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PLAIDOYER POUR LES MARSUPIAUX
 

Je regrette profondément que les manières prédatrices de ma propre espèce m’aient irrévocablement empêché de voir le dodo en action, car un pigeon aussi gros qu’un dindon devait être un spectacle peu commun, et vraiment les spécimens empaillés et moisis n’arrivent pas à emporter ma conviction. Nous qui nous délectons de la diversité de la nature et pour qui chaque animal est un maître auprès de qui nos connaissances s’enrichissent, avons tendance à considérer la venue de l’Homo sapiens comme la plus grande catastrophe depuis l’extinction du crétacé. Mais, à mon avis, c’est à la surrection de l’isthme de Panama, il y seulement 2 ou 3 millions d’années, que revient le qualificatif de plus grande tragédie biologique de l’histoire récente de la Terre.

L’Amérique du Sud est restée un continent isolé durant toute l’ère tertiaire (70 millions d’années avant le début de la glaciation continentale). Comme l’Australie, elle abritait une faune mammifère exceptionnelle. Mais l’Australie n’était qu’un trou perdu en comparaison de l’étendue et de la variété des formes sud-américaines, dont beaucoup survécurent au massacre perpétré par les espèces nord-américaines après l’élévation de l’isthme. Certaines agrandirent leur territoire et prospérèrent : l’opossum atteignit le Canada ; le tatou remonte toujours plus haut vers le nord.

Malgré le succès de quelques espèces, l’extermination des formes sud-américaines les plus spectaculairement différentes doit être considérée comme la conséquence principale de la rencontre entre les mammifères des deux continents. Deux ordres entiers périrent (nous regroupons tous les mammifères actuels en quelque vingt-cinq ordres). Pensez à la richesse que détiendraient nos jardins zoologiques si l’on pouvait y voir un généreux échantillonnage de notongulés, un grand groupe diversifié de mammifères herbivores, allant du toxodon, gros comme un rhinocéros, qui fut exhumé pour la première fois par Charles Darwin lors d’une escale du Beagle, aux analogues du lapin et des rongeurs parmi les typothères et les hégétothères. Que l’on songe aux litopternes avec leurs deux sous-groupes, les grands macrauchénidés à long cou, semblables à des chameaux, et les plus remarquables de tous, les protérothères qui ressemblaient à des chevaux. (Les protérothères ont même, au cours de leur évolution, répété certaines tendances suivies par les vrais chevaux : le Diadiaphorus à trois doigts a précédé le Thoatherium, une espèce à un seul doigt qui a même dépassé la plus noble conquête de l’homme en développant l’atrophie de ses doigts latéraux à un degré que n’ont pas atteint les chevaux actuels.) Ils ont tous disparu à jamais, victimes pour une large part des déséquilibres introduits dans la faune par la surrection de l’isthme. (Plusieurs notongulés et litopternes ont survécu jusqu’à la période glaciaire. Il se peut même qu’ils aient reçu leur coup de grâce des premiers hommes chasseurs. Cependant, je persiste à penser que nombreux sont ceux qui seraient encore avec nous si l’Amérique du Sud était restée une île.)

Les prédateurs autochtones de ces herbivores sud-américains disparurent totalement eux aussi. Les carnivores actuels d’Amérique du Sud, les jaguars et leurs cousins, sont tous des intrus nord-américains. Les carnivores indigènes, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, étaient tous des marsupiaux (si l’on excepte, parmi les carnassiers, les phororhacidés, remarquable groupe d’oiseaux géants, à présent éteints également). Les carnivores marsupiaux, bien qu’ils n’aient jamais été aussi divers que les carnivores placentaires des continents de l’hémisphère nord, formaient un ensemble impressionnant, depuis des animaux assez petits jusqu’à des espèces de la taille d’un ours. L’une de ces lignées a suivi une évolution étrangement parallèle à celle des tigres à dents de sabre d’Amérique du Nord. Le marsupial Thylacosmilus présentait en effet de longues canines supérieures en tous points semblables à celle du Smilodon des puits à bitume de La Brea.

Bien qu’on n’en fasse pas grand cas, les marsupiaux ne se défendent pas mal aujourd’hui en Amérique du Sud. L’Amérique du Nord ne peut guère s’enorgueillir que dudit opossum de Virginie (en réalité un immigré sud-américain), mais les opossums, ou sarigues, d’Amérique du Sud, forment un groupe riche et varié d’environ soixante-cinq espèces. En outre, les cænolestidés, les « rats-opossums » dépourvus de poche, constituent un groupe séparé sans affinité étroite avec les vraies sarigues. Mais le troisième grand groupe de marsupiaux sud-américains, celui des borhyænidés carnivores, fut totalement exterminé et remplacé par les félins venus du nord.

Selon la thèse traditionnelle, l’élimination des marsupiaux carnivores est due globalement à l’infériorité des mammifères à poche face aux mammifères placentaires. (Tous les mammifères vivants, sauf les marsupiaux et les monotrèmes ovipares – ornithorynque, échidné – sont placentaires.) L’argument semble difficile à réfuter. Les marsupiaux ne se sont multipliés que sur les continents isolés de l’Australie et de l’Amérique du Sud où les gros carnivores placentaires n’avaient pas accès. Les premiers marsupiaux du tertiaire disparurent bientôt d’Amérique du Nord alors que les placentaires se diversifiaient ; les marsupiaux sud-américains connurent une sévère défaite lorsque le pont de terre de l’Amérique centrale s’ouvrit à l’immigration placentaire.

Ces arguments fondés sur la biogéographie et l’histoire géologique viennent apparemment étayer l’idée rebattue de l’infériorité anatomique et physiologique des marsupiaux. Les termes mêmes de notre taxonomie renforcent ce préjugé. Tous les mammifères sont divisés en trois catégories : les monotrèmes ovipares sont appelés protothères, ou prémammifères ; les placentaires décrochent la palme avec le terme d’euthères, ou vrais mammifères ; les pauvres marsupiaux sont laissés dans les limbes avec la désignation de métathères, ou mammifères intermédiaires, pas tout à fait aboutis donc.

L’argument de l’infériorité structurelle repose en grande partie sur les modes distincts de reproduction chez les marsupiaux et chez les placentaires, soutenu par ce postulat vaniteux d’après lequel ce qui est différent de nous ne peut être que moins bien. Les placentaires, comme nous le savons par expérience, développent leurs embryons au sein du corps de la mère, grâce à un apport sanguin. À quelques exceptions près, ils naissent sous la forme de créatures assez achevées et efficaces. Les fœtus de marsupiaux n’ont jamais pu acquérir ce mécanisme essentiel qui permet le développement complet au sein du corps de la mère. Notre corps possède la faculté singulière de reconnaître et de rejeter les tissus étrangers ; celle-ci constitue une protection essentielle contre les maladies, mais une barrière souvent infranchissable dans le cas de certaines interventions médicales, allant des greffes de peau aux transplantations cardiaques. Malgré tous les discours moralisants sur l’amour maternel et la présence de 50 p. 100 de gènes maternels dans la progéniture, un embryon n’en demeure pas moins un corps étranger. Le système immunitaire de la mère doit être masqué pour empêcher le rejet. C’est ce que les fœtus placentaires ont « appris » à faire ; pas les marsupiaux.

La période de gestation des marsupiaux est très courte : de douze à treize jours pour l’opossum commun, suivis de soixante à soixante-dix jours de développement postérieur dans la poche externe. En outre, le développement interne ne s’effectue pas en liaison intime avec la mère, mais sous la protection d’un véritable bouclier. Les deux tiers de la gestation se passent à l’intérieur d’une membrane maternelle empêchant l’intrusion des lymphocytes, les soldats du système immunitaire. Suivent quelques jours de contact placentaire, habituellement par l’intermédiaire de la membrane vitelline. Pendant ce temps, la mère mobilise son système immunitaire et l’embryon naît (ou plus exactement est expulsé) peu après.

Ce nouveau-né marsupial est un être minuscule, comparable dans son développement à un début d’embryon placentaire. Sa tête et ses membres antérieurs sont précocement développés, mais les membres postérieurs ne sont souvent guère plus que des moignons indifférenciés. Il lui faut alors entreprendre un voyage incertain, en se tirant lentement sur une distance relativement longue jusqu’à la poche de sa mère où se trouvent les mamelles (ce qui nous fait comprendre maintenant la nécessité de membres antérieurs bien développés). Notre vie embryonnaire au sein d’une matrice placentaire apparaît somme toute plus facile et meilleure sous tous rapports.

Quel défi peut-on donc lancer à ces faits montrant l’infériorité des marsupiaux sur les plans biogéographique et structurel ? Mon collègue John A.W. Kirsch a récemment rassemblé les arguments du débat. En s’appuyant sur les travaux de P. Parker, Kirsch soutient que la reproduction des marsupiaux emprunte un mode d’adaptation différent, et non inférieur. Il est vrai que les marsupiaux n’ont jamais acquis un mécanisme leur permettant de mettre en sommeil le système immunitaire de la mère et d’achever le développement de l’embryon dans la matrice. Mais une naissance intervenant très tôt peut également représenter une stratégie adaptative. Le rejet maternel ne constitue pas forcément un échec ou une occasion perdue ; il peut tout aussi bien s’agir d’une démarche ancienne et parfaitement appropriée face aux rigueurs de la survie. L’argument de Parker renvoie directement à la thèse centrale de Darwin selon laquelle les individus luttent pour s’assurer le succès maximal de leur propre reproduction, c’est-à-dire pour accroître la représentation de leurs propres gènes dans les générations futures. Dans la poursuite (inconsciente) de ce but, plusieurs stratégies totalement divergentes, mais également efficaces, peuvent être suivies. Les placentaires investissent beaucoup de temps et d’énergie dans leur progéniture avant sa naissance. Cet engagement augmente effectivement les chances de réussite, mais la mère placentaire prend aussi un risque : s’il lui arrive de perdre sa portée, elle aura irrévocablement consacré une partie importante de sa vie à des efforts reproductifs qui ne lui auront apporté aucun bénéfice. La mère marsupiale paie un tribut beaucoup plus lourd à la mortalité néo-natale, mais son coût reproductif est faible. La gestation a été courte et elle peut engendrer une autre portée dans la même saison. En outre, le minuscule nouveau-né n’a pas drainé vers lui toutes les ressources énergétiques de sa mère et sa naissance rapide et facile n’a exposé sa génitrice qu’à un danger limité.

Se tournant ensuite vers la biogéographie, Kirsch récuse la théorie selon laquelle l’Australie et l’Amérique du Sud auraient été des refuges pour des bêtes inférieures ne pouvant pas supporter la concurrence dans le monde placentaire de l’hémisphère nord. Il considère la diversité australe des marsupiaux comme un signe de leur succès dans leur territoire d’origine et non comme un piètre résultat obtenu dans une zone marginale. Son argumentation repose sur la relation généalogique étroite entre les borhyænidés (carnivores marsupiaux d’Amérique du Sud) et les thylacines (carnivores marsupiaux de Tasmanie), thèse défendue par M.A. Archer. Les taxonomistes considéraient précédemment ces deux groupes comme un exemple de convergence évolutive, c’est-à-dire de développement séparé d’adaptations similaires (comme dans le cas des dents de sabre marsupiales et placentaires mentionnées plus haut). En fait, les taxonomistes estimaient que le rayonnement des marsupiaux en Australie et en Amérique du Sud correspondait à des phénomènes complètement indépendants qui avaient suivi l’invasion distincte des deux continents par des marsupiaux primitifs expulsés des territoires du nord. Mais une parenté étroite entre borhyænidés et thylacines signifie que les continents de l’hémisphère austral ont dû échanger leurs produits, vraisemblablement via l’Antarctique. (Dans notre nouvelle conception de l’histoire géologique où intervient la dérive des continents, les terres de l’hémisphère austral étaient beaucoup plus rapprochées l’une de l’autre lorsque, après la disparition des dinosaures, les mammifères prirent le dessus.) Une thèse plus parcimonieuse imagine une origine centrale des marsupiaux localisée en Australie et une dispersion en Amérique du Sud survenant après l’évolution des thylacinidés, plutôt que deux invasions séparées de l’Amérique du Sud par les marsupiaux, l’une par les ancêtres des borhyænidés en provenance d’Australie et l’autre par tous les autres marsupiaux d’Amérique du Nord. Bien que les explications les plus simples ne soient pas toujours vraies dans notre monde aussi prodigieusement complexe, les arguments de Kirsch laissent planer des doutes considérables sur cette thèse traditionnelle dans laquelle les territoires des marsupiaux sont des refuges et non des centres d’origine.

Cependant, je dois avouer que cette défense structurelle et biogéographique des marsupiaux se lézarde dangereusement devant un seul fait essentiel, sur lequel j’ai attiré l’attention plus haut : lorsque l’isthme de Panama est sorti des eaux, les carnivores placentaires ont envahi le sous-continent sud-américain, les carnivores marsupiaux périrent rapidement et les placentaires l’emportèrent. Cet événement ne prouve-t-il pas de la façon la plus claire la supériorité des carnivores placentaires nord-américains ? Je pourrais éluder ce fait désagréable en proposant quelque hypothèse ingénieuse, mais je préfère me résoudre à l’admettre. Comment puis-je alors continuer à justifier l’égalité des marsupiaux ?

Bien que les borhyænidés aient été vaincus à plate couture, je ne vois aucune parcelle de preuve qui permette d’attribuer cette défaite à leur statut de marsupiaux. Je préfère un argument écologique qui aurait prédit des moments difficiles aux groupes autochtones de carnivores sud-américains quels qu’ils soient, marsupiaux ou carnivores. Il se trouve que les victimes ont été des marsupiaux, mais ce fait taxonomique n’était peut-être qu’une incidence, le sort de ces animaux sud-américains étant réglé pour d’autres raisons.

R. Bakker a étudié l’histoire des mammifères carnivores durant toute l’ère tertiaire. Intégrant certaines idées nouvelles aux connaissances admises précédemment, il a découvert que les carnivores placentaires du nord avaient subi, au cours de leur évolution, deux types de « tests ». Par deux fois, ils ont traversé de courtes périodes d’extinction de masse et de nouveaux groupes, sans doute dotés d’une plus grande souplesse adaptative, ont pris la relève. Pendant les périodes de continuité la profonde diversité des prédateurs ainsi que celle du gibier ont entraîné une intense concurrence et une forte tendance évolutive dans le sens d’une amélioration de l’alimentation (l’ingestion rapide et le déchiquetage des proies) et la locomotion (l’accélération pour les prédateurs pratiquant la chasse à l’affût, l’endurance pour ceux qui poursuivent le gibier). Les carnivores australiens et sud-américains ne connurent aucune de ces deux épreuves. Ils n’eurent à subir aucune extinction de masse et les premiers titulaires purent se maintenir. La diversité n’approcha jamais le niveau atteint dans l’hémisphère nord et la concurrence demeura moins intense. Bakker souligne que leur niveau de spécialisation morphologique pour la course et l’alimentation était très nettement inférieur à celui des carnivores nordistes vivant à la même époque.

Les études menées par H.J. Jerison sur la taille du cerveau apportent à cette thèse une confirmation éclatante. Sur les continents de l’hémisphère nord, les prédateurs placentaires et leurs proies se sont dotés pendant toute l’ère tertiaire d’un cerveau de plus en plus volumineux. En Amérique du Sud, les carnivores marsupiaux ainsi que leurs proies placentaires plafonnèrent rapidement, quant au poids de leur cerveau, à 50 p. 100 des valeurs que l’on trouve en moyenne chez les mammifères actuels de même taille. Le statut anatomique, marsupial ou placentaire, semble ne jouer aucun rôle ; il paraît en aller bien autrement de l’histoire comparée des communautés et des défis auxquels elles ont dû faire face. Si, par une circonstance fortuite, les carnivores nordistes avaient été des marsupiaux et les carnivores sudistes des placentaires, j’ai tendance à penser que l’issue de l’échange à travers l’isthme aurait quand même été une déroute des sudistes. Les faunes d’Amérique du Nord étaient continuellement mises à l’épreuve dans les chaudières ardentes des destructions de masse et de la concurrence sauvage. Les carnivores d’Amérique du Sud ne le furent jamais sérieusement. Quand l’isthme de Panama émergea, ils furent pour la première fois placés dans la balance de l’évolution. Ils n’y pesèrent pas lourd.