7

Aucune importance ! Je peux me passer de Suze.

Les gens se marient, changent de vie, se font de nouveaux amis. C'est tout simple et très normal. Elle a sa vie... j'ai la mienne. Tout va bien.

Une semaine s'est écoulée depuis le baptême et j'ai à peine pensé à elle.

J'avale une gorgée de jus d'orange et me saisis du Financial Times que Luke a laissé sur le comptoir.

Maintenant que je suis mariée, je me ferai des tas de nouvelles amies, moi aussi. Je n'ai pas à dépendre de Suze. Je suivrai des cours du soir, je rejoindrai un cercle littéraire... je trouverai bien. Mes nouvelles amies seront sympa, ne monteront pas à cheval et n'auront pas d'enfants affublés de prénoms aussi grotesques que Cosmo...

J'ai tourné les pages du journal si vite que j'en suis déjà à la fin. Je me surprends moi-même. Sans le savoir, aurais-je une méthode pour lire à toute vitesse ?

Je bois mon café et étale du Nutella sur un toast. Installée dans la cuisine de l'appartement de Luke, à Maida Vale, je m'offre un petit déjeuner tardif.

Je veux dire... notre appartement. J'oublie tout le temps que j'en possède la moitié. Luke l'a habité avant qu'on se marie, puis quand on s'est installés à New York il l'a redécoré avant de le louer. Il est cent pour cent design. Minimaliste, tout acier brossé, moquettes beige clair et quelques objets d'art contemporain éparpillés çà et là.

Ça me plaît. Sincèrement.

Enfin, pour être tout à fait honnête, je le trouve un peu trop nu à mon goût. Le point de vue de Luke se résume à : rien nulle part. Moi, ce serait plutôt : plein de choses partout.

C'est sans importance. J'ai lu dans un magazine de déco que pour les jeunes couples marier les styles n'offrait pas de difficulté. Il suffit de mélanger ses goûts et d'en discuter sur l'oreiller pour créer un style personnel.

C'est le jour idéal pour commencer. Les achats de notre voyage de noces vont être livrés d'une minute à l'autre. Luke n'est pas allé travailler exprès.

Je suis hyperexcitée : je vais enfin revoir tous nos souvenirs, les placer dans l'appartement tels des témoins de notre lune de miel. Les objets que j'ai choisis donneront une note nouvelle au décor.

—Tiens, une lettre pour toi, me lance Luke en entrant dans la cuisine.

Ça pourrait être important.

—Fais voir ?

Depuis notre retour, j'ai pris contact avec les principaux grands magasins de Londres pour leur offrir mes services en tant que conseillère personnelle de mode. J'ai de bonnes références de Barneys et tout le monde a été très gentil avec moi, mais rien ne s'est concrétisé.

Moi qui m'attendais à avoir l'embarras du choix, ça m'a fichu un coup.

J'avais même imaginé que les responsables de Harrods, Harvey Nicholson ou Selfridges m'inviteraient à déjeuner et m'obligeraient à accepter des fringues pour me persuader de travailler pour eux. Le cœur battant, j'ouvre l'enveloppe. La lettre provient de The Look, une nouvelle boutique qui n'a pas encore ouvert ses portes. Je suis allée les voir il y a une quinzaine de jours et ça s'était plutôt bien passé.

—Mon Dieu ! C'est incroyable ! Ils me veulent !

—Bravo ! s'exclame Luke avec un grand sourire. Il m'enlace et me donne un baiser.

— Sauf... qu'ils n'ont pas besoin de moi avant trois mois, dis-je en continuant à lire. Pour l'ouverture du magasin.

Je repose la lettre :

— Trois mois sans travailler, c'est long.

Enfin, trois mois sans gagner d'argent.

— Oh, tu vas bien trouver quelque chose à faire, me console Luke. Tu as toujours des tas de projets.

On sonne à la porte de l'immeuble et nous nous regardons.

— Voilà les livreurs ! Descendons !

L'appartement de Luke, qui est au dernier étage, est desservi par un ascenseur privé. Ce qui est d'un chic pas possible ! Quand nous avons emménagé, je passais mes journées à monter et à descendre, jusqu'à ce que les voisins se plaignent.

—Où va-t-on leur dire de tout mettre ? demande Luke.

—Il vaut mieux tout regrouper dans un coin du salon et je ferai le tri quand tu seras à ton bureau.

—Bonne idée.

Je me tais. Je viens de me souvenir des vingt robes de chambre chinoises en soie. Il va falloir que je les planque.

—Et le surplus, je le ferai mettre dans la chambre d'amis.

—Le surplus ? répète Luke en fronçant les sourcils. Tu attends beaucoup de choses ?

— Mais non, presque rien ! Je pensais aux cartons, qui prennent tellement de place. C'est tout !

Luke n'a pas l'air très rassuré ; je fais semblant de rajuster mon bracelet-montre. Maintenant que le moment fatidique est arrivé, j'ai quelques scrupules.

Pourquoi ne lui ai-je pas parlé des girafes en bois ? Est-ce le moment de me confesser ?

Non. Inutile. Tout se passera bien. L'appartement est immense. Enfin, vaste. Il ne s'apercevra jamais du surplus.

Nous ouvrons les portes à double battant et sortons sur le trottoir : un type en jean nous attend à côté d'une camionnette.

— Monsieur Brandon ?

Quel soulagement ! Je savais bien que je n'avais pas acheté tellement de choses. J'en étais sûre. Il n'y a qu'à voir la taille de cette camionnette. Minuscule !

—Oui, c'est moi, fait Luke.

—Vous avez une idée d'où on peut garer les camions ? demande le chauffeur en se grattant la tête. On peut pas rester où on est.

—« Les camions » ? demande Luke. Que voulez-vous dire?

Son sourire s'est figé.

—Oui, on a deux camions à décharger. On peut entrer dans la cour ?

—Bien sûr, dis-je sans laisser à Luke le temps de répondre.

Le type remonte dans sa camionnette. Luke se tait.

—Ah, fais-je gaiement, on va bien s'amuser !

—Deux camions ! répète Luke.

—Tout ne doit pas être pour nous, dis-je vivement. C'est évident qu'on n'a pas acheté de quoi remplir deux camions.

J'en suis sûre.

Enfin, c'est ridicule. Pas en dix mois... J'en suis même certaine.

Mon Dieu !

Dans un bruit infernal apparaît un énorme camion blanc, bientôt suivi de son jumeau. Ils entrent en marche arrière dans la cour et abaissent leur hayon. Luke et moi nous nous dépêchons d'aller inspecter leurs entrailles.

Waouh ! Quel spectacle ! Le camion est plein à craquer de bibelots et de meubles, emballés dans du plastique, du papier, ou pas emballés du tout.

Je suis très émue. C'est comme si on me projetait le film de notre lune de miel. Les kilims d'Istanbul. Les calebasses du Pérou. Oh, j'avais complètement oublié ces totems de Papouasie !

Des déménageurs en salopette se mettent à vider le camion. On s'écarte pour les laisser passer, mais je continue à regarder à l'intérieur, perdue dans mes souvenirs. Soudain, je repère une petite statue en bronze :

— Le bouddha ! Tu te souviens où on l'a acheté ?

Luke?

Luke ne m'écoute pas. Incrédule, il observe un des types qui sort un énorme paquet. Une jambe de girafe en émerge.

Merde !

Et voici qu'un autre déménageur en trimbale une autre.

—Becky... qu'est-ce que ces girafes font ici ? Je croyais qu'on était convenus de ne pas les acheter ?

—Je sais. Je le sais bien. Mais on les aurait regret ées. Alors j'ai pris la décision. Tu verras, elles feront très bien. Elles seront le clou de l'appartement.

—Et ça, d'où ça sort ?

Luke me désigne une paire d'énormes urnes en porcelaine qui viennent de Hong Kong.

— Ah oui, j'ai oublié de t'en parler. Tu sais quoi ?

Ce sont des copies de vraies urnes Ming. Le vendeur m'a dit...

—Mais qu'est-ce qu'elles foutent ici ?

—Je les ai achetées. Elles seront parfaites dans le hall. Le clou de la pièce

! Elles feront l'admiration de tous.

—Et ce tapis ?

Il montre un gros boudin multicolore.

— Ça s'appelle un dhurrie, en fait...

Vu la tête qu'il fait, j'abrège les explications.

—Je l'ai eu en Inde.

—Sans me demander mon avis.

—Euh...

L'air que fait Luke ne me plaît pas.

— Tiens, regarde, dis-je pour essayer de le distraire, voici l'étagère à épices que tu as achetée au Kenya.

Il ne m'écoute pas. Il roule des yeux furieux en voyant apparaître une monstruosité assez abominable, je dois l'admettre : un genre de xylophone d'où pendent des poêles en cuivre.

— C'est quoi cette merde ? Un instrument de musique?

Les gongs se mettent à retentir et des passants hochent la tête en ricanant. Je dois admettre que je me suis peut-être trompée.

—Euh..., c'est un balafon indonésien. Court silence.

—Un balafon indonésien ? s'étrangle Luke.

—Oui, un objet culturel. J'ai pensé qu'on pourrait apprendre à en jouer ! Ce sera un des clous...

—Et tu comptes disposer de combien de clous ? Becky, tout ce qui est dans ces camions est à nous, hein?

—Une table de salle à manger est en route ! crie un des déménageurs.

Écartez-vous !

Merci mon Dieu, voilà de quoi faire diversion.

— Tu as entendu, mon chéri, c'est notre table du Sri Lanka. Tu te souviens ? Notre table personnalisée ! Le symbole de notre amour.

Je lui fais un grand sourire mais il ne décolère pas.

—Becky...

—Ne gâche pas cet instant, dis-je en l'enlaçant. C'est la table de notre lune de miel. Un bijou que nous transmettrons à nos enfants ! Il faut la voir sortie du camion.

—Bon, se résigne Luke. Comme tu voudras.

Les déménageurs la transportent avec précaution. Elle doit peser une tonne et pourtant je suis impressionnée par la façon dont ils la manipulent.

— C'est excitant, non ? Songe que nous étions au Sri Lanka...

Je me tais, légèrement troublée.

Ce n'est pas du tout une table en bois. C'est une table en verre avec des pieds recourbés en acier. Un autre type porte une paire de chaises recouverte de velours rouge.

Je suis horrifiée ! Je me glace.

Merde et merde.

C'est la table que j'ai achetée à la foire du design de Copenhague. Je l'avais complètement oubliée.

Comment a-t-elle pu me sortir de l'esprit? Oui, comment ?

—Arrêtez, les gars, fait Luke. C'est la mauvaise table. La nôtre est en bois. En bois sculpté du Sri Lanka.

—Non, celle-ci est bien à vous aussi. L'autre est dans le second camion.

—Mais on ne l'a pas achetée !

Luke se tourne vers moi et m'interroge du regard. Je prends mon meilleur air de moi-non-plus-je-n'y-comprends-rien, mais dans ma tête ça fonctionne à mille à l'heure. Bon, je vais nier l'avoir jamais vue, on va la renvoyer et tout sera résolu...

— Envoyée par Mme Rebecca Brandon, dit un des déménageurs en lisant une étiquette. Une table et dix chaises. Du Danemark. C'est signé ici.

Pitié !

Comme au ralenti, Luke se tourne vers moi.

—Becky, as-tu oui ou non acheté une table et dix chaises au Danemark ?

—Euh... ce n'est pas impossible.

—Je vois.

J'ai comme l'impression qu'il fait du calcul mental.

—Et ensuite tu as acheté une table et dix autres chaises au Sri Lanka ?

—J'avais complètement oublié la première. Tu sais, c'a été un très long voyage de noces. J'ai perdu le fil...

Du coin de l'œil, je surveille un type qui s'est emparé des vingt robes de chambre chinoises. Merde et remerde.

Je dois éloigner Luke des camions au plus tôt.

— On en discutera plus tard. Promis. Pour le moment, remonte à l'appartement et sers-toi un grand verre. Relaxe-toi. Je vais rester ici pour tout surveiller.

Une heure plus tard, c'est terminé. Les hommes ferment les camions et je leur distribue de bons pourboires. Au moment où ils partent, Luke apparaît sur le seuil de l'immeuble.

—Eh bien, ça ne s'est pas trop mal passé, lui dis-je.

—Tu veux bien monter une minute ? me demande-t-il d'une drôle de voix.

Je panique. Est-il en colère ? A-t-il trouvé les robes chinoises ?

Dans l'ascenseur, je lui fais quelques sourires, mais il reste de marbre.

— Alors... tu as tout mis dans le salon ? Ou dans... Je me tais quand la porte s'ouvre.

Quel désastre !

L'appartement de Luke est méconnaissable.

La moquette beige disparaît sous un océan de caisses, de malles, de meubles. Le vestibule croule sous les cartons : l'un vient d'un entrepôt de l'Utah, un autre contient des batiks de Bali. En passant dans le salon je manque de m'étrangler. Il y a des paquets partout. Des kilims roulés et des dhurries sont appuyés contre un mur. Dans un autre coin, le balafon indonésien est coincé entre une table basse en ardoise et un totem nord-américain.

Je ne peux pas continuer à me taire :

—Eh bien, on ne va pas manquer de tapis, hein ?

—Je les ai comptés : il y en a dix-sept, me répond Luke avec une voix de plus en plus étrange.

Il enjambe une table basse en bambou achetée en Thaïlande et déchiffre l'étiquette attachée à une grande commode en bois.

—Là-dedans, il y a quarante chopes ! Il me regarde dans les yeux.

—Quarante chopes ?

—Ça peut paraître beaucoup, mais je les ai eues pour rien.

Maintenant, on en a pour la vie !

—Écoute...

J'essaie de m'approcher de Luke mais je me heurte à une statue en bois peint de Ganesh, le dieu de la sagesse et de la réussite.

—Ce n'est pas une catastrophe, dis-je. D'accord, ça fait beaucoup.

Mais ce n'est qu'une... illusion d'optique. Quand j'aurai tout rangé, ce sera formidable.

—Nous sommes à la tête de cinq tables basses, fait Luke sans me prêter la moindre attention. Tu t'en étais rendu compte ?

—Oh, à moitié. Bon, on va devoir rationaliser.

—Rationaliser ce foutoir ?

—C'est vrai, ça fait désordre à l'heure actuelle, mais je vais tout ranger. Tu verras ! Ça aura une gueule folle. 11 suffit qu'on réunisse nos esprits...

—Becky, m'interrompt Luke, tu veux connaître mon état d'esprit actuel ?

—Euh...

Luke soulève deux paquets en provenance du Guatemala pour se frayer un passage jusqu'au divan, où il s'écroule.

— J'aimerais bien savoir comment tu as payé tout ça. J'ai vérifié rapidement nos comptes et je n'ai vu aucune trace d'urnes chinoises.

Ni de girafes. Ni de table de Copenhague.

Il me regarde durement.

— Qu'est-ce que tu as manigancé ?

Je suis coincée. Si je voulais m'enfuir, j'aurais toutes les chances de m'empaler sur les doigts acérés de Ganesh.

—Eh bien..., dis-je en évitant son regard, j'ai cette carte de crédit.

—Celle que tu caches dans ton sac ? J'ai déjà vérifié le relevé.

Bon sang... c'est pas possible... Je n'ai pas d'issue.

—Non, pas celle-là. Une autre encore, dis-je en déglutissant avec difficulté.

—Une autre ? Une deuxième carte secrète ?

—Pour les cas d'urgence ! Pour faire face à une situation désespérée...

—Comme l'urgence du balafon indonésien, par exemple ?

Silence. Que répondre ? Je suis rouge comme une tomate et j'ai les mains nouées derrière le dos.

— Si je comprends bien, tu as tout payé en secret ? Il voit mon visage à l'agonie et il change d'expression. Ah ! Tu n'as encore rien payé !

—Franchement... On m'a autorisé un gros découvert.

—Becky ! c'est de la folie.

—Ne t'en fais pas. Je te rembourserai. Je m'en occuperai.

— Avec quel argent ?

Silence. Je suis piquée au vif.

— Je vais bientôt travailler, dis-je en tremblant. Et avoir des rentrées d'argent. Je ne vais plus vivre à tes crochets.

Luke me dévisage un moment et pousse un profond soupir.

—Je sais, je suis désolé. 11 m'ouvre ses bras.

—Allez, viens ici.

Je me fraie un passage sur la moquette encombrée et, après avoir dégagé le canapé de quelques paquets, je m'assieds à côté de lui. Il me serre contre lui. Nous nous taisons en contemplant cette marée d'objets. Comme deux naufragés sur une île déserte.

—Becky, on ne peut pas continuer ainsi. Tu as une idée de ce que ce voyage de noces a coûté ?

—Euh... non.

Tout d'un coup je me rends compte que je n'ai aucune idée des prix.

C'est moi qui ai payé les billets d'avion pour notre tour du monde.

Mais rien d'autre. Luke a financé tout le reste.

Notre lune de miel nous aurait-elle ruinés ?

Pour la première fois, Luke me semble inquiet.

Nom de Dieu ! Soudain, j'ai la trouille. Nous sommes à sec et Luke me l'a caché. J'en suis sûre. Mon intuition conjugale. Bien que nous soyons au bord de la faillite, c'est mon rôle d'être courageuse et calme.

— Luke, est-ce que nous sommes très pauvres ?

— Non, Becky, nous ne sommes pas encore très pauvres. Mais nous le deviendrons si tu continues à acheter toutes ces montagnes de cochonneries.

Des montagnes de cochonneries ? Je suis sur le point de me rebiffer, mais en voyant son expression je préfère la fermer et opiner du bonnet.

— Je pense, fait Luke, qu'il est temps d'instituer un budget.