce mari facile à vivre, heureux, qui ne ressemble en rien à l'homme à la triste figure qui se tient debout devant moi. Je sanglote.
— Tu as changé. Tu es redevenu celui d'avant.
Pourtant, tu m'avais promis que ça n'arriverait pas. Je n'imaginais pas que c'était ça, le mariage.
J'essuie une larme.
— Moi non plus, m'assène-t-il, ironique, sans sourire. Bon, j'y vais.
Un instant plus tard, la porte se referme derrière lui.
J'essaie de me contrôler en avalant plusieurs fois ma salive. Mais je me remets à sangloter et mes jambes sont prises de tremblote. Je me laisse tomber par terre et j'enfouis ma tête dans mes genoux. Il est parti. Sans même un baiser d'adieu.
Je reste dans la même position pendant un moment, essuyant mes larmes du revers de ma manche. Finalement, je me calme. Mais j'ai toujours des crampes d'estomac.
Notre mariage est en perdition. Après même pas un an.
Je me lève enfin, tout ankylosée. Je ne sais plus où j'en suis. J'entre dans la salle à manger, qui est vide et silencieuse. En voyant notre table en bois sculpté du Sri Lanka trôner au milieu de la pièce, j'ai envie de me remettre à pleurer. J'ai tant rêvé en pensant à cette table.
Des visions me traversent l'esprit : la lueur des bougies, moi en train de servir un délicieux pot-au-feu, Luke me souriant amoureusement, nos amis assis autour de la table...
Soudain, j'ai une envie irrésistible : je dois parler à Suze. Je dois entendre sa voix réconfortante. Elle saura me dire ce que je dois faire.
Elle sait toujours tout.
Je cours jusqu'au téléphone et me hâte de composer son numéro.
—Allô ? fait une voix féminine haut perchée, mais qui n'est pas celle de Suze.
—Bonjour ! dis-je, surprise, Becky à l'appareil. À qui...
—C'est Lulu ! Salut Becky ! Comment vas-tu ?
Sa voix aussi douce que du papier de verre me tape sur le système.
—Ça va. Suze est là ?
—Elle est en train de ficeler les jumeaux dans leurs sièges-autos.
Nous partons faire un pique-nique au château de Marsham House. Tu connais ?
—Euh... non, dis-je en me frottant le menton.
—Oh, tu devrais le visiter ! Cosmo, tiens-toi ! Pas sur ta salopette.
C'est une superdemeure, qui appartient au National Trust. Et c'est parfait pour les enfants. Il y a un élevage de papillons !
—Ah bon, superbe !
—Je vais lui dire de te rappeler dans deux secondes, d'ace ?
—Merci, réponds-je, soulagée. Ce sera parfait. Dis-lui juste... Dis-lui qu'il faut absolument que je lui parle.
Je vais me planter devant la fenêtre et, le front contre la vitre, j'observe la circulation. Le feu passe au rouge et les voitures s'arrêtent. Le feu passe au vert et les voitures démarrent en trombe. Puis ça repasse au rouge et un nouveau flot de voitures stoppe.
Ça fait plus de deux secondes. Suze ne m'a pas rappelée.
Elle ne m'appellera pas. Elle vit désormais dans un autre monde. Un monde de salopettes et d'élevages de papillons où il n'y a pas de place pour moi et mes ennuis.
Je suis terriblement déçue. C'est vrai qu'on était un peu en froid, ces derniers temps. Mais je pensais...
Et si je téléphonais à Danny. Sauf que... je lui ai laissé au moins six messages et il ne m'a jamais rappelée.
Bon. Tant pis. C'est sans importance. 11 faut que je m'en sorte seule.
D'un pas aussi déterminé que possible je me rends dans la cuisine. Ce que je vais faire... c'est me préparer une tasse de thé.
Oui. On verra ensuite. Je pose la bouilloire sur le feu, mets un sachet de thé dans une tasse et j'ouvre le frigo.
Plus de lait.
J'ai envie de pleurer et de me rouler par terre.
Mais je relève la tête : je vais sortir en acheter. Et faire des provisions.
L'air frais me fera du bien et me changera les idées.
Je prends mon sac, me mets un peu de gloss et quitte l'appartement. Je marche d'un pas vif, passe devant un magasin d'antiquités qui vend du mobilier doré et entre dans mon épicerie de luxe.
Dès que j'ai franchi la porte, je me sens réconfortée. Il fait chaud, l'atmosphère est agréable, je sens une odeur délicieuse, mélange de café, de pain frais et de cuisine. Les vendeurs portent de longs tabliers rayés, comme des marchands de fromage français.
Je prends un panier en osier, me dirige vers la crémerie, où je me sers deux litres de lait demi-écrémé.
Puis je repère un pot de yaourt grec de luxe. Et si je m'offrais quelques douceurs pour me remonter le moral ? J'ajoute le yaourt et des pots de mousse au chocolat à mes précédents achats. Et je saisis un superbe pot en verre soufflé de cerises à l'eau-de-vie.
C'est une perte d'argent, me souffle une petite voix. Tu n'aimes pas les cerises à l'eau-de-vie.
On dirait la voix de Jess. Bizarre. Et d'ailleurs, si, j'aime les cerises à l'eau-de-vie. Enfin, un peu.
Irritée, je secoue la tête et jette le pot convoité dans mon panier.
J'avance un peu et tends la main vers une pizza aux olives naines et aux anchois.
De la cochonnerie hors de prix. Tu pourrais en faire une pour vingt pence.
Oh, la ferme ! Non, je ne pourrais pas ! Va-t'en !
La pizza se retrouve dans mon panier. Je zigzague entre les gondoles, attrapant au passage des barquettes de pêches blanches et de poires miniatures, plusieurs sortes de fromage, des truffes au chocolat noir, un gâteau à la fraise...
Mais la voix de Jess ne cesse de bourdonner dans ma tête.
Tu gaspilles ton argent. Tu songes à ton budget ? Tu crois que c'est la meilleure façon de récupérer Luke ?
— Arrête ! dis-je à haute voix.
Mon Dieu, je deviens folle. Par pur défi, je fourre encore trois boîtes de caviar dans mon panier qui déborde déjà, et titube jusqu'à la caisse, où je sors ma carte bancaire.
La caissière me sourit en enregistrant mes achats.
— Ce gâteau est particulièrement délicieux, dit- elle en l'emballant avec soin. Les pêches aussi. Et ce caviar ! Vous donnez un dîner ?
— Mais non ! Je suis juste... Je...
Mais je n'arrive pas à continuer.
Ce que je peux être bête, alors. Qu'est-ce que je vais faire de toute cette bouffe de luxe hors de prix ? Pourquoi me charger de ce bazar dont je n'ai nul besoin ? Jess a raison.
Mais c'est dans ma nature. Je n'arrive pas à éliminer les sombres pensées qui tournent dans ma tête comme des oiseaux de malheur. Tout à coup, j'entends la voix de Luke:
Ta sœur est quelqu'un de bien... Elle est honnête, fiable et travailleuse...
Tu devrais prendre exemple sur elle...
Le choc ! J'ai l'impression d'avoir reçu la foudre sur la tête. Je ne peux plus bouger, mes tempes bourdonnent, mon cœur bat à toute allure.
Oh mon Dieu ! C'est ça !
J'ai trouvé la solution !
— Ça fera cent trente livres et soixante-treize pence, annonce la caissière.
Je la regarde sans comprendre.
—Je... je dois m'en aller. Tout de suite.
—Et vos achats ?
—Je n'en ai pas besoin !
Je fais demi-tour et sors du magasin en titubant, la main agrippée à ma carte bancaire. Sur le trottoir, j'essaie de retrouver mon souffle en respirant à fond plusieurs fois. J'ai l'impression d'avoir reçu un coup au plexus.
Tout est clair maintenant : il faut que j'aille prendre des leçons auprès de Jess.
Elle sera mon maître, et moi son élève. Elle m'enseignera la sobriété. Elle m'apprendra à devenir quelqu'un de bien, une personne spéciale. Et à sauver mon couple.
Je marche de plus en vite, jusqu'à me mettre à courir. Les gens me dévisagent mais je m'en fiche. Je dois aller en Cumbria. Immédiatement.
Je sprinte jusqu'à la maison et monte trois étages en courant avant de m'apercevoir que mes poumons sont sur le point d'exploser. Je n'arriverai jamais jusqu'en haut. Je m'assieds et souffle pendant quelques minutes comme une vieille locomotive avant de terminer ma montée en ascenseur. Je m'engouffre dans l'appartement, fonce dans ma chambre et tire une grande valise rouge de sous le lit. Je jette dedans ce qui me tombe sous la main, comme une héroïne de feuilleton. Un tee-shirt, des sous-vêtements, une paire de chaussures à talons et à lanières en diamant. Qu'importe ce que j'emporte ? L'essentiel est d'aller là-bas et de trouver un terrain d'entente avec Jess.
Je prends une veste, fais rouler ma valise jusque sur le palier, ferme la porte à double tour. Je regarde une dernière fois derrière moi avant de monter dans l'ascenseur. Ma décision est prise : une nouvelle vie commence. Je suis sur le chemin d'un nouveau savoir...
La barbe ! J'ai oublié mon fer à défriser.
J'appuie sur le bouton Arrêt. La cabine, qui commençait à descendre, s'immobilise.
Impossible de partir sans mon fer à défriser. Et sans ma laque.
Et mon baume pour les lèvres Kiehl : je ne peux pas vivre sans.
Bon, il va falloir que je révise ma théorie du « qu'importe ce que j'emporte ».
Je me dépêche de retourner dans ma chambre. Je tire une deuxième valise de sous le lit, une verte, cette fois, et fourre des tas de choses dedans.
Maintenant que j'y pense, je devrais emporter plus de crème hydratante.
Et un de mes nouveaux chapeaux, si jamais il y avait un mariage.
J'empile des tasde vêtements, plus un jeu de backgammon de voyage. au cas où je m'ennuierais dans le train (et au cas où je rencontrerais quelqu'un pour m'apprendre à jouer).
Je prends enfin mon sac Angel. En me regardant dans la glace, la voix de Luke me revient soudain :
— J'espère que ce sac en valait la peine, Becky.
Je me fige. Avec un haut-le-cœur.
Vais-je le laisser là ?
Abandonner mon bien le plus précieux ? C'est ridicule !
Je glisse la bandoulière sur mon épaule tout en me regardant dans la glace.
Où sont passées l'excitation et l'envie que j'avais ressenties la première fois que je l'ai vu ? J'ai un vrai sac Angel ! Le sac que le monde entier désire. Pour lequel les gens se battent. Qu'ils attendent le cœur battant.
J'ai l'impression qu'il pèse plus lourd qu'avant. Bizarre. . Un sac ne peut pas peser plus lourd, subitement
Ah, oui ! J'ai mis mon chargeur dedans. C'est la raison pour laquelle...
Bon. Suffît comme ça. Je m'en vais. Avec mon sac.
Je descends sur le trottoir accompagnée de mes bagages. Je hèle un taxi.
En chargeant mes valises, je suis excitée par ce qui m'attend.
— À Euston Station, dis-je au chauffeur, un brin d'émotion dans la voix.
Je vais me réconcilier avec ma nouvelle sœur.
Le conducteur ne bronche pas.
— C'est l'entrée de derrière que vous voulez ?
Vraiment ! On pourrait s'attendre à ce que les chauffeurs de taxi fassent preuve d'un peu plus de psychologie. Qu'est-ce qu'ils apprennent à l'école de conduite ?
Comme il y a peu de trafic, nous arrivons à la gare en dix minutes. En trottinant jusqu'au guichet avec mes valises, j'ai l'impression de jouer dans un vieux film. Il devrait y avoir des nuages de vapeur, des vrombissements et des sifflements de trains, et je devrais porter un tailleur en tweed, une étole de fourrure et une coiffure pleine de frisettes.
— Un aller pour le Cumbria, je vous prie.
Je plaque un billet de cinquante livres sur le guichet.
C'est à ce moment qu'un homme à la mine patibulaire devrait me remarquer, m'offrir un cocktail ou me proposer de m'enlever une poussière dans l'œil. Rien de tout ça. Rien qu'une préposée en uniforme de nylon orange, qui me dévisage comme si j'étais une demeurée.
— Cumbria ? Où ça dans le Cumbria ?
Ah, elle n'a pas tort. C'est quoi la gare la plus proche du village de Jess ?
Soudain, j'ai un éclair. Quand j'ai vu Jess pour la première fois, elle m'a dit qu'elle arrivait de...
— North Coggenthwaite. Un aller-retour, je vous prie.
Mais je ne sais pas quand je vais revenir. Je vais me réconcilier avec ma sœur...
La préposée m'interrompt sans tenir compte de mon sourire :
— Ça fera cent soixante-dix-sept livres.
Quoi ? Tant que ça ? C'est le prix d'un billet d'avion pour Paris !
— Ah... voilà.
Je lui tends une liasse, les billets qui me restent de la vente des pendules Tiffany.
—Quai n° 9. Le train part dans cinq minutes.
—Merci.
Je me dirige d'un pas vif vers mon train. Mais à mesure que je m'approche de l'immense Intercity, je me sens moins sûre de moi. Des gens me bousculent, s'embrassent, soulèvent leurs bagages, claquent des portières. Je me fige. Mon cœur bat fort et j'ai les mains moites. Jusqu'à maintenant, c'était comme un jeu. Or ce n'est pas un jeu. C'est pour de vrai. Je n'arrive pas à croire que je vais aller jusqu'au bout.
Vais-je vraiment faire des centaines de kilomètres pour me rendre dans une région inconnue et voir une sœur qui ne peut pas me blairer ?
17
Bon Dieu ! J'y suis. Cinq heures se sont écoulées et me voici en plein Cumbria, dans le village de Jess. Je suis dans le Nord ! Je monte la rue principale de Scully, et c'est vraiment beau ! Comme Gary l'a décrit, avec des murs de pierres sèches et tout et tout ! La rue est bordée de vieilles maisons de pierre aux toits d'ardoise. Au-delà, on voit des vallons rocailleux et des moutons qui paissent. Une immense colline, presque une montagne, couronne l'ensemble.
En passant devant une de ces jolies maisons, je vois un rideau remuer.
Avec mes deux valises, une rouge et une verte, je ne dois pas passer inaperçue. Les roulettes tournent péniblement sur la chaussée et font un bruit d'enfer. De plus, mon carton à chapeau cogne à chaque pas. Deux vieilles en robe imprimée, assises sur un banc, pointent un doigt vers mes chaussures en daim rose. Je leur souris et m'apprête à leur dire que je les ai achetées chez Barneys quand elles se lèvent et s'en vont en se retournant régulièrement pour me regarder.
La rue grimpe sacrement. Ce qui n'est pas un mal en soi. Et ce qui ne me gêne pas du tout.
Mais tout de même, il vaut mieux que je m'arrête pour admirer le paysage, le temps de reprendre mon souffle. Le chauffeur de taxi m'avait proposé de me déposer à la porte, mais je lui ai dit que je préférais marcher un peu pour me détendre. Et avaler en cachette une gorgée de la vodka que j'ai achetée dans le train. Je suis nerveuse à l'idée de revoir Jess, ce qui est ridicule puisque j'ai eu des heures dans le train pour me préparer à cette rencontre.
J'ai même bénéficié de l'aide d'experts ! Je me suis rendue au wagon-bar pour commander un bloody mary - histoire de me donner un petit coup de fouet -, et là j'ai fait la connaissance d'une troupe d'acteurs shakespeariens en tournée pour jouer Henry V. Ils buvaient, fumaient, et on s'est mis à parler. Finalement, je leur ai sorti toute mon histoire. Ils étaient comme des fous ! On se croirait dans Le Roi Lear, ont-ils déclaré.
Et les bloody mary n'ont pas arrêté de défiler. Ah ! Ils ont aussi insisté pour corriger ma façon de parler.
Je ne suis pas sûre que je vais suivre tous leurs conseils. Par exemple, je m'abstiendrai peut-être de m'arracher les cheveux et de m'empaler sur une fausse épée. Sinon, la plupart de leurs tuyaux valaient la peine. J'ai appris qu'il ne fallait jamais faire de l'ombre à un autre acteur, c'est-à-dire ne jamais le forcer à jouer en tournant le dos au public. Si je faisais ça à ma sœur, m'ont-ils assuré, je n'aurais aucune chance de me réconcilier avec elle et ce serait ma faute. Je leur ai fait remarquer qu'il n'y aurait pas de spectateurs, mais ils n'ont pas voulu en démordre.
Le vent m'ébouriffe les cheveux et mes lèvres se gercent sous la bise du Nord. Je me mets un peu de baume. Puis, pour la énième fois, je sors mon portable pour vérifier si Luke m'a appelée. Mais je dois être en dehors d'une zone, car je ne capte pas. Je continue de regarder l'écran vide, le cœur plein d'un espoir insensé. S'il n'y a pas de réseau, ça veut peut-être dire qu'il a essayé de me joindre. Et s'il m'appelait à cet instant précis...
Mais au fond de moi je sais que je me raconte des histoires. Je suis partie depuis six heures. S'il avait eu envie de me parler, il l'aurait déjà fait.
Je suis vidée. Tout me revient en mémoire. La dureté du ton de Luke. La lassitude et la déception dans son regard quand il est parti. Tout ce qu'il m'a dit. J'ai tellement ressassé notre querelle que j'en ai la migraine.
Horreur ! Les larmes me montent aux yeux. Je les refoule de toutes mes forces et renifle plusieurs fois. Je ne vais pas me mettre à pleurer.., Tout se passera bien. Je vais m'améliorer, me transformer ; Luke ne me reconnaîtra pas.
Pleine de courage, je repars en tirant mes lourdes valises et j'arrive au coin de Hill Rise. Je m'arrête pour observer l'enfilade de maisons grises. Nous y voici donc. C'est là qu'habite Jess ! Dans une de ces maisons.
Je sors mon carnet pour vérifier le numéro de la rue lorsque je remarque une silhouette à la fenêtre d'un premier étage. C'est Jess ! Avec un air de ne pas en croire ses yeux !
Malgré ce qui s'est passé entre nous, je suis émue de la revoir. C'est ma sœur, après tout. Je me mets à courir avec mes valises à la traîne et mon carton à chapeau toujours aussi brinquebalant. À bout de souffle, je suis sur le point de soulever le heurtoir quand la porte s'ouvre. Vêtue d'un pantalon en velours côtelé et d'un sweat-shirt, Jess se tient devant moi, horrifiée.
— Becky, qu'est-ce que tu fous là ?
Bon, c'est le moment de me rappeler ce que les acteurs shakespeariens m'ont appris. Je lève les bras au ciel comme pour la supplier et je chevrote :
—Jess, je veux être ton élève !
—Comment ? (Elle recule, épouvantée.) Tu es saoule ?
—Non ! Enfin, oui. Juste quelques bloody mary... mais je ne suis pas ivre, je te le jure ! Je veux devenir quelqu'un de bien. Je veux que tu me serves de modèle. Et apprendre à te connaître. J'ai fait des erreurs dans ma vie...
mais je veux en tirer des leçons. Jess, je veux être comme toi.
Silence. Jess ne me quitte pas des yeux.
— Tu veux être comme moi. Je croyais que je n'étais qu'un « rat d'une pingrerie maladive » ?
Merde ! Je pensais qu'elle l'aurait oublié !
— Euh... je suis désolée de t'avoir dit ça, je ne le pensais pas.
Jess ne semble pas convaincue. Je me remémore vite les leçons du train.
—Le temps a guéri nos blessures..., dis-je avec un accent tragique en lui saisissant la main.
—Non ! Pas du tout ! lâche-t-elle en se dégageant. Tu as un sacré culot de te pointer ici !
—Mais j'implore ton aide, en tant que sœur! Je veux que tu m'apprennes
! Tu seras mon gourou ! Et je serai...
—Ton gourou ?
—Je voulais seulement dire...
—Je n'en ai rien à faire ! De toi et de ta dernière lubie ! Fous le camp !
Elle claque la porte.
Elle m'a claqué la porte au nez ! Ma propre sœur ! Je hurle :
— Mais je suis venue exprès de Londres !
Pas de réponse.
Je ne peux pas abandonner. Pas comme ça.
— Jess, dis-je en martelant la porte, laisse-moi entrer ! Je t'en supplie ! Je sais que nous avons eu des différends...
— Fous-moi la paix !
Jess ouvre la porte d'un seul coup. Elle n'est pas seulement hostile. Elle est blanche de fureur.
—Becky, il n'y a pas que les différends. Nous sommes différentes. Je n'ai pas de temps à perdre avec toi. Franchement, j'aurais préféré ne jamais faire ta connaissance, et je ne sais toujours pas ce que tu fiches ici.
—Comprends-moi, dis-je rapidement avant qu'elle ne claque à nouveau la porte, tout est allé de travers. Luke et moi nous nous sommes disputés...
J'ai fait quelque chose d'idiot.
—Ça m'étonne, de ta part !
—Je sais que je l'ai cherché. Je sais que c'est de ma faute. Mais notre mariage est en danger. Vraiment.
Je prononce ces mots d'une voix tremblante et je sens que les larmes me montent aux yeux. Je bats des paupières pour les refouler.
— Jess... je t'en prie, aide-moi. Tu es la seule personne vers qui je peux me tourner. Si je m'améliore à ton contact, il est possible que Luke change d'avis. Tu lui plais.
Les mots ont du mal à passer mais je poursuis :
— Il te préfère à moi.
Jess secoue la tête. Par indifférence ou parce qu'elle ne me croit pas ?
Difficile à dire.
— Qui est-ce, Jess ? demande une fille qui émerge derrière Jess. Encore un témoin de Jéhovah ?
Elle a les cheveux gris sale, des lunettes, et tient un bloc de papier.
—Je ne suis pas un témoin de Jéhovah, je suis la sœur de Jess !
—Sa sœur ? répète la fille en m'inspectant des pieds à la tête. Je vois ce que tu voulais dire, marmonne-t-elle à l'intention de Jess. (Et, en baissant encore la voix :) Elle a l'air un peu zinzin.
Zinzin ?
—Je ne suis pas zinzin ! Et ce ne sont pas vos oignons ! Jess...
—Becky, rentre chez toi.
—Mais...
—Tu ne comprends pas quand on te parle ? Rentre chez toi !
Elle lève la main comme si elle chassait un chien.
—Mais... je fais partie de ta famille ! On doit s'entraider ! Je suis ta sœur, non ?
—Je n'en ai rien à faire ! Je n'ai jamais demandé à être ta sœur ! Au revoir, Becky.
Elle claque la porte si fort que je sursaute. Je lève la main vers le heurtoir, mais la laisse retomber. À quoi ça servirait ?
Pendant quelques instants, je reste là à fixer le panneau brun foncé. Puis, lentement, je me retourne et commence à descendre la rue.
J'ai fait tout ce voyage pour rien.
Et maintenant ?
L'idée de rentrer directement à la maison m'est insupportable. Toutes ces heures de train pour trouver quoi ? Un appartement vide et un mari absent.
Je songe à Luke et je ne peux plus me contrôler. Des larmes se mettent à couler le long de mes joues et un énorme sanglot me secoue, puis un autre.
En arrivant au coin de la rue, deux mères qui promènent leurs enfants me regardent d'un air bizarre et c'est à peine si je les remarque. Je pleure trop.
Mon maquillage a dû couler... et je n'ai pas de main libre pour prendre un mouchoir... je dois renifler. Il faut que je m'arrête pour reprendre mes esprits.
À ma gauche s'étend une pelouse avec un banc. Je m'y dirige, laisse choir mes valises et m'assieds, la tête dans les mains, hoquetant de plus belle.
Me voici, à des centaines de kilomètres de chez moi, seule et abandonnée de tous. C'est entièrement ma faute. J'ai tout gâché.
Et Luke ne m'aimera plus jamais.
Soudain quelqu'un m'adresse la parole.
— Allons, allons, que se passe-t-il ?
Je lève les yeux : un homme en pantalon de velours côtelé et pull vert me regarde, mi-apitoyé, mi-sévère.
— C'est la fin du monde ? Il y a des personnes âgées tout autour qui essaient de faire la sieste. Vous faites tellement de bruit que vous effrayez les moutons !
Il me montre la colline, où en effet deux moutons me regardent curieusement.
—Désolée, mais les choses vont plutôt mal pour moi, en ce moment.
—Une querelle d'amoureux, dit-il comme si c'était une évidence.
—Non, je suis mariée. Mais mon mariage part à vau-l'eau. Je crois même qu'il est fichu. Et je suis venue jusqu'ici pour voir ma sœur et elle refuse de me parler...
Je sanglote à nouveau.
— Mes parents font une croisière psy, mon mari est parti pour Chypre avec Nathan Temple, ma meilleure amie s'est choisi une autre copine qu'elle préfère à moi et je n'ai personne à qui parler. Et j'ignore où aller
! C'est la triste vérité : je ne sais pas où aller si je quitte ce banc...
Après un autre affreux sanglot, je m'essuie le visage avec un mouchoir et jette un coup d'œil à l'inconnu. Il m'observe, ahuri.
—Voilà ce que je vous propose : que diriez-vous d'une tasse de thé ?
—Super. Merci beaucoup.
L'homme traverse la pelouse, portant mes deux valises comme si elles ne pesaient rien, et je cours derrière lui en trimbalant mon carton à chapeau.
—Je m'appelle Jim, dit-il sans se retourner.
—Et moi Becky. Vous êtes vraiment très gentil. Je voulais prendre une tasse de thé à Londres, mais je n'avais plus de lait. C'est ainsi que... j'ai atterri ici.
— Ça fait un long voyage, pour une tasse de thé. Dire que ce n'était que ce matin. Ça me semble remonter à un million d'années !
—En tout cas, on ne va pas manquer de lait, dit-il en entrant dans une boutique dont l'enseigne affiche en lettres noires SCULLY STORES. Une sonnerie retentit quand nous entrons, et un chien se met à aboyer au fond du magasin.
—Ah ! dis-je en jetant un œil curieux autour de moi, c'est une boutique !
—C'est la boutique ! me corrige-t-il. Dans la famille depuis cinquante-cinq ans !
—Formidable !
Les étagères regorgent de pain frais, de boîtes de conserve bien alignées, de bocaux de bonbons à l'ancienne, de cartes postales et de petits souvenirs.
—C'est charmant, ici. Alors vous êtes M. Scully ? Jim me regarde légèrement de travers.
—Scully, c'est le nom du village.
—Ah oui, j'avais oublié.
— Moi, je m'appelle Smith. Et vous avez vraiment besoin de cette tasse de thé. Kelly ?
Il a élevé la voix, et quelques instants plus tard une gamine apparaît au fond du magasin. Elle doit avoir dans les treize ans, une queue-de-cheval impeccable, des yeux bien maquillés. Elle tient à la main le magazine Heat.
— Je m'occupais de la boutique, je te jure, papa. Je suis juste montée chercher ce magazine.
—Ne t'en fais pas, chérie. Prépare une bonne tasse de thé pour cette dame qui a eu des... malheurs.
—D'accord, fait-elle après m'avoir longuement dévisagée.
Elle disparaît et il me vient soudain à l'esprit que je dois être monstrueuse.
—Voulez-vous vous asseoir ? demande Jim en tirant une chaise.
—Merci beaucoup.
Je pose mon carton à chapeau et plonge dans mon sac Angel pour en sortir ma trousse à maquillage. Mon Dieu, quelle mocheté ! me dis-je en me voyant dans la glace. J'ai le nez et les yeux rouges. Avec mon eye-liner étalé partout, je ressemble à un panda. Sans parler du trait de « mascara turquoise vingt-quatre heures » qui a atterri sur une de mes joues.
Je me sers d'un coton démaquillant pour tout enlever, et la glace me renvoie la triste image d'un visage nu et pâle. Et si je restais comme ça ? A quoi bon me maquiller si mon mariage est fichu ?
— Et voilà ! fait la gamine en posant devant moi une tasse de thé brûlant.
Elle ne cesse de me dévisager.
—Merci. Tu es adorable.
—Il n'y a pas de quoi.
Je savoure une première gorgée : c'est la réponse à tout.
Kelly continue à me regarder avec des yeux comme des soucoupes.
— Vous avez un vrai sac Angel ?
Je ressens un coup au cœur, que je dissimule derrière un pauvre sourire.
—Oui, c'est un vrai !
—Papa ! Elle a un sac Angel ! crie-t-elle à son père, qui décharge des paquets de sucre. Je te les ai montrés dans Glamour. Toutes les stars en ont ! Harrods n'en a plus ! Où est-ce que vous avez acheté le vôtre ?
—À Milan.
—Milan ! répète Kelly. Cool ! Et votre gloss ? C'est du Stila ?
—Euh... oui.
—Emily Masters en a. Et elle ne se prend pas pour la queue d'une poire.
Je regarde les yeux brillants de Kelly et ses joues rouges. Soudain, j'ai envie d'avoir à nouveau treize ans. De faire les magasins le samedi pour dépenser mon argent de la semaine. Et de ne me soucier de rien sauf des devoirs de sciences nat et de savoir si James Fullerton est amoureux de moi.
— Tiens, je te le donne ! Je ne l'utiliserai plus.
Et je lui tends mon gloss Pamplemousse de chez Stila que j'ai très peu utilisé.
—C'est vrai ? Vous êtes sûre ?
—Et tu veux cette crème blush ? Ce n'est pas que tu aies besoin de blush...
—Super !
—Une minute, Kelly ! intervient Jim. Tu ne peux pas t'approprier le maquillage de cette dame ! Allez, rends-le-lui !
—Elle me les a donnés ! s'insurge Kelly. Je n'ai rien demandé...
—C'est vrai, Jim. Kelly peut les prendre. Je ne les utiliserai plus jamais, dis-je avec un rire amer. Je les avais achetés parce qu'on m'offrait un parfum si je dépensais quatre-vingts livres...
J'ai les larmes aux yeux. Jess a raison. Je suis barjo !
— Ça ne va pas ? s'inquiète Kelly. Tenez, je vous les rends...
— Non, ça va. Il faut que je me change les idées. Je sèche mes larmes et vais voir l'étalage de souvenirs. Autant profiter de ma présence ici pour rapporter quelques cadeaux. Je choisis un râtelier à pipes pour papa et un plateau en bois peint pour maman. J'hésite à acheter une reproduction sur verre du lac Winder-mere pour Janice quand je remarque deux ménagères qui poireautent à l'extérieur de la boutique. Une troisième se joint bientôt à elles.
—Qu'est-ce qu'elles attendent ?
—Ça, me répond Jim en regardant sa montre.
Et il met en vitrine un écriteau : AUJOURD'HUI,
PAIN À MOITIÉ PRIX.
Le trio se précipite immédiatement dans le magasin.
—Je prendrai deux boules, demande la femme aux cheveux gris et à l'imperméable beige. Les croissants sont aussi à moitié prix ?
—Non, pas aujourd'hui.
—Eh bien, tant pis.
—Donne-moi trois pains complets, déclare une autre ménagère, à écharpe verte. Et qui est-ce ? demande-t-elle en me désignant du pouce. On l'a vue qui pleurait. C'est une touriste ?
—Elles se perdent tout le temps, affirme la première femme. À quel hôtel êtes-vous ? Au fait, elle parle notre langue ?
—Je pense qu'elle est danoise, affirme la troisième, sûre d'elle. Vous parlez danois ?
—Je suis anglaise. Et je ne suis pas perdue. J'étais triste parce que... mon mariage va mal. Et je suis venue ici pour demander à ma sœur de m'aider, mais elle a refusé.
—Votre sœur ? répète la femme au foulard, l'air méfiant. Qui est votre sœur ?
—Elle habite le village, dis-je en avalant une gorgée de thé. Elle s'appelle Jessica Bertram.
Silence stupéfait. On dirait que je leur ai défoncé la tête à coups de marteau. Quant à Jim, il demeure bouche bée. Vous êtes la sœur de Jess ?
—Oui, enfin, sa demi-sœur.
Je jette un coup d'œil autour de moi : personne ne bouge. On me regarde comme si je débarquais de Mars.
—Je sais qu'on ne se ressemble pas beaucoup...
—Elle nous a dit que vous étiez timbrée, intervient Kelly.
—Kelly ! la reprend son père.
—Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a dit ? Que j'étais folle ?
—Rien ! fait Jim en lançant un regard menaçant à sa fille.
—Ici, tout le monde savait qu'elle allait voir sa sœur, continue Kelly en ignorant son père. Et quand elle est revenue, elle a dit que vous étiez timbrée. Désolée papa, mais c'est la vérité.
Je deviens toute rouge.
— Je ne suis pas folle ! Je suis normale ! Juste différente de Jess. Nous n'aimons pas les mêmes choses. Elle apprécie les pierres et moi... les bijoux.
On me regarde comme une bête curieuse.
—Ah, les minéraux ne vous intéressent pas ? demande la femme au foulard.
—Non, pas vraiment. En fait... c'a été un point de désaccord entre nous.
—Qu'est-ce qui s'est passé? demande Kelly, passionnée.
—Eh bien... J'ai dit à Jess que je ne connaissais rien de plus ennuyeux que de collectionner les pierres et que ce passe-temps lui allait comme un gant.
Ces dames hoquettent d'horreur.
— Il ne faut pas se moquer des roches de Jess, dit la femme à l'imperméable. Elle a une passion pour ses collections, la chère enfant.
—Jess est une bonne fille, intervient la femme aux cheveux gris. Solide, fiable. Elle ferait une excellente sœur.
— Impossible de rêver mieux, approuve la femme au foulard.
Je me sens sur la défensive.
—Ce n'est pas de ma faute. Je cherche à me réconcilier avec elle ! Mais ça ne l'intéresse pas d'être ma sœur. J'ignore pourquoi tout a mal tourné. Je voulais tellement qu'on devienne amies. J'avais organisé tout un week-end pour elle, mais rien ne lui a plu. Elle critiquait tout. Ça a fini par une énorme bagarre... et je l'ai traitée de tous les noms...
—Quoi, par exemple ? insiste Kelly.
—Eh bien... je lui ai dit qu'elle était un désastre. Qu'elle était rasoir...
Nouveau cri d'effroi. Kelly est tellement horrifiée qu'elle lève une main pour me faire taire. Mais je dois continuer. Comme pour me libérer.
Maintenant que j'ai commencé, je dois vider mon sac.
— Je lui ai aussi dit qu'elle était la personne la plus pingre que j'avais jamais rencontrée. Qu'elle n'avait aucun goût pour s'habiller et qu'on devait lui avoir enlevé la rate pour l'empêcher de rire...
Je me tais, mais cette fois personne ne hoquette. L'assistance s'est figée.
Soudain, je me rends compte qu'une sonnette s'est déclenchée depuis quelques instants. Et je me retourne lentement.
Je frissonne : Jess se tient dans l'embrasure de la porte, les traits défaits.
— Jess ! Mon Dieu ! Jess ! Je ne voulais pas... J'expliquais juste...
— J'ai entendu ce que tu as dit ! J'étais venue te voir pour vérifier que tu allais bien. Et pour te demander si tu avais besoin que je t'héberge cette nuit...
Mais je viens de changer d'avis.
Jess me regarde droit dans les yeux et poursuit :
— Je savais que tu étais superficielle et gâtée. Je ne savais pas qu'en plus tu étais salope et faux jeton.
Elle s'en va en claquant la porte.
Kelly a viré au rouge, Jim fait la grimace. Le trio de ménagères a pris un air embarrassé.
La femme au foulard croise les bras sur sa poitrine pour dire :
— Eh bien, ma chère, vous avez vraiment merdé !
Je suis totalement choquée.
J'étais venue pour me réconcilier avec Jess et je me suis enfoncée de plus belle.
— Tenez, avec trois sucres, dit Jim en m'offrant une nouvelle tasse de thé.
Le trio s'est assis pour boire du thé et manger un gâteau que Jim a apporté. J'ai l'impression qu'on attend de moi un nouveau numéro, aussi divertissant que le précédent.
— Je ne suis pas salope et faux jeton. En fait, je suis très gentille ! J'étais venue pour arranger les choses ! Je sais qu'on ne s'entend pas bien. Mais je voulais qu'elle soit mon maître. Qu'elle m'aide à sauver mon mariage...
L'assistance semble retenir son souffle.
—Elle a aussi des problèmes conjugaux ? demande la femme au foulard.
Oh, mon Dieu ! soupire-t-elle avec des petits claquements de langue.
—Elle en a des malheurs ! intervient la femme aux cheveux gris. Son mari est parti avec une autre ?
Jim me jette un coup d'œil puis se penche vers ses clientes et leur murmure :
—D'après ce qu'elle m'a raconté, il serait parti pour Chypre avec un homme du nom de Nathan.
—Oh ! fait la femme aux cheveux gris, oh, je vois !
—Becky, qu'allez-vous faire ? demande Kelly en se mordant la lèvre.
Rentre chez toi, me suggère une petite voix. Laisse tomber.
Mais je suis hantée par le visage pâle de Jess. Je sais trop ce que c'est que d'être calomniée. J'ai connu des tas de garces, à une époque. La pire, c'était Alicia - un vrai chameau aux longues jambes - la plus cruelle et la plus méprisante fille du monde.
Il m'est insupportable que ma sœur pense que je suis comme ça.
—Je veux présenter mes excuses à Jess. Je sais qu'on ne sera jamais proches. Mais je ne peux rentrer chez moi en la laissant croire que je suis une garce. Est-ce que vous savez où je peux trouver une chambre ?
—Edie a une maison d'hôtes, répond Jim en désignant la femme au foulard. Tu as une chambre libre ?
Edie fouille dans un énorme cabas et en sort un carnet
—Vous avez de la chance ! Il me reste une chambre de grand luxe.
—Edie s'occupera bien de vous.
Jim est si prévenant que j'en ai les larmes aux yeux.
— Puis-je la louer pour la nuit, s'il vous plaît ? dis-je en me séchant les yeux.
J'avale encore une gorgée de thé et remarque soudain la tasse. Elle est en faïence bleue, avec SCULLY peint en blanc dessus.
—C'est très joli. Vous les vendez, ces tasses ? Jim me regarde en souriant.
—Vous les trouverez dans le fond.
— Puis-je en avoir deux ? Enfin quatre ? Et je veux vous dire. . un grand merci. Vous avez tous été si gentils.
La maison d'hôtes donne sur la pelouse centrale du village. Jim porte mes valises, et moi mon carton à chapeau et un sac en papier bourré de souvenirs.
Edie ferme la marche en m'énonçant les règles que je dois suivre : Pas de visite après vingt-trois heures... pas plus de trois invités à la fois dans la chambre... interdiction d'utiliser des aérosols... paiement d'avance seulement par chèque ou en espèces... Voilà, merci bien, conclut-elle en arrivant devant une porte éclairée.
—Vous vous débrouillerez, à partir de maintenant ? demande Jim en posant mes valises.
—Oui, merci mille fois.
Je lui suis tellement reconnaissante que je voudrais l'embrasser. Mais bon, je n'ose pas. Je me contente de le regarder s'éloigner.
—Merci bien, répète Edie en tendant la main.
—Oh ! Bien sûr.
Je farfouille dans mon sac et frôle mon portable. Par réflexe, je l'ouvre et consulte l'écran. Mais je n'ai pas de réseau.
— Vous pouvez vous servir du téléphone payant dans l'entrée. Il y a une petite cabine pour être tranquille.
Y a-t-il quelqu'un que j'aie envie d'appeler ?
J'ai un petit coup au cœur en songeant à Luke : il est à Chypre, toujours aussi furieux après moi. Les parents sont immergés dans leur croisière psy. Suze doit être en pique-nique dans un endroit inondé de soleil avec Lulu et leurs enfants en salopette.
— Non, ça ira ! Je n'ai personne à appeler. Franchement... personne ne remarquera mon absence.
5 juin 03 16.54
De : Suze
À : Becky
Bex. Désolée de t'avoir manquée. Pourquoi tu réponds pas ? Pique-nique, un désastre. On a été piqués par des guêpes. Tu me manques. Je vais venir à Londres. Appelle.
Suze XXX
6 juin 03 11.02
De : Suze
À : Becky
Bex. Où es-tu ? ???????????
Suze XXXXXX
18
Je n'ai pas bien dormi.
Ai-je vraiment dormi ? J'ai l'impression d'avoir passé la nuit à contempler le plafond insonorisé de ma chambre, tout en ressassant les mêmes pensées.
Sauf que j'ai dû m'endormir, car en me réveillant ce matin je me souviens d'un rêve où j'étais Alicia la garce-aux-longues-jambes. Je portais un ensemble rose et je riais avec un affreux rictus, et Jess était toute pâlotte et défaite. En fait, je crois qu'elle me ressemblait un peu.
Y penser me donne un haut-le-cœur. Il faut que je remédie à la situation.
Je n'ai pas faim, mais Edie a préparé un copieux petit déjeuner et elle ne veut rien entendre quand je lui dis que je me contenterai d'un toast. Je grignote donc un peu de bacon et des œufs et fais semblant d'attaquer le boudin noir - puis j'avale une dernière gorgée de café et pars à la recherche de Jess.
En montant la côte qui mène à sa maison, j'ai le soleil dans les yeux. Un vent frais souffle dans mes cheveux. C'est une journée idéale pour une réconciliation. Pour repartir de zéro.
Je sonne et j'attends, le cœur battant.
Pas de réponse.
Oh, j'en ai marre des gens qui s'absentent quand j'ai envie d'avoir une conversation sentimentale avec eux. Je regarde à travers les fenêtres, au cas où elle se cacherait. Peut-être que je devrais lancer des cailloux contre les vitres ?
Hum, et si j'en cassais une ? Jess aurait toutes les raisons de me haïr.
Je sonne encore plusieurs fois, puis renonce. Je redescends le chemin et décide d'attendre. Après tout, je n'ai rien d'autre à faire. Je m'assieds sur un muret et m'installe confortablement. Voilà. Je vais patienter jusqu'à ce qu'elle rentre chez elle et je l'accosterai en lui débitant des excuses.
Au bout d'un moment, le muret devient inconfortable et j'essaie de trouver une position plus adéquate. Je consulte ma montre, vérifie qu'elle fait tic tac. Une vieille dame qui promène son chien passe sur le trot oir d'en face.
Je regarde à nouveau ma montre. Cinq minutes se sont écoulées.
C'est fou ce que je me barbe !
Comment font-ils, les voyeurs ? Ils doivent s'embêter à mourir.
Je me lève pour me détendre les jambes et monte jusqu'à la maison de Jess. Je sonne, juste pour m'assu-rer encore qu'il n'y a personne, et retourne me percher sur mon muret. À ce moment précis, un policier s'approche de moi. Qu'est-ce qu'il fiche dans la rue ? Je croyais que tous les flics faisaient de la paperasserie à leur bureau ou des rondes en voiture.
Je n'ai pas la conscience tranquille. Pourtant je ne fais rien de mal, si ?
Poireauter n'est pas un crime, que je sache.
Après tout, c'est peut-être interdit. Mais ça ne fait que cinq minutes, ça ne peut pas compter... Et d'abord comment sait-il que je surveille la maison
? Je peux, aussi attendre là juste pour m'amuser !
—Ça va ? me questionne-t-il en s'approchant.
—Oui, merci.
11 me regarde en silence.
—Il y a un problème ?
—Pouvez-vous circuler, mademoiselle ? Vous n'êtes pas sur un banc public.
Il ne m'en faut pas plus pour exploser :
—Pour quelle raison ? Qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans ce pays ? Au moindre écart, on est persecuté ! Pourquoi être assise sur ce muret me vaut-il d'être importunée ?
—C'est mon mur, et là c'est ma maison !
—Ah bon ! dis-je en rougissant et en bondissant sur mes pieds. Euh...
j'allais partir. Merci ! Quel joli mur !
Bon. Terminée, ma séance d'espionnite ! Je reviendrai plus tard.
Je redescends vers la pelouse du village et bifurque, sans y prêter attention, vers le magasin de Jim. Quand j'entre, Kelly est à la caisse, plongée dans Elle, et Jim dispose des pommes sur l'étalage.
—Je suis allée chez Jess, dis-je tristement, mais elle n'était pas là. Il faut que j'attende qu'elle revienne.
—Vous voulez que je vous lise votre horoscope ? demande Kelly. Peut-
être qu'on y parle de sœurs.
—Hé ! miss, intervient Jim, ou tu révises tes examens, ou tu t'occupes du salon de thé.
—Je révise !
Elle me fait une grimace, repose son magazine et prend un livre intitulé Algèbre élémentaire.
Ah, l'algèbre ! J'avais oublié que ça existait. Heureusement que je n'ai plus treize ans.
Je suis en manque de sucre. Au rayon des biscuits, je me sers en gâteaux au chocolat et à l'orange. Puis je m'approche du rayon papeterie : on a toujours besoin de fournitures, non ? Je choisis un paquet de punaises en forme de mouton, qui me seront utiles un jour. Et, pendant que j'y suis, je prends également l'agrafeuse assortie, et des chemises de couleur.
— Tout va bien ? demande Jim en me voyant les mains pleines.
J'apporte mes trésors à la caisse, où Kelly les enregistre.
—Vous désirez une tasse de thé ?
—Non, merci, je ne veux pas être dans vos pattes.
—Vous plaisantez ? Il n'y aura personne avant quatre heures, quand le pain va arriver. Et vous pouvez m'aider à réviser mon français.
— Dans ce cas, si je peux me rendre utile....
Trois heures plus tard, je n'ai toujours pas bougé.
J'ai avalé trois tasses dé thé, un demi-paquet de biscuits au chocolat et une pomme. J'ai fait provision de plusieurs cadeaux pour des amis à Londres : des chopes à bière décoratives et des sets de table - ce qui est toujours utile.
De plus, j'ai aidé Kelly. Sauf que nous sommes passées de l'algèbre au vocabulaire français, puis finalement aux fringues qu'elle va porter à la soirée de son école. On a feuilleté tous les magazines, je lui ai maquillé chaque œil différemment pour lui montrer ce qu'on pouvait inventer. Son œil gauche est très dramatique, bordé d'ombre à paupières couleur fumée et rehaussé de faux cils que j'ai trouvés dans ma trousse. L'autre est argenté, très années 60, avec du mascara blanc.
—Surtout, que ta mère ne te voie pas comme ça, répète Jim chaque fois qu'il passe devant Kelly.
—Si seulement j'avais mon postiche, dis-je en étudiant le visage de la gamine, je t'aurais fait une superbe queue-de-cheval. J'ai un look extra !
s'exclame Kelly en se regardant dans une glace.
—Tu as des pommettes bien dessinées, dis-je en lui appliquant de la poudre nacrée,
—C'est tellement amusant ! Oh, Becky, vous devriez vivre ici. On pourrait faire ça tous les jours.
Son enthousiasme m'émeut.
— Tu sais... je reviendrai de temps en temps. Si les choses s'arrangent avec Jess.
Mais rien que de penser à ma sœur j'en ai les boyaux qui se tordent.
Plus le temps passe et plus l'idée de la revoir me rend nerveuse.
—J'aurais bien aimé faire ces trucs de maquillage avec Jess, mais ça ne l'intéressait pas.
—Quelle idiote !
—Ne dis pas ça. Elle aime d'autres choses.
—Elle a un fichu caractère, dit Jim. Difficile de croire que vous êtes sœurs. C'est peut-être dû à la manière dont vous avez été élevées. Pour Jess, ça a été à la dure.
—Vous connaissez donc sa famille ?
—Ouais. Pas bien, mais un peu. Je suis en affaires avec son père. Il est le propriétaire de Bertram Foods. Il habite Nailbury, à sept kilomètres d'ici.
Soudain, je brûle de curiosité. Jess ne m'a pas dit un mot sur sa famille.
Mes parents non plus.
—Alors... elle est comment... je veux dire, sa famille ?
—Je le répète, ça n'a pas été de tout repos pour Jess. Sa mère est morte quand elle avait quinze ans. Et c'est un âge délicat pour une fille.
—Je ne savais pas ! s'exclame Kelly, les yeux ronds.
Jim, les coudes sur le comptoir, continue :
— Son père est... un type bien. Honnête. Qui a
très bien réussi. Il est parti de rien, et grâce à son travail il a fait de Bertram Foods une grosse boîte. Mais on ne peut pas dire qu'il soit...
chaleureux. Il a été aussi dur avec Jess qu'avec ses frères. Il voulait qu'ils se débrouillent tout seuls. Je me souviens de Jess quand elle a commencé à aller au lycée, à Carlisle. Une excellente école.
—Moi, j'ai essayé d'y entrer, mais je n'étais pas assez bonne, s'exclame Kelly en faisant une grimace.
—Jess est intelligente, c'est certain, poursuit Jim en hochant la tête. Pour aller en classe, elle devait changer trois fois de bus. Je la croisais le matin en venant ici en voiture et je m'en souviendrai toute ma vie. La brume matinale, la route déserte, et Jess attendant le car avec son gros cartable.
Elle n'était pas la fille costaud qu'elle est devenue. À l'époque, c'était une petite maigrichonne.
Il se tait, mais je ne sais pas quoi dire. Je me rappelle que mes parents m'emmenaient tous les jours à l'école en voiture. Pourtant, ce n'était pas loin.
—Si Bertram Foods est à eux, ils doivent être riches, lance Kelly en fouillant dans ma trousse de maquillage. On leur achète des tartes surgelées et des glaces. Ils ont un énorme choix !
—C'est vrai qu'ils ne sont pas à plaindre, explique Jim. Mais ils ont toujours été près de leurs sous. Bill Bertram s'en vantait. Ses enfants devaient travailler pour gagner leur argent de poche. Et s'ils n'avaient pas de quoi s'offrir une sortie avec leur école... eh bien, ils n'y allaient pas.
Simple comme bonjour.
—Incroyable ! Tout le monde sait que c'est aux parents de payer ce genre de sorties !
—Pas les Bertram. Ils voulaient leur apprendre la valeur de l'argent. Il paraît qu'une année un des fils Bertram a été le seul élève à ne pas assister à un spectacle de pantomime. Il n'avait pas assez d'argent, et sonpère a refusé de lui avancer le prix du billet. J'ignore si l'histoire est vraie, mais ça ne me surprendrait pas. Il lance un coup d'œil appuyé à Kelly.
—Tu es née sous une bonne étoile, mademoiselle. Tu as la vie facile !
—Mais je fais le ménage, réplique Kelly. Et j'aide à la boutique, non ?
Elle prend un chewing-gum et se tourne vers moi :
— Et maintenant, Becky, à mon tour de vous maquiller.
Vous avez du blush ?
— Euh... je crois, fais-je, distraite. Quelque part.
Je suis en train de m'imaginer Jess attendant son car, toute pâlotte et maigrichonne.
Jim finit de vider un carton de sachets de soupe et me dévisage.
—Ne vous en faites pas ! Vous allez vous réconcilier avec Jess.
—Peut-être, dis-je en essayant de sourire.
—Vous êtes sœurs. Vous faites partie de la même famille. Tout finit toujours par s'arranger.
Il jette un coup d'œil par la vitrine.
— Ah, les voilà qui s'amènent.
Dehors, deux femmes font le pied de grue. L'une d'elles louche vers le pain et se met à discuter avec l'autre ménagère.
—Personne n'achète donc le pain au prix fort ?
—Personne, ici. Sauf les touristes, mais il y en a peu. Quelques alpinistes qui veulent escalader le mont Scully - et ils ne consomment pas beaucoup de pain. Sauf en cas d'urgence.
—Que voulez-vous dire ?
—Quand ces connards se perdent. Mais bon, tant pis, je considère maintenant le pain comme un produit d'appel.
—Pourtant c'est tellement bon quand c'est frais et croustillant, dis-je en contemplant la rangée de pains ronds.
Soudain, j'ai pitié d'eux, comme s'ils faisaient tapisserie.
—Je vais en acheter. Au prix fort.
—Mais je vais réduire le prix, objecte Jim.
—Qu'importe ! Je prends deux pains de mie et un pain complet.
—Qu'est-ce que vous allez en faire ? demande Kelly.
—Je n'en sais rien. Des toasts.
Je tends de la monnaie à la gamine et elle fourre les pains dans un sac en ricanant.
—Jess a raison, vous êtes dingue ! Vous voulez que je vous maquille les yeux, maintenant ?
—Attention, les clientes vont arriver, nous prévient Jim. Je vais accrocher l'écriteau dans la vitrine.
—Je lui ferai seulement un œil, s'empresse de dire Kelly en prenant la palette d'ombres à paupières. Et quand elles seront parties, je ferai l'autre. Fermez les yeux, Becky.
J'obéis. Le chatouillement du petit pinceau me plaît. J'ai toujours adoré qu'on me maquille.
— Bien, je vais maintenant appliquer l'eye-liner. Ne bougez pas.
— L'écriteau est en place, annonce Jim.
J'entends le bruit familier de la sonnette, suivi de l'agitation des ménagères pénétrant dans le magasin.
—N'ouvrez pas encore les yeux, dit Kelly un peu affolée, je ne sais pas si c'est bien...
—Laisse-moi voir !
Je saisis mon miroir de poche : mon œil droit a été badigeonné d'ombre à paupières écarlate et souligné d'un trait d'eye-liner mal assuré. On dirait que je suis atteinte d'une horrible maladie !
—Kelly !
—J'ai vu ça dans Elle ! Regardez ce mannequin sur le podium, il est tout en rose et rouge.
—J'ai l'air d'un monstre ! J'éclate de rire. Je n'ai jamais été aussi hideuse de ma vie. Je regarde autour de moi pour observer la réaction des clientes et mon rire s'éteint.
Jess vient d'entrer.
Quand nos regards se croisent, j'ai un coup à l'estomac. Elle est froide et agressive, sans rien d'une pauvre maigrichonne de douze ans. Nous nous observons en silence, puis elle pose un regard méprisant sur les magazines, ma trousse de maquillage et mes crèmes et onguents étalés sur le comptoir. Enfin, sans un mot, elle fait demi-tour et se met à fouiller dans un panier rempli de boîtes de conserve à prix réduit.
Dans la boutique, c'est maintenant le silence. J'ai l'impression que tout le monde est au courant de ce qui s'est passé entre nous.
Je dois parler, malgré la terreur qui s'est emparée de moi.
Je jette un coup d'œil à Jim : il me fait un petit signe encourageant.
— Euh... Jess, je suis venue te voir ce matin. Je voulais t'expliquer...
—11 n'y a rien à expliquer... Elle soupèse des boîtes sans même lever la tête vers moi.
—... je ne sais même pas ce que tu fous encore ici.
—Elle me fait une nouvelle tête, intervient Kelly pour prendre ma défense.
Je lui souris pour la remercier, mais j'ai toujours les yeux fixés sur Jess.
—Je suis restée pour te parler. Pour... te présenter mes excuses. Puis-je t'emmener dîner quelque part ce soir ?
—Je ne suis pas assez bien habillée pour sortir avec toi.
Le visage de Jess est toujours aussi hostile, mais je devine qu'elle souffre intérieurement.
—Jess...
—Et de toute façon je suis occupée.
Elle flanque trois boîtes sur le comptoir, dont une sans étiquette, mais soldée à dix pence.
—Tu sais ce qu'il y a dedans, Jim ?
—Un cocktail de fruits ou... des carottes.
—Bon, je la prends.
Elle pose quelques pièces près de la caisse et sort de sa poche un sac en plastique.
—Alors un autre soir, dis-je avec l'énergie du désespoir. Ou pour déjeuner...
—Becky, fous-moi la paix !
Elle s'en va et je reste assise, le visage en feu, comme si elle m'avait giflée.
Peu à peu, les clientes s'agitent à nouveau, la boutique retrouve son brouhaha habituel. On me regarde comme une bête curieuse, mais je n'en tiens pas compte.
—Ça va, Becky ? demande Kelly en me prenant doucement le bras.
—J'ai encore merdé. Tu l'as vue.
—Elle a toujours eu un caractère de cochon, fait Jim. Même quand elle était jeune. Elle est sa pire ennemie. Dure avec elle-même, intraitable avec les autres. Elle pourrait prendre exemple sur vous, c'est sûr !
—Ne vous en faites donc pas ! reprend Kelly. Vous n'avez rien à faire avec elle ! Oubliez-la ! Faites comme si elle n'existait pas !
—Pas si simple ! rétorque Jim. Pas avec un membre de la famille. On ne peut retirer l'échelle aussi facilement.
—Je ne sais pas, dis-je en haussant les épaules, c'est peut-être possible.
Après tout, on ne s'est pas vues pendant vingt-sept ans...
—Et vous voudriez que ça dure encore autant ? demande Jim d'un air soudain sévère. Vous voilà toutesles deux. Ni l'une ni l'autre n'a de sœur.
Vous pourriez devenir de bonnes amies.
—Ce n'est pas de ma faute... me défends-je, puis je me tais en songeant à mon petit discours de la veille. Enfin, ce n'est pas entièrement de ma faute...
—Je n'ai pas dit ça, souligne Jim après s'être occupé de deux clientes.
J'ai une idée. Je sais ce que Jess fait ce soir. En fait, j'y serai aussi.
—Ah bon ?
—Oui, il y a une réunion locale de protestation. Tout le monde y sera.
Ses yeux pétillent de malice.
— Pourquoi ne viendriez-vous pas ?
FAX adressé à :
M. Luke Brandon
Aphrodite Temple Hôtel
Chypre
De:
Susan Cleath-Stuart
Le 6 juin 2003
URGENT - AU SECOURS !
Luke,
Becky n'est pas chez elle. Personne ne l'a vue nulle part. Je n'arrive pas à la joindre au téléphone.
Je commence à me faire du souci.
Suze
19
Bon. Voici l'occasion rêvée d'impressionner Jess. De lui montrer que je ne suis pas aussi superficielle et gâtée qu'elle le croit. Mais il ne faut pas que je déconne.
L'essentiel, pour commencer, c'est de choisir une tenue. Je passe en revue les vêtements étalés sur mon lit. Quelle est la tenue la plus adéquate pour une réunion de protestation écologique ? J'élimine mon pantalon en cuir...
un top brillant... Je remarque soudain un pantalon de combat que je sors de la pile.
Parfait. Dommage qu'il soit rose, mais je ne peux rien y faire. Ah... oui.
Je vais lui assortir un tee-shirt avec un slogan. Génial !
Je sélectionne un tee-shirt où est écrit CHAUDE, qui va très bien avec le bas. Ce n'est pas un mot très révolutionnaire, mais tant pis. Après réflexion, je prends un stylo rouge et ajoute : INTERDIT.
INTERDIT CHAUDE ne veut rien dire en soi, mais c'est le principe qui compte. De plus, je ne vais pas me maquiller beaucoup : juste un trait d'eye-liner, un peu de mascara et de brillant à lèvres.
Je m'habille et me fais des tresses. Un coup d'ceil dans la glace. Becky, tu as tout de la vraie militante ! Juste pour voir, je lève le poing.
— Travailleurs du monde, unissez-vous !
Il n'y a pas à dire, je suis douée. Bon. Allons-y !
La réunion a lieu dans la salle commune du village. Il y a des pancartes partout avec des slogans NE GACHEZ PAS LA CAMPAGNE. La salle grouille de monde. Je me dirige vers une table couverte de tasses et de petits gâteaux.
—Un café, ma petite ? demande un bonhomme âgé habillé dans un style sport chic.
—Merci, mon frère. Absolument !
Je lui fais un salut militaire en criant : « Vive la grève ! » En voyant la tête surprise du type, je me souviens qu'ils ne sont pas en grève. J'ai confondu avec Billy Elliot.
Après tout, c'est la même chose, non ? C'est une question de solidarité et de combat pour la bonne cause. J'avance jusqu'au centre de la salle, ma tasse à la main. Là, je repère un jeune rouquin aux cheveux en brosse qui porte une veste en jean couverte de badges.
—Sois la bienvenue ! dit-il en se détachant du groupe. Je m'appelle Robin. Je ne pense pas t'avoir déjà vue.
—Je m'appelle Becky. En fait, je ne suis qu'une touriste. Mais Jim a dit que je pouvais venir...
—Bien sûr, fait-il en me serrant la main de toutes ses forces. Tout le monde est le bienvenu. Qu'importe que tu sois une touriste ou une résidente... les problèmes sont les mêmes. La prise de conscience, voilà l'essentiel.
—Absolument !
Je remarque qu'il a à la main un paquet de brochures.
—Je pourrais en emporter et les distribuer à Londres, si tu veux. Pour faire passer le mot.
—Ce serait formidable ! sourit Robin. C'est le genre d'attitude ultrapositive que nous recherchons. Quel est ton domaine de prédilection dans les problèmes d'environnement ? Merde ! Réfléchissons !
—Euh... (Je bois un peu de café pour gagner du temps.) Des tas de choses, vraiment. Les arbres... et... les porcs-épics...
—Les porcs-épics ?
Misère ! Ça m'est venu à l'esprit parce que je trouve qu'il est coiffé comme un hérisson.
—Quand ils se font écraser par des voitures, c'est un vrai danger pour la société.
—Tu dois avoir raison, fait Robin pensif. Alors tu milites surtout pour la défense des porcs-épics ?
La ferme ! Becky, change de sujet.
—Oui ! C'est exact. Mon groupe s'appelle La Pique.
—Quel nom magnifique !
—Oui, ça veut dire Protection, Internationale... euh... Quelle idiote d'avoir choisi un nom avec un q.
—Qui-vive ...
Ouf, je m'interromps. Jim s'approche, flanqué d'une femme mince et sèche vêtue d'un jean et d'une blouse à carreaux. Ce doit être sa femme.
—Salut, Jim, s'exclame Robin. Heureux que tu sois venu !
—Salut, Jim ! (Je me tourne vers la femme :) Vous devez être Elizabeth.
—Et vous la célèbre Becky ! (Elle me serre la main.) Kelly n'arrête pas de parler de vous.
—Elle est vraiment adorable. Nous nous sommes tellement amusées à nous maquiller... Je m'aperçois soudain que Jim me fait les gros yeux... et nous avons révisé ses matières. Beaucoup d'algèbre et de français.
—Jess est là ? demande Jim en inspectant la salle.
—Je ne sais pas. Je ne l'ai pas repérée.
—Quel dommage, soupire Elizabeth. Jim m'a tout raconté. Deux sœurs qui ne se parlent pas. Et vous êtes si jeunes ! Vous avez toute la vie pour être amies. Quelle bénédiction que d'avoir une sœur !
— Elles deviendront bien amies un jour, fait Jim.
Ah ! La voilà !
Je pivote sur moi-même et, en effet, Jess s'avance vers nous, estomaquée de me voir :
—Qu'est-ce qu'elle fait ici ?
—Elle vient de rejoindre notre groupe, explique Robin. Je te présente Becky.
—Salut, Jess ! Je vais m'occuper d'environnement !
—Becky s'intéresse tout particulièrement aux porcs-épics, précise Robin.
—Quoi ?
Elle jette un coup d'œil à Robin avant de faire non de la tête.
—Je suis contre. Elle ne fait pas partie de notre association et elle n'assistera pas à la réunion. Elle doit partir. Tout de suite !
—Vous vous connaissez ? s'étonne Robin tandis que Jess détourne la tête.
—Nous sommes sœurs, dis-je.
—Mais elles ne s'entendent pas, murmure Jim.
—Voyons, Jess, intervient Robin, tu connais l'éthique de notre association : nous laissons de côté nos désaccords personnels. Tout le monde est bienvenu. Becky s'est déjà portée volontaire pour travailler sur le terrain, ajoute-t-il en me souriant.
—Tu ne sais pas ce dont elle est capable ! s'exclame Jess en se prenant la tête à deux mains.
—Allez, viens Becky, dit Robin, je vais te trouver une place.
Petit à petit, les conversations cessent. Tout le monde prend place sur des chaises disposées en fer à cheval. Sur ma rangée, je repère Edie, puis la femme aux cheveux gris, qui apparemment s'appelle Lorna, et plusieurs autres clientes de Jim.
— Bienvenue à tous, dit Robin en s'avançant au milieu des chaises. Avant de commencer, j'ai plusieurs annonces à faire. Demain, comme vous le savez, aura lieu la course d'endurance du Scully Pike, une course sponsorisée. Qui désire y participer ?
Une demi-douzaine de mains se lèvent, dont celle de Jess. Je suis tentée de l'imiter, mais le mot « endurance » me retient. Et le mot « course »
aussi.
— Parfait, se réjouit Robin. Que les participants n'oublient pas leur équipement. La météo s'annonce mauvaise : brouillard et sans doute pluie.
On entend quelques exclamations désabusées, et autant de rires.
— Un comité d'accueil vous attendra à l'arrivée avec des boissons chaudes. Bonne chance à tous. Et maintenant, j'aimerais vous présenter un nouveau membre :Becky, qui s'intéresse tout particulièrement aux porcs-
épics et...
Il me cherche des yeux.
— ... à d'autres petites créatures en danger ou seulement aux porcs-
épics ?
Je sens le regard assassin de Jess dans mon dos.
—Euh... surtout aux porcs-épics.
—Bien, au nom de notre association, je souhaite la bienvenue à Becky.
Passons maintenant à l'ordre du jour.
Il sort d'un cartable une liasse de papiers.
— Le futur centre commercial de Piper's Hill.
Il se tait pour laisser à l'assistance le temps de réagir.
— Le conseil municipal pratique la politique de l'autruche. Cependant (Robin feuillette ses papiers), je suis parvenu par des moyens peu catholiques à obtenir une copie du projet.
Il tend des documents à un homme assis au bout d'une rangée, qui commence à les passer à ses voisins.
— Nos objections sont nombreuses, reprend Robin.
Si vous voulez étudier ces papiers...
Silence dans la salle. Je m'intéresse sagement au projet et aux dessins. En regardant autour de moi, je vois que l'assistance est à la fois furieuse et déçue, ce qui, dans le fond, ne me surprend pas.
— Bien ! fait Robin en me fixant droit dans les yeux. Becky, écoutons tes commentaires. En tant que personne de l'extérieur, quelle est ta première réaction ?
Tout le monde me regarde et je me sens rougir.
—Euh... je dirais que de nombreux problèmes vont surgir.
—Exactement, approuve Robin. Ce qui enfonce notre clou. Les problèmes sont évidents, même pour quelqu'un qui ne connaît pas la région. Continue, Becky.
—Eh bien, dis-je en regardant à nouveau le projet, les heures d'ouverture doivent changer. Le centre devrait être ouvert jusqu'à vingt-deux heures tous les soirs. N'oublions pas que les gens sont obligés de travailler, dans la journée ! Ils ne devraient pas avoir à se dépêcher pour faire leurs courses.
Autour de moi, les gens ne disent pas un mot : ils sont totalement ébahis.
Us ne devaient pas s'attendre à ce que je découvre le pot aux roses aussi rapidement. Encouragée par leur attitude, je consulte la liste des commerçants.
— Et ces boutiques sont trop moches. Vous devriez avoir Space NK...
Joseph... et bien sûr LK Bennett !
On entendrait une mouche voler. Jess a enfoui sa tête dans ses mains.
Robin est comme foudroyé, mais il s'efforce de sourire.
—Becky... il y a une légère erreur. Nous ne protestons pas contre la gestion du centre, mais contre son existence même.
—Pardon ?
—On ne veut pas qu'ils construisent ce centre commercial, intervient Jess en détachant chaque mot. C'est
le but de notre protestation, ajoute-t-elle, sarcastique. Ils projettent de détruire un site naturel d'une grande beauté. Ce que nous contestons.
— Oh, fais-je, rouge comme un coq, je vois. Abso lument. La beauté naturelle. J'allais justement y venir.
Je feuillette rapidement les documents à la recherche d'une façon de me racheter.
— Ce sera sans doute une zone dangereuse pour les porcs-épics. J'ai remarqué qu'il y avait plusieurs passages à risques. Ou PPR, comme nous les appelons.
Exaspérée, Jess lève les yeux au ciel. Je devrais la boucler.
— Excellente remarque, dit Robin. Y a-t-il d'autres observations ?
Tandis qu'un homme aux cheveux blancs parle de la profanation du paysage, je m'enfonce dans mon siège, le cœur battant. Bon. À partir de maintenant, je me la ferme.
Heureusement que je n'ai pas dit un mot sur ce qui me paraissait le plus important : la petite taille du centre commercial.
—Je m'inquiète pour l'économie locale, proclame une femme bien habillée. Les centres commerciaux construits dans la périphérie ruinent la vie rurale. Si on construit celui-ci, c'est la fin des magasins du village.
—Ce serait un crime ! s'indigne Lorna. Le commerce local est le noyau de la communauté. Il doit être encouragé.
De plus en plus de voix s'élèvent. Toutes les clientes de Jim sont d'accord avec les intervenants.
—Comment Jim pourrait-il concurrencer une grande chaîne ?
—Il faut qu'on maintienne en vie les boutiques locales !
—C'est la faute du gouvernement...
Bon, je sais, je m'étais promis de me taire mais je ne peux pas résister. Et me voilà qui lève la main.
— Désolée, mais si vous voulez que la boutique du village survive, qui vous empêche d'acheter le pain à son vrai prix ?
Jess me fusille du regard.
—C'est vraiment typique de toi. À tes yeux, tout revient à dépenser de l'argent !
—Mais c'est tout le problème ! Dans un magasin, on dépense de l'argent !
Si tout le monde dépensait un peu plus, les affaires marcheraient mieux.
—Tout le monde n'est pas accro du shopping, d'accord ?
—C'est bien dommage, souligne Jim. Depuis l'arrivée de Becky, mon chiffre d'affaires a triplé.
Jess me fait la gueule. Mon Dieu ! Elle est en pétard. Je l'ai vraiment contrariée.
— C'était juste une idée... Peu importe !
Je me tasse sur mon siège, essayant de me faire oublier.
Pendant que la discussion générale reprend, j'examine les documents du centre. Ah ! J'avais raison. Les boutiques prévues sont tartes. Pas une grande marque de sacs... pas un endroit pour se faire faire une manucure...
Je vois ce qui les chagrine. Quel intérêt de gâcher un beau paysage pour des magasins où personne n'ira ?
—... et, au comité, nous avons décidé d'une action immédiate et préventive, déclare Robin. Nous organiserons une manifestation dans une semaine. Nous avons besoin d'un maximum de soutien. Et d'un maximum de publicité.
—Ce sera difficile, objecte une femme, ça n'intéresse personne.
—Edgar va rédiger un article pour le journal de sa paroisse, déclare Robin en consultant ses notes. Et je sais que certains d'entre vous ont envoyé des lettres au conseil municipal... Parler me démange.
J'ouvre la bouche, mais en voyant le regard furibard de Jess je la boucle.
— Nous allons publier une brochure informative...
Pourtant je ne peux pas me taire. Impossible.
— Votre action doit être plus percutante ! dis-je en coupant Robin.
Du coup, tous les regards se tournent vers moi.
—Becky, ferme-la ! s'exclame Jess, excédée. On essaie de discuter sérieusement !
—Moi aussi ! lui réponds-je en rougissant, et je continue. Vous devriez monter une énorme campagne de marketing !
—Mais ça coûte cher, s'inquiète l'homme aux cheveux blancs.
—En affaires, si vous voulez gagner de l'argent, il faut être prêt à en dépenser. Idem ici. Si vous voulez obtenir des résultats, il faut mettre le paquet !
—Encore l'argent! crie Jess. Encore et toujours l'argent ! C'est ton obsession !
—Vous pourriez vous faire sponsoriser ! Il y a sûrement des commerces qui ne veulent pas de ce centre. Vous pourriez mettre une radio locale dans le coup... préparer un dossier de presse...
—Excuse-moi, ma petite, m'interrompt un type assis près de Jess, tu as la parole facile. Mais que sais-tu de tout ça ?
—Rien, en effet ! Mais j'étais journaliste. Je sais ce qu'est un communiqué de presse et une campagne de marketing. Et pendant deux ans j'ai travaillé à New York chez Barneys, le grand magasin. On organisait des soirées, des week-ends ou des soirées promotionnels... tenez, voilà une idée.
Je me tourne vers Jim et poursuis :
— Si vous voulez développer votre magasin, donnez une fête ! Faites quelque chose de positif ! Organisez
une foire commerciale. Ce serait amusant ! Vous auriez des remises spéciales, des cadeaux. . le tout lié à la manifestation...
— Ta gueule !
C'est Jess, blanche comme un linge, qui s'est levée.
—Becky, ta gueule ! Ferme-la, pour une fois ! La vie n'est pas qu'une fête ! Quel besoin as-tu de tout banaliser ? Les commerçants comme Jim ne sont pas intéressés par tes fêtes. Mais par des actions solides et longuement réfléchies.
—Je pourrais être intéressé par une fête, dit Jim si doucement que Jess fait semblant de ne pas l'entendre.
—Tu ne connais rien à l'environnement ! reprend-elle de plus belle. Rien à ces stupides porcs-épics ! Tu inventes tout au fur et à mesure. Fous le camp et fiche-nous la paix.
—Allons, Jess, calme-toi, intervient Robin. Becky ne cherche qu'à nous aider.
—On n'a pas besoin d'elle.
—Jess, dit Jim d'une voix calme, c'est ta sœur. Allons, sois un peu plus accueillante.
—Parce qu'elles sont sœurs ? s'étonne l'homme aux cheveux blancs.
Dans l'assistance, on a l'air de se poser la même question.
— Ce n'est pas ma sœur ! clame Jess en croisant ses bras sur sa poitrine.
Elle évite mon regard, ce que je trouve blessant.
— Je sais que tu refuses d'être ma sœur, dis-je en me levant pour l'affronter. Mais c'est un fait ! Et tu ne peux rien y changer. Nous avons le même sang ! Nous avons le même...
—Ah ouais, eh bien, je n'y crois pas, vu ? crie Jess. L'assistance semble effarée.
—Comment ? Je ne crois pas que nous soyons du même sang, fait Jess, un ton en dessous.
—Mais... on le sait bien ! Qu'est-ce que tu racontes, là ?
Jess soupire et regarde ses ongles. Quand elle relève la tête, ses traits sont détendus.
—Regarde-nous, Becky ! Nous n'avons rien en commun. Strictement rien.
Comment pourrait-on appartenir à la même famille ?
—Mais mon père est ton père !
—Mon Dieu ! Écoute, je ne voulais t'en parler que plus tard.
—Me parler de quoi ? fais-je le cœur battant.
—Bon. Voici ce dont il s'agit : à l'origine, on m'a attribué le nom de ton père. Mais ça ne rimait à rien. Hier soir, j'ai eu une longue discussion avec ma tante Florence. Elle m'a avoué que ma mère était un peu... volage.
Elle a pu connaître d'autres hommes. (Jess hésite.) En fait, elle a eu des aventures avec d'autres hommes, mais ma tante ne connaissait pas leur nom.
—Mais... tu as passé un test ! dis-je, éberluée. Un test ADN ! Qui prouve...
Je me tais en voyant Jess secouer la tête.
— Non. Nous n'avons jamais passé ce test. Nous en avions l'intention.
Mais je portais le nom de ton père, les dates coïncidaient... alors on a présumé... Mais on s'est trompés.
J'ai le tournis. Tout ça, c'était du vent ? Silence dans la salle. Personne ne respire. Jim me regarde avec sympathie. Je détourne vite les yeux.
— Ainsi... tout n'a été qu'une grossière erreur ?
Ma gorge se noue.
—Oui, une erreur, admet Jess. Mais écoute, Becky : si tu nous voyais pour la première fois, tu croirais qu'on est sœurs ?
—Je suppose que non !
Je suis à la fois perturbée et déçue. Pourtant une petite voix me dit que ce n'est pas une surprise. J'ai l'impression que depuis des semaines j'essaie de forcer les choses. En vain.
Jess n'est pas ma sœur. Nous ne sommes pas de la même chair ni du même sang. C'est juste... une fille.
En face de moi, il y a une fille que je connais à peine et qui ne m'aime pas.
Soudain, je n'ai plus rien à faire ici.
— Bien, je crois que je vais m'en aller. Au revoir tout le monde. Bonne chance avec votre manifestation.
Personne ne dit rien. Tous sont sous le choc. Tremblante, je prends mon sac et recule mon siège. En me dirigeant vers la sortie, je croise quelques regards com-préhensifs. Arrivée devant Jim, je m'arrête. Il semble aussi déçu que moi.
—Merci pour tout, Jim, dis-je en souriant.
—Au revoir, fait-il en me serrant la main chaleureusement. J'ai été ravi de vous connaître.
—Moi aussi. Dites au revoir de ma part à Kelly. Sur le seuil, je me retourne vers Jess.
—Adieu ! Je te souhaite une belle vie.
— Adieu, Becky ! J'espère que ça s'arrangera avec Luke.
Pour la première fois, une lueur de compassion brille dans ses yeux.
— Merci.
Je ne sais plus quoi dire. Je tourne les talons et sors dans la nuit.
20
Je me sens toute chose. Après tout ce qui s'est passé, je n'ai plus de sœur.
Assise depuis une heure sur mon lit dans la maison d'hôtes de Scully, je contemple les collines. Tout est terminé. J'en ai fini avec mon rêve d'avoir une âme sœur avec qui bavarder et rire et faire des courses et manger des chocolats à la menthe. C'était ridicule !
Jess n'aurait pas fait tout ça, évidemment.
Mais on aurait au moins pu papoter et apprendre à mieux se connaître.
On aurait échangé des secrets et des conseils.
Je pousse un profond soupir et ramène mes genoux contre ma poitrine.
Ce n'est pas dans Sœurs perdues de vue que ce serait arrivé.
Mais si, en fait, c'est arrivé ! Quand ces deux sœurs qui devaient subir une greffe du rein ont passé un test ADN et se sont aperçues qu'elles n'étaient pas sœurs. Mais comme leurs reins étaient compatibles, la greffe a eu lieu. À la fin, elles se déclarent sœurs de cœur. (Et de rein, je suppose.)
En tout cas, elles s'aimaient.
J'écrase une larme. Inutile de me morfondre. J'ai été enfant unique toute ma vie... et je le suis à nouveau.
J'ai eu une sœur pendant quelques semaines seulement. Je n'ai pas eu le temps de m'habituer. Ce n'est pas comme si on avait noué des liens profonds.
En fait... tout est bien qui finit bien. Qui aurait envie d'avoir Jess pour sœur ? Pas moi. En aucun cas. Et elle a raison. Nous n'avons rien en commun. On ne se comprend pas. On aurait dû s'en apercevoir dès le début.
Soudain, je me lève et commence à balancer mes affaires dans ma valise. Je vais dormir ici, mais dès demain matin je rentre à Londres.
Il est temps que je vive ma vie. Avec mon mari.
Du moins... si j'ai encore un mari.
À la pensée de Luke, mon estomac se serre. Est-il toujours en pétard contre moi ? Son séjour à Chypre est probablement un enfer et il doit me maudire à chaque instant. La seule idée de le revoir me fait frémir.
Allez, Becky, haut les cœurs ! Je fourre un pull dans ma valise. Et alors ? Même si mon mariage est branlant je n'ai pas besoin d'une sœur nulle pour m'aider. Je me débrouillerai toute seule. En achetant un livre. Il existe sûrement un guide intitulé Comment sauver un mariage vieux d'un an ?
J'empile tous les souvenirs que j'ai achetés chez Jim, m'assieds sur le couvercle de ma valise verte et réussis à la fermer. Voilà. Rideau !
On frappe à la porte.
— Oui?
Edie passe sa tête dans l'entrebâillement.
—Vous avez de la visite. En bas. J'ai une lueur d'espoir.
—Ah bon ? J'arrive !
— J'aimerais saisir cette occasion pour vous rappeler les règles de la maison : pas de visites après vingt et une heures. En cas de beuverie, j'appelle la police.
Je descends l'escalier quatre à quatre et fonce dans le petit salon.
— Salut !
Je stoppe net. Ce n'est pas Jess. Mais Robin et Jim, ainsi que deux autres personnes du comité. Us m'observent en silence.
— Salut, Becky ! lance enfin Robin. Comment ça va ?
Mon Dieu ! Une visite de charité. Us ont eu peur que je ne m'ouvre les veines. Je ne laisse pas Robin continuer.
— Vraiment, ne vous faites pas de souci pour moi. Merci mais je m'en sortirai. Je vais aller me coucher, prendre le train demain et...
continuer à vivre.
Silence.
—Ce n'est pas pour ça qu'on est venus, dit Robin en se passant la main dans les cheveux. Nous avons quelque chose à te demander.
—Ah bon ?
—Est-ce que tu pourrais nous aider pour la manifestation ?
Ses amis l'encouragent d'un hochement de tête.
—Vous aider ? Mais je n'y connais rien. Jess a raison. J'ai tout inventé. Les porcs-épics, c'est du chinois pour moi.
—C'est sans importance, me rassure Robin. Tu débordes d'idées et c'est l'essentiel. Tu avais raison. JJ faut qu'on mette le paquet. Et Jim aime l'idée d'une fête. Pas vrai, Jim ?
—Si je fais venir les clients avant quatre heures, ça ne peut pas être mauvais pour mon business, précise-t-il avec un sourire espiègle.
—Tu as de l'expérience, intervient l'homme aux cheveux blancs. Tu sais comment organiser ce genre d'événements. Pas nous.
—Après ton départ, on a voté. À la quasi-unanimité les membres ont décidé que tu pouvais faire partie du comité. Ils attendent que tu viennes donner tes conseils.
Us sont tellement gentils que j'en ai les larmes aux yeux.
—Je suis désolée, mais ce n'est pas possible. Il est inutile que je reste plus longtemps ici. Je dois rentrer à Londres.
—Pour quelle raison ? demande Jim.
—J'ai... j'ai des obligations.
—Quel genre d'obligations? Vous n'avez pas de travail. Votre mari est à l'étranger. Votre appartement est vide.
Voilà ce qui se passe si vous déballez votre histoire à des inconnus. Je me tais, fixe le tapis rose et pourpre d'Edie en essayant de rassembler mes esprits. Puis je relève la tête.
— Qu'est-ce que Jess en pense ?
Personne ne répond. Robin fuit mon regard. L'homme aux cheveux blancs fixe le plafond. Jim arbore la même expression chagrinée que pendant la réunion.
—Je parie qu'elle est la seule à avoir voté contre, hein ?
—Jess a ses certitudes..., commence Robin. Mais elle n'a pas à intervenir...
—Bien sûr que si ! C'est à cause d'elle que je suis ici ! Écoutez, je suis désolée, mais je ne peux pas venir avec vous. J'espère que votre manifestation se passera bien... mais je ne peux pas rester.
Robin se prépare à essayer de me convaincre. Je le regarde fixement.
—Impossible. Tu dois me comprendre.
—D'accord, admet-il. Mais ça valait la peine d'essayer. Allez, on s'en va ! ajoute-t-il à l'intention des autres.
On échange des adieux et des bonne chance, et ils quittent le petit salon. Quand ils claquent la porte d'entrée, je me retrouve seule, encore plus déprimée qu'avant.
Le lendemain le ciel est gris, couvert de gros nuages. Edie m'a préparé un copieux petit déjeuner à base de boudin noir, mais je ne peux avaler qu'une tasse de thé. Je lui paie en espèces ce que je lui dois et monte me préparer. Les sommets des collines que j'aperçois par la fenêtre se perdent dans le brouillard.
Il y a peu de chances que je revoie ces collines. Ça m'étonnerait que je revienne un jour ici.
Ce dont je me fous ! Je hais la campagne. Et pour commencer je n'ai jamais voulu venir.
Je fourre le reste de mes affaires dans ma valise rouge, puis décide de mettre mes mules turquoise à talons hauts avec des lanières en strass.
En enfilant une de ces chaussures, je sens une sorte de boule nichée au fond. Perplexe, je la retire. Il me faut un moment pour comprendre ce que c'est.
C'est la petite breloque en argent sur une chaîne Tiffany que je destinais à Jess. Elle est toujours dans son étui de feutrine turquoise.
J'ai l'impression que des siècles ont passé.
Je la regarde un moment, l'enfouis dans ma poche, prends mes valises et mon carton à chapeau et descends au rez-de-chaussée. En passant devant le téléphone, j'hésite à appeler Luke.
Mais pour quoi faire ? En plus, je n'ai pas son numéro à Chypre.
Pas d'Edie dans les parages. Je ferme la porte de la maison derrière moi et traverse la pelouse en traînant mes valises. Avant de prendre le train, je veux faire mes adieux à Jim.
Quand j'entre dans la boutique, il est en train d'étiqueter des boîtes de haricots.
— Alors, on est sur le départ ?
—Eh oui!
—Ne partez pas ! m'implore Kelly depuis le comptoir.
Elle planque un exemplaire de Cent coiffures dans le coup derrière son Shakespeare.
— Je suis obligée. Mais j'ai des produits Stila pour toi. Un cadeau d'adieu.
Sa joie fait plaisir à voir quand que je lui tends un échantillonnage de baumes pour les lèvres et d'ombres à paupières.
— J'ai un cadeau pour vous ! s'écrie-t-elle brusquement.
Elle retire de son poignet un bracelet en tissu et me le donne.
— Pour que vous ne m'oubliiez pas !
La simple vue de ce bracelet tissé me rend muette. 11 ressemble aux bracelets qu'on nous a donnés à Luke et à moi pendant la cérémonie de Masai Mara. Luke a enlevé le sien quand il est retourné dans le monde des affaires.
J'ai gardé le mien.
— C'est cool ! Je le porterai tout le temps.
Je le glisse à côté du mien et embrasse Kelly chaleureusement.
—J'aurais tant voulu que vous ne partiez pas. Vous reviendrez un jour
?
—Je ne crois pas. Mais si jamais tu viens à Londres, appelle-moi.
Promis ?
—Ouais, acquiesce-t-elle, aux anges. On ira chez Topshop ?
—Évidemment.
—Dois-je commencer à faire des économies ? demande Jim, ce qui nous fait pouffer de rire.
La sonnerie de la porte retentit et Edie fait son entrée, accompagnée de Loma et de la femme éléganteque j'ai vue la veille à la réunion.
Elles ont l'air sur leur quant-à-soi.
—Edie ! s'exclame Jim en regardant sa montre, que puis-je faire pour toi ?
—Bonjour, Jim. J'aimerais du pain. Un seigle et une boule.
—Du pain ? répète Jim, ahuri. Mais il est dix heures du matin !
—Je sais l'heure qu'il est, merci, rétorque sèchement Edie.
—Mais il est au prix fort !
—J'aimerais mon pain, si ça n'est pas trop te demander.
—Bien sûr que non !
Il prend les pains sur l'étagère et les enveloppe.
— Ça fera une livre quatre-vingt-seize.
On n'entend plus que le souffle court d'Edie, qui fouille dans son sac.
— Voici deux livres ! Merci beaucoup !
Incroyable mais vrai : les deux autres femmes achètent trois pains et se partagent un sac de petits pains au lait. Au dernier moment, Lorna choisit deux petites miches.
Dès qu'elles sont parties, Jim se pose sur un tabouret.
—Incroyable, non ? C'est votre œuvre, Becky.
—Mais non ! (Je me défends en rougissant un peu.) Elles devaient simplement avoir besoin de pain.
—C'est vous ! reprend Kelly. Je sais ce que vous avez dit ! Maman m'a raconté ce qui s'est passé à la réunion. Elle m'a dit que vous aviez l'air sympa, même si vous étiez un peu...
—Kelly ! intervient Jim, très vite, prépare donc une tasse de thé pour Becky,
—Non, merci, je dois partir.
J'hésite puis je fouille dans ma poche. J'en sors le petit sac bleu Tiffany.
—Jim, puis-je vous demander un service ? J'aimerais que vous remettiez ça à Jess. C'est un cadeau que je lui ai acheté il y a longtemps. Bon, je sais que les choses ont changé, mais...
—Je vais faire une livraison chez elle maintenant. Pourquoi ne pas le déposer vous-même ?
—Oh, non ! Je ne veux surtout pas la rencontrer.
—Elle n'y sera pas. Ils sont tous à la course d'endurance. J'ai la clé de sa maison.
—Bon...
—Je suis ravi de ne pas y aller seul.
—D'accord.
Je regarde encore une fois mon petit cadeau avant de le remettre dans ma poche.
On progresse en silence vers la maison de Jess, Jim porte sur l'épaule un sac de pommes de terre. Les nuages s'accumulent et il tombe même quelques gouttes de pluie. De temps en temps, Jim me jette un coup d'ceil en coin.
—Quand vous serez de retour à Londres, ça ira ?
—Sans doute !
—Vous avez appelé votre mari ?
— Non, réponds-je en me mordant la lèvre.
Jim s'arrête pour changer son sac d'épaule.
—Dites-moi, qu'est ce qui cloche dans votre mariage ? Comment une fille charmante comme vous...
—C'est de ma faute. Je me suis conduite comme une idiote. Et mon mari s'est fâché. Il m'a dit qu'il aimerait que je ressemble à Jess !
—Vraiment ? s'étonne Jim. Jess est une fille bien, mais je n'aimerais pas... Jamais de la vie. Ça ne tient pas debout !
—C'est pour ça que je suis venue ici. Pour apprendre à lui ressembler.
Mais c'était idiot.
Au début de la rue de Jess, Jim se repose un instant avant d'entamer la grimpette. Les maisons grises luisent dans la brume et se détachent sur les collines. Les moutons d'un paisible troupeau ressemblent à des flocons de coton.
—Dommage, ce qui s'est passé avec Jess, se désole Jim. Un vrai gâchis.
—On ne peut rien y faire ! J'aurais dû m'en douter. Nous sommes tellement différentes !
—C'est le moins qu'on puisse dire !
—Elle paraît si... froide. Vous savez, j'ai tout essayé. Mais sans jamais susciter la moindre réaction. Elle a l'air de se moquer de tout. Rien ne la passionne !
Jim lève les sourcils :
— Oh si, elle est capable de passion ! Quand on sera chez elle, je vous montrerai quelque chose.
Il soulève le sac de pommes de terre et se remet en marche. En approchant de chez Jess, je suis prise de curiosité. Non pas que je me sente encore concernée. Mais tout de même j'ai envie de voir à quoi ressemble l'intérieur de sa maison.
Devant la porte, Jim sort un gros trousseau de clés et en introduit une dans la serrure. Dans le hall, je regarde autour de moi. Mais l'endroit ne m'apprend rien sur Jess. Aussi secret qu'elle ! Deux canapés impeccables.
Une cuisine peinte en blanc. Deux plantes vertes bien soignées.
Je monte au premier et pousse la porte de sa chambre avec précaution.
C'est immaculé. Un dessus-de-lit en coton uni, des rideaux de coton uni, deux tableaux ennuyeux.
— Tenez ! Vous voulez découvrir la passion de Jess ?
Regardez !
Il ouvre la porte d'un placard du palier et me fait signe de me pencher.
— Voici ses célèbres minéraux. Elle a fait construire spécialement ce placard il y a trois ans. Elle en a fait le plan elle-même, avec tous les détails, éclairage compris. Impressionnant, non ? Il se tait en voyant ma tête.
— Becky, ça ne va pas ?
Je ne peux ni parler ni bouger.
C'est mon placard à chaussures !
Exactement. Les mêmes portes. Les mêmes étagères. Les mêmes lampes.
Seule différence : les chaussures sont remplacées par des minéraux. Des rangées et des rangées d'échantillons géologiques soigneusement étiquetés.
Et... ces roches sont magnifiques. Des grises, des translucides, des irisées, des brillantes. Il y a des fossiles... des améthystes... des morceaux de jais...
Tout scintille sous les lampes.
—Je ne pouvais pas m'imaginer... C'est époustouflant.
—Vous parliez de passion ? C'est une vraie passion. Une obsession, même.
Jim saisit un spécimen gris et moucheté et le fait tourner dans ses doigts.
— Vous savez comment elle s'est blessée à la jambe ? En escaladant une paroi à la recherche d'une de ses foutues roches. Elle était si déterminée qu'elle a pris des risques insensés pour l'avoir. Et une fois, elle s'est fait arrêter par la douane pour avoir dissimulé un précieux cristal sous son chandail.
Je le regarde, bouche bée :
—Elle a été arrêtée ? Jess ?
—Ils l'ont finalement relâchée. Mais je suis sûr qu'elle serait capable de recommencer. Si elle jette son dévolu sur un spécimen précis, il le lui faut, coûte que coûte.
Il secoue la tête en riant.
— C'est compulsif, chez elle ! presque une obsession ! Rien ne peut l'arrêter. J'ai le tournis en contemplant une rangée de minéraux, tous dans les nuances de rouge. Exactement comme une rangée de mes chaussures.
—Jess parle rarement de sa passion, dit Jim en reposant la roche grise.
Elle doit penser que les gens ne comprendraient pas...
—Moi, je la comprends, dis-je d'une voix chevrotante. Tout à fait.
Je tremble maintenant des pieds à la tête. Nous sommes sœurs !
Jess est bel et bien ma sœur. C'est absolument évident.
Je dois la trouver. Je dois le lui dire. Immédiatement.
— Jim... il faut que je mette la main sur Jess...
Tout de suite.
—Elle participe à la course d'endurance. Le départ est dans une demi-heure.
—Alors je dois y aller. Je dois lui parler. Comment m'y rendre ? A pied
?
—C'est plutôt loin ! Voulez-vous que je vous y conduise ?