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CE VIEUX FOU DE RANDOLPH KIRKPATRICK
L’oubli, et non l’infamie, est le sort des originaux un peu fous. Je serais fort surpris si un lecteur (qui ne fût pas un taxonomiste professionnel spécialisé dans l’étude des éponges) savait qui était Randolph Kirkpatrick.
Au premier abord, Kirkpatrick correspondait bien au stéréotype du savant britannique effacé, discret, mais légèrement excentrique. Il fut conservateur-adjoint des invertébrés « inférieurs » au British Museum, de 1886 à sa retraite en 1927. Il fit des études de médecine, mais après s’être frotté quelque temps à la maladie, décida de s’engager dans une « carrière moins éprouvante », l’histoire naturelle. Bien lui en prit, car il put ainsi parcourir le monde à la recherche de spécimens et vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Au cours des derniers mois de sa vie, en 1950, on pouvait le voir sur sa bicyclette dans les rues les plus animées de Londres.
Au début de sa carrière, Kirkpatrick publia quelques solides travaux sur les éponges, mais son nom n’apparaît plus guère dans les revues scientifiques après la Première Guerre mondiale. Dans une notice nécrologique, son successeur attribuait cet arrêt à mi-chemin à l’attitude de Kirkpatrick qui se serait comporté en « employé modèle » : « Indulgent aux fautes des autres, serviable et généreux, il n’épargnait aucun effort pour aider un collègue ou un visiteur. Ce fut, selon toute probabilité, son extrême empressement à interrompre son travail en cours pour rendre service aux autres qui l’empêcha d’achever ses propres recherches. »
L’histoire de Kirkpatrick n’est en aucun cas aussi simple et aussi conventionnellement exempte de défauts. Il ne s’est pas arrêté d’écrire en 1915 ; mais il s’est mis alors à publier à compte d’auteur une série de travaux qu’aucune revue scientifique, il le savait bien, n’aurait acceptés. Kirkpatrick passa le reste de sa carrière à élaborer les plus folles des théories qui aient jamais germé au cours de ce siècle dans l’esprit d’un biologiste professionnel (et de surcroît conservateur du très sérieux British Museum). Sans remettre en cause l’appréciation habituellement émise sur sa théorie de la « nummulosphère », je voudrais néanmoins prendre vigoureusement la défense de Kirkpatrick.
En 1912, Kirkpatrick recueillait des éponges au large de l’île de Porto Santo, dans l’archipel de Madère, à l’ouest du Maroc. Un jour, un ami lui apporta des roches volcaniques provenant d’un sommet à 300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Kirkpatrick décrivit ainsi sa grande découverte : « Je les ai examinées attentivement avec mon microscope binoculaire et, à mon grand étonnement, ai trouvé sur toutes des traces de disques nummulitiques. Le lendemain, je visitai l’endroit d’où provenaient ces fragments. »
La nummulite est un des plus gros foraminifères qui aient jamais vécu (les foraminifères sont des organismes unicellulaires apparentés aux amibes, mais ils sécrètent une coquille qui leur a valu d’être couramment préservés sous forme de fossiles). La nummulite ressemble à l’objet qui lui a donné son nom : une pièce de monnaie. Sa coquille est un disque plat qui peut atteindre de 3 à 5 cm de diamètre. Le disque est divisé en loges individuelles, accotées l’une à l’autre et s’enroulant étroitement en une seule spirale. (La coquille ressemble beaucoup à un rouleau de corde en réduction.) Les nummulites étaient si abondantes dans les premiers temps de l’ère tertiaire (il y a environ cinquante millions d’années) que certaines roches sont presque entièrement composées de leurs coquilles et sont appelées calcaires nummulitiques. Les nummulites jonchent le sol autour du Caire ; le géographe Strabon y voyait des lentilles pétrifiées, restes des rations alimentaires distribuées parcimonieusement aux esclaves qui avaient bâti les pyramides.
Kirkpatrick retourna alors à Madère et y « découvrit » également des nummulites dans les roches ignées. Je peux difficilement imaginer une vision de la Terre plus radicale. Les roches ignées proviennent des éruptions volcaniques ou du refroidissement des magmas fondus à l’intérieur de la Terre ; elles ne peuvent pas renfermer de fossiles. Mais Kirkpatrick soutenait que les roches ignées de Madère et de Porto Santo non seulement contenaient des nummulites, mais encore en étaient réellement composées. Donc, les roches ignées devaient être des sédiments accumulés au fond de l’océan et non les produits des matériaux fondus venant de l’intérieur de la Terre. Kirkpatrick écrivit :
« Après la découverte de la nature nummulitique de la quasi-totalité de l’île de Porto Santo, des bâtiments, des pressoirs à vin, du sol, etc., le nom Eozoon portasantum sembla parfaitement convenir à ces fossiles. [Eozoon signifie « l’animal de l’aube », nous allons y revenir bientôt.] Lorsque les roches ignées de Madère se révélèrent pareillement nummulitiques, Eozoon atlanticum sembla une dénomination plus appropriée. »
Rien ne put alors arrêter Kirkpatrick. Il retourna à Londres, impatient d’examiner les roches ignées d’autres régions du monde. Toutes étaient faites de nummulites ! « En une matinée, j’ai annexé pour l’Eozoon les roches volcaniques de l’Arctique et, dans l’après-midi du même jour, celles de l’océan Indien, du Pacifique et de l’Atlantique. La désignation Eozoon orbis-terrarum s’imposait d’elle-même. » Finalement il regarda des météorites et, oui, vous avez deviné, elles n’étaient que nummulites.
« Si l’Eozoon, après s’être emparé du monde, avait regretté de ne plus avoir d’autres mondes à conquérir, sa bonne fortune aurait surpassé celle d’Alexandre, car ses désirs auraient été exaucés. Lorsqu’on découvrit que l’empire des nummulites s’étendait à l’espace, une modification finale du nom en Eozoon universum devint apparemment nécessaire. »
Kirkpatrick ne recula pas devant l’évidente conclusion : toutes les roches sur la surface de la Terre (y compris le renfort venu de l’espace) sont faites de fossiles : « La nature originellement organique de ces roches m’apparaît manifeste, car je peux voir en elles la structure de foraminifère, et souvent d’une façon très claire. » Kirkpatrick prétendait voir les nummulites avec une loupe à main de faible puissance bien que personne ne l’eût jamais approuvé sur ce point : « Mes thèses sur les roches ignées et quelques autres, écrivit-il, ont été accueillies avec un grand scepticisme, et cela n’a rien pour me surprendre. »
J’espère que je ne vais pas passer pour un dogmaticien de l’« establishment » scientifique si je déclare avec une certaine assurance que Kirkpatrick a réussi à devenir la dupe de lui-même. De son propre aveu, il dut souvent travailler dur pour maintenir sa ligne de pensée personnelle : « Parfois il s’est avéré nécessaire que j’examine un fragment de roche avec l’attention la plus minutieuse pendant des heures avant de me convaincre que j’avais bien vu tous les détails que je mentionne plus haut. »
Mais par quel cheminement de son histoire la Terre aurait-elle produit une croûte entièrement composée de nummulites ? Selon Kirkpatrick, les nummulites, apparues très tôt dans l’histoire de la vie, étaient les premières créatures vivantes à coquille. C’est pour cette raison qu’il adopta le nom d’Eozoon qu’avait précédemment proposé, dans les années 1950, le grand géologue canadien Sir J.W. William Dawson pour un fossile supposé en provenance de certaines roches parmi les plus anciennes de la Terre. (Nous savons à présent que l’Eozoon est une structure inorganique, composée des couches alternativement blanches et vertes de deux minéraux, la calcite et la serpentine – voir le chapitre 23.)
Kirkpatrick avait imaginé qu’à cette époque reculée, un dépôt épais de coquilles de nummulites s’était accumulé sur toute la surface du fond de l’océan, la mer ne renfermant pas de prédateurs pour les digérer. La chaleur venue de l’intérieur de la Terre les souda ensemble et leur injecta de la silice (ainsi se résolvait ce fâcheux problème de la composition siliceuse des roches ignées, alors que les vraies nummulites sont faites de carbonate de calcium). Comme les nummulites étaient compressées et mises en fusion, certaines reçurent une poussée de bas en haut et furent projetées dans l’espace, pour redescendre plus tard sous forme de météorites nummulitiques.
« Les roches sont parfois classées en roches fossilifères et non fossilifères, mais toutes sont fossilifères. […] En réalité, il y a, généralement parlant, une seule roche. […] La lithosphère est véritablement une nummulosphère silicatée. »
Kirkpatrick n’était pas encore satisfait. Il était persuadé d’avoir découvert quelque chose d’encore plus fondamental. Ne se contentant pas de la croûte terrestre et de ses météorites, il commença à voir dans la forme en spirale des nummulites une expression de l’essence de la vie, l’architecture de la vie elle-même. Finalement, il élargit sa théorie jusqu’à sa limite : on devrait dire, non pas que les roches sont des nummulites, mais que les roches et les nummulites et toutes les choses vivantes sont des expressions de « la structure fondamentale de la matière vivante », la forme en spirale de toute existence.
Délire extravagant certes (à moins que l’on ne considère qu’il eut l’intuition de la double hélice), mais délire inspiré à n’en pas douter. Dans sa folie, Kirkpatrick appliquait une méthode, c’est certain – et là repose le point essentiel. En élaborant sa théorie de la nummulosphère, Kirkpatrick suivit la démarche qui motivait tout son travail scientifique. Il faisait preuve d’une passion incontrôlée pour la synthèse et d’une imagination qui le poussait à assembler des choses profondément différentes. Avec une grande suite dans les idées, il cherchait des similitudes de forme géométrique dans des objets que l’on classait d’habitude dans des catégories distinctes, tout en ignorant ce vieux précepte qui veut qu’une similitude de forme ne signifie pas forcément une identité de cause. Il trouva aussi des similitudes qui correspondaient plus à ses espérances qu’à ses observations.
Cependant, la recherche imprudente d’une synthèse peut mettre au jour des liaisons qui ne seraient jamais venues à l’esprit d’un scientifique pondéré (bien qu’il puisse se voir contraint à y réfléchir une fois que quelqu’un d’autre a lancé la proposition initiale). Les hommes de science comme Kirkpatrick doivent endurer beaucoup, car ils ont généralement tort. Mais lorsqu’ils ont raison, ils peuvent avoir raison de façon si éclatante que leurs intuitions condamnent à la relégation des vies entières consacrées à un honnête labeur scientifique accompli selon les canons admis de tous.
Revenons donc au cas de Kirkpatrick et interrogeons-nous en premier lieu sur les raisons de sa présence à Madère et à Porto Santo où il fit sa découverte décisive. « En septembre 1912, écrivit-il, je me rendis à Porto Santo via Madère, afin d’achever mon enquête sur cet étrange organisme, l’algue-éponge Merlia normani. » En 1900, un taxonomiste nommé J.J. Lister avait découvert sur les îles de Lifu et de Funafuti, dans l’océan Pacifique, une bien curieuse éponge. Elle contenait des spicules de silice, mais possédait en outre un squelette calcaire présentant une ressemblance frappante avec certains coraux (les spicules sont de petits bâtonnets qui constituent le squelette de la plupart des éponges). Homme mesuré, Lister ne put accepter cet « hybride » de silice et de calcite ; il supposa que les spicules étaient des corps étrangers ayant pénétré à l’intérieur de l’éponge. Mais Kirkpatrick recueillit de nombreux spécimens et en conclut à juste raison que c’était l’éponge qui sécrétait les spicules. Puis, en 1910, Kirkpatrick trouva à Madère la Merlia normani, une seconde éponge renfermant des spicules siliceux et un squelette calcaire supplémentaire.
Couverture de l’ouvrage que Kirkpatrick publia à compte
d’auteur : « La
Nummulosphère, explication de l’ORIGINE
ORGANIQUE desdites ROCHES IGNÉES et des ARGILES ROUGES
ABYSSALES. » Voici ce qu’il en écrivit : « Le dessin
sur la couverture représente Neptune sur le globe des eaux. Sur
l’une des branches de son trident, on peut voir un morceau de roche
volcanique ayant la forme d’un disque nummulitique et dans sa main
une météorite. Ces emblèmes signifient que le domaine de Neptune
s’est étendu non seulement aux dépens du Jupiter des profondeurs,
mais aussi aux dépens du Jupiter des hauteurs dont l’emblème
supposé – la foudre – appartient en réalité au dieu de la mer. […]
L’éclair de Neptune est prêt à s’abattre sur les mortels
irréfléchis et ignorants, tels les prétendus réfutateurs a priori,
qui oseraient mettre en doute la validité de ses titres de
propriété. »
Inévitablement, Kirkpatrick donna libre cours à sa passion pour la synthèse sur la Merlia. Il remarqua que son squelette calcaire ressemblait à plusieurs groupes problématiques de fossiles habituellement classés parmi les coraux, notamment les stromatoporoïdes et les chaetétidés tabulés. (Ce sujet peut paraître bien mince, mais je peux vous assurer qu’il est de toute première importance pour les paléontologistes professionnels. Les stromatoporoïdes et les chaetétidés sont des fossiles très communs ; ils forment des récifs dans certains dépôts anciens. Leur statut constitue un des mystères classiques de la paléontologie et de nombreux spécialistes distingués ont consacré leur vie à leur étude.) Kirkpatrick décida que ces fossiles et d’autres, tout aussi énigmatiques, devaient être des éponges. Il partit à la recherche de spicules, signe certain d’affinité avec les éponges. Et bien évidemment, il ne manqua pas d’en trouver dans tous les fossiles examinés. On peut être sûr que, dans certains cas, Kirkpatrick s’est de nouveau induit en erreur lui-même, car il a compté au nombre de ses « éponges » l’indiscutable bryozoaire Monticulipora. Mais Kirkpatrick, préoccupé par sa théorie de la nummulosphère, ne publia jamais le gros traité sur la Merlia qu’il avait projeté. La nummulosphère fit de lui un paria scientifique et son travail sur les éponges coralliennes tomba dans l’oubli.
Kirkpatrick procédait de la même façon dans l’étude des nummulites et des éponges coralliennes : il partait d’une similitude de forme géométrique, abstraite, dans des objets que personne n’avait songé à rapprocher et en déduisait une affinité ; il plongeait dans sa théorie avec une telle passion qu’il parvenait à « voir » la forme attendue, même si de toute évidence elle n’existait pas. Cependant, je me dois de signaler une différence essentielle entre les deux études : dans le cas des éponges, Kirkpatrick avait raison.
Dans les années 1960, Thomas Goreau, attaché alors au Laboratoire marin de Discovery Bay à la Jamaïque, commença son exploration des récifs antillais. Ces environnements inconnus, fissures, crevasses et grottes, renferment une faune importante, insoupçonnée auparavant. En réalisant l’une des plus passionnantes découvertes zoologiques de ces vingt dernières années, Goreau et ses collègues, Jeremy Jackson et Willard Hartman, ont montré que ces biotopes abritaient de nombreux « fossiles vivants ». Cette communauté secrète semble représenter un écosystème tout entier, éclipsé littéralement par l’évolution de formes plus modernes. La communauté est peut-être secrète, mais ses membres ne sont ni moribonds ni rares. Les parois des grottes et des fissures forment la plus grande partie des récifs actuels. Avant le développement de la plongée en scaphandre autonome, les chercheurs n’avaient pas accès à ces zones.
Deux éléments prédominent dans cette faune cachée : les brachiopodes et les éponges coralliennes de Kirkpatrick. Goreau et Hartman ont décrit six espèces d’éponges coralliennes en provenance de l’avant-récif jamaïquain. Ces espèces forment la base d’une classe d’éponges totalement inédite, les sclérospongiaires. Au cours de leur recherche ils redécouvrirent les articles de Kirkpatrick et étudièrent son opinion sur les relations entre les éponges coralliennes et ces énigmatiques fossiles, les stromatoporoïdes et les chaetétidés. « Les commentaires de Kirkpatrick, écrivent-ils, nous ont amenés à comparer les éponges décrites plus haut aux représentants de divers groupes d’organismes fossiles. » Ils ont pu ainsi montrer, de façon fort convaincante à mon avis, que ces fossiles sont bien des éponges. C’est donc grâce à une découverte zoologique majeure qu’a été résolu un des grands problèmes de la paléontologie. Et c’est ce vieux fou de Randolph Kirkpatrick qui possédait la solution.
Lorsque j’écrivis à Hartman pour lui demander des renseignements sur Kirkpatrick, celui-ci me recommanda de ne pas juger l’homme trop sévèrement en ne me référant qu’à sa seule théorie de la nummulosphère, car son travail taxonomique sur les éponges était valable. Mais je respecte Kirkpatrick à la fois pour ses éponges et pour sa nummulosphère. Il est facile de rire d’une théorie extravagante sans chercher à comprendre les motivations de l’homme qui l’a élaborée – et la nummulosphère est une théorie extravagante. Rares sont les hommes d’imagination qui ne sont pas dignes de mon attention. Leurs idées peuvent être fausses, stupides même, mais leurs méthodes méritent souvent qu’on s’y attarde. Et rares sont les passions honnêtes qui ne se fondent sur quelque perception harmonieuse ou sur quelque anomalie qui vaille d’être notée. Le tambour qui ne s’accorde pas avec les autres joue souvent sur un rythme nouveau.