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MORTE AVANT DE NAÎTRE
OU LE
NUNC DIMITTIS D’UNE MITE
 

Quoi de plus démoralisant que l’incompétence des parents devant les questions les plus évidentes et les plus innocentes des enfants ? Pourquoi le ciel est-il bleu, l’herbe verte ? Pourquoi la lune a-t-elle des phases ? Notre embarras est d’autant plus grand que nous pensions ces sujets évidents, mais que nous n’y avions vraiment plus songé depuis que nous-mêmes, dans des circonstances semblables, une génération plus tôt, avions reçu notre lot de réponses hésitantes. Ce sont les choses que nous croyons connaître – parce qu’elles sont élémentaires ou parce qu’elle nous entourent quotidiennement – qui souvent présentent les plus grandes difficultés quand on nous met en demeure de les expliquer.

L’une de ces questions, dont la réponse est tout à la fois évidente et fausse, a un lien étroit avec notre vie biologique : pourquoi, chez les humains, les garçons et les filles (et les mâles et les femelles chez les espèces qui nous sont les plus familières) sont-ils produits en nombre à peu près égal ? (En réalité il naît plus de garçons que de filles, mais la mortalité plus grande des hommes fait, plus tard dans l’existence, pencher la balance en faveur des femmes, sans que l’écart soit jamais important.) Au premier abord, la réponse semble évidente « comme le nez au milieu de la figure », pour reprendre l’expression de Rabelais. Après tout, la reproduction sexuelle requiert un partenaire ; un nombre égal entre les sexes implique l’accouplement universel, heureux schéma darwinien assurant une capacité reproductive maximale. À y regarder de plus près, tout ne semble pas aussi clair et, pour notre grande confusion, nous sommes renvoyés à cette reformulation de l’expression rabelaisienne présentée par Shakespeare : « Une plaisanterie non vue, inobservable, invisible, comme le nez au milieu de la figure. » Si la capacité reproductive maximale représente la situation optimale pour une espèce, pourquoi alors produire un nombre égal de mâles et de femelles ? Les femelles, après tout, fixent la limite du nombre de descendants, puisque dans les espèces qui nous sont familières les ovules sont invariablement beaucoup plus grands et moins abondants que les spermatozoïdes, c’est-à-dire que chaque ovule peut donner un descendant, mais pas chaque spermatozoïde. Un mâle peut féconder plusieurs femelles. Si un mâle peut s’accoupler à neuf femelles et si la population compte cent individus, pourquoi ne pas faire dix mâles et quatre-vingt-dix femelles ? La capacité reproductive sera certainement supérieure à celle d’une population composée de cinquante mâles et de cinquante femelles. Les populations où les femelles prédominent devraient donc, grâce à leur taux de reproduction rapide, l’emporter dans la course qu’est l’évolution sur les populations qui maintiennent l’égalité numérique entre les sexes.

Ce qui semblait évident au prime abord pose donc maintenant un problème et la question demeure intacte : pourquoi la plupart des espèces sexuelles comptent-elles un nombre à peu près égal de mâles et de femelles ? La réponse, selon la plupart des biologistes de l’évolution, se trouve dans la théorie de la sélection naturelle telle que l’a énoncée Darwin qui n’y parle que de lutte entre les individus en vue d’assurer le succès de leur reproduction. La théorie ne stipule rien sur le bien des populations, des espèces ou des écosystèmes. L’argument en faveur des quatre-vingt-dix femelles et des dix mâles a été conçu en pensant en termes de profit pour les populations considérées comme un tout, car c’est de cette façon collective et complètement fausse que la plupart des gens imaginent généralement l’évolution. Si celle-ci travaillait pour le bien des populations en tant que telles, les espèces sexuelles ne compteraient que relativement peu de mâles.

L’égalité numérique que l’on observe – face aux avantages évidents qu’apporterait la prédominance des femelles si l’évolution travaillait sur les groupes – constitue une des plus élégantes démonstrations de la justesse de la thèse de Darwin : la sélection naturelle s’effectue par la lutte des individus cherchant à s’assurer le plus grand succès reproductif possible pour eux-mêmes. Cet argument darwinien fut conçu pour la première fois par le grand biologiste et mathématicien britannique, R.A. Fisher. Supposons, nous dit Fisher, que l’un des deux sexes commence à l’emporter sur l’autre. Disons, par exemple, qu’il naît un nombre plus grand de femelles que de mâles. Les mâles commencent à avoir une descendance plus nombreuse que les femelles puisque les occasions qu’ils ont de s’accoupler augmentent en fonction même de leur raréfaction, c’est-à-dire qu’en moyenne, ils fécondent plus d’une femelle. Des facteurs génétiques influençant la proportion relative des mâles nés d’un parent (car ces facteurs existent), les parents qui possèdent une propension génétique à produire des mâles vont obtenir un avantage darwinien : ils vont avoir un nombre de petits-enfants mâles supérieur à la moyenne grâce à la supériorité reproductive de leur descendance où les mâles prédomineront. Les gènes favorisant la production des mâles se répandront et entraîneront un accroissement de naissances mâles. Mais cet avantage diminuera, puis disparaîtra complètement lorsque le nombre des mâles deviendra égal à celui des femelles. Le même argument étant valable à l’inverse pour les femelles qui sont d’autant plus favorisées qu’elles sont rares, la répartition entre les sexes tend, par l’action des processus darwiniens, vers une valeur qui s’équilibre à un pour un.

Mais comment un biologiste pourrait-il s’y prendre pour vérifier la théorie de Fisher ? Ironiquement, les espèces qui confirment ses prédictions ne sont pas d’une grande aide si l’on désire dépasser le stade des premières observations. Une fois que nous avons conçu le schéma fondamental et que nous avons établi que les espèces que nous connaissons le mieux ont un nombre approximativement égal de mâles et de femelles, à quoi nous sert de trouver que les mille espèces suivantes sont ordonnées de la même manière ? Certes tout cadre parfaitement, mais nous n’obtenons pas plus de certitude pour autant chaque fois que nous ajoutons une nouvelle espèce. Peut-être cette proportion de un pour un existe-t-elle pour une autre raison ?

Pour mettre la théorie de Fisher à l’épreuve, nous devons chercher des exceptions. Nous devons partir en quête de situations inhabituelles dans lesquelles on ne retrouve pas les prémisses de la théorie de Fisher, situations pour lesquelles nous pouvons prévoir que la répartition sexuelle va s’écarter du chiffre de un pour un. Si un changement des prémisses permet de prévoir, de façon sûre et précise, la modification qui en résulte, c’est qu’il constitue une épreuve à laquelle nous pouvons accorder toute notre confiance. Cette méthode illustre en quelque sorte le vieux proverbe « l’exception confirme la règle », car c’est l’exception qui met la règle à l’épreuve et explore ses conséquences dans des situations différentes.

La grande diversité de la nature vient ici à notre secours. Le stéréotype du collectionneur d’oiseaux, ajoutant laborieusement je ne sais quel animal loucheur à crête rousse, à dos moucheté, à bec croisé et à jambe de bois sur son catalogue, donne une image fausse de l’utilisation réelle que les naturalistes font de la diversité de la vie. C’est grâce à la richesse de la nature que nous pouvons poser les fondements scientifiques de l’histoire naturelle, car nous sommes à peu près certains que cette diversité va nous permettre de trouver les exceptions grâce auxquelles nous pourrons confirmer toutes les lois de la nature. Les bizarreries et les étrangetés sont plus des tests mettant les généralités à l’épreuve que des singularités à décrire ou des occasions de frissonner d’horreur ou de ricaner.

Fort heureusement, la nature s’est montrée prodigue et nous a fourni de nombreuses espèces et modes d’existence qui contredisent les prémisses de la thèse de Fisher. En 1967, le biologiste britannique W.D. Hamilton (actuellement à l’université du Michigan) a rassemblé les informations sur ce sujet dans un article intitulé « Les répartitions sexuelles extraordinaires » (Extraordinary sex ratios). Je ne vais présenter ici que les plus évidentes et les plus importantes de ces exceptions probantes.

La nature ne tient pas toujours compte de nos conseils. On nous apprend, et à juste titre, qu’il convient d’éviter l’accouplement entre frère et sœur, de peur que les gènes récessifs par trop défavorables ne se voient offrir une double chance de s’exprimer. (Ce type de gènes étant assez rares, les probabilités sont faibles pour que deux individus sans aucun lien de parenté en soient porteurs. Mais cette éventualité passe à 50 % dans le cas de personnes de la même famille.) Néanmoins, certains animaux n’ont jamais entendu parler de cette loi et ne pratiquent que l’accouplement entre frère et sœur.

Ce type d’accouplement exclusif annule la principale prémisse de la thèse de Fisher en faveur d’une répartition sexuelle égalitaire. Si les femelles sont toujours fécondées par leurs frères, cela signifie que les mêmes parents engendrent les deux partenaires de tout accouplement. Fisher supposait a priori que les mâles avaient des parents différents et qu’une quantité de mâles inférieure à la moyenne apportait des avantages génétiques aux parents pouvant produire préférentiellement des mâles. Mais si les mêmes parents engendrent à la fois les mères et les pères de leurs petits-enfants, ils ont alors placé le même capital génétique dans chacun de leurs petits-enfants, quel que soit le pourcentage de mâles et de femelles parmi leurs enfants. Dans ce cas, l’équilibre entre les sexes n’a plus de raison d’être et l’argument précédent concernant la prédominance des femelles redevient valable. Si chaque couple de grands-parents a une quantité limitée d’énergie à investir dans leur descendance et si les grands-parents engendrant une descendance plus nombreuse se procurent ainsi un avantage darwinien, il est certain que les grands-parents auront avantage à faire le plus de filles possible et à produire juste ce qu’il faut de fils pour s’assurer que toutes leurs filles soient fécondées. En fait, si ces fils sont en mesure de réaliser de véritables prouesses sexuelles, les parents pourront se contenter de n’en faire qu’un seul et utiliser toute l’énergie restante pour engendrer autant de filles que possible. Comme d’habitude, la généreuse nature nous fournit à profusion des exceptions mettant la loi de Fisher à l’épreuve : car il est vrai que les espèces qui pratiquent l’accouplement en famille ont tendance à engendrer un nombre minimum de mâles.

Examinons tout d’abord la curieuse vie de l’acarien mâle du genre Adactylidium telle que l’ont décrite E.A. Albadry et M.S.F. Tawfik en 1966. Le mâle sort du corps de sa mère et meurt rapidement en quelques heures sans avoir apparemment rien fait pendant sa courte vie. Une fois sorti du ventre de sa mère, il n’essaie ni de se nourrir ni de s’accoupler. Nous connaissons bien des êtres vivants dont la durée de vie adulte est très brève : l’éphémère, par exemple, dont l’existence, après une longue vie larvaire, n’excède pas un seul jour. Mais l’éphémère s’accouple et assure la continuité de sa descendance pendant ces quelques précieuses heures. Les mâles d’Adactylidium semblent ne rien faire d’autre que voir le jour et mourir.

Pour résoudre ce mystère, il nous faut étudier tout le cycle vital de l’animal et regarder à l’intérieur du corps de la mère. La femelle fécondée de l’Adactylidium s’attache à l’œuf d’un thrips. Cet œuf constitue à lui seul l’unique apport alimentaire dont disposera la femelle pour élever toute sa descendance, car elle n’aura pas d’autre nourriture jusqu’à sa mort. Cet acarien, dans l’état actuel de nos connaissances, ne pratique que l’accouplement entre parents ; il lui faut donc produire un nombre minimum de mâles. En outre, la quantité globale d’énergie étant si dépendante des faibles ressources alimentaires que représente un seul œuf de thrips, la reproduction est strictement limitée et la femelle a tout intérêt à produire le plus grand nombre possible de femelles. L’Adactylidium répond parfaitement à notre attente et à nos prévisions car elle élève une couvée de cinq à huit sœurs accompagnées d’un seul mâle qui leur sert en même temps de frère et de mari. Mais n’engendrer qu’un seul mâle est dangereux ; s’il meurt, toutes les sœurs resteront vierges et la vie évolutive de leur mère sera terminée.

Si l’acarien court le risque de ne produire qu’un seul mâle dans l’espoir d’obtenir la plus grande portée possible de femelles fertiles, deux autres adaptations pourraient diminuer le péril en protégeant le mâle et en lui assurant la proximité de ses sœurs. Quoi de mieux que d’élever toute la couvée au sein même du corps de la mère, en y nourrissant larves et adultes et en y permettant même la copulation ? Environ quarante-huit heures après que la femelle d’Adactylidium s’est fixée sur l’œuf de thrips, six à neuf œufs éclosent à l’intérieur de son corps. Les larves se nourrissent du corps de leur mère, la dévorant littéralement de l’intérieur. Deux jours plus tard, la portée atteint la maturité et l’unique mâle copule avec toutes ses sœurs. Entre-temps, les tissus de la mère se sont désintégrés, et l’espace occupé par son corps n’est plus qu’un amas d’acariens adultes, avec leurs excréments, leurs larves abandonnées et les carcasses nymphales. La progéniture perce alors des ouvertures dans la paroi du corps de la mère et sort à l’extérieur. Les femelles doivent trouver un œuf de thrips et recommencer le processus, mais le mâle a d’ores et déjà accompli sa mission reproductrice avant sa « naissance ». Il sort du corps de sa mère, réagit, comme l’acarien qu’il est, aux splendeurs du monde extérieur et sans plus s’attarder meurt.

Mais pourquoi ne pas poursuivre le processus une étape plus loin ? Pourquoi le mâle devrait-il naître après tout ? Une fois qu’il a copulé avec ses sœurs, son travail est terminé. Il est prêt à chanter la version acarienne de la prière de Siméon Nunc dimittis : « Ô Seigneur, laisse maintenant ton serviteur mourir en paix. » Et comme tout ce qui est du domaine du possible tend à se réaliser au moins une fois dans ce monde multiforme de la vie, il se trouve que l’Adactylidium possède un proche cousin qui a franchi le pas. L’Acarophenax tribolii lui aussi pratique exclusivement l’accouplement entre frère et sœurs. Quinze œufs, qui ne comprennent qu’un seul mâle, se développent dans le corps de la mère. Le mâle éclôt à l’intérieur de l’enveloppe tégumentaire de sa mère, copule avec toutes ses sœurs et meurt avant de naître. Évidemment cela peut apparaître comme une vie bien pauvre, mais le mâle Acarophenax, quant à sa continuité biologique, en fait tout autant qu’Abraham en procréant des enfants dans sa centième année.

Les bizarreries de la nature ne sont pas seulement d’excellentes anecdotes. Elles constituent surtout un matériau de choix permettant de déterminer les limites des théories sur l’histoire et la signification de la vie.